CA Paris, Pôle 5 ch. 3, 13 juin 2024, n° 22/08263
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Défendeur :
Primeurs Jeanne d'Arc (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Recoules
Conseillers :
Mme Leroy, Mme Lebée
Avocats :
Me Allerit, Me Faucher, Me Brault, Me Guillem
FAITS ET PROCEDURE
Par acte du 14 avril 2008, Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] ont renouvelé le bail consenti à la SARL Primeurs Jeanne d'Arc, pour une durée de neuf années à compter du 1er janvier 2008, moyennant un loyer annuel en principal de 26.000 € HT et HC et portant sur les locaux suivants dépendant d'un immeuble édifié [Adresse 1] et [Adresse 9] à [Localité 12], une cave au sous-sol avec accès dans l'arrière-boutique, un local au rez-de-chaussée, la jouissance de la cave n° 54, avec accès dans la boutique.
Par ailleurs, le bail précisait « qu'il existe une marquise au-dessus du trottoir sur rue installée devant la boutique et le local attenant plus d'un local d'environ 7m2 suivant acte en date à [Localité 16] des 26/03/1996 et 01/04/1966 ».
La destination des lieux loués est le commerce de « cours des halles, fruits et légumes primeurs, conserves de fruits et légumes, fruits et légumes secs ».
Par courrier du 8 novembre 2016, la SARL Primeurs Jeanne d'Arc a adressé aux bailleurs une demande de renouvellement de bail à compter du 1er janvier 2017 moyennant un loyer minoré à déterminer par les parties. Le 23 janvier 2017, les consorts [J] ont répondu qu'ils acceptaient le principe du renouvellement du bail mais sollicitaient la fixation du loyer à la somme de 50.000 € par an HT et HC.
Après des échanges entre les parties au sujet de la détermination du loyer du bail renouvelé, les consorts [J] ont fait signifier à la SARL Primeurs Jeanne d'Arc l'exercice de leur droit d'option par acte du 28 décembre 2018, exprimant leur refus de renouvellement du bail avec offre de payer une indemnité d'éviction.
Par ordonnance du 27 mars 2019, le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris, saisi par les consorts [J], a désigné Monsieur [X] [N] en qualité d'expert judiciaire avec mission de donner son avis sur le montant de l'indemnité d'éviction due à la SARL Primeurs Jeanne d'Arc et sur le montant de l'indemnité d'occupation due par cette dernière à compter du 1er janvier 2017.
L'expert a déposé son rapport le 29 novembre 2019.
Par acte signifié les 19, 20 et 22 janvier 2021, la SARL Primeurs Jeanne d'Arc a fait assigner les consorts [J] devant ce tribunal aux fins essentielles de fixation de l'indemnité d'éviction due à la somme de 275.000 €.
Par jugement du 2 mars 2022, le tribunal judiciaire de Paris a :
- dit que le bail commercial du 14 avril 2008 portant sur les locaux situés [Adresse 1] et [Adresse 9] à [Localité 12] a pris fin le 31 décembre 2016 à 24h00 par l'effet de la demande de renouvellement notifiée par la SARL Primeurs Jeanne d'Arc par lettre recommandée avec accusé de réception du 8 novembre 2016 ;
- dit que la SARL Primeurs Jeanne d'Arc peut prétendre au paiement d'une indemnité d'éviction en raison du refus de renouvellement opposé par Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] par acte signifié le 28 décembre 2018 ;
- dit que l'éviction de la SARL Primeurs Jeanne d'Arc entraînera la perte de son fonds de commerce ;
- fixé à la somme de globale de 195.000 €, outre les frais de licenciement, le montant de l'indemnité d'éviction due par Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] à la SARL Primeurs Jeanne d'Arc, qui se décompose ainsi :
- indemnité principale : 164.000 €
- indemnités accessoires :
- pour frais de remploi : 15.700 € ;
- pour trouble commercial : 4.700 € ;
- pour « réfactions diverses » : 3.000 € ;
- pour frais de déménagement : 7.000 € ;
- pour frais de licenciement : sur justificatifs ;
- rappelé qu'aucun preneur pouvant prétendre à une indemnité d'éviction ne peut être obligé de quitter les lieux avant de l'avoir reçue ;
- dit que la SARL Primeurs Jeanne d'Arc est redevable à l'égard de Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] d'une indemnité d'occupation à compter du 1er janvier 2017 ;
- fixé le montant de cette indemnité d'occupation à la somme annuelle de 21.000 € HT et HC payable par trimestre et à terme échu, outre les charges et taxes exigibles conformément au bail expiré ;
- dit que Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] devront restituer à la SARL Primeurs Jeanne d'Arc le trop-perçu résultant de la différence entre l'indemnité d'occupation payée par la SARL Primeurs Jeanne d'Arc depuis le 1er janvier 2017 et l'indemnité d'occupation telle que fixée aux termes du présent jugement ;
- débouté la SARL Primeurs Jeanne d'Arc de sa demande de condamnation solidaire de Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] au paiement dudit trop-perçu ;
- condamné in solidum Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J], à payer à la SARL Primeurs Jeanne d'Arc la somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamné in solidum Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] aux dépens de l'instance, en ce compris les frais de l'expertise judiciaire ;
- débouté la SARL Primeurs Jeanne d'Arc du surplus de ses demandes.
