Livv
Décisions

Cass. com., 5 juin 2024, n° 23-10.954

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Vigneau

Rapporteur :

M. Regis

Avocats :

SCP Lyon-Caen et Thiriez, SCP Spinosi

T. com. Paris, du 7 juil. 2014

7 juillet 2014

Exposé du litige

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 23 novembre 2022), rendu sur renvoi après cassation (Com., 30 septembre 2020, pourvoi n° 19-12.145), la société Agora a exploité un point de vente de pizzas à emporter, en qualité de franchisée de la société Speed Rabbit Pizza (la société SRP), tandis que la société DPFC, filiale de la société Domino's Pizza France (la société Domino's Pizza), a exploité de 2002 à 2008 une activité identique, avant d'être dissoute en 2013, à la suite d'une transmission universelle de son patrimoine à la société Domino's Pizza.

2. Reprochant aux sociétés Domino's Pizza et DPFC des actes de concurrence déloyale du fait de l'octroi, par le franchiseur à son franchisé, de délais de paiement excessifs, la société Agora les a assignées en cessation de ces pratiques et paiement de dommages et intérêts. La société SRP est intervenue volontairement à la procédure au soutien des prétentions de la société Agora.

3. A titre reconventionnel, la société Domino's Pizza a demandé le paiement de dommages et intérêts du fait de l'obtention par les sociétés SRP et Agora et de la production, au cours de l'instance, de pièces couvertes par le secret des affaires.

Sur le moyen, en ce qu'il reproche à l'arrêt de rejeter pour le surplus les demandes formées par la société Domino's Pizza au titre de la violation du secret des affaires

4. Après avis donné aux parties conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, la recevabilité du moyen est examinée.

5. Les sociétés Agora et SRP sont sans intérêt à critiquer le chef de dispositif rejetant pour le surplus les demandes formées par la société Domino's Pizza au titre de la violation du secret des affaires.

6. Le moyen n'est donc pas recevable.

Sur le moyen, pris en ses première, deuxième, troisième, quatrième et cinquième branches, en ce qu'il reproche à l'arrêt de condamner in solidum les sociétés Agora et SRP à payer à la société Domino's Pizza la somme de 30 000 euros en réparation du préjudice moral subi par cette dernière du fait de la violation du secret des affaires

7. Les sociétés Agora et SRP font grief à l'arrêt de les condamner in solidum à payer à la société Domino's Pizza la somme de 30 000 euros en réparation du préjudice moral subi par cette dernière du fait de la violation de ses secrets d'affaires, alors :

« 1°/ qu'est protégée au titre du secret des affaires toute information répondant aux critères suivants : 1° Elle n'est pas, en elle-même ou dans la configuration et l'assemblage exacts de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d'informations en raison de leur secteur d'activité ; 2° Elle revêt une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret ; 3° Elle fait l'objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le caractère secret ; que la pièce D3, qui, selon l'arrêt, serait protégée au titre du secret des affaires, consiste, ainsi qu'il l'indique, en un guide d'évaluation des points de vente de 2018 de 23 pages communiqué par Domino's Pizza à ses franchisés, qui contient de nombreux conseils à destination de ces derniers pour leur permettre d'améliorer la qualité de leur gestion et ainsi la rentabilité de leur point de vente" ; qu'en affirmant, pour retenir qu'elle bénéficierait d'une telle protection, par une simple reproduction du texte précité, que cette pièce n'est pas généralement connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d'informations en raison de leur secteur d'activité, en l'espèce, la fabrication, la vente à emporter et la livraison à domicile de pizzas", énonciation d'ordre général dont il ne ressort pas que, concrètement, ce guide d'évaluation des points de vente ne serait pas aisément accessible pour les personnes familières de ce type d'informations en raison de leur secteur d'activité, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 151-1 du code de commerce ;

