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Décisions

CA Lyon, 1re ch. civ. B, 4 juin 2024, n° 22/03700

LYON

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Fromageries Chabert (SAS), MMA IARD Assurances Mutuelles (Sté), MMA IARD (SA)

Défendeur :

Caisse Régionale d'Assurances Mutuelles Agricoles de Rhône-Alpes Auvergne (Groupama)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Goursaud

Conseillers :

Mme Lemoine, Mme Lecharny

Avocats :

Me Pacifici, Me Sardin

TJ Lyon, ch. n°4, du 29 mars 2022, n° 19…

29 mars 2022

EXPOSÉ DE L'AFFAIRE

Dans le cadre de son activité de production de fromages d'appellation d'origine protégée, la société Fromageries Chabert (la fromagerie ou l'assurée), assurée auprès de la société MMA IARD assurances mutuelles, se fournit en lait notamment auprès de M. [Z] [S], producteur de lait, assuré auprès de la société Groupama Rhône-Alpes Auvergne (la société Groupama).

Courant juillet 2017 puis le 24 août 2017, des analyses effectuées sur les reblochons fabriqués par la fromagerie ont révélé une contamination des produits par la bactérie salmonelle. Des analyses supplémentaires ont relevé une contamination du lait collecté les 12, 13, 14 et 17 juillet 2017 et les 12, 13, 16, 17, 18, 20, 21, 22, 24 et 25 août 2017 et ont permis d'identifier que l'origine de la contamination se trouvait dans le lait fourni par M. [S].

Le sinistre a été déclaré auprès des assureurs respectifs et un procès-verbal de constatation des causes et circonstances du sinistre et d'évaluation des dommages a été signé par les experts le 12 octobre 2017.

A défaut de solution amiable, les sociétés MMA IARD assurances mutuelles et MMA IARD SA (les sociétés MMA) et la fromagerie ont fait assigner la société Groupama en indemnisation.

Par jugement du 29 mars 2022, le tribunal judiciaire de Lyon a :

- déclaré recevable l'action des sociétés MMA,

- condamné la société Groupama à payer à la fromagerie la somme de 11'162 euros,

- débouté les parties pour le surplus,

- ordonné l'exécution provisoire de la décision,

- condamné la société Groupama aux dépens.

Par déclaration du 23 mai 2022, les sociétés MMA et la fromagerie ont relevé appel du jugement.

Au terme de leurs dernières conclusions notifiées le 28 février 2023, elles demandent à la cour de réformer le jugement et, statuant à nouveau, de :

- dire et juger que M. [S] est responsable, sur le fondement du régime juridique des produits défectueux dont l'ensemble des conditions sont remplies, du préjudice qu'elles ont subi,

- dire et juger que la société Groupama est tenue de garantir son assuré des conséquences dommageables de sa responsabilité,

par voie de conséquence,

- condamner la société Groupama à payer aux sociétés MMA la somme de 150'185,29 euros en réparation du préjudice subi,

- condamner la société Groupama à payer à la fromagerie la somme de 22'824 euros en réparation du préjudice subi,

ajoutant au jugement,

- condamner la société Groupama à payer aux sociétés MMA la somme de7 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens de l'instance conformément aux articles 698 et 699 du même code,

- mettre à la charge de la société Groupama et du GAEC [7] (sic) en cas d'exécution forcée de la décision à intervenir, les sommes retenues par l'huissier de justice instrumentaire au titre de l'article 10 du décret n° 96-10980 du 12 décembre 1996 portant fixation du tarif des huissiers de justice en matière civile et commerciale, tel que modifié par l'article deux du décret 2001-212 du 8 mars 2001.

Au terme de ses dernières conclusions notifiées le 13 septembre 2022, la société Groupama demande à la cour de :

- la réformer le jugement et statuant à nouveau,

à titre principal,

- dire et juger que la demande des sociétés MMA est irrecevable et les en débouter,

- dire et juger que la fromagerie est responsable de l'incorporation du lait dans ses fromages et qu'elle est débitrice d'une obligation de résultat dans le contrôle de ces matières premières,

en conséquence,

- débouter la fromagerie et les sociétés MMA de l'intégralité de leurs demandes,

- condamner la fromagerie et les sociétés MMA à lui payer la somme de 6 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

à titre infiniment subsidiaire,

- dire et juger que la responsabilité de M. [S] doit être limitée à la part de sa fourniture dans la production de la fromagerie et qu'en toute hypothèse l'indemnisation de la fourniture du lait comme celle du préjudice excédant la somme de 500 euros doit être exclue.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 4 mai 2023.

Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, la cour se réfère, pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, à leurs conclusions écrites précitées.

MOTIFS DE LA DÉCISION

1. Sur la recevabilité de l'action engagée par les sociétés MMA

La société Groupama soutient que les demandes des sociétés MMA sont irrecevables, faute de justifier d'une subrogation légale régulière. Elle fait valoir essentiellement que :

- les sociétés MMA ne rapportent pas la preuve que le paiement a été réalisé en vertu d'une garantie souscrite et acceptée par la fromagerie, à défaut de produire une police signée par l'assurée ;

- les sociétés MMA disposaient de deux moyens pour s'opposer à l'indemnisation de la fromagerie : d'une part, la nullité du contrat pour fausse déclaration intentionnelle, la fromagerie ayant faussement déclaré n'avoir subi aucune contamination au cours des cinq années précédant la souscription du contrat, d'autre part, l'existence d'une exclusion contractuelle figurant au paragraphe 2.1.2 des conditions générales, excluant les dommages causés aux produits de l'assuré.

Les appelantes répliquent que :

- elles versent aux débats la police d'assurance complète et signée ;

- le contrat d'assurance n'encourt pas la nullité, dès lors que la fromagerie n'a commis aucune fausse déclaration puisque les sinistres subis antérieurement par la fromagerie n'avaient pas nécessité le retrait ou le rappel des produits ; qu'en tout état de cause, l'inexactitude des déclarations n'entraîne pas la nullité du contrat lorsque l'assuré est de bonne foi ; en outre, un tiers au contrat d'assurance ne peut se prévaloir de la nullité du contrat ;

- les sociétés MMA n'ont pas indemnisé leur assurée de réclamations non garanties.

Réponse de la cour

Aux termes de l'article L. 121-12 du code des assurances, l'assureur qui a payé l'indemnité d'assurance est subrogé, jusqu'à concurrence de cette indemnité, dans les droits et actions de l'assuré contre les tiers qui, par leur fait, ont causé le dommage ayant donné lieu à la responsabilité de l'assureur.

Pour bénéficier de la subrogation de plein droit instituée par cet article, l'assureur doit justifier qu'il a effectivement payé l'indemnité d'assurance et que le paiement est intervenu en exécution d'une obligation de garantie qui avait été souscrite par contrat. En revanche, contrairement à ce qu'a retenu le premier juge, il n'a pas à rapporter la preuve d'un paiement concomitant au profit de l'assuré.

Les sociétés MMA justifient avoir payé une indemnité d'assurance de 150 185,29 euros à l'assurée « en règlement de l'indemnité définitive et pour solde de tout compte au titre du contrat 141 043 191 et correspondant aux frais garantis et exposés suite à la livraison de lait contaminé par des salmonelles entre le 12/08/2017 et le 25/08/2017 par M. [S] » par la production d'une quittance subrogative datée du 19 février 2018 signée par l'assurée et d'une capture d'écran d'une page de leur logiciel de gestion intitulée « planche comptable événement ».

Elles justifient également de la souscription par la fromagerie d'un contrat d'assurance n° 141 043 191 « contamination des produits » à effet du 1er mars 2015, par la production du contrat conclu avec la société Coveab Risks, aux droits de laquelle elles viennent, ne portant pas la signature de la fromagerie, et d'un avenant au même contrat à effet du 1er mars 2016, conclu avec les sociétés MMA et signé par la fromagerie le 30 mars 2016.

Ainsi, nonobstant le défaut de signature sur les conditions particulières et générales du contrat initial produit, en signant la quittance subrogative précitée et l'avenant de mars 2016, la fromagerie a reconnu, tant son adhésion au contrat que l'existence de la garantie litigieuse. Ces documents sont suffisants pour démontrer que le règlement effectué par les sociétés MMA est intervenu en exécution de son obligation de garantie.

