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Décisions

CA Versailles, ch. com. 3-1, 16 mai 2024, n° 22/06519

VERSAILLES

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

P, Generali Iard (S.A)

Défendeur :

Enedis (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Meurant

Conseillers :

Mme Gautron-Audic, M. Dusausoy

Avocats :

Me Lafon, Me Chauvain, Me Camacho, Me Ferchaux-Lallement, Me Ganancia-Salfati, Me Guguen

T. com. Nanterre, du 5 oct. 2022, n° 202…

5 octobre 2022

M. [P] est propriétaire d'une habitation située [Adresse 6] à [Localité 8]. Il est assuré à ce titre auprès de la compagnie d'assurance Generali Iard (la société Generali).

Le 14 août 2017, une surtension sur le réseau public de distribution d'électricité exploité par la société Enedis et alimentant l'habitation de M. [P] a occasionné des dommages portant sur des appareils électriques.

Le disjoncteur a été remplacé par la société Enedis le lendemain de l'incident, le 15 août 2017.

M. [P] a déclaré le sinistre à la société Generali, qui a mandaté un expert afin de constater les dégâts subis.

Une expertise amiable a été organisée le 13 novembre 2017, sous l'égide du cabinet Texa, à laquelle la société Enedis était représentée par son expert, M. [T], du cabinet Altec.

Le procès-verbal de constatations relatives aux causes et circonstances et à l'évaluation des dommages, signé par l'expert de la société Enedis, celui de la société Generali et par M. [P] le 23 mai 2018, fait ressortir un accord des parties sur l'origine du dommage, à savoir une surtension due à une défaillance du disjoncteur sous concession Enedis.

Selon quittance subrogative du 4 juin 2019, la société Generali a versé à M. [P], la somme de 10.686,51 € en réparation de son préjudice matériel.

Une partie des dommages est restée à la charge de M. [P], évaluée à 14.916,24 €, correspondant au montant de la franchise contractuelle ainsi qu'aux dommages non couverts par le contrat d'assurance.

Les démarches amiables engagées par la société Generali auprès de la société Enedis, pour recouvrer le montant des sommes avancées et obtenir une indemnisation complémentaire pour le compte de son assuré, sont restées vaines.

Par lettre recommandée AR du 18 mars 2021, la société Generali a mis en demeure la société Enedis d'avoir à :

- lui rembourser la somme de 10.686,51 € au titre des sommes réglées par elle à son assuré,

- régler à M. [P] la somme de 14.916,24 € au titre de son préjudice complémentaire.

La société Enedis, par message électronique du 30 mars 2021, s'est opposée à indemniser la société Generali et M. [P], arguant de la prescription de leur action.

C'est dans ces circonstances que, par acte d'huissier de justice du 19 mai 2021 signifié à personne, la société Generali et M. [P] ont assigné la société Enedis.

Par jugement du 5 octobre 2022, le tribunal de commerce de Nanterre a :

- Déclaré irrecevable comme prescrite l'action en responsabilité pour produits défectueux formée par la société Generali Iard et M. [P] à l'encontre de la société Enedis ;

- Condamné la société Generali Iard et M. [P] à payer à la société Enedis la somme de 1.000€ sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamné la société Generali Iard et M. [P] aux entiers dépens de l'instance.

Par déclaration du 27 octobre 2022, la société Generali Iard et M. [P] ont interjeté appel de ce jugement.

PRÉTENTIONS DES PARTIES

Par dernières conclusions notifiées par RPVA le 6 février 2024, la société Generali Iard et M. [P] demandent à la cour de :

- Infirmer le jugement du tribunal de commerce de Nanterre du 5 octobre 2022, en ce qu'il a déclaré irrecevable comme prescrite l'action en responsabilité pour produits défectueux formée par la société Generali Iard et par M. [P] à l'encontre de la société Enedis ;

- Infirmer le jugement du tribunal de commerce de Nanterre du 5 octobre 2022 en ce qu'il a condamné la société Generali Iard et M. [P] à payer à la société Enedis la somme de 1.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile outre les entiers dépens de l'instance;

Et, statuant à nouveau,

- Juger tant recevables que bien fondés le recours de la société Generali Iard et l'action de M. [P] à l'encontre de la société Enedis ;

- Confirmer le jugement en ce qu'il a retenu que la société Enedis était responsable de l'incident survenu le 14 août 2017, à l'origine des préjudices matériels de M. [P] ;