2°/ qu'est protégée au titre du secret des affaires toute information répondant aux critères suivants : 1° Elle n'est pas, en elle-même ou dans la configuration et l'assemblage exacts de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d'informations en raison de leur secteur d'activité ; 2° Elle revêt une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret ; 3° Elle fait l'objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le caractère secret ; que la pièce D3, qui, selon l'arrêt, serait protégée au titre du secret des affaires, consiste, ainsi qu'il l'indique, en un guide d'évaluation des points de vente de 2018 de 23 pages communiqué par Domino's Pizza à ses franchisés, qui contient de nombreux conseils à destination de ces derniers pour leur permettre d'améliorer la qualité de leur gestion et ainsi la rentabilité de leur point de vente" ; qu'en affirmant, pour retenir qu'elle bénéficierait d'une telle protection, par une simple reproduction du texte précité, que cette pièce n'est pas généralement connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d'informations en raison de leur secteur d'activité, en l'espèce, la fabrication, la vente à emporter et la livraison à domicile de pizzas", quand ce document est librement accessible sur Internet, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 151-1 du code de commerce ;

3°/ qu'est protégée au titre du secret des affaires toute information répondant aux critères suivants : 1° Elle n'est pas, en elle-même ou dans la configuration et l'assemblage exacts de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d'informations en raison de leur secteur d'activité ; 2° Elle revêt une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret ; 3° Elle fait l'objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le caractère secret ; que la pièce D3, qui, selon l'arrêt, serait protégée au titre du secret des affaires, consiste, ainsi qu'il l'indique, en un guide d'évaluation des points de vente de 2018 de 23 pages communiqué par Domino's Pizza à ses franchisés, qui contient de nombreux conseils à destination de ces derniers pour leur permettre d'améliorer la qualité de leur gestion et ainsi la rentabilité de leur point de vente" ; qu'en se bornant à relever que ce document constituait un vecteur de transmission du savoir-faire distinctif et secret de Domino's Pizza", ce dont il ne ressort pas qu'il pourrait revêtir une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret", la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 151-1 du code de commerce ;

4°/ que l'obtention d'un secret des affaires est illicite lorsqu'elle est réalisée sans le consentement de son détenteur légitime et qu'elle résulte : 1° D'un accès non autorisé à tout document, objet, matériau, substance ou fichier numérique qui contient le secret ou dont il peut être déduit, ou bien d'une appropriation ou d'une copie non autorisée de ces éléments ; 2° De tout autre comportement considéré, compte tenu des circonstances, comme déloyal et contraire aux usages en matière commerciale ; qu'en se prononçant de la sorte, cependant qu'il ne résulte pas des énonciations de l'arrêt que l'obtention de la pièce D3 par les sociétés SRP et Agora ait été illicite pour avoir été réalisée sans le consentement de son détenteur légitime, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 151-4 du code de commerce ;

5°/ que l'obtention d'un secret des affaires est illicite lorsqu'elle est réalisée sans le consentement de son détenteur légitime et qu'elle résulte : 1° D'un accès non autorisé à tout document, objet, matériau, substance ou fichier numérique qui contient le secret ou dont il peut être déduit, ou bien d'une appropriation ou d'une copie non autorisée de ces éléments ; 2° De tout autre comportement considéré, compte tenu des circonstances, comme déloyal et contraire aux usages en matière commerciale ; qu'en se prononçant de la sorte, cependant qu'il ne résulte pas des énonciations de l'arrêt que l'obtention de la pièce D3 par les sociétés SRP et Agora ait été illicite pour avoir résulté d'un accès non autorisé à ce document ou à un support le comportant, d'une appropriation ou d'une copie non autorisée de ces éléments, ou encore d'un comportement considéré, compte tenu des circonstances, comme déloyal et contraire aux usages en matière commerciale, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 151-4 et L. 151-5 du code de commerce. »