S'agissant de la nullité du contrat pour fausse déclaration intentionnelle, la seule production par la société Groupama d'un tableau des sinistres subis par la fromagerie entre 2009 et 2014 du fait de la contamination des produits par une bactérie ne suffit pas à démontrer qu'elle a établi une fausse déclaration intentionnelle en reconnaissant, par la signature de l'avenant de mars 2016, qu'« au cours des 5 dernières années ['], [son] site n'a subi aucune contamination, suspectée ou avérée, accidentelle ou malveillante, ayant nécessité le retrait ou le rappel de produits », dès lors, d'une part, que le tableau a été établi par la société Groupama elle-même et n'est corroboré par aucune pièce, et, d'autre part, qu'il ne ressort pas de ce tableau que les contaminations ont entraîné le retrait ou le rappel de produits. Au surplus, la société Groupama ne rapporte pas la preuve que cette déclaration de l'assurée, à la supposer inexacte, a été faite de mauvaise foi dans l'intention de tromper l'assureur sur la nature du risque.

Enfin, c'est à tort que la société Groupama soutient que l'examen du tableau récapitulatif des dommages figurant dans le procès-verbal contradictoire impose d'exclure le coût d'achat du lait pour un montant de 126 308,65 euros en application de l'exclusion contractuelle figurant au paragraphe 2.1.2 des conditions générales du contrat d'assurance, alors qu'il résulte du rapprochement entre le tableau des garanties figurant en page 5/8 des conditions particulières et le lexique figurant à la fin des conditions générales du contrat que celui-ci couvre notamment les frais de remplacement des produits contaminés, à savoir, notamment, « les frais correspondant au prix des matières premières et produits utilisés ».

Au vu de ce qui précède, les sociétés MMA sont fondées à invoquer la subrogation légale de l'article L. 121-12 du code des assurances et justifient d'une qualité à agir à l'encontre de la société Groupama.

Le jugement est en conséquence confirmé en ce qu'il a déclaré leur action recevable.

2. sur la responsabilité du producteur laitier

Les sociétés MMA et la fromagerie sollicitent la confirmation du jugement entrepris en ce qu'il a considéré que le lien entre le dommage (la perte de fromages) et la défectuosité du produit (le lait contaminé) est rapportée, mais son infirmation en ce qu'il n'a pas retenu l'entière responsabilité de M. [S] et a considéré que la fromagerie est responsable pour moitié du sinistre. Elles font valoir que :

- la preuve de la défectuosité du lait est évidente, les experts mandatés par les assurances ayant établi contradictoirement que le lait contaminé par la salmonelle provenait de M. [S] et l'expert missionné par la société Groupama n'ayant manifesté aucun désaccord sur les causes et circonstances du sinistre ;

- le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux est un régime de responsabilité dite objective, ce qui signifie qu'il ne nécessite pas la démonstration d'une faute du producteur, mais seulement que le produit n'a pas offert la sécurité attendue et présente donc un défaut ;

- il n'existe aucune faute de la victime au sens de l'article 1245-12 du code civil susceptible de réduire ou atténuer la responsabilité du producteur, à partir du moment où la fromagerie est elle-même obligée de se conformer aux exigences du cahier des charges de l'appellation d'origine protégée, qui impose de procéder à l'emprésurage du lait dans un délai maximum de 24 heures après la traite la plus ancienne, ce qui ne permet pas de réaliser les analyses et d'en obtenir le résultat ; en outre, la bactérie n'est pas instantanément détectable dans le lait puisqu'elle le devient lorsque la bactérie s'est développée ;

- la fromagerie n'a commis aucune faute dans la survenance du sinistre, la décision de reprise de la collecte en lait cru pour M. [S] ayant été fait après plus de 10 jours de filtres négatifs ; à l'inverse, les différentes investigations ont mis en évidence que l'éleveur avait été négligent en ne prenant pas toutes les mesures nécessaires pour éviter une contamination du lait par l'eau d'abreuvement et qu'il n'a pas informé la fromagerie de la positivité de la seconde analyse des filtres dans le cadre du protocole de surveillance ;

- M. [S] ne peut se prévaloir d'aucune des cinq causes d'exonération de sa responsabilité de plein droit prévues à l'article 1245-10 du code civil.

