CA Bordeaux, 4e ch. com., 28 mai 2024, n° 22/01975
BORDEAUX
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Anais (SARL)
Défendeur :
Clemenceau 23 (SCI)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Franco
Conseillers :
Mme Goumilloux, Mme Puydebat
Avocats :
Me Casagrande, Me Jung, Me Leroy-Maubaret, Me Maubaret
EXPOSE DU LITIGE:
Par acte sous seing-privé du 13 novembre 2003, la SCI Clémenceau 23 a donné en location, pour une durée de 10 ans et 49 jours, un local commercial situé à Bordeaux, [Adresse 2], à la société Elysées-Parfums, aux droits de laquelle se trouve la SARL Anaïs, qui y exploite un fonds de commerce de parfumerie, moyennant un loyer annuel hors charges de 73'176 euros payables par mois et d'avance.
Ce bail comportait une clause résolutoire.
Par acte du 11 juin 2004, les parties ont étendu les locaux donnés à bail en y ajoutant le premier étage du [Adresse 2]. A l'expiration du contrat, intervenue le 31 décembre 2013, le bail s'est poursuivi par tacite reconduction.
Le 11 juin 2018, le preneur a notifié au bailleur une demande de renouvellement du bail à effet au 1er juillet 2018 , aux charges et conditions en vigueur, sauf à fixer le montant du loyer à sa valeur locative soit 86'132 euros par an hors charges et hors-taxes.
A défaut d'accord entre les parties, le juge des loyers commerciaux du tribunal judiciaire de Bordeaux a été saisi, et a ordonné une mesure d'expertise aux fins d'estimer la valeur locative des locaux.
La société Anais a invoqué les mesures prises par les autorités administratives en matière de lutte contre la crise sanitaire COVID-19 pour cesser le règlement des loyers de la période du 15 mars au 11 mai 2020.
La SCI Clémenceau 23 lui a vainement signifié le 23 juillet 2020 un commandement de payer visant la clause résolutoire, réclamant paiement de la somme de 18 522 euros, au titre de l'arriéré de loyers et charges.
Par acte du 27 août 2020, la SARL Anaïs a délivré assignation à la SCI Clémenceau 23 devant le tribunal judiciaire de Bordeaux en annulation du commandement de payer, en réduction des loyers, et pour qu'il soit jugé qu'aucun loyer n'était dû pour la période invoquée.
Par jugement du 17 mars 2022, le tribunal judiciaire de Bordeaux a :
' Déclaré régulier le commandement de payer délivré par la SCI Clemenceau 23 le 23 juillet 2020.
' Débouté la société Anais de sa demande de dispense de paiement des loyers pour la période du 15 mars au 11 mai 2020.
' Débouté la société Anais de sa demande de diminution de loyer.
' Condamné la société Anais à payer à la SCI Clémenceau 23 la somme de 41.495 euros augmentée des intérêts au taux légal sur la somme de 18 522 euros à compter du commandement signifié le 23 juillet 2020 et pour le surplus à compter de la présente décision, au titre des loyers impayés des mois d'avril, mai 2020, novembre 2020, avril 2021 et mai 2021.
' Débouté la société Anais de sa demande de délais.
' Condamné la société Anais à payer à la SCI Clemenceau 23 la somme de 2500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
' Débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.
' Rappelé que l'exécution provisoire est de droit.
' Condamné la société Anais aux dépens de l'instance.
Par déclaration du 20 avril 2024, la société Anaïs a interjeté appel de cette décision, énonçant les chefs de la décision expressément critiqués, intimant la société Clémenceau 23.
PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES:
Par conclusions déposées en dernier lieu le 19 mars 2024, auxquelles il convient de se reporter pour le détail des moyens et arguments, la société Anaïs demande à la cour de :
Réformant le jugement entrepris en toutes les dispositions critiquées par l'acte d'appel ;
' Juger nul et de nul effet le commandement de payer avec rappel de la clause résolutoire délivré par la SCI Clemenceau 23 le 23 juillet 2020.
' à titre principal, juger que les loyers afférents aux périodes de fermetures administratives ne permettant pas l'usage des lieux loués conformément à leur destination contractuelle, ne sont pas dus ;
' à titre subsidiaire, juger que le règlement spontané par la société locataire à hauteur de 10 % des loyers facturés par la société bailleresse afférents aux périodes de fermetures administratives est satisfactoire.