Par déclaration d'appel du 21 avril 2022, les consorts [J] ont interjeté appel total du jugement.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 28 février 2024.
MOYENS ET PRETENTIONS
Vu les conclusions déposées le 07 novembre 2022, par lesquelles Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J], appelants, demandent à la Cour de :
- les déclarer tant recevables que bien fondés en leur appel ;
Y faisant droit :
- infirmer le jugement entrepris ;
Et, statuant à nouveau,
Statuant sur le droit à indemnité d'éviction,
- juger la SARL Primeurs Jeanne d'Arc prescrite en sa demande de fixation et de paiement de l'indemnité d'éviction ;
- juger dès lors la SARL Primeurs Jeanne d'Arc déchue de tous droits qu'elle tenait du statut des baux commerciaux, et donc de son droit à indemnité d'éviction ;
- déclarer irrecevable la SARL Primeurs Jeanne d'Arc de l'intégralité de ses demandes, prétentions, fins et conclusions ;
- juger en conséquence la SARL Primeurs Jeanne d'Arc occupante sans droit ni titre rétroactivement depuis le 1er janvier 2017 ;
- juger la SARL Primeurs Jeanne d'Arc redevable d'une indemnité d'occupation depuis le 1er janvier 2017 et jusqu'à complète libération des locaux en sa qualité d'occupante sans droit ni titre ;
- condamner dès lors la SARL Primeurs Jeanne d'Arc au paiement d'une indemnité d'occupation pour la période du 1er janvier 2017 au 27 décembre 2020 à la somme annuelle de 23.000 € HT HC, outre les charges et taxes exigibles selon la convention locative échue ;
- condamner également la SARL Primeurs Jeanne d'Arc au paiement d'une indemnité d'occupation à compter du 28 décembre 2020 et jusqu'à complète libération des locaux, fixée à la somme annuelle de 40.000 €HT HC, outre les charges et taxes dues selon la convention locative échue ;
- juger que l'indemnité d'occupation de droit commun exigible à compter du 28 décembre 2020 fera l'objet d'une indexation annuelle sur la variation de l'ILC publié par l'INSEE, soit le 1er janvier de chaque année et pour la première fois le 1er janvier 2022, en prenant comme indice de référence l'indice du 3e trimestre 2020 publié le 23 décembre 2020 ;
- condamner la SARL Primeurs Jeanne d'Arc au paiement de ces indemnités d'occupation sous déduction des indemnités d'occupation provisionnelles réglées correspondant au montant de l'ancien loyer contractuel ;
- débouter la SARL Primeurs Jeanne d'Arc de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;
En tout état de cause,
- condamner la SARL Primeurs Jeanne d'Arc à payer à Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] une somme de 15.000 € au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner la SARL Primeurs Jeanne d'Arc aux entiers dépens de première instance et d'appel, en ceux compris les des frais de l'expertise judiciaire de Monsieur [N], dont le recouvrement sera poursuivi par la SELARL Tazé-Bernard Allerit, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile ;
- condamner la SARL Primeurs Jeanne d'Arc au remboursement des frais de l'expertise judiciaire de Monsieur [N].