La société Groupama réplique que :

- le lait de M. [S] n'était pas défectueux au sens de l'article 1245-3 du code civil puisque la fourniture de lait cru destiné à la fabrication de fromages n'est pas soumise à la même réglementation que la production de lait cru destiné à la consommation humaine et qu'aucune réglementation ne prévoit que le lait destiné à la fabrication de fromages doit être stérile ni ne fait obligation au producteur laitier de procéder à des contrôles bactériologiques; au contraire, le règlement CE 852/2004 prévoit que la législation ne doit pas comporter de limites en teneur de bactéries au-delà desquelles le lait ne peut pas être mis sur le marché et qu'il est établi que du lait même comportant des bactéries peut être utilisé en toute sécurité si les mesures appropriées sont prises ; encore, il y a une présomption légale d'une possible altération de la qualité hygiénique du lait sans pour autant qu'un manquement à la réglementation et aux normes d'hygiène soit caractérisé, de sorte que le fromager doit normalement s'attendre à recevoir du lait contenant des bactéries ; l'obligation de respecter des critères microbiologiques imposant l'absence de salmonelles dans un échantillon de 25 g de fromage au lait cru pèse sur le producteur de fromage qui est tenu d'une obligation de résultat, et non sur le producteur laitier qui n'est tenu que d'une obligation de moyens et pour lequel il existe une tolérance quant à la présence de germes dans le lait cru ;

- seul peut être qualifié de défectueux un lait dont la teneur en bactéries dépasse les seuils réglementaires et qui a été récolté sur des animaux non sains au sens de la réglementation;

or, les appelantes ne démontrent aucune contamination supérieure aux normes en vigueur ni aucun manquement de l'éleveur à ses obligations quant à la surveillance de son troupeau et au respect des règles d'hygiène ; il n'a été trouvé aucun animal malade chez M. [S];

- sur le lien de causalité, s'il n'est pas contesté que la bactérie qui a été à l'origine du retrait de la vente des fromages a le même génome que celle trouvée dans les analyses du lait produit par M. [S], force est de constater qu'eu égard à l'obligation de la fromagerie de contrôler la qualité du lait avant toute transformation, aucun préjudice n'aurait été causé à la fromagerie si elle avait respecté la réglementation en vigueur ; le tribunal a retenu à bon droit une faute de la fromagerie pour ne pas avoir contrôlé le lait, mais a retenu de manière erronée un partage de responsabilité entre M. [S] et la fromagerie, alors qu'il convient de retenir intégralement la faute de la fromagerie ;

- le lien de causalité disparaît lorsque la victime est responsable de son propre dommage et, en l'espèce, il est démontré que si le fromage ne peut être vendu, c'est à cause de la présence de salmonelles mais que celle-ci résulte de l'absence de contrôle par le fromager avant la transformation des laits qu'il utilise ; la fromagerie ne démontre pas l'impossibilité matérielle dans laquelle elle se trouve de faire des analyses et d'identifier le producteur de lait défaillant dans un délai de 24 heures ; en tout état de cause, peu importe que la fromagerie n'ait pas le temps de faire des analyses comme elle le prétend, dès lors qu'elle est tenue à une obligation de résultat et que le débiteur d'une telle obligation ne peut se décharger de sa responsabilité sur celui qui n'est tenu que d'une obligation de moyen et dont la prestation se situe en amont de la fabrication ;

- sur le fondement de l'article 1245-10, 4° et 5°, du code civil, M. [S] doit être exonéré de toute responsabilité, puisque la contamination du lait est inévitable, qu'en l'état des connaissances techniques et scientifiques, il ne lui était pas possible de déceler l'existence d'un défaut dans le lait et que la charte de production du reblochon lui impose de fournir un lait le plus rapidement possible, dans des délais ne permettant pas de procéder à une analyse bactériologique.

Réponse de la cour

L'article 1245 du code civil, dans sa rédaction issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, applicable au litige, dispose que le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit, qu'il soit ou non lié par un contrat avec la victime.

Aux termes de l'article 1245-3 du même code, un produit est défectueux au sens du présent chapitre lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre.

Dans l'appréciation de la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre, il doit être tenu compte de toutes les circonstances et notamment de la présentation du produit, de l'usage qui peut en être raisonnablement attendu et du moment de sa mise en circulation.

Un produit ne peut être considéré comme défectueux par le seul fait qu'un autre, plus perfectionné, a été mis postérieurement en circulation.

