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Décisions

CJUE, 5e ch., 6 juin 2024, n° C-547/22

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

Rejet

PARTIES

Demandeur :

INGSTEEL spol

Défendeur :

Úrad pre verejné obstarávanie

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Regan

Juges :

M. Csehi, M. Ilešič, M. Jarukaitis, M. Gratsias (rapporteur)

Avocat général :

M. Collins

CJUE n° C-547/22

5 juin 2024

LA COUR (cinquième chambre),

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 2, paragraphe 1, sous c), ainsi que de l’article 2, paragraphes 6 et 7, de la directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (JO 1989, L 395, p. 33), telle que modifiée par la directive 2007/66/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2007 modifiant les directives 89/665/CEE et 92/13/CEE du Conseil en ce qui concerne l’amélioration de l’efficacité des procédures de recours en matière de passation des marchés publics (JO 2007, L 335, p. 31) (ci-après la « directive 89/665 »).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant INGSTEEL spol. s r. o. à la République slovaque, agissant par l’intermédiaire de l’Úrad pre verejné obstarávanie (autorité de régulation des marchés publics, Slovaquie), au sujet d’un recours en indemnité introduit par cette société à la suite de l’exclusion illégale de l’association dont elle était membre (ci-après l’« association soumissionnaire ») d’une procédure de passation d’un marché public engagée par la Slovenský futbalový zväz (association slovaque de football, ci-après le « pouvoir adjudicateur »).

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

 La directive 89/665

3 Le sixième considérant de la directive 89/665 est libellé comme suit :

« considérant qu’il est nécessaire d’assurer que, dans tous les États membres, des procédures adéquates permettent l’annulation des décisions illégales et l’indemnisation des personnes lésées par une violation ».

4 L’article 1er de cette directive, intitulé « Champ d’application et accessibilité des procédures de recours », prévoit :

« 1. La présente directive s’applique aux marchés visés par la directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services [(JO 2004, L 134, p. 114)], sauf si ces marchés sont exclus en application des articles 10 à 18 de ladite directive.

[...]

Les États membres prennent, en ce qui concerne les procédures de passation des marchés publics relevant du champ d’application de la directive [2004/18], les mesures nécessaires pour garantir que les décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs peuvent faire l’objet de recours efficaces et, en particulier, aussi rapides que possible, dans les conditions énoncées aux articles 2 à 2 septies de la présente directive, au motif que ces décisions ont violé le droit communautaire en matière de marchés publics ou les règles nationales transposant ce droit.

2. Les États membres veillent à ce qu’il n’y ait, entre les entreprises susceptibles de faire valoir un préjudice dans le cadre d’une procédure d’attribution de marché, aucune discrimination du fait de la distinction opérée par la présente directive entre les règles nationales transposant le droit communautaire et les autres règles nationales.

3. Les États membres s’assurent que les procédures de recours sont accessibles, selon les modalités que les États membres peuvent déterminer, au moins à toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché déterminé et ayant été ou risquant d’être lésée par une violation alléguée.

[...] »

5 L’article 2 de ladite directive, intitulé « Exigences en matière de procédures de recours », dispose :

« 1. Les États membres veillent à ce que les mesures prises aux fins des recours visés à l’article 1er prévoient les pouvoirs permettant :

a) de prendre, dans les délais les plus brefs et par voie de référé, des mesures provisoires ayant pour but de corriger la violation alléguée ou d’empêcher qu’il soit encore porté atteinte aux intérêts concernés, y compris des mesures destinées à suspendre ou à faire suspendre la procédure de passation de marché public en cause ou l’exécution de toute décision prise par le pouvoir adjudicateur ;

b) d’annuler ou de faire annuler les décisions illégales, y compris de supprimer les spécifications techniques, économiques ou financières discriminatoires figurant dans les documents de l’appel à la concurrence, dans les cahiers des charges ou dans tout autre document se rapportant à la procédure de passation du marché en cause ;

c) d’accorder des dommages et intérêts aux personnes lésées par une violation.

[...]

6. Les États membres peuvent prévoir que, lorsque des dommages et intérêts sont réclamés au motif que la décision a été prise illégalement, la décision contestée doit d’abord être annulée par une instance ayant la compétence nécessaire à cet effet.