En conséquence,

- Condamner la société Enedis à payer à la société Generali Iard la somme de 10.686,51 €, en remboursement des sommes versées à son assuré, ladite somme assortie des intérêts au taux légal à compter de la mise en demeure du 18 mars 2021, avec capitalisation des intérêts ;

- Condamner la société Enedis à payer à M. [P] la somme de 14.916,24 € au titre de son préjudice complémentaire, ladite somme assortie des intérêts au taux légal à compter de la mise en demeure du 18 mars 2021, avec capitalisation des intérêts ;

- Condamner la société Enedis à payer à la société Generali Iard la somme de 5.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Débouter la société Enedis de toutes ses demandes, notamment au titre de l'article 700 du code de procédure civile et des dépens, en tant que dirigées à l'encontre de la société Generali Iard et de M. [P] ;

- Condamner la société Enedis aux entiers dépens dont distraction au profit de Maître Franck Lafon, Avocat, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Par dernières conclusions notifiées par RPVA le 7 février 2024, la société Enedis demande à la cour de :

- Confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;

En conséquence,

A titre principal,

- Rejeter les demandes de la société Generali Iard et M. [P] à l'encontre de la société Enedis comme étant irrecevables dès lors que la prescription triennale applicable en matière de responsabilité du fait des produits défectueux est acquise ;

A titre infiniment subsidiaire, si par exceptionnel la cour de céans venait à prononcer une condamnation à l'encontre de la société Enedis au titre des dommages allégués,

- Limiter le montant des dommages à l'évaluation retenue par le cabinet Naudet, soit 23.064,77 €;

- Déduire du montant des dommages la franchise de 500 € prévue à l'article 1245 du code civil ;

En tout état de cause,

- Débouter la société Generali Iard et M. [P] de leur demande de condamnation au titre de l'article 700 du code de procédure civile et des dépens ;

- Condamner la société Generali Iard et M. [P] à payer à la société Enedis la somme de 6.000€ au titre de l'article 700 du code de procédure civile outre les entiers dépens de l'instance.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 8 février 2024.

Pour un exposé complet des faits et de la procédure, la cour renvoie expressément au jugement déféré et aux écritures des parties ainsi que cela est prescrit par l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS

Sur la fin de non-recevoir tirée de la prescription de l'action en responsabilité des produits défectueux

La société Generali et M. [P] soutiennent, au visa de l'article 1245-16 du code civil, que la responsabilité de la société Enedis du fait des produits défectueux, due à une surtension, n'est pas contestée, que, selon une jurisprudence constante, la date à laquelle la prescription triennale commence à courir est la date du dépôt du rapport d'expertise consacrant la connaissance certaine du défaut, du dommage et de l'identité du producteur, qu'en l'espèce le délai de prescription a commencé à courir le 23 mai 2018, date du procès-verbal de constatation par les parties des causes et des circonstances et de l'évaluation du dommage, soit moins de trois ans avant leur assignation du 19 mai 2021 de sorte que leur action n'est pas prescrite.

Ils font valoir également, au visa de l'article 2240 du code civil, que la reconnaissance par la société Enedis de sa responsabilité, actée, en l'espèce, le 23 mai 2018 par le cabinet Altec, mandaté par la société Enedis, vaut interruption de la prescription triennale de sorte que, sur ce fondement également, leur action n'est pas prescrite.

La société Enedis oppose qu'en l'espèce M. [P] a eu connaissance du sinistre dès le 14 août 2017 et de l'origine de celui-ci dès le lendemain 15 août de sorte que le délai a commencé à courir au plus tard à cette date et que la prescription triennale était donc acquise à la date de l'assignation du 19 mai 2021.

Elle fait valoir que la reconnaissance de responsabilité, pour être interruptive de prescription, doit être sans équivoque ce qui n'est pas le cas en l'espèce.

* L'article1245-16 du code civil prévoit que 'L'action en réparation fondée sur les dispositions du présent titre se prescrit dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le demandeur a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur'.

