Livv
Décisions

Cass. com., 5 juin 2024, n° 23-14.988

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Vigneau

Rapporteur :

Mme Poillot-Peruzzetto

Avocat :

SCP Piwnica et Molinié

Reims, du 7 févr. 2023

7 février 2023

Exposé du litige

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Reims, 7 février 2023), l'Agence pour la formation professionnelle des adultes (l'AFPA) a lancé un appel d'offres imposant comme date limite de remise des offres le 8 décembre 2017, à 16 heures.

2. Imputant à la société La Poste (La Poste) la réception hors délai, par l'AFPA, de sa lettre recommandée de candidature et son éviction consécutive de l'appel d'offres, la société Ets Ridremont et La brosserie nouvelle réunis (la société ERBNR) l'a assignée en réparation de son préjudice.

3. La société La Poste a appelé l'AFPA en intervention forcée.

Moyens

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en ses première, deuxième et troisième branches

Enoncé du moyen

4. La Poste fait grief à l'arrêt de la condamner à payer à la société ERBNR la somme de 57 799,35 euros à titre de dommages et intérêts et de rejeter son appel en garantie contre l'AFPA, alors :

« 1°/ qu'une faute n'implique pas nécessairement par elle-même l'existence d'un dommage en relation de cause à effet avec cette faute, et que des dommages-intérêts ne peuvent être alloués que si le juge constate, lorsqu'il statue, qu'il est résulté un préjudice de cette faute ; que la cour d'appel a considéré que La Poste avait commis une faute pour avoir remis le pli recommandé à une hôtesse d'accueil non habilitée à le recevoir ; que la cour d'appel a estimé en effet que La Poste aurait dû, en l'absence du destinataire ou d'un mandataire de celui-ci, déposer un avis de passage, la lettre recommandée étant alors mise en instance pour une durée de quinze jours calendaires à compter du lendemain de la première présentation ; qu'il en résultait que si La Poste, dont la cour d'appel a constaté qu'elle n'était pas tenue de monter dans les étages pour remettre les plis, avait procédé ainsi, la lettre recommandée litigieuse, présentée le 8 décembre 2017, aurait été mise en instance le lendemain de sa première présentation, soit après l'expiration de délai de remise des candidatures à l'AFPA, fixé à cette même date ; qu'en considérant cependant que le manquement de La Poste avait fait perdre à la société ERBNR une chance de voir sa candidature retenue, sans constater que le dépôt d'un avis de passage et la mise du pli en instance par La Poste, conformément à ses obligations contractuelles, aurait permis que l'avis de réception du dossier de candidature de la société ERBNR fut signé par l'AFPA le 8 décembre, avant 16 h, la cour d'appel n'a pas caractérisé le lien de causalité entre le manquement imputé à La Poste et le préjudice invoqué par la société ERBNR, privant ainsi sa décision de base légale au regard de l'article 1231-1 du code civil ;

2°/ que le mandat peut être prouvé par tout moyen, et notamment par les diligences accomplies par le mandataire ; que La Poste faisait valoir qu'il résultait du rapport de l'expert que l'AFPA avait délégué à l'hôtesse d'accueil de l'immeuble le soin de recevoir les plis qui lui étaient adressés, ce qui constituait un mandat ; que le contrat de remise du courrier signé par l'AFPA stipulait que cette dernière s'engageait à assurer la présence d'une personne accréditée qui fera la réception du courrier et des objets recommandés" ; qu'elle ajoutait que depuis la signature de ce contrat, elle avait toujours remis le courrier, y compris recommandé, à l'hôtesse d'accueil, sans que l'AFPA ait jamais protesté ; qu'elle en déduisait que l'AFPA avait conféré un mandat tacite à l'hôtesse d'accueil, dont La Poste pouvait se prévaloir et qu'elle pouvait opposer aux demandes de la société ERBNR ; qu'en énonçant, pour écarter l'existence d'un mandat, que la preuve de celui-ci, fût-il tacite, était soumise aux règles du droit commun de la preuve et qu'une preuve littérale était donc nécessaire, sans rechercher s'il ne résultait pas de ce que l'AFPA, tenue contractuellement de mettre une personne accréditée à l'accueil, avait laissé l'hôtesse d'accueil recevoir les plis pendant des années, qu'elle avait confié à cette hôtesse le mandat tacite de prendre les plis recommandés pour son compte et que La Poste pouvait ainsi légitimement considérer que cette hôtesse était habilitée à les recevoir, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1985 du code civil ;