Vu les conclusions déposées le 18 octobre 2022, par lesquelles la SARL Primeurs Jeanne d'Arc, intimée, demande à la Cour de :
Au principal,
- confirmer le jugement rendu le 2 mars 2022 par le tribunal judiciaire de Paris dans l'ensemble de ses dispositions ;
- débouter Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] de l'ensemble de leurs moyens, fins et prétentions ;
Subsidiairement,
- fixer à la somme de 21.000 € annuels HT et HC le montant de l'indemnité d'occupation due par la SARL Primeurs Jeanne d'Arc à Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] du 1er janvier 2017 jusqu'à la déchéance de son action en paiement d'une indemnité d'éviction ;
- fixer à la somme de 23.000 € annuels HT et HC le montant de l'indemnité d'occupation due par la SARL Primeurs Jeanne d'Arc à Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] à compter de la déchéance de son action en paiement d'une indemnité d'éviction ;
En tout état de cause,
- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a condamné in solidum les consorts [J] à lui verser la somme de 5 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens de l'instance, en ce compris les frais de l'expertise judiciaire ;
- dire n'y avoir lieu à article 700 du code de procédure civile au profit de Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] ;
- condamner in solidum Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] à verser à la SARL Primeurs Jeanne d'Arc la somme de 10 000 € par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner in solidum Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] aux entiers dépens d'instance et d'appel.
Pour un exposé plus détaillé des moyens et prétentions des parties, la cour renvoie à leurs conclusions, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
SUR CE,
1. Sur l'indemnité d'éviction
Aux termes de l'article L. 145- 60 du code de de commerce, toutes les actions exercées en vertu du chapitre de ce code relatif au bail commercial se prescrivent par deux ans.
En vertu de l'article L. 145-9 dernier alinéa du même code, le congé délivré en matière de bail commercial doit indiquer que le locataire qui entend, soit contester le congé, soit demander le paiement d'une indemnité d'éviction doit saisir le tribunal avant l'expiration d'un délai de deux ans à compter de la date pour lequel le congé a été donné.
En l'espèce, le refus de renouvellement avec offre d'indemnité d'éviction a été délivré le 28 décembre 2018, de sorte que le délai de prescription biennale expirait le 27 décembre 2020 à minuit. Or la SARL Primeurs Jeanne d'Arc a assigné Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] devant le tribunal judiciaire de Paris pour obtenir paiement d'une indemnité d'éviction le 19, 20 et 22 janvier 2021, soit après l'expiration du délai de prescription.
Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] sollicitent l'infirmation du jugement querellé et soulèvent à titre principal l'irrecevabilité de la SARL Primeurs Jeanne d'Arc en sa demande de fixation et de paiement de l'indemnité d'éviction, en faisant valoir à titre principal qu'ils ont signifié leur droit d'option par exploit du 28 décembre 2018 de telle sorte qu'il appartenait à la SARL Primeurs Jeanne d'Arc d'interrompre le délai de prescription et de saisir le Tribunal d'une demande en paiement d'indemnité d'éviction avant le 27 décembre 2020.
Ils relèvent que si le 1er février 2019, le juge des référés a été saisi d'une demande de désignation d'expert par les consorts [J] sans que la SARL Primeurs Jeanne d'ARC ne formule aucune demande, mis à part des réserves d'usage, lesquelles ne sont pas de nature à interrompre la prescription, la suspension n'aurait profité qu'aux appelants, alors qu'eux-mêmes n'ont à aucun moment, et ce malgré leur participation aux opérations d'expertise, reconnu le droit à l'indemnité d'éviction de la SARL Primeurs Jeanne d'Arc.
La SARL Primeurs Jeanne d'Arc s'oppose à cette argumentation sur la recevabilité de l'action en fixation de l'indemnité d'éviction, en arguant avoir oralement, devant le juge des référés, formulé une demande idoine sollicitant la désignation de Madame [C] [Y] en qualité d'expert, sans protester à la mesure d'instruction de sorte que la prescription a été suspendue le 13 mars 2019 et relève que l'action des consorts [J] aurait servi des buts et fins communs aux parties de sorte que l'effet interruptif de prescription devrait profiter à la SARL Primeurs Jeanne d'Arc par l'effet de l'identité de cause et d'objet.
