Livv
Décisions

CA Bordeaux, 4e ch. com., 3 juin 2024, n° 23/05659

BORDEAUX

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Défendeur :

Le Comptoir d'Etienne (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Franco

Conseillers :

Mme Goumilloux, Mme Masson

Avocats :

Me Chauve, Me Muller

TJ Bordeaux, du 21 nov. 2023, n° 13/0476…

21 novembre 2023

EXPOSE DU LITIGE

Par acte du 15 octobre 1990, M. [H] (le bailleur) a donné à bail commercial des locaux situés au [Adresse 1], à la SARL le Briefing pour y exercer une activité de 'salon de thé-café et restauration choisie avec installation d'une cuisine pour la seule préparation de plats cuisines et froids ou réchauffés et glacier'. Le bail a fait l'objet d'un renouvellement en 2004.

Le fonds de commerce a fait l'objet de plusieurs cessions et la SARL GEM, devenue le Comptoir d'Etienne ( le preneur), a acquis le fonds de commerce par acte du 29 août 2007 comprenant le droit au bail.

Par acte du 19 février 2013, le preneur a sollicité le renouvellement du bail venant à terme le 31 mars 2013.

Par acte du 12 mars 2013, le bailleur a fait signifier à son locataire son refus de renouveler le bail, en raison du comportement fautif du locataire qui aurait selon lui violé de façon volontaire et permanente la clause de destination des lieux en se prévalant des dispositions de l'article L 145-17 I du code de commerce pour se soustraire au paiement d'une indemnité d'éviction.

Par acte du 17 mai 2013, le preneur a assigné le bailleur aux fins de contester le motif invoqué au soutien du refus de verser une indemnité d'éviction et afin de voir ordonner une expertise judiciaire afin d' évaluer le montant de celle-ci.

Par jugement du 7 juillet 2016, le tribunal judiciaire de Bordeaux a reconnu la créance de la société GEM au titre de l'indemnité d'éviction et a ordonné avant-dire droit une mesure d'expertise judiciaire afin d'évaluer les montants de cette créance, et a ordonné un sursis à statuer sur les autres chefs de demande. Il a renvoyé l'affaire à la mise en état.

Monsieur [H] a relevé appel du jugement le 18 juillet 2016.

Le preneur a pris à bail des nouveaux locaux dans la même rue en novembre 2016. Il y a transféré une partie de son activité le 1er juillet 2017 après y avoir effectué d'importants travaux.

La cour d'appel de Bordeaux a, par arrêt du 11 février 2019, confirmé le jugement du 7 juillet 2016.

L'expert judiciaire a déposé son rapport le 8 février 2022.

Le preneur a quitté les lieux le 6 mai 2022.

Le preneur a sollicité du juge de la mise en état la condamnation du bailleur à lui verser une provision de 50 000 euros à valoir sur le montant de l'indemnité d'éviction.

Par ordonnance contradictoire du tribunal judiciaire de Bordeaux en date du 21 novembre 2023, le juge de la mise en état a :

- condamné Monsieur [H] à payer à la société GEM devenue la SARL Le Comptoir d'Etienne une somme de 50 000 euros à titre de provision à valoir sur l'indemnité d'éviction,

- condamné la société GEM devenue la SARL Le Comptoir d'Etienne à payer à Monsieur [H] la somme de-9 043.15 euros à titre de provision à valoir sur les indemnités d`occupation,

- ordonné la compensation des provisions,

- condamné en conséquence Monsieur [H] à payer à la société GEM devenue la SARL Le Comptoir d'Etienne une somme de 40 956,85 euros à titre de provision à valoir sur l'indemnité d'éviction,

- rejeté les autres demandes,

- dit que chaque partie conserve à sa charge les frais engagés non compris dans les dépens de l'incident,

- renvoyé l'affaire à la mise en état continue du 31 janvier 2024, pour conclusions de Monsieur [H] après expertise,

- réservé les dépens.

Par déclaration au greffe du 14 décembre 2023, M. [H] a relevé appel de l'ordonnance du juge de la mise en état et a intimé la société Le comptoir d'Etienne. Celle-ci n'a pas formé d'appel incident.

PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

Par dernières écritures notifiées par message électronique le 1er avril 2024, auxquelles la cour se réfère expressément, M. [H] demande à la cour de :

Vu l'article 789 du code de procédure civile ;

Ordonner le rabat de l'ordonnance de clôture à la date de l'audience de plaidoirie

Confirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société GEM devenue la SARL le Comptoir d'Etienne à payer à M. [H] la somme de 9 043,15 euros à titre de provision à valoir sur les indemnités d'occupation,

Infirmer l'ordonnance du 21 novembre 2023 en ce qu'elle a :

Condamné M. [H] à payer à la société GEM devenue la SARL Le Comptoir d'Etienne une somme de 50 000 euros à titre de provision à valoir sur l'indemnité d'éviction ;

Condamné en conséquence M. [H] à payer à la société GEM devenue la SARL le Comptoir d'Etienne une somme de 40 956,85 euros à titre de provision à valoir sur l'indemnité d'éviction,

Rejeté les autres demandes,

Dit que chaque partie conserve à sa charge les frais engagés non compris dans les dépens de l'incident,

Statuant à nouveau :

Débouter la Société le Comptoir d'Etienne de sa demande de provision ;

Condamner la Société le Comptoir d'Etienne au paiement d'une provision de 2.769,20 euros au titre des frais de nettoyage exposés ;

Condamner la Société le Comptoir d'Etienne à payer à M. [H] la somme de 1.500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

La condamner aux entiers dépens de l'instance.

