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Décisions

Cass. 1re civ., 5 juin 2024, n° 22-24.462

COUR DE CASSATION

Autre

Cassation

PARTIES

Défendeur :

Lobster Films (SARL), Ascagne AJ (SELARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Champalaune

Rapporteur :

M. Chevalier

Avocats :

Me Waquet, Farge et Hazan, Me Piwnica et Molinié

Paris, pôle 5, ch. 1, du 14 sept. 2022, …

14 septembre 2022

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 14 septembre 2022), la société Lobster films a confié l'écriture et l'enregistrement de la bande sonore d'un documentaire consacré au film inachevé d'[N] [V] intitulé « L'Enfer » à M. [Y] et conclu, en avril 2009, avec celui-ci un contrat de commande et un contrat de cession et d'édition d'oeuvre musicale.

2. Au cours de l'année 2018, à la suite de la transmission par M. [Y] d'une proposition d'achat de droits d'exploitation d'un extrait de cette oeuvre musicale émanant d'une agence de publicité new-yorkaise en vue d'illustrer des films publicitaires pour [D] [C], la société Lobster films a accordé à cette agence une licence d'exploitation.

3. Le 22 février 2019, M. [Y], estimant, d'une part, que cette utilisation de son oeuvre constituait une altération de celle-ci et avait donné lieu à une rémunération insuffisante, d'autre part, que la société Lobster films n'avait pas satisfait à son obligation d'exploitation et de lui rendre des comptes, a assigné celle-ci en résiliation des contrats de commande et de cession et d'édition et paiement d'indemnités.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en sa troisième branche

4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce grief qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le premier moyen, pris en ses première et deuxième branches

Enoncé du moyen

5. M. [Y] fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes indemnitaires au titre de sa rémunération d'auteur et d'artiste-interprète de la musique enregistrée pour le film publicitaire d'[D] [C] et au titre de l'atteinte au droit moral d'auteur et d'artiste-interprète, alors :

« 1°/ que l'utilisation d'une oeuvre musicale à des fins d'illustration d'un film publicitaire constitue une adaptation à destination audiovisuelle qui doit faire l'objet d'un accord écrit de l'auteur sur l'adaptation envisagée ; qu'en considérant qu'un simple email, aux termes duquel M. [Y] ne donnait qu'un accord de principe à l'utilisation de sa musique pour "des spots publicitaires pour [C]", valait accord exprès de l'auteur à l'adaptation de sa musique pour la sonorisation des vidéos publicitaires [C], la cour d'appel a violé l'article L. 131-3, alinéa 3 du code de la propriété intellectuelle ;

2°/ qu'il résulte des propres constatations de la cour d'appel que l'article 3 du contrat de commande de musique originale, intitulé "Autorisation d'exploitation", stipule que "le producteur ne pourra en aucun cas utiliser la musique objet du présent accord en association avec des images n'appartenant pas au film, sauf accord écrit du compositeur" ; qu'en retenant qu'un simple email valait "accord écrit" de M. [Y] à l'exploitation et à l'adaptation de son oeuvre pour le film publicitaire de la marque [D] [C], la cour d'appel a violé l'article 1103 du code civil. »

Réponse de la Cour

6. La cour d'appel, ayant examiné les dispositions du contrat de commande, a retenu que les parties avaient prévu la possibilité d'exploitations secondaires de la musique, et notamment la sonorisation d'un film publicitaire sous réserve de l'accord écrit du compositeur, que l'exploitation litigieuse de l'oeuvre consistait en une telle opération de sonorisation et que, dans un courriel du 1er juin 2018, M. [Y] avait donné son accord pour cette sonorisation.

7. C'est donc à bon droit qu'elle a écarté l'application les dispositions de l'alinéa 3 de l'article L. 131-3 du code de la propriété intellectuelle et les demandes indemnitaires de M. [Y].

8. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le deuxième moyen

Enoncé du moyen

9. M. [Y] fait le même grief à l'arrêt, alors « que le respect dû à l'oeuvre et à son interprétation en interdit toute altération ou modification quelle qu'en soit l'importance ; que l'inaliénabilité du droit au respect de l'oeuvre, principe d'ordre public, s'oppose à ce que l'auteur ou l'artiste-interprète abandonne au cessionnaire, de façon préalable et générale, l'appréciation exclusive des utilisation, diffusion, adaptation, retrait, adjonction et changement auxquels il plairait à ce dernier de procéder ; que pour débouter M. [Y] de ses demandes au titre de l'atteinte au droit moral d'auteur et d'artiste interprète, l'arrêt, après avoir énoncé que l'exploitation d'une musique de film n'est de nature à porter atteinte au droit moral de l'auteur qu'autant qu'elle risque d'altérer l'oeuvre ou de déconsidérer l'auteur, retient d'une part que la découpe de la musique ne porte pas atteinte à l'intégrité de l'oeuvre de M. [Y] dès lors qu'il a contractuellement autorisé l'utilisation secondaire d'extraits de la musique pour la sonorisation de films publicitaires par essence de courte durée et d'autre part que la suppression de la fin d'une phrase mélodique, l'adjonction d'un "reverb" et d'un bruitage ne constituent pas davantage une dénaturation ou un détournement de l'oeuvre ou de son interprétation, les vidéos incriminées reprenant l'univers sensuel et aquatique de l'oeuvre originale et l'association du nom de M. [Y] à celui de la marque [C], créateur réputé dans le domaine du luxe, étant exempte de toute circonstance dévalorisante pour l'oeuvre, son auteur ou son interprète ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a violé les articles L. 121-1 et L. 212-1 du code de la propriété intellectuelle. »

Réponse de la Cour

10. C'est, d'abord, à bon droit que la cour d'appel a énoncé que l'exploitation d'une musique de film n'est de nature à porter atteinte au droit moral de l'auteur, y ayant consenti, qu'autant qu'elle risque d'altérer l'oeuvre ou de déconsidérer celui-ci.