Elle ajoute que la mesure d'instruction sollicitée par les consorts [J] aux fins de voir fixer le montant de l'indemnité d'éviction vaudrait, à tout le moins, au jour de la délivrance de leur assignation, reconnaissance par ceux-ci du droit de cette dernière à la percevoir, de sorte que l'action de la SARL Primeurs Jeanne d'Arc lui était donc ouverte jusqu'au 1er février 2021.
- Sur l'interruption et la suspension du délai de prescription
Selon les articles 2241 et 2242 du code civil, la demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription, cette interruption produisant ses effets jusqu'à l'extinction de l'instance. Il résulte de ces textes que la demande en justice n'interrompt le délai de prescription qu'au profit de son auteur.
Selon l'article 2239 du même code, la prescription est suspendue lorsque le juge fait droit à une demande de mesure d'instruction présentée avant tout procès, le délai de prescription recommençant à courir pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois, à compter du jour où la mesure a été exécutée. Seule une initiative du créancier de l'obligation peut interrompre et suspendre la prescription, lui seul peut revendiquer l'effet suspensif de son action et en tirer profit.
Ainsi, lorsque le juge de référé accueille une demande de mesure d'instruction présentée avant tout procès, l'interruption de la prescription lors de l'instance résultant de l'article 2241 du code civil puis sa suspension résultant de l'article 2239 du même code, ne jouent qu'au profit de la partie ayant sollicité cette mesure en référé.
Les dispositions des articles 2228 et suivants du code civil relatives au cours de la prescription extinctive énumérant les causes de report du point de départ, de suspension ou d'interruption de la prescription ne prévoient pas que la participation d'une partie aux opérations d'expertise pourrait avoir un caractère suspensif ou interruptif de la prescription à son égard.
Ainsi, lorsqu'une expertise aux fins d'évaluer les indemnités d'éviction et d'occupation est ordonnée en référé, la prescription relative aux droits faisant l'objet de la demande d'expertise est interrompue à compter de l'assignation en référé jusqu'à ce que l'ordonnance désignant l'expert soit rendue, puis elle est ensuite suspendue durant les opérations d'expertise et recommence à courir pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois à compter du dépôt du rapport de l'expert, et ce, à l'égard de la seule partie qui a sollicité la mesure d'expertise. La circonstance qu'une partie de la mission confiée à l'expert vise à déterminer les droits de l'autre partie n'est pas de nature à suspendre la prescription à son égard, de sorte qu'il est inopérant de faire valoir que la mission confiée à M. [N] portait également sur l'évaluation de l'indemnité d'éviction pour prétendre que cette mesure suspendrait la prescription à l'égard de la preneuse.
Le principe selon lequel l'interruption d'une action peut s'étendre à une autre lorsque les deux actions, bien qu'ayant une cause distincte, tendent à un seul et même but, de sorte que la seconde serait virtuellement comprise dans la première, ne signifie pas que le bénéfice de l'interruption puisse s'étendre d'une partie à l'autre.
Or en l'espèce, l'assignation en référé aux fins d'obtenir la désignation d'un expert judiciaire a été délivrée à la requête de Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] le 1er février 2019, de sorte qu'elle a interrompu puis suspendu la prescription au profit uniquement de ces derniers, s'agissant de leur demande en paiement d'une indemnité d'occupation et d'évaluation par un expert d'une éventuelle indemnité d'éviction.
Il ressort de cette ordonnance que devant le juge des référés, la SARL Primeurs Jeanne d'Arc ne s'est pas jointe à la demande d'expertise aux fins de déterminer le montant de l'indemnité d'éviction mais a émis 'protestations et réserves' de sorte qu'en l'absence de demande de sa part la mesure d'expertise n'a pas eu d'effet suspensif à son égard.
- Sur la reconnaissance du droit à indemnité d'éviction par les consorts [J]
Selon l'article 2240 du code civil, la reconnaissance par le débiteur du droit de celui contre lequel il prescrivait, interrompt le délai de prescription, seule une reconnaissance non équivoque résultant d'un acte positif pouvant être prise en compte.
Le seul fait de délivrer un congé avec offre de paiement d'une indemnité d'éviction en application de l'article L. 145-9 du code de commerce ne vaut pas reconnaissance du droit à cette indemnité de la part du bailleur et n'interrompt donc pas davantage la prescription qui court à l'encontre du preneur, lequel doit assigner avant l'expiration du délai de deux ans à compter de la date d'effet du congé conformément au dernier alinéa de ce texte.