7. Sauf dans les cas prévus aux articles 2 quinquies à 2 septies, les effets de l’exercice des pouvoirs visés au paragraphe 1 du présent article sur le contrat conclu à la suite de l’attribution d’un marché sont déterminés par le droit national.

En outre, sauf si une décision doit être annulée préalablement à l’octroi de dommages et intérêts, un État membre peut prévoir que, après la conclusion du contrat intervenue conformément à l’article 1er, paragraphe 5, au paragraphe 3 du présent article ou aux articles 2 bis à 2 septies, les pouvoirs de l’instance responsable des procédures de recours se limitent à l’octroi de dommages et intérêts à toute personne lésée par une violation.

[...] »

 La directive 2007/66

6 Aux termes du considérant 36 de la directive 2007/66 :

« La présente directive respecte les droits fondamentaux et observe les principes qui sont reconnus notamment par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. En particulier, la présente directive vise à assurer le plein respect du droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial, conformément à l’article 47, premier et deuxième alinéas, de ladite charte. »

 Le droit slovaque

7 En vertu de l’article 3, paragraphe 1, sous a), du zákon č. 514/2003 Z. z. o zodpovednosti za škodu spôsobenú pri výkone verejnej moci (loi no 514/2003 Rec., relative à la responsabilité pour les dommages causés dans le cadre de l’exercice de l’autorité publique), du 28 octobre 2003 (Zbierka zákonov, no 215, 2003, p. 3966)), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après la « loi no 514/2003 »), l’État est responsable du préjudice causé par une décision illégale adoptée par les organes publics dans le cadre de l’exercice de l’autorité publique.

8 Selon l’article 5, paragraphe 1er, de cette loi, la partie à la procédure qui a subi un préjudice du fait d’une décision illégale rendue dans cette procédure a droit à la réparation de ce préjudice.

9 Conformément à l’article 6, paragraphe 1, de ladite loi, ce droit à réparation ne peut être invoqué que si une telle décision a été annulée ou modifiée, au motif de son illégalité, par une autorité compétente. Le juge statuant sur la réparation d’un tel préjudice est lié par la décision de cette autorité.

10 Selon l’article 15, paragraphe 1, de la même loi, le droit à la réparation du préjudice causé par une procédure administrative irrégulière doit faire l’objet d’un examen préliminaire sur la base d’une demande écrite de la partie lésée demandant l’examen préliminaire de son droit auprès de l’autorité compétente.

11 Il ressort de l’article 16, paragraphe 4, de la loi no 514/2003, d’une part, que, si ladite autorité ne fait pas droit à cette demande ou si elle informe la partie lésée, par écrit, qu’elle n’y fera pas droit, cette partie peut saisir une juridiction afin que celle-ci statue sur ladite demande et, d’autre part, que, dans le cadre de son action en justice, ladite partie ne peut prétendre à une indemnisation que dans la mesure de la demande et du droit qui ont fait l’objet de l’examen préliminaire.

12 L’article 17, paragraphe 1, de cette loi prévoit que les préjudices réels et le manque à gagner sont indemnisés, sauf disposition spéciale contraire.

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

13 Par un avis publié le 16 novembre 2013, le pouvoir adjudicateur a lancé un appel d’offres en vue de la passation d’un marché public portant sur des travaux de reconstruction, de modernisation et de construction de seize stades de football. L’association soumissionnaire a participé à cet appel d’offres.

14 Estimant que cette association n’avait pas satisfait aux exigences de l’avis du marché concernant notamment sa capacité économique et financière, le pouvoir adjudicateur a décidé de l’exclure du marché en cause. Cette décision d’exclusion a été confirmée par une décision de la partie défenderesse au principal du 9 mai 2014, puis par une décision du Conseil supérieur de celle-ci du 7 juillet 2014. Le Krajský súd v Bratislave (cour régionale de Bratislava, Slovaquie) ayant rejeté le recours contre cette dernière décision par un arrêt du 13 janvier 2015, ladite association a saisi le Najvyšší súd Slovenskej republiky (Cour suprême de la République slovaque) d’un recours contre cet arrêt.