Par dernières écritures notifiées par message électronique le 4 avril 2024, auxquelles la cour se réfère expressément, la société le Comptoir d'Etienne demande à la cour de :

Vu les dispositions du code de commerce relative aux baux commerciaux,

Vu l'article L 145-14 du code de commerce,

Vu le jugement du 07 juillet 2016, confirmé par la cour d'appel,

Vu le rapport de l'expert judiciaire,

Vu les dispositions de l'article 789 du code de procédure civile,

Vu l'ordonnance dont appel,

Ordonner le rabat de l'ordonnance de clôture ;

Confirmer l'ordonnance dont appel en toutes ses dispositions relatives aux provisions octroyées à chacune des parties, et à la compensation de celles-ci,

Confirmer en conséquence l'ordonnance dont appel en ce qu'elle condamne Monsieur [I] [H] à verser à la Société le Comptoir d'Etienne la somme de 40 956,85 euros,

Rejeter la demande de Monsieur [I] [H] de condamnation de l'intimée au paiement d'une provision de 2 769,20 euros au titre de frais de remise en état,

Débouter Monsieur [I] [H] de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions,

Condamner Monsieur [I] [H] à payer à la société le Comptoir d'Etienne une indemnité de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamner Monsieur [I] [H] aux entiers dépens, en ceux compris ceux de l'incident de première instance.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 25 mars 2024 et l'affaire a été fixée à bref délai à l'audience du 8 mars 2024. A cette date, l'ordonnance de clôture a été rabattue. L'affaire a été à nouveau clôturée puis plaidée à la demande des parties.

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des prétentions et des moyens des parties, il est, par application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, renvoyé à la décision déférée et aux dernières conclusions écrites.

MOTIFS DE LA DECISION

1- Il sera relevé que l'intimée ne soulève plus dans ses dernières conclusions l'irrecevabilité de l'appel de la demande du bailleur.

Sur la demande de provision à valoir sur le montant de l'indemnité d'éviction :

2- Le bailleur appelant soutient que le juge de la mise en état a statué au fond et n'a pas motivé sa décision quant au caractère non sérieusement contestable de la créance. Il affirme en effet qu'il existe une contestation sérieuse quant à la valorisation de la perte du droit au bail. Il explique que le preneur s'est installé dans des locaux se situant à proximité immédiate de ses anciens locaux et qui présentent une superficie bien supérieure de sorte que le droit au bail dont l'intimé est maintenant titulaire a une valeur égale, si ce n'est supérieur, à son ancien droit au bail. L'appelant en déduit que la perte du droit au bail est nulle. Il fait valoir à cet effet que le preneur n'a pas réglé de pas-de-porte lors de la conclusion de son nouveau bail et que l'expert a produit un acte de cession de fond de commerce dans le quartier faisant état d'un bail sans pas-de-porte. Le bailleur soutient que le juge de la mise en état a fait une lecture erronée de l'arrêt de la cour de cassation dont le preneur se prévalait pour soutenir que l'indemnité d'éviction ne peut être d'un montant égal à zéro. Il ajoute qu'il existe également une contestation sérieuse quant à l'indemnisation des frais de transfert puisque ces indemnités ne peuvent être afférentes qu'au fond de commerce dont l'exploitation est autorisée par le bail, ce qui exclut la restauration traditionnelle.

3- La preneuse rétorque que le bailleur tente depuis plusieurs années d'échapper à son obligation de lui régler une indemnité d'éviction. Elle explique qu'elle a fini par quitter les lieux sans avoir perçu d'indemnité d'éviction lorsqu'une opportunité est apparue de louer des nouveaux locaux à proximité immédiate mais que d'importants travaux devaient être réalisés qui l'ont contrainte à souscrire un emprunt de 308 000 euros. Elle affirme que dans un arrêt important publié au bulletin, la cour de cassation a jugé qu'en cas de non-renouvellement du bail commercial, l'indemnité d'éviction ne peut être inférieure à la valeur du droit au bail des locaux évincés. Elle ajoute que le bailleur s'abstient délibérément de produire le nouveau bail qu'il a conclu, ne communiquant ainsi pas le prix de cession du droit au bail qu'il a perçu après l'avoir évincé. Elle ajoute que les nouveaux locaux qu'elle a pris à bail ne comportent pas de terrasse, ce qui lui est préjudiciable. Elle explique enfin que l'expert a répondu à l'argumentation relative à l'activité exercée.

Sur ce :

4- Aux termes de l'article L 145-14 du code de commerce, le bailleur peut refuser le renouvellement du bail. Toutefois, le bailleur doit, sauf exceptions prévues aux articles L. 145-17 et suivants, payer au locataire évincé une indemnité dite d'éviction égale au préjudice causé par le défaut de renouvellement.