La saisine du juge des référés pour obtenir une expertise judiciaire portant sur l'évaluation des indemnités d'éviction et d'occupation susceptibles d'être dues en application de l'article 145 du code de procédure civile, c'est à dire pour 'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige' et la participation à cette expertise ne caractérisent pas davantage une reconnaissance dépourvue d'équivoque du droit de la locataire à recevoir le paiement d'une indemnité d'éviction.
Au surplus, la cour observe qu'en l'espèce, les consorts [J] ont précisé dans leur assignation en référé que 'le refus de renouvellement ouvrait droit au locataire évincé au paiement d'une indemnité d'éviction ['] dans l'hypothèse où la SARL Primeurs Jeanne d'Arc justifierait remplir l'ensemble des conditions requises' et ajouté « solliciter du tribunal qu'il désigne un expert chargé de recueillir tous éléments d'appréciation permettant à la juridiction compétente de statuer sur l'indemnité d'éviction à laquelle pourrait prétendre la SARL Primeurs Jeanne d'Arc », les consorts [J] distinguant l'indemnité d'occupation qu'ils affirment comme étant due, de l'indemnité d'éviction pour laquelle ils ont utilisé des formulations marquant le conditionnel. De même, le dire adressé par le conseil des bailleurs à l'expert le 06 novembre 2019, soit avant l'expiration du délai de prescription, ne comporte aucune reconnaissance dénuée d'équivoque des bailleurs de leur obligation à payer l'indemnité d'éviction susceptible d'interrompre la prescription, les appelants s'y bornant à émettre des critiques et observations sur la méthodologie employée par l'expert, sans pour autant reconnaître sans ambiguïté le droit à indemnité d'éviction de la SARL Primeurs Jeanne d'Arc.
Il n'y a donc pas eu de reconnaissance par les bailleurs du droit à indemnité d'éviction de la SARL Primeurs Jeanne d'Arc ayant interrompu la prescription à l'égard de cette dernière.
Il s'infère de l'ensemble de ces éléments que la SARL Primeurs Jeanne d'Arc est irrecevable comme étant prescrite en sa demande en paiement d'une indemnité d'éviction.
Le jugement ayant condamné Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] à verser à la SARL Primeurs Jeanne d'Arc la somme de 164.000 € à titre d'indemnité principale, 15.700 € au titre des frais de remploi, 4.700 € au titre du trouble commercial, 3.000 € au titre des réfactions diverses, 7.000 € au titre des frais de déménagement et aux frais de licenciement sera par conséquent infirmé de ces chefs.
2. Sur l'indemnité d'occupation
Il résulte de l'article L. 145-28 et R. 145-7 du code de commerce que le locataire évincé qui se maintient dans les lieux est redevable d'une indemnité d'occupation jusqu'au paiement de l'indemnité d'éviction, qui est égale à la valeur locative compte tenu de tous éléments d'appréciation, notamment les prix couramment pratiqués dans le voisinage concernent des locaux équivalents.
En outre il résulte de l'article 1353 du code civil, dans sa rédaction applicable au présent litige, que celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit la prouver et que réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l'extinction de son obligation. En outre, il convient de déduire du montant de la condamnation au paiement de l'indemnité d'occupation judiciairement fixé la somme des loyers effectivement versés par le preneur au titre du loyer.
Aux termes du jugement querellé, le premier juge a fixé à la charge de la SARL Primeurs Jeanne d'Arc une indemnité d'occupation de 21.000 € par an HT/HC à compter du 1er janvier 2017 correspondant à la valeur locative en renouvellement (23.000 €) minorée d'un abattement de précarité de 10 %, conformément aux préconisations de l'expert.
Les consorts [J], lesquels sollicitent l'infirmation du jugement querellé de ce chef, font valoir que la SARL Primeurs Jeanne d'Arc a perdu son droit à indemnité d'éviction, lequel est désormais prescrit, et se trouve donc rétroactivement occupante sans droit ni titre à la date d'expiration du bail, de sorte que l'indemnité d'occupation devrait dès lors être calculée en fonction de la valeur locative du code de commerce, soit 23.000 € HT HC par an, et ne pourrait souffrir d'aucun abattement de précarité pour la période antérieure à la prescription, soit du 1er janvier 2017 au 27 décembre 2020.