3°/ que la faute lourde consiste en une déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l'inaptitude du service public en cause à remplir la mission dont il est investi, et suppose une négligence d'une extrême gravité confinant au dol ; que le fait pour le préposé de La Poste de remettre un pli recommandé à l'hôtesse d'accueil de la société destinataire de ce pli, selon une pratique acceptée par le destinataire ayant omis d'accréditer formellement, conformément à ses obligations contractuelles, la personne chargée de la réception du courrier, ne constitue pas une faute lourde de nature à écarter l'application des plafonds contractuels de garantie figurant à l'article 11.2 des conditions spécifiques de vente de La Poste ; qu'en disant que La Poste avait commis une faute lourde en remettant la lettre recommandée litigieuse non pas à son destinataire mais à un tiers dépourvu de pouvoir de représentation, sans s'expliquer sur l'attitude de l'AFPA, qui avait manqué à son obligation contractuelle d'accréditer la personne chargée de la réception du courrier, de nature à écarter la faute lourde de La Poste dont l'agent n'était pas tenu de monter dans les étages de l'immeuble aux fins de remettre les plis à leur destinataire en personne, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1231-3 du code civil. »

Motivation

Réponse de la Cour

5. En premier lieu, la cour d'appel ayant retenu que la faute commise par La Poste consistait dans le défaut de remise, par son agent, de la lettre recommandée à un représentant de l'AFPA ou à une personne dûment habilitée pour la représenter, et non dans le défaut de dépôt d'un avis de passage et de tenue de cette lettre à disposition de l'AFPA au bureau de poste, elle n'avait pas à procéder à la recherche, inopérante, visée à la première branche.

6. En deuxième lieu, après avoir exactement rappelé que la preuve de l'existence d'un mandat, fût-il tacite, est soumise aux règles du droit commun de la preuve résultant des articles 1359 et suivants du code civil, et que, ne portant pas sur une somme déterminée, le mandat de réceptionner les lettres recommandées que, selon La Poste, l'AFPA aurait donné aux hôtesses d'accueil, devait être prouvé par écrit, l'arrêt retient que La Poste ne produit pas la preuve écrite de ce mandat. En l'état de ces énonciations, constatations et appréciations, la cour d'appel a procédé à la recherche prétendument omise visée par la deuxième branche.

7. En dernier lieu, ayant retenu qu'il résultait des conditions générales de vente de La Poste et de ses conditions spécifiques de vente applicables à la lettre recommandée nationale que la lettre recommandée avec demande d'avis de réception devait être remise, contre signature, à son destinataire ou son mandataire, et relevé que l'agent de La Poste avait remis la lettre recommandée avec demande d'avis de réception dont la société ERBNR lui avait confié l'acheminement, non pas à l'AFPA ou à son représentant, mais à un tiers n'ayant aucun pouvoir de représentation de cette dernière, la cour d'appel n'était pas tenue de procéder à la recherche visée par la troisième branche que ses constatations et énonciations rendaient inopérante

8. Le moyen n'est donc pas fondé.

Moyens

Et sur le second moyen

Enoncé du moyen

9. La Poste fait grief à l'arrêt de rejeter son recours en garantie contre l'AFPA, alors « que la partie envers laquelle l'engagement n'a pas été exécuté peut demander réparation des conséquences de l'inexécution ; que La Poste faisait valoir que l'AFPA bénéficiait d'un contrat de remise à domicile de son courrier, stipulant que la sacoche contenant les objets recommandés et le bordereau de distribution sont remis à une personne accréditée", l'AFPA s'engageant de son côté à toujours permettre un accès immédiat au local de dépôt du courrier et à assurer la présence d'une personne accréditée qui fera la réception du courrier et des objets recommandés et tracés au cours de la tranche horaire" et payant au titre de ce contrat le tarif d'une livraison effectuée en deux minutes maximum ; que ce contrat ne prévoyait donc en aucune façon que l'agent de La Poste doive distribuer le courrier en main propre à un représentant de l'AFPA dans ses locaux ; qu'il était constant que l'AFPA n'avait jamais mis à l'accueil de personne accréditée pour recevoir le courrier recommandé, laissant l'hôtesse d'accueil le prendre en charge, interdisant de fait à l'agent de La Poste de réaliser la remise du courrier en moins de deux minutes s'il lui fallait remplir un avis de passage pour chaque pli recommandé ; qu'il en résultait que la faute imputée à La Poste était la conséquence du manquement contractuel de l'AFPA, qui avait de surcroît apposé sur l'avis de réception une date différente de celle de la remise du pli, en contradiction encore avec les conditions générales du contrat stipulant que les deux dates doivent être identiques ; qu'en se bornant à énoncer, pour écarter la garantie de l'AFPA, que La Poste ne démontrait pas l'existence d'un mandat et ne pouvait lui reprocher d'avoir mentionné deux dates distinctes puisqu'elle avait manqué à son obligation de remettre la lettre recommandée à son destinataire ou à son représentant, sans rechercher, comme elle y était ainsi invitée, si les manquements contractuels de l'AFPA n'étaient pas directement à l'origine de la faute imputée à La Poste à l'égard de la société ERBNR, la cour d'appel a statué par des motifs inopérants et privé sa décision de base légale au regard de l'article 1217 du code civil. »