15 Après avoir saisi la Cour d’une demande de décision préjudicielle ayant donné lieu à l’arrêt du 13 juillet 2017, Ingsteel et Metrostav (C 76/16, EU:C:2017:549), le Najvyšší súd Slovenskej republiky (Cour suprême de la République slovaque) a annulé ces décisions des 9 mai et 7 juillet 2014. Le 3 avril 2018, la partie défenderesse au principal a adopté une nouvelle décision ordonnant au pouvoir adjudicateur d’annuler l’exclusion de l’association soumissionnaire de la procédure de passation du marché public en cause.

16 Cette procédure ayant été entre-temps clôturée par la conclusion d’un accord-cadre avec le seul soumissionnaire étant resté en lice à la suite de l’exclusion de cette association, la requérante au principal a introduit devant la juridiction de renvoi, l’Okresný súd Bratislava II (tribunal de district de Bratislava II, Slovaquie), un recours visant à obtenir des dommages et intérêts au titre du préjudice prétendument subi du fait des décisions illégales de la partie défenderesse au principal et de son Conseil supérieur.

17 Devant cette juridiction, la requérante au principal fait valoir que ce préjudice résulte de l’exclusion illégale de l’association soumissionnaire du marché en cause, l’adjudicataire n’ayant obtenu ce marché qu’en raison de cette exclusion. Elle estime, en substance, que, si cette association n’avait pas été exclue de la procédure de passation en cause, ladite association aurait obtenu ce marché, dès lors que son offre était plus avantageuse que celle de cet adjudicataire et qu’elle remplissait toutes les conditions de l’avis du marché concerné.

18 Afin de déterminer le montant du préjudice prétendument subi, la requérante au principal a fait réaliser une expertise ayant pour objet de quantifier le manque à gagner au titre du marché ainsi perdu. Sur la base de cette expertise, elle fait valoir un manque à gagner au titre du marché perdu d’un montant de 819 498,10 euros, hors taxe sur la valeur ajoutée, ainsi que des dommages et intérêts d’un montant de 2 500 euros, correspondant aux frais engagés pour l’élaboration de ladite expertise.

19 Devant la juridiction de renvoi, la partie défenderesse au principal relève que l’association soumissionnaire a été exclue au terme de la première étape de la procédure de passation du marché concerné et que la réintégrer dans cette procédure n’aurait pas conduit automatiquement à l’attribution de ce marché à celle-ci, dès lors que le pouvoir adjudicateur aurait dû évaluer son offre d’une manière plus approfondie et, notamment, déterminer si le prix de cette dernière constituait une offre anormalement basse.

20 Par ailleurs, la partie défenderesse au principal considère, en invoquant, à cet égard, l’arrêt du 17 mars 2005, AFCon Management Consultants e.a./Commission (T 160/03, EU:T:2005:107), que la demande de la requérante au principal est purement hypothétique. Le rapport d’expertise présenté par cette dernière serait fondé sur des données fictives, étant donné, notamment, que la quantité de travaux de construction prévue par l’appel d’offres en cause ne serait pas nécessairement effectuée en réalité.

21 Dans ce contexte, la requérante au principal fait observer qu’une prétention qui n’est pas, pour des raisons objectives, établie avec certitude ne saurait être d’emblée qualifiée d’hypothétique. Contrairement au préjudice réel, le manque à gagner consisterait non pas en une réduction des biens de la partie lésée, mais en une perte du bénéfice attendu, qui doit être raisonnablement prévisible, au regard du cours normal des choses, en l’absence de l’acte illicite en cause. Pour ce qui est de la réalisation du marché public, la requérante au principal relève que, si le pouvoir adjudicateur lance un appel d’offres, il est permis de supposer qu’il a un intérêt à l’exécution du marché en cause et qu’il a l’intention de conclure un contrat avec l’adjudicataire, tel que cela serait d’ailleurs le cas en l’occurrence, le pouvoir adjudicateur ayant conclu un contrat avec l’adjudicataire pour l’ensemble des travaux prévus par l’appel d’offres en cause.