Il résulte du dossier que M. [P] a eu connaissance, au plus tard, de la survenance (i) du dommage apporté à ses appareils électriques, le 14 août 2017, date du sinistre, (ii) de l'identité du producteur, la société Enedis, le 17 août 2017 date du devis établi par la SAS LG Electricité (pièce 16 Enedis) qui porte en objet : 'Remise en état des installations électriques suite sinistre du 14 août 2017 dû à une rupture de neutre sur réseau ERDF qui a eu pour conséquence de passer l'ensemble de l'installation électrique de la propriété en 380 V au lieu des 220 V', et (iii) du défaut, le 23 mai 2018, date du 'Procès-verbal de constatation relative aux causes et circonstances et à l'évaluation des dommages' (pièce 1 - Generali et [P]) signé par la société Generali, agissant pour son assuré M. [P], le cabinet Texa, expert de la compagnie d'assurance, le cabinet Altec, mandaté par la société Enedis.

Il y est en effet précisé sous la rubrique 'Cause du sinistre' : 'Selon les informations transmises par ENEDIS, la surtension est consécutive à une rupture de neutre consécutive à une défaillance interne du disjoncteur de branchement sous concession ENEDIS. Ce disjoncteur a été remplacé par ENEDIS en date du 15/08/2017 et ne nous a pas été présenté'. Ce n'est qu'à cette date que le défaut (défaillance interne du disjoncteur) est identifié, ce que ni le remplacement du disjoncteur par la société Enedis le 15 août 2017, ni la détection de l'origine de la panne (rupture de neutre) le 17 août 2017 (devis LG Electricité), conséquence du défaut, ne permettaient de révéler à M. [P].

La cour relève que le rapport de l'expert (Altec) mandaté par la société Enedis (sa pièce 25) daté du 29 décembre 2017 ne permet pas d'identifier le défaut à l'origine du sinistre. Ce rapport (page 25) expose que : 'La cause du sinistre est une rupture de neutre survenu dans le disjoncteur de branchement sous concession' sans préciser comme le procès-verbal que cette rupture est due à 'une défaillance interne du disjoncteur de branchement ...'. Il n'est pas établi, en outre, que ce rapport a été communiqué à la date du 29 décembre 2017 à M. [P].

Ainsi, le délai triennal de prescription a commencé à courir à compter de la date du 23 mai 2018 (date du procès-verbal) pour expirer le 23 mai 2021.

Selon le jugement entrepris (troisième page), M. [P] et son assureur ont mis en cause la société Enedis le 19 mai 2021 par voie d'assignation à personne.

Il s'en déduit que la prescription qui a commencé à courir le 23 mai 2018 n'était pas acquise au19 mai 2021, de sorte que l'action en responsabilité des produits défectueux initiée par M. [P] et son assureur doit être déclarée recevable.

Le jugement entrepris sera infirmé en ce qu'il a déclaré l'action de la société Generali et de M. [P] irrecevable pour cause de prescription.

Sur la réparation du préjudice

Selon l'article 1245 du code civil, 'Le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit, qu'il soit lié ou non par un contrat avec la victime'.

Selon l'article 1245-3 du code civil, 'Un produit est défectueux au sens du présent chapitre lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre.

Dans l'appréciation de la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre, il doit être tenu compte de toutes les circonstances et notamment de la présentation du produit, de l'usage qui peut en être raisonnablement attendu et du moment de sa mise en circulation.

Un produit ne peut être considéré comme défectueux par le seul fait qu'un autre, plus perfectionné, a été mis postérieurement en circulation'.

Selon l'article 1245-8 du code civil, 'Le demandeur doit prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage'.

* La société Generali et M. [P] soutiennent que la société Enedis n'a jamais contesté sa responsabilité dans la survenance du sinistre. Ils se fondent sur le 'Procès-verbal de constatations relatives aux causes et circonstances et à l'évaluation des dommages' du 23 mai 2018, signé par l'expert de la société Enedis, pour justifier d'un montant de préjudice arrêté d'un commun accord à la somme de 25.602,75 € (valeur de remplacement des matériels sinistrés) dont 10.686,01 € à rembourser à la société Generali et 14.916,24 € destiné à M. [P], préjudice non couvert par la police d'assurance.

La société Enedis rappelle qu'il appartient aux appelants d'établir la réalité des dommages et le lien de causalité entre le défaut et le dommage allégué, qu'une expertise amiable n'est pas suffisante à cet égard, que le principe de réparation intégrale n'est respecté que par le remboursement des frais de remise en état de la chose ou par une somme d'argent correspondant à sa valeur de remplacement dont la preuve incombe au seul demandeur, qu'en l'espèce cette preuve n'est pas rapportée pour certains éléments constitutifs du préjudice, invitant la cour à ne pas retenir une somme supérieure à 23.064.77 € avec application d'une franchise de 500 € en application des dispositions de l'article art 1245-1 alinéa 2 du code civil.