Enfin, conformément à l'article 1245-8, le demandeur doit prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage. Dès lors, il lui incombe d'établir, outre que le dommage est imputable au produit incriminé, que celui-ci est défectueux, cette preuve pouvant être rapportée par des présomptions pourvu qu'elles soient graves, précises et concordantes.

En l'espèce, s'agissant de la preuve du dommage, il est établi et non contesté que les reblochons fabriqués avec les collectes de lait effectuées les 12, 13, 14 et 17 juillet 2017 et les 12, 13, 16, 17, 18, 20, 21, 22, 24 et 25 se sont révélés impropres à la consommation en raison d'une contamination à la bactérie salmonelle et qu'ils ont dû être détruits.

La société Groupama ne conteste pas que la bactérie à l'origine du retrait de la vente des fromages a le même génome que celle trouvée dans l'exploitation de M. [S].

Il ressort en effet du rapport d'expertise contradictoire établi par la société Saretec France le 7 novembre 2017 et de son courrier aux sociétés MMA du 18 décembre 2017 que :

- les fromages produits du 12 au 15 juillet et le 18 juillet 2017 puis les 13, 14, 15, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 24 et 25 août 2017 étaient contaminés par des salmonelles,

- le sérotypage de salmonelles a mis en évidence la présence de Salmonella Enteritidis, - les résultats d'analyses montrent que seul le producteur n° 49, M. [S], est positif à la recherche de Salmonella Enteritidis,

- la persistance de ces bactéries a été mise en évidence dans les reblochons, les rendant impropres à la consommation au titre du règlement européen 2073/2005,

- les fromages contaminés ont été contradictoirement dénombrés à hauteur de 88 palettes, soit un poids net de l'ordre de 21'184 kg de fromages à détruire.

S'agissant du caractère défectueux de ce lait, la cour a rappelé plus avant qu'il résulte de l'article 1245-3 du code civil qu'un produit est défectueux lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre et que dans l'appréciation de ce critère, il doit être tenu compte notamment de l'usage qui peut être raisonnablement attendu du produit.

En l'espèce, l'usage qui pouvait être raisonnablement attendu du lait vendu par M. [S] à la fromagerie est sa transformation en reblochons au lait cru destinés à être mis sur le marché et consommés par des consommateurs. Il en résulte que la contamination du lait par une bactérie pathogène du genre salmonelle, dont il ressort du préambule du règlement (CE) n° 2073/2005 de la Commission du 15 novembre 2005 concernant les critères microbiologiques applicables aux denrées alimentaires (considérant n° 16) que la présence dans le lait non pasteurisé et certains produits à base de lait non pasteurisé est susceptible de « présenter un risque élevé pour la santé publique », constitue un défaut au sens de l'article 1245-3 précité, en ce que cette contamination n'offre pas la sécurité à laquelle l'acquéreur et le sous-acquéreur peuvent légitimement s'attendre dans le cadre de l'opération de transformation du lait en reblochons au lait cru puis de consommation de ceux-ci.

La société Groupama n'est pas fondée à arguer d'une absence de réglementation applicable au lait destiné à la fabrication de fromages et à soutenir que l'obligation de respecter des critères microbiologiques imposant l'absence de salmonelles dans un échantillon de 25 g de fromage au lait cru pèse sur le seul producteur de fromage, à l'exclusion du producteur laitier, alors que le règlement (CE) précité, qui énonce, en son annexe I, que les fromages mis sur le marché fabriqués à partir de lait cru ne doivent contenir aucune salmonelle dans un échantillon de 25 g, précise, en son article 3, que les mesures nécessaires à assurer le respect des critères microbiologiques pertinents établis à l'annexe I doivent être prises par les exploitants du secteur alimentaire à tous les stades de la production, de la transformation et de la distribution des denrées alimentaires, ce dont il résulte que le producteur de lait cru utilisé pour la fabrication de fromages au lait cru est tenu, au même titre que le producteur de fromages, de prendre les mesures utiles au respect des critères de sécurité des denrées alimentaires.

C'est encore vainement que la société Groupama allègue l'absence de preuve d'un manquement de M. [S] aux normes d'hygiène pour contester le caractère défectueux du lait, dès lors qu'il résulte des articles 1245-9 et 1245-10 du code civil que la responsabilité du producteur est une responsabilité de plein droit et qu'il peut être responsable du défaut alors même que le produit a été fabriqué dans le respect des règles de l'art ou de normes existantes ou qu'il a fait l'objet d'une autorisation administrative.