22 Au vu de l’argumentation des parties au principal, la juridiction de renvoi s’interroge sur la compatibilité de l’article 17 de la loi no 514/2003 avec la directive 89/665. Elle indique que, au cours de la procédure devant elle, la requérante au principal a réclamé une indemnisation au titre d’une chance manquée en ayant recours à la notion de « manque à gagner », celle-ci étant la plus proche du droit à la réparation d’un préjudice tiré de la perte d’opportunité qu’elle invoquait. En effet, le droit slovaque ne distinguerait pas entre les différentes catégories de préjudices indemnisables, de sorte que la perte d’une chance relève de la catégorie du manque à gagner. La requérante au principal ajoute que la Cour aurait depuis longtemps et de manière constante jugé que, en cas d’exclusion illégale d’un soumissionnaire d’une procédure de marché public, celui-ci a le droit de demander la réparation du préjudice qu’il a subi au titre de la perte d’une chance, laquelle ne saurait être assimilée à un manque à gagner et qui n’exige pas un degré aussi élevé de probabilité d’obtenir un avantage patrimonial. Il s’agirait d’une indemnisation au titre d’une opportunité perdue de réaliser un bénéfice et non d’une indemnisation du bénéfice lui-même.

23 Dans ces conditions, l’Okresný súd Bratislava II (tribunal de district de Bratislava II) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) Du point de vue de l’efficacité accrue des procédures de contrôle en matière de marchés publics, le refus, par la juridiction statuant sur le droit à réparation du préjudice causé par l’exclusion illégale d’un soumissionnaire d’un marché public, de reconnaître le droit à la réparation du préjudice au titre d’une perte d’opportunité (loss of opportunity) peut-il être considéré comme compatible avec l’article 2, paragraphe 1, sous c), [de la directive 89/665], lu en combinaison avec [l’article 2], paragraphes 6 et 7, de [cette directive] ?

2) Du point de vue de l’efficacité accrue des procédures de contrôle en matière de marchés publics, le fait, pour la juridiction statuant sur le droit à la réparation du préjudice causé par l’exclusion illégale d’un soumissionnaire d’un marché public, de considérer que ne relève pas du droit à la réparation du préjudice le droit au manque à gagner dû à la perte de l’opportunité de participer au marché public peut-il être considéré comme compatible avec l’article 2, paragraphe 1, sous c), [de la directive 89/665], lu en combinaison avec [l’article] 2, paragraphes 6 et 7, de [cette directive] ? »

 Sur les questions préjudicielles

 Sur la recevabilité

24 La partie défenderesse au principal conteste la recevabilité des questions préjudicielles en faisant valoir, en substance, qu’elles ne sont pas pertinentes aux fins de l’appréciation du recours au principal, ni la recevabilité de celui-ci ni même la qualité pour agir de la requérante au principal n’ayant été établies par la juridiction de renvoi. En outre, la Cour ne serait pas compétente pour répondre aux questions préjudicielles, dans la mesure où, par celles-ci, la juridiction de renvoi souhaite, en réalité, obtenir un réexamen, par la Cour, du litige au principal ou des instructions s’agissant de la procédure à suivre au cas où elle déciderait de ne pas accorder des dommages et intérêts au titre d’une perte de chance.

25 À cet égard, il résulte d’une jurisprudence constante que, dans le cadre de la coopération entre la Cour et les juridictions nationales instituée à l’article 267 TFUE, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer (arrêt du 12 octobre 2023, INTER CONSULTING, C 726/21, EU:C:2023:764, point 32 et jurisprudence citée).

26 Il s’ensuit que les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa propre responsabilité, et dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence. Le rejet par la Cour d’une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas d’éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêt du 12 octobre 2023, INTER CONSULTING, C 726/21, EU:C:2023:764, point 33 et jurisprudence citée).

27 Or, en l’occurrence, la juridiction de renvoi demande à la Cour de procéder non pas à l’application, au litige au principal, des dispositions du droit de l’Union visées par les questions préjudicielles, mais bien à leur interprétation. En outre, cette juridiction, qui doit, selon la jurisprudence, assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir (arrêt du 13 janvier 2022, Regione Puglia, C 110/20, EU:C:2022:5, point 23 et jurisprudence citée), a exposé avec suffisamment de clarté les raisons pour lesquelles elle considère que l’interprétation de ces dispositions est nécessaire pour trancher ce litige.

