CA Amiens, ch. économique, 30 mai 2024, n° 22/00162
AMIENS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Lt Coffee Shop (SAS)
Défendeur :
Frey (SA), Evolution (SELARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Grevin
Conseillers :
Mme Leroy-Richard, Mme Dubaele
Avocats :
Me Guyot, Me Hittinger-Roux, Me Le Roy, Me Roussel
DECISION
La SAS LT Coffee shop (la locataire) immatriculée le 4 juillet 2018 exerçait une activité de restauration rapide sur place et de vente à emporter qu'elle exploitait dans les locaux loués à la SA Frey (la bailleresse) dans le bâtiment C de la zone commerciale dénommée « Shopping promenade c'ur Picardie» au [Adresse 2] à [Localité 6] suivant bail commercial notarié du 4 août 2017 modifié par avenant du 12 juillet 2018, moyennant un loyer de base forfaitaire annuel d'un montant de 50.000 euros HT/HC payable d'avance par trimestre en janvier avril juillet et octobre, outre un loyer variable de 7% calculé à partir du chiffre d'affaires annuel réalisé par le preneur.
Le 6 septembre 2020, elle s'est vue délivrer un commandement de payer des loyers et charges impayées entre le 1er octobre 2018 et le 1er juillet 2020 de 85.422,08 euros, visant la clause résolutoire.
Le tribunal judiciaire d'Amiens, saisi par la locataire d'une opposition au commandement de payer, de dommages et intérêts et subsidiairement d'une demande de délais de paiement, a, par jugement prononcé le 15 décembre 2021 :
- débouté la locataire de sa demande de révocation de l'ordonnance de clôture du 16 septembre 2021,
-écarté des débats ses conclusions et pièces notifiées le 1er octobre 2021,
- dit que le commandement de payer du 9 septembre 2020 est valide et a été valablement délivré par la SA Frey,
- débouté la société LT Coffee shop de sa demande de dommages et intérêts, de sa demande de restitution de l'indu, de sa demande de suspension du paiement des loyers, de sa demande de réduction des loyers,
- constaté l'acquisition, au 9 septembre 2020, de la clause résolutoire insérée au bail susvisé,
- rejeté la demande de délais de paiement et de la demande de suspension des effets de la clause résolutoire,
- ordonné l'expulsion de la locataire et de tout occupant de son chef, à l'expiration d'un délai de 2 mois à compter de la signification jugement,
- condamné la SAS Coffee shop à payer à la SA Frey la somme de 193.937,07 euros au titre des loyers, charges et indemnités d'occupation impayés au 15 octobre 2021, outre les intérêts au taux légal à compter du 9 septembre 2020 sur la somme de 85.422,08 euros et à compter du 15 septembre 2021 pour le surplus,
- l'a condamnée en outre à lui verser une indemnité d'occupation d'un montant égal aux loyers augmenté des charges qui auraient été dues si le bail s'était poursuivi, du 16 octobre 2021 jusqu'à la libération effective des lieux, avec intérêts légaux à compter de leur date d'exigibilité pour les indemnités d'occupation à échoir,
- débouté la société Frey de sa demande de condamnation de la société LT Coffee shop au paiement du loyer trimestriel à compter du 1er janvier 2022,
- condamné la SAS Coffee Shop aux dépens, dont distraction au profit de Me Dominique Roussel, avocat à Paris, et à verser à la SA Frey 1500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, et a débouté la société Coffee shop de ce chef,
- dit n'y avoir lieu à écarter l'exécution provisoire de plein droit du jugement.
Suivant déclaration d'appel du 12 janvier 2022, la SAS LT Coffee shop a formé appel de ce jugement en toutes ses dispositions hormis en ce qu'il a débouté la société Frey de sa demande de paiement du loyer trimestriel à compter du 1er janvier 2022.