Il ne saurait être retenu que le lait porte en lui une présomption de contamination et qu'il appartient à la fromagerie de contrôler la qualité du lait avant toute transformation afin d'écarter les laits à risques en amont de la production, alors que le cahier des charges de l'appellation d'origine protégée auquel elle est soumise, impose à la fromagerie de procéder à l'emprésurge du lait dans un délai maximum de 24 heures après la traite la plus ancienne, de sorte qu'elle ne peut attendre les résultats d'analyse des échantillons de lait avant de démarrer la production des fromages.

C'est à tort que le tribunal a procédé à un partage de responsabilité par moitié entre M. [S] et la fromagerie, au motif que s'il est exact que le délai de 24 heures ne peut être respecté avec des analyses préalables, cette contrainte est inhérente aux produits fabriqués par la fromagerie avec du lait cru et que le producteur n'a pas à en supporter seul la charge. En effet, alors qu'en application de l'article 1245-12 du code civil, la responsabilité du producteur ne peut être réduite ou supprimée, compte tenu de toutes les circonstances, que lorsque le dommage est causé conjointement par un défaut du produit et par la faute de la victime ou d'une personne dont la victime est responsable, aucune faute n'est établie, en l'espèce, à l'encontre de la fromagerie.

Le jugement est donc infirmé en ce qu'il a procédé à un partage de responsabilité par moitié.

La société Groupama soutient enfin qu'en application de l'article 1245-10, 4° et 5°, du code civil, M. [S] doit être exonéré de toute responsabilité, aux motifs que la contamination du lait est inévitable, qu'en l'état des connaissances techniques et scientifiques, il ne lui était pas possible de déceler l'existence d'un défaut dans le lait et que la charte de production du reblochon lui impose de fournir un lait le plus rapidement possible, dans des délais ne permettant pas de procéder à une analyse bactériologique.

Selon l'article 1386-11 du code civil, devenu 1245-10, le producteur est responsable de plein droit à moins qu'il ne prouve :

[...]

4° Que l'état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n'a pas permis de déceler l'existence du défaut ;

5° Ou que le défaut est dû à la conformité du produit avec des règles impératives d'ordre législatif ou réglementaire.

En premier lieu, il résulte de ce texte que le caractère prétendument inévitable de la contamination n'est pas une cause d'exonération de la responsabilité du producteur.

En deuxième lieu, il est faux de prétendre que la présence de salmonelles dans le lait livré par M. [S] est due à la conformité de ce lait à la charte de production du reblochon, étant observé au surplus que cette charte n'est pas une règle impérative d'ordre législatif ou réglementaire.

En troisième lieu, alors que la cause d'exonération tirée de l'état des connaissances scientifiques et techniques doit faire, comme tous les cas d'exonération de la responsabilité du producteur limitativement énumérés à l'article 7 de la directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des états membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, l'objet d'une interprétation stricte, force est de considérer que l'état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où M. [S] a mis le lait en circulation, permettait de déceler l'existence d'une contamination à la salmonelle, et que l'absence de dépistage bactériologique systématique du lait n'a pas pour cause l'état des connaissances scientifiques et techniques mais des contraintes économiques et de respect de la charte de production du reblochon.

Au vu de ce qui précède, il convient de retenir que le lait livré par M. [S] est à l'origine de la contamination des reblochons à la salmonelle, que cette contamination constitue un défaut au sens de l'article 1245-3 du code civil, que le lien de causalité entre le produit défectueux et l'atteinte de 21'184 kg de reblochon est établi et que M. [S] ne peut se prévaloir d'une cause d'exonération de responsabilité.