Motivation

Réponse de la Cour

10. Dans ses conclusions d'appel, la Poste se bornait à reprocher à l'AFPA la faute contractuelle qu'elle aurait commise à son égard en appliquant une date différente lors de la remise des objets puis lors de la signature des accusés de réception aux fins de retour à La Poste. Dès lors, c'est par des motifs opérants que la cour d'appel, qui a procédé à la recherche demandée, a écarté toute responsabilité de l'AFPA dans la survenance du dommage causé à la société ERBNR.

11. Le moyen n'est donc pas fondé.

Moyens

Mais sur le premier moyen, pris en sa quatrième branche

Enoncé du moyen

12. La Poste fait grief à l'arrêt de la condamner à payer à la société ERBNR la somme de 57 799,35 euros à titre de dommages et intérêts et de rejeter son appel en garantie contre l'AFPA, alors « qu'en tout état de cause, la réparation du préjudice doit être intégrale, sans qu'il en résulte ni perte ni profit pour la victime ; qu'il était constant que les candidatures à l'appel d'offre litigieux devaient être parvenues à l'AFPA au plus tard le 8 décembre 2017 ; que le marché en cause ne pouvait donc être considéré comme perdu par la société ERBNR qu'à compter de l'année 2018 ; qu'en indemnisant cependant un préjudice subi à compter du 5 juillet 2017, la cour d'appel a violé l'article 1231-2 du code civil. »

Motivation

Réponse de la Cour

Recevabilité du moyen

13. La société ERBNR conteste la recevabilité du moyen. Elle soutient qu'il est nouveau et mélangé de fait et de droit.

14. Cependant, La Poste ayant fait valoir, dans ses conclusions d'appel, que l'année 2017 étant une « année complète » pour les relations d'affaires que la société ERBNR entretenait avec elle, le préjudice allégué par cette dernière ne pouvait pas dépasser la différence entre la marge brute qu'elle avait réalisée avec La Poste au cours de l'année 2017 et celles réalisées au cours des années 2018 et 2019, le moyen, qui soutient que la société ERBNR n'a subi, en 2017, aucune perte de marge imputable à la faute commise par La Poste le 8 décembre 2017 n'est pas nouveau.

15. Le moyen est donc recevable.

Bien-fondé du moyen

Vu l'article 1231-2 du code civil :

16. Selon ce texte, les dommages et intérêts dus au créancier sont, en général, de la perte qu'il a faite et du gain dont il a été privé.

17. Pour condamner La Poste à payer à la société ERBNR la somme de 57 799,35 euros, l'arrêt retient que cette dernière a subi un préjudice de perte de chance d'obtenir le marché de l'AFPA, pour la période comprise entre le 5 juillet 2017 et le 9 juin 2019.

18. En statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté que les candidatures à l'appel d'offres litigieux devaient être parvenues à l'AFPA au plus tard le 8 décembre 2017, ce dont il se déduisait que la société ERBNR n'avait subi aucun préjudice pour la période antérieure à cette date, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Dispositif

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il fixe à la somme de 57 799,35 euros la condamnation de la société La Poste à réparer le préjudice subi par la société Ets Ridremont et La brosserie nouvelle réunis, l'arrêt rendu le 7 février 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Reims ;

Remet, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Reims autrement composée ;

Dit que la société La Poste supportera la charge des dépens exposés par l'Agence nationale pour la formation des adultes ;

Condamne la société Ets Ridremont et La brosserie nouvelle réunis aux autres dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile :

- rejette les demandes formées par la société Ets Ridremont et La brosserie nouvelle réunis contre la société La Poste et par la société La Poste contre l'Agence nationale pour la formation des adultes ;

- condamne la société Ets Ridremont et La brosserie nouvelle réunis à payer à la société La Poste la somme de 3 000 euros ;

- condamne la société La Poste à payer à l'Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes la somme de 3 000 euros ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du cinq juin deux mille vingt-quatre.