' Condamner la SCI Clemenceau 23 au paiement à la SARL Anais de la somme de 3000euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
La condamner aux entiers dépens.
Par conclusions déposées en dernier lieu le 14 juin 2023, auxquelles il convient de se reporter pour le détail des moyens et arguments, la SCI Clémenceau 23 demande à la cour de :
Débouter la société Anais de l'intégralité de ses demandes fins et prétentions.
Confirmer en toutes ses dispositions le jugement dont appel sauf à y ajouter la condamnation de la société Anais au paiement d'une somme de 3000 euros de dommages et intérêts et à une somme de 5000 euros sur le fondement des dispositions prévues par l'article 700 du code de procédure civile outre entiers dépens de première instance et d'appel.
La clôture de la procédure a été prononcée selon ordonnance du 20 mars 2024.
En application de l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie expressément aux dernières conclusions précitées des parties pour plus ample exposé de leurs prétentions et moyens.
MOTIFS DE LA DECISION:
Sur la contestation du commandement du 23 juillet 2020:
1- La société Anaïs soutient que le commandement de payer qui lui a été délivré le 23 juillet 2020 dans des conditions malicieuses est irrégulier, nul et de nul effet, dès lors qu'il comporte le rappel de la clause résolutoire stipulée au contrat, alors qu'il résulte de l'ordonnance n°2020-306 du 25 mars 2020 modifiée que les clauses résolutoires sont réputées n'avoir pas pris ou produit effet si le délai des obligations prévues par la clause a expiré entre le 12 mars et le 23 juin 2020, ce qui est le cas en l'espèce.
2- La SCI Clémenceau 23 réplique qu'elle n'a pas revendiqué l'acquisition du jeu de la clause résolutoire, qu'il s'agissait uniquement d'obtenir le règlement des loyers et charges non payés ; et que les considérations de la société Anaïs sur la clause résolutoire ne sont donc d'aucun intérêt.
Sur ce:
3- Selon les dispositions de l'article 4 de l'ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020, tel que modifié par l'ordonnance numéro 2020 - 427 du 15 avril 2020, les astreintes, les clauses pénales, les clauses résolutoires ainsi que les clauses prévoyant une déchéance, lorsqu'elles ont pour objet de sanctionner l'inexécution d'une obligation dans un délai déterminé, sont réputées n'avoir pas pris cours ou produit effet, si ce délai a expiré pendant la période définie au I de l'article 1er.
Si le débiteur n'a pas exécuté son obligation, la date à laquelle ces astreintes prennent cours et ces clauses produisent leurs effets est reportée d'une durée, calculée après la fin de cette période, égale au temps écoulé entre, d'une part, le 12 mars 2020 ou, si elle est plus tardive, la date à laquelle l'obligation est née et, d'autre part, la date à laquelle elle aurait dû être exécutée.
4- Selon l'article 1er I de l'ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020, tel que modifié par l'ordonnance n°2020-666 du 3 juin 2020, les dispositions du présent titre sont applicables aux délais et mesures qui ont expiré ou qui expirent entre le 12 mars 2020 et le 23 juin 2020 inclus.
5- Il résulte de ces dispositions combinées que le commandement de payer visant la clause résolutoire, signifié le 23 juillet 2020, qui tendait à sanctionner l'inexécution d'un obligation de payer les loyers échus, à l'expiration d'un délai d'un mois expirant le 23 aout 2020, après la fin de la période juridiquement protégée, n'encourt pas le grief de nullité invoqué par l'appelante.
Il peut être d'ailleurs observé que la société Clémenceau 23 ne s'est pas prévalue de la clause résolutoire, et affirme au contraire depuis le début de l'instance qu'elle n'entend pas en faire application, de sorte qu'il ne peut lui être reproché de l'avoir invoquée par malice.
La demande de nullité a été rejetée à juste titre par le première juge.
Concernant l'obligation de paiement du loyer et son montant:
6- La société Anaïs soutient ensuite qu'elle ne serait pas tenue des loyers afférents aux périodes de fermeture administrative, ou, à titre subsidiaire, que son paiement du montant de 10% de ces loyers serait satisfactoire.
Elle considère que les effets combinés des articles 544 et 1709 du code civil et 145-1 du code de commerce doivent entraîner la suspension des effets du bail, et donc du paiement du loyer, pendant les périodes d'interdictions ou de restrictions administratives contre le Covid-19, en ce que le loyer est la contrepartie de la jouissance dont elle a été privée pendant ces périodes, qu'il n'y a jouissance des lieux que s'il y a exploitation du fonds de commerce ; que l'événement légal temporaire suspend les obligations des parties pour sa durée. Elle considère encore que ces mesures équivalaient à un destruction partielle l'exonérant de payer les loyers pendant ces périodes.