3. Sur les demandes indemnitaires

Les sociétés MMA et la fromagerie font valoir que :

- le montant total du préjudice subi par la fromagerie consécutivement à la contamination par la salmonelle du lait fourni par M. [S] a été évalué contradictoirement par les deux experts des sociétés d'assurance à la somme de 173'009,29 euros ;

- la fromagerie a été contrainte de conserver à sa charge la somme de 22'824 euros correspondant montant de sa franchise contractuelle (10'000 euros), aux frais de destruction des produits non garantis (9 368 euros) et aux frais kilométriques (3 456 euros) ; dès lors qu'il est démontré qu'elle n'a commis aucune faute ayant contribué à la survenance du sinistre, la société Groupama doit être condamnée à lui verser une indemnité de 22'824 euros en réparation de son entier préjudice ;

- les sociétés MMA ont payé à la fromagerie une indemnité d'un montant de 150'185,29 euros ; l'évaluation du préjudice effectué contradictoirement par les deux experts des assureurs est opposable à la société Groupama ; contrairement à ce qu'a retenu le tribunal, l'article 1245-1 du code civil ne dit pas que le produit défectueux lui-même ne peut être indemnisé et ne prévoit pas une franchise d'un montant de 500 euros ; l'article prévoit simplement que pour engager la responsabilité du producteur, la défectuosité du produit doit consister en un défaut de sécurité ayant causé un dommage à une personne à un bien autre que le produit défectueux lui-même, et que les dispositions du chapitre s'appliquent au montant déterminé par décret, soit 500 euros ; contrairement à ce qu'a jugé le tribunal, l'indemnisation du coût de la transformation du lait contaminé et les charges d'exploitation afférentes au produit lui-même sont bien prévues par le contrat d'assurance et les sociétés MMA ont bien indemnisé leur assuré à ce titre.

La société Groupama réplique que :

- l'évaluation des dommages versée aux débats, bien que signée par son expert, ne vaut pas reconnaissance d'un préjudice indemnisable, le chiffrage contradictoire du préjudice n'empêchant pas la contestation juridique du bien-fondé de la réclamation ;

- il résulte de l'article 1245-1 du code civil et de la jurisprudence de la Cour de cassation que la responsabilité ne s'étend pas au produit défectueux lui-même et aux préjudices économiques découlant de cette atteinte ;

- en outre, aux termes de l'article 1245-12 du code civil, la responsabilité du producteur peut être réduite voire supprimée, lorsque le dommage a été causé conjointement par un défaut du produit et par la faute de la victime ; en l'espèce, l'ampleur du dommage résulte de l'absence de contrôle des matières premières en amont du processus de fabrication et du mélange des laits provenant de diverses exploitations, avec pour effet que lorsqu'une exploitation est contaminée, ce sont plusieurs milliers de litres de lait qui sont contaminés ;

- dans ces conditions, les réclamations suivantes ne sauraient être entièrement indemnisées: achat du lait, coût de transformation, coût de transport supplémentaire, charges d'exploitation (ces trois derniers préjudices devant être limités au prorata des quantités livrées par M. [S]), frais d'analyse, destruction y compris transport ;

- le préjudice résultant du retrait et de la destruction des fromages doit encore être limité parce que le lait isolé a été réutilisé après pasteurisation et a servi à faire des produits dont la marge est supérieure à celle réalisée avec les fromages détruits ;

- la somme de 500 euros fixée par l'article 1245-1 du code civil doit être déduite de la réclamation, cette somme n'étant pas indemnisable.

Réponse de la cour

Les sociétés MMA et la fromagerie demandent la condamnation de la société Groupama à leur payer la somme totale de 173'009,29 euros, ainsi décomposée :

achat du lait (facture août 2017) 126'308,65 €

coût de transformation (facture août 2017) 23'083,20 €

indemnités kilométriques 3 456,00 €

frais d'analyse (Lidal et interne) 2 969,14 €

charges d'exploitation 7 824,30 €

destruction 9 368,00 €.

Les sociétés MMA produisent une quittance de règlement de sinistre par laquelle la fromagerie reconnaît avoir reçu la somme de 150'185,29 euros « en règlement de l'indemnité définitive et pour solde de tout compte au titre du contrat 141 043 191 et correspondant aux frais garantis et exposés suite à la livraison de lait contaminé par des salmonelles entre le 12/08/2017 et le 25/08/2017 par M. [S] », franchise de 10'000 euros déduite, et les subroge dans tous ses droits et actions.

Ainsi qu'il a été rappelé plus avant, selon l'article 1245-12 du code civil, la responsabilité du producteur peut être réduite ou supprimée, compte tenu de toutes les circonstances, lorsque le dommage est causé conjointement par un défaut du produit et par la faute de la victime.