Ils soulignent qu'à compter du 28 décembre 2020 et jusqu'à libération des locaux, l'indemnité d'occupation, compte tenu de son caractère compensatoire et indemnitaire, devrait être fixée à la somme de 40.000 € par an et indexée sur la variation ILC et très subsidiairement, s'il était admis que la locataire était redevable d'une indemnité d'éviction, l'indemnité d'occupation devrait s'élever à la somme de 23.000 € par an, outre un abattement de précarité de 10 %.
La SARL Primeurs Jeanne d'Arc soutient quant à elle qu'au regard des constatations de l'expert, l'indemnité d'occupation devrait être fixée, pour la période du 1er janvier 2017 jusqu'à la date de déchéance du droit du locataire au paiement de l'indemnité d'éviction, à la somme de 21.000 €, le motif allégué de la déchéance du droit au paiement du preneur évincé n'étant pas encore survenu sur la période considérée de sorte qu'il y aurait lieu d'appliquer l'abattement de précarité.
Elle ajoute que le maintien dans les lieux à compter de la date de déchéance du droit du locataire à percevoir une indemnité d'éviction serait profitable aux consorts [J], lesquels continueraient de percevoir des revenus dans l'attente de la réalisation du projet de vente de l'immeuble et demande la fixation d'une indemnité d'occupation de 23.000 € par an HC/HT à compter de la déchéance de son droit à indemnité d'éviction.
Au cas d'espèce, il est constant que par l'effet du congé, le bail commercial liant les parties a pris fin le 31 décembre 2016 à minuit et que la SARL Primeurs Jeanne d'Arc se trouve débitrice depuis le 1er janvier 2017 d'une indemnité d'occupation statutaire fixée par les textes sus-visés.
En revanche, la SARL Primeurs Jeanne d'Arc n'ayant pas saisi le tribunal judiciaire d'une demande de fixation d'indemnité d'éviction à son profit avant l'expiration du délai de prescription, elle se trouve depuis le 27 décembre 2020 à minuit dépourvue du droit de réclamer le bénéfice d'une indemnité d'éviction, mais également du droit à se maintenir dans les lieux et se trouve occupante sans droit ni titre depuis cette date et subséquemment débitrice depuis le 28 décembre 2020 d'une indemnité d'occupation de droit commun, en sa qualité d'occupante sans droit ni titre à compter de cette date.
- Sur l'indemnité d'occupation due à compter du 28 décembre 2020 et jusqu'à la libération effective des lieux par la SARL Primeurs Jeanne d'Arc
Les dispositions des articles L. 145-33 et R. 145-3 du code de commerce ne s'appliquent pas au cas d'espèce pour l'indemnité d'occupation postérieure au 27 décembre 2020. En effet ces dispositions sont applicables pour déterminer l'indemnité d'occupation statutaire laquelle est fixée par référence à la valeur locative statutaire des locaux, alors que l'indemnité d'occupation qui est due dans le cas présent à compter du 28 décembre 2020 est une indemnité d'occupation de droit commun qui a un fondement indemnitaire et compensatoire.
Il convient donc de procéder pour déterminer le montant de l'indemnité d'occupation par comparaison avec des références de locaux de type commercial et, afin de procéder à cette comparaison, de tenir compte de l'état des locaux donnés à bail dont s'agit, de leur consistance et de leur situation.
Il résulte du rapport d'expertise judiciaire en date du 29 novembre 2019 que le site dont s'agit est situé sur la commune de [Localité 16].
La superficie des locaux, non discutée par les parties, est de 116,20 m² utile et 63 m²P.
L'expert judiciaire a procédé par comparaison avec le prix de marché des locaux de même type sur les zones d'activités proches.
Eu égard aux prix de comparaison pour des locaux du même type, tenant compte de l'état du bâti, de l'aspect de l'immeuble, l'expert judiciaire a estimé la valeur locative de l'ensemble à 33.000 €.
La valeur locative sera donc, en l'état de l'ensemble de ces éléments, estimée à 33.000 €/an, et la SARL Primeurs Jeanne d'Arc sera condamnée au paiement d'une indemnité d'occupation de droit commun de 33.000 € /an à compter du 28 décembre 2020, et ce, jusqu'à la libération effective des lieux.