28 Par ailleurs, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence également constante, s’il peut être avantageux, selon les circonstances, que les faits d’une affaire soient établis et que les problèmes de droit national soient tranchés au moment du renvoi à la Cour, les juridictions nationales ont la faculté la plus étendue de saisir la Cour si elles considèrent qu’une affaire pendante devant elles soulève des questions comportant une interprétation ou une appréciation de validité des dispositions du droit de l’Union nécessitant une décision de leur part (arrêt du 4 juin 2015, Kernkraftwerke Lippe-Ems, C 5/14, EU:C:2015:354, point 31 et jurisprudence citée). Partant, l’argumentation de la partie défenderesse au principal selon laquelle le recours introduit par la requérante au principal ne remplit pas les conditions de recevabilité prévues par le droit slovaque ne saurait établir l’irrecevabilité des questions préjudicielles.

29 Dans ces conditions, il y a lieu de constater que les questions préjudicielles sont recevables.

 Sur le fond

30 Par ses deux questions, qu’il convient d’examiner conjointement, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/665 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation ou à une pratique nationales excluant la possibilité, pour un soumissionnaire évincé d’une procédure de passation de marché public en raison d’une décision illégale du pouvoir adjudicateur, d’être indemnisé au titre du préjudice subi du fait de la perte de chance de participer à cette procédure en vue d’obtenir le marché concerné.

31 Il ressort de la demande de décision préjudicielle que la juridiction de renvoi demande, plus spécifiquement, à la Cour de préciser si cette disposition doit être interprétée en ce sens que les personnes lésées par une violation du droit de l’Union en matière de marchés publics et qui sont, ainsi, en droit d’être indemnisées incluent non seulement celles ayant subi un préjudice du fait qu’elles n’ont pas obtenu un marché public, à savoir leur manque à gagner, mais également celles ayant subi un préjudice lié à la chance perdue de participer à la procédure de passation de ce marché et de réaliser un bénéfice du fait d’une telle participation.

32 Conformément à la jurisprudence constante de la Cour, il y a lieu, pour l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, de tenir compte non seulement des termes de cette disposition, mais également du contexte dans lequel celle-ci s’inscrit et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie (arrêt du 20 avril 2023, DIGI Communications, C 329/21, EU:C:2023:303, point 41 et jurisprudence citée).

33 S’agissant, premièrement, du libellé de l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/665, il convient de constater que cette disposition, formulée de manière large, prévoit que les États membres veillent à accorder des dommages et intérêts aux personnes lésées par une violation du droit de l’Union en matière de passation des marchés publics, ce qui, en l’absence d’indication consistant à distinguer différentes catégories de préjudice, est susceptible de viser tout type de préjudice subi par ces personnes, y compris celui qui découle de la perte de chance de participer à la procédure de passation d’un marché.

34 Ce constat est conforté, deuxièmement, par le contexte dans lequel ladite disposition s’insère.

35 En effet, selon une jurisprudence constante, les particuliers lésés par une violation du droit de l’Union imputable à un État membre ont un droit à réparation dès lors que trois conditions sont réunies, à savoir que la règle du droit de l’Union violée a pour objet de leur conférer des droits, que la violation de cette règle est suffisamment caractérisée et qu’il existe un lien de causalité direct entre cette violation et le dommage subi par ces particuliers (arrêt du 29 juillet 2019, Hochtief Solutions Magyarországi Fióktelepe, C 620/17, EU:C:2019:630, point 35 et jurisprudence citée). Par ailleurs, la Cour a itérativement jugé que la réparation des dommages causés aux particuliers par des violations du droit de l’Union doit être adéquate au préjudice subi, en ce sens qu’elle doit permettre, le cas échéant, de compenser intégralement les préjudices effectivement subis [arrêt du 28 juin 2022, Commission/Espagne (Violation du droit de l’Union par le législateur), C 278/20, EU:C:2022:503, point 164 et jurisprudence citée]. Or, l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/665 constitue une concrétisation de ces principes, inhérents à l’ordre juridique de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 9 décembre 2010, Combinatie Spijker Infrabouw-De Jonge Konstruktie e.a., C 568/08, EU:C:2010:751, point 87).