Elle a notifié des conclusions infirmatives par voie électronique le 11 avril 2022, par lesquelles elle demande à la cour d'infirmer le jugement, et statuer à nouveau sur les points ci-dessous précisés :
- juger que le commandement de payer est dépourvu de toute cause ayant été délivré de mauvaise foi et ne saurait produire effet,
- condamner la société Frey à lui payer la somme de 262.982 euros de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait du manquement du bailleur à son obligation de commercialité, à parfaire,
- l'autoriser à suspendre le règlement du loyer et des charges à compter rétroactivement de la prise d'effet du Bail,
- ordonner la restitution à la société LT Coffee Shop des sommes indûment versées en application du bail depuis sa prise d'effet sur le fondement des articles 1302 et suivants du code civil,
- débouter la société Frey de toutes ses demandes, fins et prétentions;
A titre subsidiaire, ordonner la compensation des sommes dont les parties seraient réciproquement rendues débitrices,
A titre très subsidiaire, sur l'exception d'inexécution pendant les périodes de fermeture administrative, juger que la société Frey a manqué à son obligation de délivrance et que c'est à bon droit qu'elle se prévaut de l'exception d'inexécution ; juger que la pandémie de Covid-19 et les mesures de fermeture et de confinement prises par le gouvernement sont constitutifs d'un évènement de force majeure et que les effets du bail commercial du 4 août 2017 ont été suspendus du 15 mars 2020 au 2 juin 2020, puis du 30 octobre 2020 au 19 mai 2021 ; juger que la décision prise par le Gouvernement d'interdire du 15 mars 2020 au 2 juin 2020, puis du 30 octobre 2020 au 19 mai 2021, l'accueil du public au sein de l'établissement exploité par la société LT Coffee Shop constitue une destruction partielle du local ;
Par conséquent, Juger que société LT Coffee Shop n'est redevable d'aucune dette de loyers envers la société Frey pour les périodes du 15 mars 2020 au 2 juin 2020, puis du 30 octobre 2020 au 19 mai 2021 ;
A titre infiniment subsidiaire, si la Cour devait confirmer le jugement en déclarant que les loyers étaient dus, lui accorder un délai de 24 mois pour le règlement de toutes sommes qui pourraient être allouées à l'appelante et ce à compter de l'expiration d'un délai de 15 jours de la signification par acte extrajudiciaire du jugement à intervenir, dire que les effets de la clause résolutoire seront suspendus pendant l'échéancier de paiement et qu'en conséquence la clause résolutoire ne jouera pas dans le cas où la société LT Coffee Shop s'acquitte effectivement du solde des sommes dans les conditions fixées par le jugement à intervenir ;
Ecarter l'exécution provisoire du jugement;
En tout état de cause,
- débouter la Société FREY de toutes ses demandes, fins, moyens et conclusions,
- condamner la société Frey à payer à la société LT Coffee Shop la somme 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et la condamner en tous les dépens, en application de l'article 699 du code deprocédure civile.
Par jugement rendu le 9 mars 2023, le tribunal de commerce d'Amiens a ordonné l'ouverture de la liquidation judiciaire simplifiée de la SAS LT Coffee shop et désigné la SELARL Evolution comme mandataire liquidateur.
Le conseiller de la mise en état a constaté l'interruption de l'instance le 6 avril 2023 par application de l'article R.622-20 du code de procédure civile.
La SELARL Evolution, ès qualités de liquidateur de la société LT Coffee shop a été assignée à personne le 1er juin 2023 en intervention forcée. Par courrier parvenu à la cour le 7 juillet 2023, la SELARL Evolution ès qualités de liquidateur de la société a fait savoir à la cour qu'elle n'entendait pas constituer avocat, compte tenu des faibles disponibilités de la société en liquidation et du contexte du dossier.
Par conclusions portant appel incident notifiées par voie électronique le 7 août 2023, la société Frey demande à la cour, au visa de l'article L.622-21 du code de commerce, de statuer à nouveau et de :
- juger valide et régulier le commandement de payer signifié le 9 septembre 2020,
- fixer au passif de la procédure de la société LT Coffee shop sa créance à titre privilégié d'un montant de 292.814,96 euros,
- juger irrecevables les demandes présentées par la société LT Coffee shop non soutenues par son liquidateur,
- en toute hypothèse débouter la société LT Coffee shop et la SELARL Evolution ès qualités de liquidateur de toutes leurs prétentions, fins et conclusions,
- condamner la SELARL Evolution ès qualités de liquidateur de la société LT aux dépens.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 1er février 2024.
SUR CE,
Sur les demandes du preneur de dommages et intérêts et de remboursement des loyers et charges réglées jusqu'au 30 septembre 2018 :
Il résulte de l'article L.641-9 du code de commerce que le jugement qui ouvre la liquidation judiciaire emporte de plein droit dessaisissement du débiteur de ses droits et actions concernant son patrimoine, qui sont exercés pendant toute la durée de la liquidation judiciaire par le liquidateur.
Les prétentions du débiteur tendant au paiement de dommages et intérêts et au remboursement des loyers et charges indûment versés, ainsi que la demande d'indemnité fondée sur l'article 700 du code de procédure civile, non soutenues par le liquidateur, seront par conséquent déclarées irrecevables.