- Sur l'indemnité d'occupation due du 1er janvier 2017 au 27 décembre 2020 à minuit
La cour rappelle que sur cette période, la SARL Primeurs Jeanne d'Arc bénéficiait des dispositions de l'article L. 145-28 du code de commerce, de sorte que l'indemnité d'occupation due par elle entre la fin du bail (1er janvier 2017) et le 27 décembre 2020 à minuit est équivalente à la valeur locative du bien définie par les articles L. 145-33 et R. 145-3 du code de commerce.
Or, il résulte de l'expertise une valeur locative sur le fondement de ces textes à 21.000 € HT/HC par an après abattement de 10 % de la valeur locative pour précarité.
Si Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] sollicitent néanmoins la fixation de la valeur locative à 23.000 € par an, en excluant tout abattement de précarité, la cour entérinera néanmoins le rapport d'expertise qui préconise l'application de cet abattement usuel de la charte de l'expertise, applicable à l'indemnité d'occupation statutaire jusqu'au 27 décembre 2020, date à laquelle l'indemnité d'occupation statutaire a cessé pour laisser la place à l'indemnité d'occupation de droit commun, et ce afin de tenir compte du fait que depuis le 1er janvier 2017, la locataire n'a plus de bail, et se trouve donc dans une situation incertaine et précaire à ce titre depuis plusieurs années.
Il convient dès lors de dire que l'indemnité d'occupation due par la SARL Primeurs Jeanne d'Arc du 1er janvier 2017 au 27 décembre 2020 à minuit s'élève à 21.000 € par an.
Le jugement sera en conséquence confirmé de ce chef, qui sera néanmoins limité par la cour dans le temps, du 1er janvier 2017 au 27 décembre 2020 à minuit.
3. Sur les demandes accessoires
La SARL Primeurs Jeanne d'Arc succombant en ses demandes d'indemnité d'éviction sera condamnée aux entiers dépens d'appel, les dépens de première instance restant néanmoins répartis ainsi que décidé par le premier juge.
En outre, la SARL Primeurs Jeanne d'Arc sera par ailleurs condamnée au paiement d'une indemnité de 1.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile, et déboutée de sa demande de ce chef en cause d'appel, les dispositions afférentes à l'article 700 du code de procédure civile prises par le premier juge étant cependant confirmées.
PAR CES MOTIFS
LA COUR, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire rendu en dernier ressort ;
Infirme le jugement rendu le 02 mars 2022 par le tribunal judiciaire de Paris sous le n° RG 21/01086 sur l'indemnité d'éviction principale et les indemnités accessoires et sur l'indemnité d'occupation ;
Statuant à nouveau,
Déclare la SARL Primeurs Jeanne d'Arc irrecevable en sa demande de fixation à son profit d'une indemnité d'éviction principale et d'indemnités accessoires ;
Dit que la SARL Primeurs Jeanne d'Arc est redevable à l'égard de Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] d'une indemnité d'occupation statutaire à compter du 1er janvier 2017 jusqu'au 27 décembre 2020 à minuit ;
Fixe le montant de cette indemnité d'occupation statutaire à la somme annuelle de 21.000 € HT et HC payable par trimestre et à terme échu, outre les charges et taxes exigibles conformément au bail expiré ;
Dit que la SARL Primeurs Jeanne d'Arc est redevable à l'égard de Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] d'une indemnité d'occupation de droit commun à compter du 28 décembre 2020 jusqu'à la libération effective des lieux ;
Fixe le montant de cette indemnité d'occupation statutaire à la somme annuelle de 33.000 € HT et HC payable par trimestre et à terme échu, outre les charges et taxes exigibles conformément au bail expiré ;
Confirme pour le surplus la décision en toutes ses dispositions non contraires au présent arrêt ;
Y ajoutant,
Déboute la SARL Primeurs Jeanne d'Arc de sa demande sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel ;
Condamne la SARL Primeurs Jeanne d'Arc à verser à Madame [R] [J], Monsieur [V] [J], Madame [E] [J], Madame [F] [W] née [J], Monsieur [D] [J] et Madame [A] [J] la somme de 1.000 € sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel ;
Condamne la SARL Primeurs Jeanne d'Arc aux entiers dépens d'appel ;
Dit que les dépens de première instance resteront répartis ainsi que décidé par le premier juge.