36 À cet égard et conformément à l’article 1er, paragraphe 3, de la directive 89/665, les procédures de recours prévues par cette dernière doivent être accessibles au moins à toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché déterminé et ayant été ou risquant d’être lésée par une violation alléguée. D’ailleurs, ainsi qu’il ressort du considérant 36 de la directive 2007/66, le système de voies de recours établi par la directive 89/665 vise à assurer le plein respect du droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial, conformément à l’article 47, premier et deuxième alinéas, de la charte des droits fondamentaux (voir, en ce sens, arrêt du 14 juillet 2022, EPIC Financial Consulting, C 274/21 et C 275/21, EU:C:2022:565, point 88 ainsi que jurisprudence citée).

37 Aucune possibilité de limiter cet accès n’est établie par cette dernière directive. Au contraire, les États membres peuvent prévoir, en vertu de l’article 2, paragraphe 7, second alinéa, de ladite directive, que, après la conclusion du contrat qui suit l’attribution du marché, les pouvoirs de l’instance responsable de ces procédures de recours se limitent à l’octroi de dommages et intérêts à toute personne lésée par une violation. Le recours tendant à l’obtention de dommages et intérêts prévu à l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la même directive a ainsi été envisagé par le législateur de l’Union européenne comme étant la voie de droit de dernier ressort, devant rester accessible aux personnes lésées par une violation du droit de l’Union lorsque ces dernières sont privées, de fait, de toute possibilité de bénéficier de l’effet utile d’une des autres voies de recours prévues à cette dernière disposition.

38 C’est, en particulier, le cas d’un soumissionnaire illégalement évincé qui, ayant demandé et obtenu l’annulation de son exclusion d’une procédure de passation de marché public telle que celle en cause au principal, n’a toutefois plus, en raison de la clôture de cette procédure intervenue entre-temps, la possibilité de bénéficier des effets de cette annulation.

39 En effet, si un préjudice peut résulter de la non-obtention, en tant que telle, d’un marché public, il y a lieu de constater que, dans un cas tel que celui identifié au point précédent, il est possible pour le soumissionnaire ayant été illégalement évincé de subir un préjudice distinct, lequel correspond à l’opportunité perdue de participer à la procédure de passation concernée en vue d’obtenir ce marché (voir, en ce sens, arrêt du 21 décembre 2023, United Parcel Service/Commission, C 297/22 P, EU:C:2023:1027, point 69). Or, à la lumière des considérations exposées au point 37 du présent arrêt, un tel préjudice doit pouvoir faire l’objet d’une réparation au titre de l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/665.

40 Troisièmement, l’interprétation large de l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/665 est corroborée par l’objectif poursuivi par cette directive de n’exclure aucun type de préjudice du champ d’application de cette directive.

41 Il convient, en particulier, de rappeler que, si, certes, la directive 89/665 ne peut être considérée comme procédant à une harmonisation complète et, partant, comme envisageant l’ensemble des voies de recours possibles en matière de marchés publics (arrêt du 26 mars 2020, Hungeod e.a., C 496/18 et C 497/18, EU:C:2020:240, point 73), il n’en reste pas moins que, ainsi qu’il est énoncé au sixième considérant de cette directive, cette dernière procède de la volonté du législateur de l’Union d’assurer que, dans tous les États membres, des procédures adéquates permettent non seulement l’annulation des décisions illégales, mais également l’indemnisation des personnes lésées par une violation du droit de l’Union.

42 Or, cet objectif serait compromis si l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/665 devait être interprété en ce sens qu’il permet d’exclure par principe la possibilité, pour les personnes visées à l’article 1er, paragraphe 3, de cette directive, d’obtenir des dommages et intérêts pour un préjudice qu’elles prétendent avoir subi du fait d’une violation du droit de l’Union en matière de marchés publics.

43 En effet, à l’instar de ce que la Cour a jugé pour ce qui est du manque à gagner, l’exclusion totale, au titre du dommage réparable, de la perte de chance de participer à une procédure de passation de marché public en vue d’obtenir ce dernier ne peut être admise en cas de violation du droit de l’Union, dès lors que, spécialement à propos de litiges d’ordre économique ou commercial, une telle exclusion totale de cette perte de chance serait de nature à rendre en fait impossible la réparation du dommage (voir, par analogie, arrêts du 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur et Factortame, C 46/93 et C 48/93, EU:C:1996:79, point 87 ; du 13 juillet 2006, Manfredi e.a., C 295/04 à C 298/04, EU:C:2006:461, point 96 ainsi que jurisprudence citée, et du 17 avril 2007, AGM-COS.MET, C 470/03, EU:C:2007:213, point 95).