11. Après avoir retenu, ensuite, que M. [Y] avait autorisé l'utilisation secondaire d'extraits de la musique pour la sonorisation de films publicitaires, par essence de courte durée, impliquant donc des coupes de l'oeuvre musicale, que la suppression de la fin d'une phrase mélodique, l'adjonction d'un « reverb » et d'un bruitage ne constituaient pas une dénaturation ou un détournement de l'oeuvre ou de son interprétation et que, les vidéos incriminées, reprenant l'univers sensuel et aquatique de l'oeuvre originale et associant [D] [C], créateur réputé dans le domaine du luxe, étaient exemptes de toute circonstance dévalorisante pour l'oeuvre, son auteur ou son interprète, la cour d'appel n'a pu qu'écarter comme non caractérisées les atteintes invoquées au droit de l'auteur au respect de son œuvre et au droit de l'artiste au respect de son interprétation.

12. Le moyen n'est donc pas fondé.

Mais sur le troisième moyen, pris en sa deuxième branche

Enoncé du moyen

13. M. [Y] fait grief à l'arrêt de déclarer prescrites ses demandes aux fins de résiliation du contrat de commande de musique originale de « L'enfer de [N] [V] » et du contrat de cession et d'édition d'oeuvre musicale, pour défaut de reddition des comptes, et d'allocation de dommages-intérêts de ce chef et pour défaut d'exploitation, et d'allocation de dommages-intérêts de ce chef, alors « que l'éditeur est tenu, pendant toute la durée d'exécution du contrat, d'une part d'assurer à l'oeuvre une exploitation permanente et suivie et une diffusion commerciale conformément aux usages de la profession et d'autre part de rendre compte à l'auteur au moins une fois l'an ; qu'à supposer même que la prescription interdise la prise en compte de manquements couverts par elle, l'auteur demeure recevable à demander la résolution du contrat d'édition pour des manquements de l'éditeur à ses obligations au cours de la période non couverte par la prescription ; qu'en déclarant prescrites les demandes de résiliation du contrat d'édition et du contrat de commande pour défaut d'exploitation et pour défaut de reddition des comptes aux motifs que M. [Y] avait connaissance des manquements de la société Lobster au sujet de l'exploitation de son oeuvre depuis 2011 et qu'il n'avait émis aucune contestation sur l'absence de reddition des comptes avant son assignation du 22 février 2019, la cour d'appel, qui n'a pas recherché si ces manquements se sont poursuivis pendant la période non prescrite, a privé sa décision de base légale au regard de l'article 2224 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 2224 du code civil et L. 132-12 et L. 132-13 du code de la propriété intellectuelle :

14. Aux termes du premier de ces textes, les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer.

15. Cependant, dès lors que l'éditeur est tenu, selon le deuxième, d'assurer à l'oeuvre une exploitation permanente et suivie ainsi qu'une diffusion commerciale, conformément aux usages de la profession et, selon le troisième, de rendre compte au moins une fois par an, des manquements prolongés de l'éditeur à ses obligations au cours des cinq années précédant l'assignation peuvent justifier une résolution de contrat conclu avec l'auteur.

16. Pour déclarer irrecevables comme prescrites les demandes de M. [Y] en résiliation des contrats et paiement de dommages et intérêts, l'arrêt retient qu'il n'a formé aucune récrimination à l'encontre de la société Lobster films au sujet des modalités d'exploitation de son oeuvre ni engagé à son encontre aucune action avant l'assignation introductive du 22 février 2019, alors qu'il avait connaissance des manquements allégués de cette société depuis 2011 et qu'il n'a émis aucun grief au titre du défaut de reddition de comptes avant l'assignation, alors que l'article 6 du contrat de commande précise que le compositeur peut demander une fois par an la communication de tous justificatifs.

17. En se déterminant ainsi, sans rechercher si les manquements imputés à la société Lobster films ne s'étaient pas poursuivis pendant la période non prescrite, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

Portée et conséquences de la cassation

18. La cassation des chefs de dispositif déclarant prescrites les demandes de M. [Y] aux fins de résiliation du contrat de commande ainsi que de cession et d'édition de la musique originale de « L'enfer de [N] [V] » pour défaut de reddition des comptes et défaut d'exploitation, et d'allocation de dommages-intérêts de ces chefs, n'emporte pas celle des chefs de dispositif de l'arrêt condamnant M. [Y] aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme en application de l'article 700 du code de procédure civile, justifiés par d'autres dispositions de l'arrêt non remises en cause.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il rejette les demandes de M. [Y] en résiliation des contrats de commande ainsi que de cession et d'édition de la musique originale de « L'enfer de [N] [V] » et en dommages-intérêts de ces chefs, l'arrêt rendu le 14 septembre 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;

Condamne la société Lobster films aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du cinq juin deux mille vingt-quatre.