Cette indemnité comprend notamment la valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que des frais et droits de mutation à payer pour un fonds de même valeur, sauf dans le cas où le propriétaire fait la preuve que le préjudice est moindre.

5- En l'espèce, le preneur a transféré son activité dans un autre local à proximité de celui dont il a été évincé de sorte qu'il n'est argué ni d'une perte du fonds de commerce, ni d'une perte de sa clientèle.

6- Pour autant, il est incontestable que le preneur a perdu le droit au bail attaché aux locaux dont il a été évincé et dont il ne pourra pas percevoir le prix de cession.

7- Contrairement à ce que soutient le bailleur, aucune jurisprudence constante et actuelle ne vient à l'appui de son argumentation selon laquelle il conviendrait de tenir compte de la valeur du droit au bail nouvellement acquis pour fixer l'indemnité d'éviction due au titre des locaux dont le preneur a été évincé.

8- Au contraire, la cour de cassation, dans un arrêt publié du 13 octobre 2021 ( Civ, 3ème, 13 octobre 2021, FS-B, n°20-19.340) a jugé que l'indemnité d'éviction, destinée à permettre au locataire évincé de voir réparer l'entier préjudice résultant du défaut de renouvellement, doit être fixée en tenant compte de la valeur du droit au bail des locaux dont le locataire est évincé.

9- Dès lors, la contestation soulevée par le preneur tiré de l'absence de prise en compte par l'expert de la valeur du droit au bail des nouveaux locaux n'est pas une contestation sérieuse.

10- En l'espèce, l'expert propose de retenir au titre de l'indemnité d'éviction :

- une indemnité principale de 67 000 euros au titre de la perte du droit au bail sur la base d'un prix au m² du droit au bail de 1000 euros majoré de 20% en raison de l'existence d'une terrasse, étant précisé que les locaux loués ont une surface utile de 58 m²,

- des indemnités accessoires à hauteur de :

- 6700 euros au titre de l'indemnité de remploi,

- 4500 euros au titre de l'indemnité liée au paiement d'un double loyer,

- 73 659 euros au titre des frais de réinstallation,

soit la somme de 152 000 euros.

11- Le bailleur ne produit aucune pièce susceptible de remettre en cause l'évaluation proposée par l'expert de la valeur du droit au bail mis à part un bail déjà produit pendant l'expertise judiciaire. Il ne produit notamment pas le bail qu'il a lui-même conclu avec un nouveau locataire.

12- Dès lors, la créance à valoir sur l'indemnité d'éviction n'apparaît pas sérieusement contestable à hauteur de 50 000 euros au regard du montant de 152 000 euros proposé par l'expert.

13- La décision de première instance sera confirmée de ce chef.

* Sur la demande de provision formée par le bailleur au titre des frais de nettoyage des locaux :

14- Le bailleur expose avoir dû exposer des frais d'enlèvement des matériaux et mobiliers laissés sur place à hauteur de 2796,50 euros lors du départ du locataire. ll fait valoir qu'il est bien fondé à solliciter la condamnation du preneur à lui verser ce montant même si celui-ci lui a versé un dépôt de garantie.

15- Le preneur soutient que le juge de la mise en état a, à bon droit, relevé que cette demande se heurtait à une contestation sérieuse, compte tenu du versement par le preneur d'un dépôt de garantie de 1830 euros. En outre, la facture de nettoyage a été émise par une société qui gère une casse automobile et est datée d'une date postérieure à la prise d'effet du nouveau preneur.

Sur ce :

16- L'article 16 du bail prévoyait le versement d'un dépôt de garantie de 1830 euros. Il n'est pas précisé le type de créance que ce dépôt de garantie doit couvrir mais il sera jugé que la créance résultant des frais engagés par le bailleur pour remettre en état des lieux en fait partie.

17- Le bailleur ne conteste pas que ce dépôt de garantie doit être restitué au départ du locataire, ce qu'il n'a pas fait. Sa créance est donc contestable à hauteur du montant de garantie.

18- Pour le surplus, il existe également une contestation sérieuse dans la mesure où la facture a été émise par une société de 'dépannage, remorquage, enlèvement épave achat vente véhicules bennes et location de voiture' et qu'elle est postérieure à la date à laquelle le nouveau preneur a démarré son exploitation des lieux.

19- Le premier juge a pu ainsi à bon droit débouter le bailleur de sa demande.

20- La décision de première instance sera confirmée de ce chef.

* sur les demandes accessoires :

21- M.[I] [H] qui succombe sera condamné aux dépens d'appel.

22- Il sera condamné à verser la somme de 3000 euros à la société Le comptoir d'Etienne au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour,

statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort,

Confirme la décision du 21 novembre 2023 par le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Bordeaux

y ajoutant,

Condamne M.[I] [H] aux dépens d'appel,

Condamne M.[I] [H] à verser la somme de 3000 euros à la société Le comptoir d'Etienne au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

Le présent arrêt a été signé par Monsieur Jean-Pierre FRANCO, président, et par Monsieur Hervé GOUDOT, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.