* Il résulte des échanges et des pièces que la société Enedis n'a jamais contesté sa responsabilité dans la survenance du dommage causé aux biens de M. [P] ainsi que le rapport de l'expert (Altec) mandaté par la société Enedis (sa pièce 25) l'affirme (page 28 : 'La responsabilité de la société Enedis est donc engagée dans ce sinistre').

Le procès-verbal du 23 mai 2018, sous la rubrique 'Evaluation des dommages imputables au sinistre' indique que : 'Les experts présents sont d'accord sur la description et l'évaluation des dommages figurant dans le tableau ci-après'. Il n'est pas contesté que l'expert de la société Enedis (Altec) a signé ce procès-verbal, lequel est postérieur au rapport que celui-ci avait établi le 27 décembre 2017 déjà mentionné (Pièce 25 - Enedis) et à ses contestations exprimées le 15 mai 2018 (pièce 35 - Enedis).

La production de ce procès-verbal, consacrant l'accord des parties signataires sur l'évaluation des dommages - ce qui le distingue d'un rapport d'expertise amiable - , et portant description et chiffrage des dommages particulièrement détaillés (page 3 - du procès-verbal) constitue une preuve suffisante à l'établissement et l'évaluation du préjudice subi par M. [P] qu'il convient de réparer.

Il résulte de ce procès-verbal que la valeur à neuf des matériels endommagés a été évaluée à 31.837,53 € et que la valeur de remplacement a été évaluée, d'un commun accord entre les parties intéressées, à la somme de 25.602,75 €.

La répartition de cette somme entre la société Generali (10.686,51 €) et M. [P] (14'916,24 €) n'est pas spécialement contestée par la société Enedis.

La société Enedis sollicite l'application des dispositions de l'article 1245-1, deuxième alinéa, du code civil qui prévoient que :

'Les dispositions du présent chapitre s'appliquent à la réparation du dommage qui résulte d'une atteinte à la personne.

Elles s'appliquent également à la réparation du dommage supérieur à un montant déterminé par décret, qui résulte d'une atteinte à un bien autre que le produit défectueux lui-même.'

Il résulte de l'article 1 du Décret n° 2005-113 du 11 février 2005 que le montant visé à l'article 1245-1 du code civil est fixé à 500 €.

La cour fera droit à la demande de la société Enedis et fixera le montant de la réparation du dommage à la somme de 25.102,75 €.

La société Enedis sera, après application d'un prorata aux sommes initialement réclamées par l'assureur et son assuré, condamnée à verser 14.624,93 € à M. [P] et 10.477,82 € à la société Generali.

Sur les intérêts et leur capitalisation

M. [P] et son assureur sollicitent de la cour d'ordonner que les condamnations soient assorties des intérêts au taux légal à compter de la mise en demeure du 18 mars 2021, avec capitalisation des intérêts.

Il sera fait droit à cette demande qui n'est pas spécialement contestée par la société Enedis.

Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile

Le jugement sera infirmé en ses dispositions relatives aux dépens et aux frais irrépétibles.

La société Enedis, qui succombe, sera condamnée aux dépens de première instance et d'appel.

La société Enedis sera condamnée à verser la somme de 5.000 € à la société Generali en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, M. [P] ne sollicitant pas d'indemnité de procédure.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire,

Infirme, en toutes ses dispositions, le jugement du tribunal commerce de Nanterre du 5 octobre 2022,

Statuant à nouveau et y ajoutant,

Déclare recevables Generali IARD et M. [E] [P] en leur action en responsabilité du fait des produits défectueux à l'encontre de la SA ENEDIS,

Condamne la SA ENEDIS à payer à Generali IARD la somme de 10.477,82 € assortie des intérêts au taux légal à compter de la mise en demeure du 18 mars 2021 avec capitalisation des intérêts,

Condamne la SA ENEDIS à payer à M. [E] [P] la somme de 14.624,93 € assortie des intérêts au taux légal à compter de la mise en demeure du 18 mars 2021 avec capitalisation des intérêts,

Condamne la SA ENEDIS aux dépens de première instance et d'appel avec application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile,

Condamne la SA ENEDIS à verser à Generali IARD la somme de 5.000 € en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

Prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

Signé par Madame Bérangère MEURANT, Conseiller faisant fonction de président, et par M. BELLANCOURT, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.