44 Partant, l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/665 doit être interprété en ce sens que les dommages et intérêts que les personnes lésées par une violation du droit de l’Union en matière de marchés publics peuvent demander au titre de cette disposition sont susceptibles de couvrir le préjudice subi du fait d’une perte de chance.

45 Il convient, toutefois, de relever que, si cet article 2, paragraphe 1, sous c), impose que des dommages et intérêts puissent être accordés aux personnes lésées par une violation du droit de l’Union en matière de marchés publics, il appartient, en l’absence de dispositions de l’Union en ce domaine, à l’ordre juridique interne de chaque État membre de fixer les critères sur la base desquels le dommage résultant de la perte d’une chance de participer à une procédure de passation d’un marché public en vue d’obtenir ce dernier doit être constaté et évalué, pour autant que les principes d’équivalence et d’effectivité sont respectés (voir, en ce sens, arrêt du 9 décembre 2010, Combinatie Spijker Infrabouw-De Jonge Konstruktie e.a., C 568/08, EU:C:2010:751, point 90 ainsi que jurisprudence citée).

46 En l’occurrence, il ressort de la demande de décision préjudicielle que l’article 17 de la loi no 514/2003 ne vise expressément, en tant que dommages réparables, que les « préjudices réels » et le « manque à gagner ». Lors de l’audience, le gouvernement slovaque a indiqué que, selon la jurisprudence constante des juridictions slovaques, un « manque à gagner » doit être réparé lorsqu’il est hautement probable, voire proche de la certitude, que, compte tenu des circonstances existantes du cas d’espèce, la personne concernée aurait réalisé un profit. Toutefois, en se référant à la position de la Commission européenne selon laquelle les juridictions slovaques devraient recourir à tous les moyens nationaux pour permettre à un soumissionnaire illégalement évincé d’un marché public de réclamer effectivement des dommages et intérêts en raison d’une chance perdue, ce gouvernement a déclaré, lors de l’audience, que rien n’empêche un requérant de faire usage des recours à sa disposition pour faire valoir son droit et d’apporter les éléments de preuve le démontrant.

47 À cet égard, il suffit donc de rappeler que, selon la jurisprudence de la Cour, afin de garantir l’effectivité de l’ensemble des dispositions du droit de l’Union, le principe de primauté impose, notamment, aux juridictions nationales d’interpréter, dans toute la mesure du possible, leur droit interne de manière conforme au droit de l’Union (arrêt du 4 mars 2020, Bank BGŻ BNP Paribas, C 183/18, EU:C:2020:153, point 60 et jurisprudence citée) et que cette obligation d’interprétation conforme impose aux juridictions nationales de modifier, le cas échéant, une jurisprudence établie, voire constante, si celle-ci repose sur une interprétation du droit interne incompatible avec les objectifs d’une directive (voir, en ce sens, arrêt du 3 juin 2021, Instituto Madrileño de Investigación y Desarrollo Rural, Agrario y Alimentario, C 726/19, EU:C:2021:439, point 86 et jurisprudence citée).

48 Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux questions posées que l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/665 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation ou à une pratique nationales excluant par principe la possibilité, pour un soumissionnaire évincé d’une procédure de passation de marché public en raison d’une décision illégale du pouvoir adjudicateur, d’être indemnisé au titre du préjudice subi du fait de la perte de chance de participer à cette procédure en vue d’obtenir le marché concerné.

 Sur les dépens

49 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (cinquième chambre) dit pour droit :

L’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux, telle que modifiée par la directive 2007/66/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2007,

doit être interprété en ce sens que :

il s’oppose à une réglementation ou à une pratique nationales excluant par principe la possibilité, pour un soumissionnaire évincé d’une procédure de passation de marché public en raison d’une décision illégale du pouvoir adjudicateur, d’être indemnisé au titre du préjudice subi du fait de la perte de chance de participer à cette procédure en vue d’obtenir le marché concerné.