Sur la demande du bailleur de fixation de la créance au passif de la société en liquidation :
Aux termes de l'article L.622-21 du code de commerce relatif à la sauvegarde judiciaire, le jugement d'ouverture interrompt ou interdit toute action en justice de la part des créanciers dont la créance n'est pas mentionnée à l'article L.622-17 et tendant à la condamnation du débiteur au paiement d'une somme d'argent ou à la résolution d'un contrat pour défaut de paiement d'une somme d'argent.
Aux termes de l'article L.622-22 du même code, sous réserve des instances devant la juridiction prud'hommale, les instances en cours sont interrompues jusqu'à ce que le créancier poursuivant ait déclaré sa créance. Elles sont alors reprises de plein droit, le mandataire judiciaire et, le cas échéant, l'administrateur ou le commissaire à l'exécution du plan nommé en application de l'article L.626-25 dûment appelés, mais tendent alors uniquement à la constitution des créances et la fixation de leur montant.
La décision après reprise d'instance a pour objet de fixer définitivement la créance qui sera portée sur l'état des créances et qui déterminera les droits du créancier au passif de la procédure collective.
Le bailleur sollicite la fixation de sa créance de loyers et charges arrêtée au 8 mars 2023 soit antérieurement au jugement d'ouverture de la liquidation judiciaire, faisant valoir à cet égard que sa créance est privilégiée en application de l'article L.622-16 du code de commerce et qu'il n'y a pas lieu d'en déduire le dépôt de garantie qui reste acquis au bailleur.
Sur le principe de la créance :
Il est de jurisprudence constante (Com., 8 septembre 2015, pourvoi n°14-14.192) que lorsqu'une instance, tendant à la condamnation du débiteur au paiement d'une somme d'argent pour une cause antérieure au jugement d'ouverture de sa liquidation judiciaire, est en cours à la date de ce jugement, le débiteur conserve, dans ce cas, le droit propre d'exercer les voies de recours prévues par la loi contre la décision statuant sur la demande de condamnation.
Le preneur fait valoir qu'il doit être déchargé des loyers et des charges dans la mesure où n'a pu exploiter son établissement conformément à sa destination du 15 mars au 2 juin 2020 et du 30 octobre 2020 au 19 mai 2021, le local de 250 m² loué pour un usage de petite restauration disposant de nombreuses places assises restant inexploité en raison de l'interdiction d'ouverture au public.
Il soutient que :
- le bailleur a ainsi manqué à son obligation de délivrance prescrite par l'article 1719 du code civil ;
- le contrat de bail a été suspendu durant cette période en application de l'article 1218 du code civil, la crise sanitaire constituant un cas de force majeure ;
- l'impossibilité temporaire d'exploiter les locaux loués conformément à sa destination par l'effet d'une décision administrative constitue une destruction partielle des locaux permettant une diminution du prix du loyer conformément à l'article 1722 du code civil (cour d'appel de Douai 16 décembre 2021).
Le bailleur réplique qu'il n'a manqué à aucune de ses obligations et que le preneur n'a pas souffert d'une impossibilité totale et absolue d'exploiter temporairement son local.
C'est par de justes motifs que la cour adopte que le premier juge a considéré que le locataire ne pouvait être exonéré du paiement des loyers durant les périodes d'urgence sanitaire décrétées en 2020 et 2021.
En effet, il a pu continuer à exploiter son activité de vente à emporter comme les mesures gouvernementales le lui permettaient lors des deux confinements, peu importe qu'il ait fait le choix de fermer complètement son établissement durant la première période.
Par ailleurs il ne démontre pas avoir été dans l'impossibilité de payer même partiellement ses loyers, étant rappelé en tout état de cause que le débiteur d'une obligation contractuelle de paiement de somme d'argent ne peut s'exonérer de cette obligation en invoquant la force majeure et la force majeure n'est pas applicable en matière d'obligations de sommes d'argent selon un arrêt de la chambre commerciale du 16 septembre 2014.
Enfin, il ne peut se prévaloir d'une destruction partielle de la chose louée durant les mêmes périodes, ayant pu maintenir son activité de vente à emporter.
Sur le montant de la créance :
Il ressort des déclarations de créances produites par le bailleur que par déclaration du 31 mars 2023 il a demandé au liquidateur l'admission à titre privilégié d'une créance pour un montant total de 292.814,96 euros arrêté au 8 mars 2023 au titre du solde des loyers et taxes foncières échus et restant impayés depuis l'échéance du 4ème trimestre 2019, à majorer des intérêts et accessoires au jour du règlement définitif.