En l'espèce, il a été retenu qu'aucune faute ne peut être reprochée à la fromagerie en raison de l'absence de contrôle des matières premières en amont du processus de fabrication, cette absence résultant du respect du cahier des charges de l'appellation d'origine protégée auquel la fromagerie et M. [S] sont soumis.

Par ailleurs, si la mise en commun et le mélange du lait de M. [S] avec ceux d'autres membres de la coopérative a conduit à une aggravation du dommage, ce mélange n'a pas causé le dommage qui résulte exclusivement de la contamination du lait fourni par M. [S], lequel a contaminé l'ensemble de la production de reblochons.

La société Groupama ne rapportant pas la preuve qui lui incombe que l'une des fautes alléguées à l'encontre de la fromagerie serait la cause, même partielle, du dommage que celle-ci a subi, il n'y a pas lieu de faire application de l'article précité et de réduire ou supprimer la responsabilité du producteur.

Selon l'article 1245-1 du code civil, la responsabilité du fait des produits défectueux s'applique à la réparation du dommage résultant d'une atteinte à la personne et du dommage supérieur à un montant déterminé par décret, qui résulte d'une atteinte à un bien autre que le produit défectueux lui-même.

Il résulte de ce texte que ce régime de responsabilité ne s'applique pas à la réparation du dommage qui résulte d'une atteinte au produit défectueux lui-même et aux préjudices économiques découlant de cette atteinte.

En conséquence, les appelantes ne sont pas fondées à solliciter, sur le fondement de la responsabilité des produits défectueux, le remboursement de la facture d'achat du lait pour 126 308,65 euros.

En revanche, les autres préjudices, qui sont consécutifs à l'atteinte aux fromages produits et non au lait lui-même, sont indemnisables. L'évaluation des préjudices ouvrant droit à réparation en application du régime de responsabilité des produits défectueux ayant été effectuée contradictoirement par les experts des deux assureurs, la société Groupama n'est pas fondée à la contester.

Au vu de ce qui précède et compte tenu de la franchise de 500 euros fixée par le décret n° 2005-113 du 11 février 2005 pris pour l'application de l'article 1386-2 du code civil, il y a lieu, par infirmation du jugement déféré, de condamner la société Groupama à payer :

- aux sociétés MMA la somme de 150'185,29 € - 126 308,65 € - 500 € = 23'376,64 euros,

- à la fromagerie la somme de 22'824 euros, correspondant au montant de sa franchise contractuelle et aux frais kilométriques et de destruction des produits non couverts par sa garantie.

4. Sur les demandes accessoires

Compte tenu de la solution donnée au litige en cause d'appel, il convient d'infirmer le jugement en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et de le confirmer s'agissant des dépens de première instance.

La société Groupama, partie perdante au principal, est condamnée aux dépens d'appel. Elle est encore condamnée à payer aux sociétés MMA la somme de 4 000 euros au titre des frais irrépétibles qu'elles ont dû engager tant en première instance qu'en appel.

Les appelantes sollicitent la condamnation de la société Groupama et du GAEC [7] (sic) à prendre en charge les sommes prévues par l'article 10 du décret n° 96-1080 du 12 décembre 1996 portant fixation du tarif des huissiers de justice en matière civile et commerciale.

Toutefois, ce texte ayant été abrogé par le décret n° 2016-230 du 26 février 2016, il n'y a pas lieu d'en faire application.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Confirme le jugement déféré en ce qu'il déclare recevable l'action des sociétés MMA IARD assurances mutuelles et MMA IARD SA, ordonne l'exécution provisoire de la décision et condamne la société Groupama Rhône-Alpes Auvergne aux dépens de première instance,

L'infirme pour le surplus,

Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant,

Condamne la société Groupama Rhône-Alpes Auvergne à payer aux sociétés MMA IARD assurances mutuelles et MMA IARD SA la somme de 23'376,64 euros,

Condamne la société Groupama Rhône-Alpes Auvergne à payer à la société Fromageries Chabert la somme de 22'824 euros,

Déboute les parties du surplus de leurs demandes,

Condamne la société Groupama Rhône-Alpes Auvergne à payer aux sociétés MMA IARD assurances mutuelles et MMA IARD SA la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamne la société Groupama Rhône-Alpes Auvergne aux dépens d'appel.