7- La société Clémenceau 23 oppose les décisions jurisprudentielles qui ont rejeté les argumentations de sa locataire.
Sur ce:
8- Il est constant que des mesures de fermetures ou de restrictions administratives ont été prises par les pouvoirs publics pour les commerces non essentiels, afin de lutter contre la pandémie de Covid-19, en plusieurs phases à partir du 15 mars 2020.
9- Toutefois, cette mesure générale de police administrative portant ainsi interdiction ou restriction de recevoir du public n'est pas constitutive d'une inexécution de l'obligation de délivrance. L'obligation de délivrance du bailleur édictée par l'article 1719 du code civil ne saurait inclure une obligation à garantir le locataire contre le trouble de jouissance résultant d'une fermeture des lieux loués résultant des mesures gouvernementales. L'obligation du bailleur se limite à mettre à disposition du locataire un local présentant les caractéristiques nécessaires pour exercer l'activité visée au bail, ce qui a été le cas en l'espèce, et l'impossibilité pour les locataires d'exploiter les locaux, qui a trouvé son origine dans la législation Covid-19, ne peut être imputable au bailleur.
10- Il doit être rappelé, en outre, qu'une telle mesure générale et temporaire, sans lien direct avec la destination contractuelle du local, ne peut pas être assimilée à la perte ou à la destruction, même partielle, du local loué, l'interdiction de recevoir du public n'étant pas une destruction.
11- La société appelante n'est pas davantage fondée à soutenir que par application combinée des articles 544 et 1709 du code civil et 145-1 du code de commerce, les effets du bail commercial auraient été suspendus, par suite des mesures gouvernementales prises dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, à compter du 15 mars 2020, dès lors qu'elle n'a pas été privée totalement de la jouissance des locaux donnés à bail.
12- Il résulte de ces motifs que l'obligation de payer le loyer dans sa totalité n'est pas sérieusement contestable, et c'est à bon droit que le tribunal a débouté la société Anaïs de ses demandes de dispense de paiement et de diminution de loyer.
13- Il sera en outre observé que le bailleur a, par courrier du 15 avril 2020, rappelé de manière exacte l'obligation contractuelle dans laquelle le preneur se trouvait de payer les loyers, en acceptant de différer à la fin de chaque mois l'exigibilité des termes d'avril et mai 2020, ce qui équivalait à consentir un délai de grâce d'un mois; de sorte qu'il ne peut être fait grief à la SCI Clémenceau 23 d'avoir manqué à son obligation d'exécuter de bonne foi le contrat de bail.
Sur la demande en paiement de la société Clémenceau 23
14- Le montant dû de 41 495 euros n'est pas davantage contesté par la société Anaïs, de sorte que le jugement la condamnant à payer cette somme à la bailleresse, avec les intérêts afférents, doit être confirmé.
Sur les autres demandes
15- La société Anaïs ne renouvelle pas devant la cour d'appel la demande de délai qu'elle présentait en première instance et qui a été rejetée.
16- La société Clémenceau 23 demande sa condamnation à lui payer 3 000 euros de dommages-intérêts pour demandes abusives, considérant que la Cour de cassation avait le 30 juin 2022 clairement mis un terme à l'argumentation soutenue par la société Anaïs, qui n'aurait alors pas dû poursuivre dans cette voie.
17- Toutefois, il n'est pas démontré que la société Clémenceau 23 aurait de ce fait subi un préjudice qui ne serait pas déjà réparé par les intérêts moratoires et par les indemnités pour frais irrépétibles, et sa demande sera rejetée.
18- Partie tenue aux dépens d'appel, la société Anaïs paiera à la société Clémenceau 23 la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort,
Confirme le jugement rendu entre les parties le 17 mars 2022 par le tribunal judiciaire de Bordeaux,
Déboute la société Clémenceau 23 de sa demande de dommages-intérêts pour procédure abusive,
Condamne la Sarl Anaïs à payer à la SCI Clémenceau 23 la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel,
Condamne la Sarl Anaïs aux dépens d'appel.
Le présent arrêt a été signé par Monsieur Jean-Pierre FRANCO, président, et par Monsieur Hervé GOUDOT, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.