A la suite du courrier du 22 mai 2023 par lequel le liquidateur indique qu'il entend, à la suite de la contestation du dirigeant, faire la proposition suivante au juge-commissaire :
- contestation du caractère privilégié de la créance,
- rejet de la créance à hauteur de 50.009,96 euros (dépôt de garantie de 12500 euros, prestations réglées à hauteur de 22036,33 euros et sommes saisies sur le compte bancaire de la société pour 11435,31 euros et 4038,32 euros),
- rejet de la mention « à majorer des intérêts et accessoires au jour du règlement définitif »,
la société Frey a, le 15 juin 2023, rectifié sa déclaration de créance en ôtant la mention sur les intérêts et accessoires, faisant valoir pour le surplus à la SELARL Evolution que :
Le bailleur bénéficie d'un privilège conformément à l'article L.622-16 du code de commerce,
L'état des comptes reprend les règlements et saisies effectuées,
Le dépôt de garantie ne peut être déduit de la créance antérieure à l'ouverture de la procédure collective dans la mesure où le bail produit toujours ses effets faute de libération des lieux.
La cour constate que le montant de la créance du bailleur est justifié dans les conclusions par un décompte arrêté au 8 mars 2023 à la somme de 292.814,96 euros ainsi qu'un historique de compte qui prend en compte le produit des saisies, étant précisé qu'il n'y a pas lieu de déduire le dépôt de garantie tant que le bail est en cours.
Il y a lieu cependant de constater par application de l'article L.622-16 du code de commerce que le bailleur ne détient un privilège que pour les deux dernières années de loyers et charges avant le jugement d'ouverture de la procédure, en l'espèce à compter du 8 mars 2021, soit à concurrence de 180.992,90 euros se décomposant de la façon suivante :
Loyer échu du 8 mars au 31 mars 2021 (prorata) : 5183,50 euros (20734,03 : 4)
Echéance 2ème trimestre 2021 : 20990,34 euros
Echéance 3ème trimestre 2021 : 20850,19 euros
Echéance 4ème trimestre 2021 : 20850,19 euros
Taxe foncière 2021 : 4373,15 euros
Echéance 1er trimestre 2022 : 21708 ,17 euros
Echéance 2ème trimestre 2022 : 21995,28 euros
Echéance 3ème trimestre 2022 : 21680,91 euros
Echéance 4ème trimestre 2022 : 21680,91 euros
Taxe foncière 2022 : 4327,33 euros
Echéance du 1er janvier 2023 au 8 mars 2023 : 15460,29 euros
Provision sur taxe foncière du 1er janvier 2023 au 8 mars 2023 : 1892,62 euros.
Le solde, soit 111.822,10 euros de loyers et charges échus et restant impayés du 4ème trimestre 2019 jusqu'au 7 mars 2021, sera donc fixé à titre chirographaire.
La SELARL Evolution ès qualités de liquidateur de la société LT Shop succombant sera condamnée à en supporter tous les dépens.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement par mise à disposition au greffe et par arrêt réputé contradictoire, dans les limites de l'appel principal et de l'appel incident,
Infirme le jugement entrepris sauf en ce qu'il a débouté la locataire de sa demande de révocation de l'ordonnance de clôture du 16 septembre 2021 et écarté des débats ses conclusions et pièces notifiées le 1er octobre 2021,
Et, Statuant à nouveau des chefs infirmés,
Dit n'y avoir lieu à constater l'acquisition, au 9 septembre 2020, de la clause résolutoire insérée au bail susvisé, à ordonner l'expulsion de la locataire et de tout occupant de son chef, à la condamner au paiement des loyers charges et indemnités d'occupation impayés au 15 octobre 2021, outre les intérêts au taux légal à compter du 9 septembre 2020, et à la condamner à régler une indemnité d'occupation du 16 octobre 2021 jusqu'à la libération effective des lieux, avec intérêts légaux,
Déclare irrecevables les demandes de la société Coffee Shop de dommages et intérêts et de remboursement de loyers et charges, ainsi que la demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile,
Dit n'y avoir lieu à condamner la SAS Coffee Shop aux dépens et à une indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure,
Y ajoutant,
Fixe la créance de la SA Frey au passif de la liquidation de la SAS LT Coffee shop à 292.814,96 euros arrêtée au 8 mars 2023, à titre privilégié à concurrence de 180.992,90 euros, à titre chirographaire à concurrence de 111.822,10 euros.
Condamne la SELARL Evolution ès qualités de liquidateur de la société LT Coffee shop en tous les dépens de première instance et d'appel.