8. Ayant relevé, d'une part, que la pièce litigieuse D3 était un guide d'évaluation des points de vente pour l'année 2018, contenant de nombreux conseils pour permettre aux franchisés du réseau Domino's Pizza d'améliorer la qualité de leur gestion et la rentabilité de leur point de vente, d'autre part, que ce guide n'avait été adressé qu'aux membres de ce réseau et qu'il mentionnait, en bas de chacune de ses pages, son caractère strictement confidentiel ainsi que l'interdiction de toute communication en dehors du réseau, l'arrêt retient que ce document est un vecteur de transmission du savoir-faire distinctif du franchiseur et en déduit que les informations qu'il contenait avaient une valeur commerciale effective ou potentielle et n'étaient pas généralement connues ou aisément accessibles pour les personnes familières de ce type d'informations, dans le secteur d'activité de la fabrication et de la vente à emporter de pizzas.

9. En l'état de ces constations et appréciations, dont il résulte, d'une part, que la pièce D3 était protégée par le secret des affaires de la société Domino's Pizza, d'autre part, que les sociétés SRP et Agora savaient ou auraient dû savoir que ce document leur avait été remis sans le consentement de la société Domino's Pizza et en méconnaissance d'une obligation de confidentialité à laquelle étaient tenues les sociétés appartenant au réseau dirigé par ce franchiseur, la cour d'appel, qui n'était pas tenue d'effectuer la recherche invoquée par la deuxième branche, qui ne lui était pas demandée, a légalement justifié sa décision.

Mais sur le moyen, pris en sa septième branche, en ce qu'il reproche à l'arrêt de condamner in solidum les sociétés Agora et SRP à payer à la société Domino's Pizza la somme de 30 000 euros en réparation du préjudice moral subi par cette dernière du fait de la violation du secret des affaires

10. Les sociétés Agora et SRP font le même grief à l'arrêt, alors « que le secret des affaires n'est pas opposable lorsque l'obtention, l'utilisation ou la divulgation du secret est requise ou autorisée par le droit de l'Union européenne, les traités ou accords internationaux en vigueur ou le droit national, notamment dans l'exercice des pouvoirs d'enquête, de contrôle, d'autorisation ou de sanction des autorités juridictionnelles ou administratives ; qu'à l'occasion d'une instance relative à une atteinte au secret des affaires, le secret n'est pas opposable lorsque son obtention, son utilisation ou sa divulgation est intervenue : [...] 3° Pour la protection d'un intérêt légitime reconnu par le droit de l'Union européenne ou le droit national ; qu'en se prononçant de la sorte sans rechercher, ainsi qu'elle y était invitée, si la production de la pièce D3 n'était pas faite pour la protection d'un intérêt légitime, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 151-7 et L. 151-8 du code de commerce. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 151-8, 3°, du code de commerce et 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

11. Selon le premier de ces textes, à l'occasion d'une instance relative à une atteinte au secret des affaires, le secret n'est pas opposable lorsque son obtention, son utilisation ou sa divulgation est intervenue pour la protection d'un intérêt légitime reconnu par le droit de l'Union européenne ou le droit national.

12. Il résulte du second que le droit à la preuve peut justifier la production d'éléments couverts par le secret des affaires, à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

13. Pour condamner les sociétés SRP et Agora à des dommages et intérêts pour avoir produit, au cours de l'instance, une pièce protégée par le secret des affaires, l'arrêt retient qu'il n'est pas démontré que la production de cette pièce constituerait une exception à la protection du secret des affaires prévues aux articles L. 151-7 et L. 151-8 du code de commerce, notamment qu'elle serait justifiée par la protection d'un intérêt légitime reconnu par le droit de l'Union européenne ou le droit national.

14. En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si la pièce produite était indispensable pour prouver les faits allégués de concurrence déloyale et si l'atteinte portée par son obtention ou sa production au secret des affaires de la société Domino's Pizza n'était pas strictement proportionnée à l'objectif poursuivi, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne in solidum les sociétés Speed Rabbit Pizza et Agora à payer à la société Domino's Pizza France la somme de 30 000 euros en réparation du préjudice moral subi par cette dernière du fait de la violation de ses secrets d'affaires, l'arrêt rendu le 23 novembre 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée.