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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 12, 18 juin 2024, n° 21/22319

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

ProDESC (Association), Centre européen pour les Droits constitutionnels et les Droits Humains (Association)

Défendeur :

EDF (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Hébert-Pageot

Conseillers :

Mme Moisan, M. Richaud

Avocats :

Me Février, Me Guyonnet, Me Claude

TJ Paris, du 30 nov. 2021, n° 20/10246

30 novembre 2021

EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE

La société Electricité de France (EDF) SA, soumise à la loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, est la société de tête cotée sur le marché Euronext [Localité 18] d'un groupe de sociétés présentes sur l'ensemble des métiers de l'énergie et sur tous les continents.

La société EDF Renouvelables SA est une société holding, filiale à 99,99% de la société EDF, qui regroupe les entreprises de production d'énergies renouvelables du groupe EDF, parmi lesquelles la société EDF Renewables [Localité 1] S. de R.L. de C.V. (ci-après EDF Renewables [Localité 1]) en charge de l'exploitation de trois parcs éoliens au Mexique et depuis fin 2011, du projet éolien [Localité 15], objet du présent litige, pour lequel une société de projet mexicaine Eólica de Oaxaca S.A.P. de C.V. (ci-après Eólica de Oaxaca), détenue à 99% par EDF Renewables [Localité 1], a été créée.

Le projet [Localité 15] a pour objet la création d'une centrale éolienne au Mexique, dans la région de l'isthme de Tehuantepec au sud-est de l'Etat de Oaxaca, dans les municipalités d'[Localité 19] et de [Localité 16] de [Localité 20] (plus spécifiquement concernant cette dernière, dans la Communauté de [Localité 17]), 96 éoliennes devant être implantées dont 89 sur la municipalité d'[Localité 19], terre de la communauté autochtone Zapotèque [Localité 19].

Dans ce cadre, les sociétés EDF Renewables [Localité 1] et Eólica de Oaxaca ont remporté des enchères (« Long Term Auction » ou « LTA ») organisées par l'état mexicain, lui accordant la possibilité de conclure un contrat d'achat d'électricité (« Power Purchase Agreement « ou PPA ») avec la Commission fédérale d'électricité (ci-après « CFE »).

La société EDF Renewables a ainsi été autorisée à identifier les zones à potentiel pour le développement d'un projet éolien dans la région de l'isthme de Tehuantepec, correspondant aux valeurs de transmission électrique accordées à l'entreprise.

Sur les procédures au Mexique relatives au projet [Localité 15]

Les peuples autochtones bénéficient de droits spécifiques reconnus par la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones ainsi que par la Convention 169 de l'Organisation internationale du travail (OIT), notamment le droit à un consentement libre préalable et informé (ci-après « CLIP ») qui leur permet, dans le cadre d'un processus de consultation organisé par le Secrétariat de l'Energie (ci-après « SENER »), de participer à la conception, à la mise en oeuvre et au suivi des projets et des décisions susceptibles d'avoir un impact sur leur culture, leurs traditions et leurs structures sociales et politiques.

En avril 2018, la consultation CLIP des peuples autochtones sur le projet [Localité 15] a débuté.

Par courrier du 11 avril 2018, le SENER a informé la Commission nationale mexicaine des Droits de l'Homme (ci-après « CNDH ») de la suspension du processus de consultation afin de s'assurer qu'il se déroule dans des conditions appropriées.

Parallèlement, des requêtes en constitutionnalité ( « amparos ») concernant le projet [Localité 15] ont été introduites au Mexique par des membres de la communauté d'[Localité 19], qui ont donné lieu à l'admission, les 12 et 14 avril 2018, de trois recours n° 376/2018, n°377/2018 et n°554/2018 et à des décisions ordonnant la suspension de la consultation CLIP, laquelle a repris en novembre 2018, mais a été à nouveau suspendue le 30 mars 2020, le gouvernement mexicain ayant déclaré l'état d'urgence sanitaire en raison de l'épidémie liée à la Covid-19.

La consultation CLIP a repris entre fin juin 2021et janvier 2022, le tribunal saisi des  « amparos » n°376/2018, n°377/2018 et n°554/2018 ayant rendu trois décisions enjoignant le SENER à reprendre ce processus dans le respect des règles mexicaines et internationales applicables avec une supervision de la juridiction.

Par ailleurs, des membres de la communauté d'[Localité 19] ont, d'une part, saisi le tribunal agraire de Tuxtepec, dans l'Etat de Oaxaca, aux fins d'annulation des contrats d'usufruit signés par la société Eólica de Oaxaca, la procédure étant en cours, d'autre part, demandé, en mai 2022, à la CFE d'annuler le contrat d'exploitation qu'elle a conclu avec la société Eólica de Oaxaca dans le cadre du projet [Localité 15].

Le 6 juin 2022 la CFE a notifié à la société Eólica de Oaxaca l'annulation du contrat d'exploitation, un tribunal arbitral étant actuellement saisi du litige dont la décision est attendue à partir du mois d'août 2024.

Le 22 juin 2022, le juge mexicain a ordonné la reprise de la procédure de consultation CLIP pendant la procédure arbitrale, cette décision ayant fait l'objet d'un appel régularisé par la CFE, la procédure étant en cours.

Dans l'attente de l'issue de cette consultation, aucune activité de construction sur les terrains n'a lieu, seules des études environnementales annuelles étant menées.

Sur la saisine du Point de contact national français de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE)

Par courrier du 8 février 2018, l'association « Proyecto de Derechos Económicos Sociales y Culturales » (ci-après « ProDESC » ) et deux représentants de la communauté autochtone d'[Localité 19], à savoir M. [R] [U] [N] et Mme [B] [O] [V], ont déposé une plainte en instance spécifique devant le Point de contact national français de l'OCDE (ci-après « PCN ») à l'encontre du Groupe EDF dans sa globalité, comprenant EDF Renewables [Localité 1] et Eólica de Oaxaca, lui reprochant notamment d'avoir mené des « actions administratives ['] pour la mise en oeuvre du parc éolien » sans impliquer la communauté d'[Localité 19] « dans le processus de planification et de décision », et de n'avoir divulgué aucune information à ce sujet, en violation des principes directeurs de l'OCDE.

En juillet 2019, l'association ProDESC et les représentants de la communauté autochtone d'[Localité 19] ont décidé de sortir de cette instance.

Le 17 octobre 2019, le PCN a annoncé la clôture de ses bons offices et publié le 10 mars 2020 un communiqué final.

Sur la procédure en France

Par courrier du 26 septembre 2019, Mme [B] [O] [V], Mme [F] [Z] [V], Mme [D] [T] [I], M. [R] [U] [N], M. [K] [H], M.[W] [J] [I], l'association ProDESC et le Centre Européen pour les Droits Humains et Constitutionnels (ci-après l'association « ECCHR ») ont mis en demeure la société EDF de respecter ses obligations définies par la loi n°2017-399 du 27 mars 2017 et codifiées aux articles L.225-102-4 et 5 du code de commerce dans le cadre du projet de parc éolien [Localité 15], considérant notamment que « bien que le Plan de Vigilance 2018 d' EDF identifie « des risques de violations des droits des peuples autochtones dans le cadre des projets industriels en Amérique latine », aucune action spécifique d'analyse, de hiérarchisation et de remédiation de ces risques n'est envisagée dans le Plan de la Compagnie ».

Par courrier du 20 décembre 2019, la société EDF a répondu que son plan de vigilance respectait les obligations de la loi précitée.

C'est dans ce contexte que, par acte d'huissier de justice du 13 octobre 2020,

Mme [B] [O], M. [R] [U], M. [S] [G], M. [P] [Y], l'association ProDESC et l'association ECCHR ont fait citer la société EDF devant le tribunal judiciaire de Paris lui demandant, au visa de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des sociétés commanditaires, des articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du code de commerce,1240 et 1241 du code civil de :

- se déclarer compétent ;

- déclarer les associations et les personnes physiques demanderesses recevables et fondées dans leurs demandes ;

1) Sur la non-conformité du plan de Vigilance 2019 de la société Electricité de France SA aux dispositions de l'article L. 225- 102-4 du code de commerce :

- constater que les associations plaignantes ont mis en demeure la société Electricité de France SA par lettre du 26 septembre 2019 et que celle-ci est restée sans succès ;

- constater que le plan de vigilance 2019 de la société Electricité de France SA ne prévoit pas de mesures de vigilance raisonnables permettant d'identifier les risques et de prévenir les atteintes graves envers les droits humains et libertés fondamentales, la santé et la sécurité des membres de la communauté autochtone d'[Localité 19] concernant la mise en oeuvre du projet de parc éolien [Localité 15] à Oaxaca, Mexique, par ses filiales mexicaines Eólica de Oaxaca et EDF Renewables [Localité 1].

En conséquence,

- condamner la société Electricité de France SA à publier, dans un délai de six (6) mois à compter de la notification de la décision à intervenir, un nouveau plan de vigilance incluant au point 3.6.1.4 " Cartographie des risques " de son plan de vigilance :

- une cartographie complète des risques énoncés ci-avant résultant de ses activités et des activités de ses sociétés contrôlées, sous-traitants et fournisseurs et partenaires commerciaux répondant aux critères requis par la Loi de Vigilance et les standards internationaux sur la diligence en droit humains sur lesquels cette dernière est basée ;

(')

- condamner la société Electricité de France SA à publier, dans un délai de six (6) mois à compter de la notification de la décision à intervenir, un nouveau plan de vigilance comprenant les mesures adéquates de prévention et d'atténuation des risques correspondant aux exigences de la Loi de vigilance et aux standards de diligence en droits humains qui en forment la base d'interprétation :

- les mesures doivent être préventives, d'atténuation et de réparation et répondre à chaque risqué identifié dans la cartographie, en fonction de la hiérarchisation des risques ;

(...)

- assortir cette obligation d'une pénalité de 50.000,00 euros par jour de retard à compter de l'expiration de la période de six mois de respect du plan de vigilance ;

2) Sur la réparation du préjudice résultant de la violation par la société Electricité de France SA de son devoir de vigilance conformément à l'article L. 225-102-5 du code de commerce

- déclarer et juger que la société Electricité de France SA a manqué à son devoir de vigilance imposé par l'article L. 225-102- 4 du code de commerce ;

- déclarer et juger que la méconnaissance par la société Electricité de France SA de ses obligations de vigilance a causé un préjudice aux demandeurs ;

En conséquence,

- condamner la société Electricité de France SA à indemniser l'intégralité des préjudices subis par les demandeurs :

- condamner la société Electricité de France SA à payer la somme de 60.000 euros à

Mme [B] [O] au titre des dommages et intérêts découlant de ses préjudices ;

- condamner la société Electricité de France SA à payer la somme de 60.000 euros à

M. [S] [G] au titre des dommages et intérêts découlant de ses préjudices ;

- condamner la société Electricité de France SA à payer la somme de 60.000 euros à

M. [P] [Y] au titre des dommages et intérêts découlant de ses préjudices ;

- condamner la société Electricité de France SA à payer la somme de 30.000 euros à

M. [R] [U] au titre des dommages et intérêts découlant de ses préjudices.

- condamner la société Electricité de France SA aux dépens et à payer à Mme [B] [O], M. [S] [G], M. [P] [Y] et M. [R] [U] la somme de 5.000,00 euros chacun en vertu des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- dire n'y avoir lieu à écarter l'exécution provisoire de la décision à intervenir. »

Le juge de la mise en état, saisi par les demandeurs, a, par ordonnance du 30 novembre 2021 :

- rejeté l'exception d'incompétence soulevée par la société Electricité de France SA;

- déclaré irrecevable la demande tendant à voir condamner la société Electricité de France SA à publier un nouveau plan de vigilance ;

- rejeté la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à défendre de la société Electricité de France SA aux demandes de condamnation formées sur le fondement de l'article L.225-102-5 du code de commerce ;

- dit sans objet la fin de non-recevoir tirée du défaut d'intérêt à agir de l'association Proyecto de Derechos Económicos Sociales y Culturales et du Centre Européen pour les Droits Humains et Constitutionnels sur le fondement de l'article L.225-102-5 du code de commerce et l'a rejeté en l'état ;

-rejeté la demande de mesure conservatoire ;

- dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile ;

- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;

- renvoyé l'examen de l'affaire à l'audience de mise en état du 4 janvier 2022 à 10 heures 10 pour mise en place d'une mesure de médiation ;

- réservé les dépens.

Par déclaration du 12 décembre 2021, Mme [B] [O], M. [R] [U], M. [S] [G], M. [P] [Y], l'association le Centre ProDESC et l'association le Centre Européen pour les Droits Constitutionnels et les Droits Humains (ECCHR) ont interjeté appel à l'encontre de cette ordonnance en ce qu'elle a déclaré irrecevable la demande tendant à voir condamner la société EDF SA à publier un nouveau plan de vigilance, et rejeté la demande de mesure conservatoire.

Par ordonnance du 27 octobre 2022, le conseiller délégué par le président de la 11ème chambre de la cour d'appel de Paris a débouté la société EDF SA de sa demande tendant à déclarer irrecevable l'appel, cette décision ayant été déférée à la cour d'appel de Paris qui l'a confirmée aux termes d'un arrêt du 17 mars 2023.

Par conclusions n°4, notifiées par voie électronique le 4 février 2024, les appelants demandent à la cour au visa de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des sociétés commanditaires, des articles 789 et 795 du code de procédure civile, et des articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du code de commerce, de:

- recevoir l'appel principal interjeté et le déclarer bien fondé en toutes ses demandes ;

- débouter la société Electricité de France S.A. de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

- infirmer l'ordonnance rendue le 30 novembre 2021 en ce qu'elle a :

- déclaré irrecevable la demande tendant à voir condamner la société Électricité de France SA à publier un nouveau plan de vigilance ;

- rejeté la demande de mesure conservatoire ;

et statuant à nouveau,

- déclarer recevable la demande tendant à voir condamner la société Electricité de France SA à publier un nouveau plan de vigilance ;

- ordonner à la société Electricité de France SA d'ordonner à sa filiale contrôlée, EDF Renouvelables [Localité 1], et à l'opérateur de projet [Localité 15], la société Eólica de Oaxaca, de suspendre le développement du projet [Localité 15] jusqu'à ce qu'une décision définitive soit rendue dans le présent litige et plus particulièrement statue sur l'identification des risques d'atteintes graves au CLIP, à la santé et à la sécurité des membres de la communauté [Localité 19], et sur l'insertion des mesures propres à prévenir de manière effective ces atteintes dans le plan de vigilance litigieux, selon les standards établis par la Convention ILO 169 et la Déclaration des Nations Unies pour les droits des Peuples autochtones ;

- condamner la société Électricité de France SA à verser aux appelants la somme de 6 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'au règlement des entiers dépens.

Par conclusions n°5, notifiées par voie électronique le 9 février 2024, la société Electricité de France (EDF) SA, intimée, demande à la cour au visa des articles L. 225-102-4,

L. 225-102-5 et L. 721-3 du code de commerce, de l'article 32 du code de procédure civile, de la Constitution mexicaine de 1917, de la loi de l'industrie électrique mexicaine du 11 août 2014, de la Convention 169 de l'Organisation internationale du travail relative aux peuples indigènes et tribaux de 1989, ratifiée par le Mexique le 5 septembre 1990, de :

- à titre principal, juger mal fondés les moyens soulevés par les associations ProDESC et ECCHR, Mme [B] [O] [V], M. [R] [U] [N], M. [S] [G], et M. [P] [Y] au soutien de leur appel de l'ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris du 30 novembre 2021 en ce qu'elle a rejeté leur demande tendant à voir condamner EDF à publier un nouveau plan de vigilance, et en conséquence :

- confirmer l'ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris du 30 novembre 2021, en ce qu'elle a rejeté la demande des associations ProDESC et ECCHR, ainsi que de Mme [B] [O] [V], M. [R] [U] [N], M. [S] [G], et M. [P] [Y] d'enjoindre à EDF à publier un nouveau plan de vigilance ;

- juger mal fondés les moyens soulevés par les associations ProDESC et ECCHR, et Mme [B] [O] [V], M. [R] [U] [N], M. [S] [G], et

M. [P] [Y] au soutien de leur appel de l'ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris du 30 novembre 2021 en ce qu'elle a rejeté leur demande de mesure conservatoire tenant à la suspension du développement du projet [Localité 15] ;

- confirmer en conséquence l'ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris du 30 novembre 2021, en ce qu'elle a rejeté la demande de mesure conservatoire visant à suspendre le développement du projet [Localité 15],

- en tout état de cause condamner solidairement les appelants aux dépens et à lui payer la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 13 février 2024 et l'audience de plaidoiries s'est tenue le 5 mars 2024. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, l'arrêt sera contradictoire en application de l'article 467 du code de procédure civile.

Il convient de se reporter aux énonciations de la décision déférée pour plus ample exposé des faits et de la procédure antérieure, ainsi qu'aux conclusions susvisées pour l'exposé des moyens des parties devant la cour.

MOTIVATION

Sur la recevabilité de la demande tendant à voir condamner la société EDF SA à publier un nouveau plan de vigilance

Au soutien de leurs prétentions, les appelants font valoir que l'obligation de vigilance prévue à l'article L.225-102-4 I du code de commerce, fondée sur les normes existantes de droit international non contraignantes, est une obligation substantielle, générale et continue de comportement, que l'obligation d'établir et de mettre en oeuvre un plan de vigilance n'est que le support évolutif par lequel une entreprise rend compte de son obligation générale de vigilance de façon continue, laquelle ne se limite pas à l'obligation formelle de communication.

Ils soutiennent que le plan de vigilance prévu par la loi française a une double fonction puisqu'il permet, d'une part, de mesurer le respect d'une obligation continue de vigilance, d'autre part, d'avoir une communication sur les risques identifiés en matière de droits humains, les mesures entreprises et leur mise en oeuvre, en collaboration avec les parties prenantes.

Ils exposent que la mise en demeure prévue par l'article L.225-102-4 I du code de commerce a pour objet d'inviter une entreprise à se conformer à son obligation de vigilance et à rendre compte des ajustements mis en oeuvre, que ni la loi, ni la jurisprudence ne prévoient que cette mise en demeure et l'assignation doivent viser les mêmes plans de vigilance, que si la mise en demeure est un préalable nécessaire, elle ne circonscrit pas l'objet du litige, qu'ainsi, si au cours de l'instance, un nouveau plan est publié et ne respecte toujours pas les obligations prescrites par la loi, l'objet du litige n'a pas disparu et les demandes formulées peuvent évoluer.

Ils précisent que le droit civil et le droit des sociétés français prévoient une unique mise en demeure, et que celle prévue par la loi n°2017-399 du 27 mars 2017 ne peut en aucun cas rendre le recours en justice, prévu par cette même loi, dépourvu d'effectivité au sens des articles 6 et 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Ils indiquent qu'en l'espèce la mise en demeure du 26 septembre 2019, qui met en exergue les manquements du plan de vigilance 2018 du groupe EDF, l'invite à se conformer à son obligation de vigilance, que le plan de vigilance qu'il a établi en 2019 ne se conforme toujours pas à l'obligation générale de vigilance, que ce plan est critiqué dans leur assignation, que les nouveaux plans de vigilance publiés par le groupe EDF en 2020 et 2021 ne respectent pas davantage le devoir de vigilance qui lui incombe, qu'ainsi l'objet de la mise en demeure du 26 septembre 2019 reste inchangé, leur demande tendant à voir condamner la société EDF à publier un nouveau plan de vigilance étant dans ces conditions parfaitement recevable.

L'intimée répond que la mise en demeure est une condition préalable impérative à l'introduction d'une action en injonction de mise en conformité d'un plan de vigilance, que la mise en demeure tout comme l'action en injonction doivent viser un plan de vigilance précis afin de permettre d'identifier les manquements imputés au plan et permettre la phase de négociation amiable préalable à la saisine du juge, qu'il s'agit d'une question de recevabilité et non de disparition de l'objet du litige, qu'en l'espèce elle a publié son plan de vigilance 2018 dans un document d'enregistrement universel 2018 du 11 mars 2019, que la mise en demeure qui lui a été adressée le 26 septembre 2019 vise ce plan, qu'elle a ensuite publié son plan de vigilance 2019 dans le document d'enregistrement universel 2019 du 10 mars 2020, puis son plan de vigilance 2020 dans le document d'enregistrement universel 2020 du 15 mars 2021, que ce n'est que le 13 octobre 2020, soit plus d'un an après la mise en demeure, qu'une assignation lui a été signifiée laquelle vise le plan de vigilance 2019 et non 2018, de sorte que l'action ainsi initiée est irrecevable.

Elle estime que le mécanisme d'obligation précise et circonscrite introduit en droit français par la loi n°2017-399 du 27 mars 2017 n'a rien de comparable avec les standards de droit souple (" soft law ") instaurés par les instruments internationaux cités par les appelants, que l'argument selon lequel cette loi instaurerait une obligation générale de comportement est sans pertinence dans la mesure où l'action initiée par ces derniers porte exclusivement sur le plan de vigilance 2019 pour lequel elle n'a pas été mise en demeure.

Elle soutient que l'obligation de mise en demeure préalable poursuit un double objectif de sécurité juridique et de développement des alternatives amiables de résolution des litiges, qu'elle ne constitue donc pas une restriction disproportionnée au droit d'accès à un juge.

Elle indique en outre que M. [S] [G] et M. [P] [Y] sont irrecevables dans leur action en justice en raison de leur absence totale de mise en demeure préalable sur le fondement de l'article L. 225-102-4 du code de commerce.

Elle ajoute que la référence aux régimes prévus par les articles 1226, 1231 et 1344 du code civil, n'est pas pertinente, les obligations créées par la loi n°2017-399 du 27 mars 2017 étant distinctes.

Sur ce,

Aux termes de l'article 122 du code de procédure civile « constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée ».

L'article L. 225-102-4 du code de commerce dispose :

« I. Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l'étranger, établit et met en oeuvre de manière effective un plan de vigilance.

Les filiales ou sociétés contrôlées qui dépassent les seuils mentionnés au premier alinéa sont réputées satisfaire aux obligations prévues au présent article dès lors que la société qui les contrôle, au sens de l'article L. 233-3, établit et met en oeuvre un plan de vigilance relatif à l'activité de la société et de l'ensemble des filiales ou sociétés qu'elle contrôle.

Le plan comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu'elle contrôle au sens du II de l'article L. 233-16, directement ou indirectement, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation.

Le plan a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société, le cas échéant dans le cadre d'initiatives pluripartites au sein de filières ou à l'échelle territoriale. Il comprend les mesures suivantes :

1° Une cartographie des risques destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation ;

2° Des procédures d'évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, au regard de la cartographie des risques ;

3° Des actions adaptées d'atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ;

4° Un mécanisme d'alerte et de recueil des signalements relatifs à l'existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives dans ladite société ;

5° Un dispositif de suivi des mesures mises en oeuvre et d'évaluation de leur efficacité.

Le plan de vigilance et le compte rendu de sa mise en oeuvre effective sont rendus publics et inclus dans le rapport de gestion mentionné au deuxième alinéa de l'article L. 225-100 (1).

Un décret en Conseil d'Etat peut compléter les mesures de vigilance prévues aux 1° à 5° du présent article. Il peut préciser les modalités d'élaboration et de mise en oeuvre du plan de vigilance, le cas échéant dans le cadre d'initiatives pluripartites au sein de filières ou à l'échelle territoriale.

II. Lorsqu'une société mise en demeure de respecter les obligations prévues au I n'y satisfait pas dans un délai de trois mois à compter de la mise en demeure, la juridiction compétente peut, à la demande de toute personne justifiant d'un intérêt à agir, lui enjoindre, le cas échéant sous astreinte, de les respecter.

Le président du tribunal, statuant en référé, peut être saisi aux mêmes fins. »

Sur la mise en demeure

Il résulte du paragraphe I de cet article que l'élaboration du plan de vigilance par les sociétés concernées ne se résume pas en une obligation formelle puisqu'il est expressément indiqué qu'il doit être établi et mis en oeuvre de façon effective.

Ce même paragraphe prévoit par ailleurs d'associer les parties prenantes de la société à l'élaboration du plan de vigilance, ce dont il résulte qu'une concertation peut être organisée dans le cadre de la construction du plan, soit en amont de la mise en demeure prévue au paragraphe II, laquelle n'intervient qu'en cas de désaccord sur le respect de ses obligations par la société tenue à l'élaboration du plan de vigilance.

Il s'ensuit que même si en pratique la mise en demeure peut être utilisée comme un levier de dialogue avant la saisine du juge, la loi n'en fait pas un préalable à l'ouverture de négociations entre la société concernée et les parties prenantes, mais une interpellation émanant de toute partie ayant intérêt à agir, aux termes de laquelle est notifiée une demande de mise en conformité dans un délai de trois mois.

Ce n'est qu'après une mise en demeure restée vaine dans un délai de trois mois, que le juge peut enjoindre au débiteur du devoir de vigilance de se mettre en conformité.

Ainsi, le pouvoir juridictionnel du juge de l'action en injonction est conditionné à une mise en demeure préalable de respecter les obligations prévues au paragraphe I de l'article L. 225-102-4 du code de commerce, restée vaine dans un délai de trois mois, de sorte que cette mise en demeure constitue une condition de recevabilité de l'action en injonction.

S'il se déduit des dispositions de l'article L. 225-102-4 du code de commerce que l'objet de cette mise en demeure doit correspondre substantiellement à celui de la demande en injonction, et notamment faire référence aux mêmes risques, atteintes graves et obligations à respecter au sens de ce texte, le débiteur du plan devant être informé des griefs formulés à son encontre, en revanche, à défaut de précision dans la loi, il ne peut être exigé comme condition de recevabilité de l'action en injonction, que la mise en demeure et l'assignation visent exactement le même plan de vigilance notamment en termes de date, la débitrice de ce plan ayant pu le faire évoluer dans des publications ultérieures, sans pour autant faire disparaître les non-conformités aux obligations prévues au paragraphe I de cet article relevées dans la mise en demeure, ce qu'il appartient au juge du fond de vérifier dans le cadre de l'action en injonction.

En l'espèce, le courrier du 26 septembre 2019 est adressé à « [A] [E], président et Directeur général Électricité de France SA », mentionne : « Sujet : Mise en demeure au titre de la Loi N°2017-399 relative au Devoir de Vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre », et est ainsi rédigée :

« Les représentants de la communauté d'[Localité 19] ; les personnes défenseures des droits humains des peuples autochtones d'[Localité 19], Oaxaca ; Proyecto de Derechos Económicos, Sociales y Culturales (ProDESC) -organisation mexicaine de droits humains-et le Centre Européen pour les Droits Humains et Constitutionnels (ECCHR) -organisation allemande de droits humains (les pétitionnaires), en accord avec la Loi No. 2017-399 relative au Devoir de Vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre ; mettent en demeure la société Electricité de France SA (ci-après « EDF » ou

« Compagnie ») de respecter ses obligations définies dans la Loi susmentionnée, particulièrement dans le contexte du projet de parc éolien [Localité 15], en voie de développement à [Localité 19] et [Localité 16], communautés autochtones du Oaxaca, au Mexique. (')

Le droit au Consentement Libre, Informé et Préalable

Le Consentement Libre, Informé et Préalable (ci-après « FPIC », en anglais) est une norme de droits humains fondée sur les droits fondamentaux d'auto-détermination et de non-discrimination raciale garantis par le cadre international des droits humains. Ce cadre ne crée pas de nouveaux droits pour les peuples autochtones, mais applique une vision contextualisée des principes généraux de droits humains relatifs à un passif historique spécifique, ainsi qu'à des circonstances culturelles et sociales propres aux peuples autochtones.

Le FPIC se compose de trois droits interdépendants et cumulatifs des peuples autochtones: le droit à être consulté ; le droit de participer ; et le droit à la terre, au territoire et aux ressources. Néanmoins, l'exercice de ces droits peut être limité par des facteurs directs et indirects restreignant le libre arbitre des peuples autochtones. En ce sens, tout contexte ou climat d'intimidation, de contrainte, de manipulation et d'harcèlement à l'encontre de la volonté des peuples autochtones n'est pas cohérent avec les standards du FPIC.

Du point de vue des pétitionnaires et au regard des standards précités, EDF ne satisfait pas effectivement ces normes. En effet, bien que le Plan de Vigilance 2018 de EDF identifie

« des risques de violation des droits des peuples autochtones dans le cadre de projets industriels en Amérique latine, aucune action spécifique d'analyse, de hiérarchisation et de remédiation de ces risques n'est envisagée dans le Plan de la Compagnie. Ce manque de mesures de prévention a déjà causé d'importantes conséquences sur le terrain. (') »

Les auteurs de ce courrier poursuivent ensuite en faisant la critique du plan de vigilance de la société EDF aux termes de paragraphes intitulés « rupture du tissu social de la communauté », « le droit à la sûreté, à l'intégrité et à la défense des droits humains », « les droits d'accès à l'information et à la participation publique », « le droit à un environnement sain pour les générations futures », et concluent de la façon suivante dans un paragraphe intitulé « demandes spécifiques à l'attention de EDF : « les pétitionnaires exhortent la Compagnie à :

1. Développer et mettre en oeuvre une politique de FPIC qui prenne en compte les plus hauts standards de respect des droits des peuples autochtones et qui offre des mécanismes pour : la participation des peuples autochtones dans la planification et la prise de décision du projet ; la participation des peuples autochtones dans l'élaboration des évaluations sur l'impact environnemental, social, culturel et spirituel du projet; l'abstention de sollicitation de mesures administratives ou de conclusions des contacts en relation avec le projet jusqu'à ce que la communauté donne son FPIC; la sécurisation de la vie, la dignité et la liberté des personnes défenseures de droits humains dans le contexte du projet; l'abstention de s'impliquer dans les activités politiques locales qui entravent le FPIC ; l'adoption de mesures disciplinaires pour les employés de la Compagnie qui ne respectent pas le FPIC; la mise en place de mesures de sanction pour les fournisseurs et entrepreneurs qui violent la politique du FPIC -ceci incluant la résiliation de la relation commerciale.

2. Se désister de toute procédure légale initiée au Mexique dans le but d'obtenir et/ou modifier une mesure administrative dans le projet [Localité 15], comme l'autorisation de l'évaluation d'impact environnemental, les changements d'utilisation de la terre et la construction, ainsi que les autorisations de producteurs d'énergie, jusqu'à ce que la communauté autochtone d'[Localité 19] donne son accord au projet, si cela est le cas. Divulguer publiquement les informations concernant le projet [Localité 15], incluant mais non limité au processus de diligence raisonnable mené par la Compagnie, les sources de financement du projet, les accords aboutis avec le secteur public et privé et toute information, contrat et documents, sur la tenure légale du projet.

3. Reconnaître publiquement l'importance de la défense des droits humains développée par les personnes défenseures de droits humains et les comuneros d'[Localité 19] en relation avec le projet [Localité 15]. S'engager publiquement à respecter et utiliser son influence pour encourager et faciliter l'exercice du respect du droit à la promotion et à la défense des droits humains entre les fournisseurs et entrepreneurs.

4. Mener un audit indépendant des activités de ses agents au Mexique et en Amérique du Nord, en relation avec le projet [Localité 15] et dévoiler publiquement le résultat de ces audits. Ces audits doivent être entrepris dans une perspective de droits humains.

5. S'abstenir de mener des actions d'interférences dans la vie de la communauté et ses prises de décision durant le processus de consultation, que ce soit par le biais direct de ses fonctionnaires ou porte-paroles ou indirectement par les entrepreneurs, partenaires et fournisseurs locaux.

6. Utiliser son influence dans la chaine de production (particulièrement avec les propriétaires et les fournisseurs locaux) pour encourager le respect des droits des personnes défenseures de droits humains et autres acteurs de la société civile, afin qu'elles expriment leur point de vue et leurs divergences, ainsi que leur organisation de mobilisation sociale contre les activités de la Compagnie. De même, la Compagnie doit assurer que les entrepreneurs ne soient pas impliqués directement ou indirectement dans les menaces et attaques des personnes défenseures, et doit adopter une tolérance zéro face aux actes de violence.

7. Se désengager des relations commerciales avec les personnes, leaders, fournisseurs et entrepreneurs identifiés comme ayant publiquement harcelé, intimidé, menacé et stigmatisé les personnes défenseures de droits humains à [Localité 19].

8. Considérer l'annulation du projet [Localité 15] si la situation de risque pour les personnes défenseures de droits humains et la polarisation de la communauté continue et/ou augmente avec le temps.

En dernier lieu, en accord [avec les] lignes Directrices de l'OECD « Les entreprises multinationales publiques sont soumises aux mêmes recommandations que les entreprises privées, mais la surveillance exercée par l'État est souvent démultipliée lorsque celui-ci est le propriétaire final ». En l'espèce, l'Etat français étant le principal actionnaire du Groupe EDF, les pétitionnaires nourrissent des attentes particulières quant au respect des droits humains et du devoir de vigilance de la Compagnie au cours de ses futures activités.

Finalement, les pétitionnaires demandent à la Compagnie, lorsqu'elle analysera le contenu de cette lettre, d'adopter une approche compréhensive de toutes les problématiques citées, sans perdre de vue l'interdépendance et l'individualité qui caractérisent les droits humains.»

Il ressort de ce courrier que dans le cadre du projet éolien [Localité 15], différents risques et atteintes aux droits humains et à un environnement sain sont identifiés et explicités, que le plan de vigilance établi par la société EDF relatif à ce projet est décrit comme insuffisant, et qu'il lui est demandé, sur le fondement de la loi n°2017-399 du 27 mars 2017, d'entreprendre différentes actions pour y remédier, ce qui constitue une interpellation suffisante.

Il s'ensuit que ce courrier du 26 septembre 2019 est constitutif d'une mise en demeure au sens de l'article L. 225-102-4 II du code de commerce.

La société EDF SA a répondu à cette mise en demeure par un courrier du 20 décembre 2019 aux termes duquel elle écrit que son plan de vigilance 2018 répond parfaitement aux obligations de la loi du 27 mars 2017.

Eu égard au désaccord persistant entre les parties, l'action en injonction a été mise en oeuvre par une assignation délivrée à la société EDF SA par acte d'huissier de justice du 13 octobre 2020, soit bien après le délai de trois mois à compter de la mise en demeure imparti par l'article L. 225-102-4 II du code de commerce.

Dans ces conditions, il doit être considéré que cette action en injonction diligentée à l'encontre de la société EDF est recevable car diligentée conformément aux dispositions de l'article L. 225-102-4 II du code de commerce, de sorte que l'ordonnance déférée sera infirmée en ce qu'elle a déclaré irrecevable la demande tendant à voir condamner la société EDF SA à publier un nouveau plan de vigilance.

Sur la fin de non-recevoir opposée à M. [S] [G] et M. [P] [Y]

Il résulte de la mise en demeure du 26 septembre 2019 que M. [S] [G] et M. [P] [Y] n'en sont pas signataires.

L'article L. 225-102-4 II du code de commerce dispose que « la juridiction compétente peut, à la demande de toute personne justifiant d'un intérêt à agir » enjoindre à la société mise en demeure de respecter ses obligations au titre du devoir de vigilance.

Il s'ensuit que ces dispositions ne réservent nullement le droit d'agir en injonction aux signataires de la mise en demeure, mais exigent qu'il soit justifié d'un intérêt à agir.

Aux termes de l'article 31 du code de procédure civile, « l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d'agir aux seules personnes qu'elle qualifie pour élever ou combattre une prétention ou pour défendre un intérêt déterminé. »

En application de l'article 32 du même code, « est irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d'agir. »

En l'espèce, la société EDF SA ne développe aucun moyen relatif à l'intérêt à agir de

M. [S] [G] et M. [P] [Y] dans le cadre de l'action en injonction, tandis qu'ils en justifient au travers des attestations qu'ils ont établies.

En effet, aux termes d'une attestation du 22 septembre 2020, M. [P] [Y], membre de la communauté autochtone d'[Localité 19] de l'Etat de Oaxaca, explique assister aux assemblées de consultation relatives au projet [Localité 15] mais ne pas avoir suffisamment d'information à ce sujet, avoir été témoin d'incidents et de menaces sur d'autres membres de la communauté dont M. [S] [G] lors d'une assemblée en février 2020, et affirme que le développement du projet [Localité 15] est à l'origine tant de l'insécurité qui a changé leur quotidien, que d'un sentiment de peur.

Dans une attestation du même jour, M. [S] [G] confirme qu'il est membre de la même communauté, qu'il participe aux assemblées sur le projet [Localité 15] mis en oeuvre sur ses terres, avoir été insulté et menacé de mort notamment lors d'assemblées, comme d'autres membres de la communauté, et déclare que ce projet va affecter son terrain et être destructeur pour l'environnement.

En conséquence, le moyen tiré de l'irrecevabilité de l'action en justice engagée par M. [S] [G] et M. [P] [Y] en raison de leur absence totale de mise en demeure préalable de la société EDF SA sur le fondement de l'article L. 225-102-4 sera rejeté.

Sur la demande de mesure conservatoire

Les appelants exposent qu'il n'y a aucune violation de la souveraineté mexicaine dès lors qu'ils demandent non la suspension du processus de consultation CLIP relatif au projet [Localité 15], dont la mise en oeuvre dépend des autorités mexicaines, mais la suspension du développement de ce projet par la société intimée jusqu'à ce qu'elle respecte son obligation de vigilance et que son plan de vigilance soit déclaré conforme, et ce, dans l'attente de l'issue des procédures mexicaines, afin d'apaiser les tensions et de réduire ou prévenir de futures atteintes sérieuses aux droits humains, à la santé et à la sécurité des membres de la communauté d'[Localité 19], qui témoignent non seulement des menaces reçues du fait des critiques émises contre le projet, mais également d'une communication exclusive et privilégiée entre les entreprises et certains membres de la communauté conduisant à la signature de contrats préalables, à l'obtention de licences administratives en amont du CLIP ou à des dons.

Ils dénoncent ainsi les pratiques des entités contrôlées par la société EDF consistant à approcher individuellement certains membres de la communauté en leur offrant un soutien financier en amont et en parallèle de la consultation autochtone.

Ils soulignent que les décisions rendues par les juges saisis au Mexique en 2018 et 2019 ont ordonné la suspension du projet [Localité 15] au motif qu'il ne garantissait pas l'exercice du droit au CLIP de la communauté d'[Localité 19] tel que prévu par les normes internationales, dont la Convention 169 de l'Organisation internationale du travail.

Ils soutiennent que même si le droit français empêche la société mère de s'immiscer dans la gestion de ses filiales, leur demande de mesure conservatoire dirigée contre la société EDF SA, débitrice du devoir de vigilance, est recevable, dès lors qu'elle concerne un projet éolien lié à des atteintes graves à la consultation CLIP et à l'intégrité physique des plaignants, développé par des filiales qu'elle contrôle exclusivement, et que la loi n°2017-399 du 27 mars 2017 vise à prévenir précisément les atteintes graves résultant non seulement des activités d'une société débitrice d'une obligation de vigilance, mais également de celles de ses filiales, contrôlées directement ou indirectement, sises sur le territoire national ou à l'étranger.

Ils ajoutent que les contrats d'usufruit conclus dans le cadre du projet [Localité 15] ne sont pas encore annulés par le juge mexicain, qu'ils sont dans l'attente de la procédure relative à l'annulation de l'accord d'interconnexion, qu'il n'y a aucun signe perceptible d'amélioration des conditions du déroulement des consultations et de prise en compte des droits fondamentaux des membres de la communauté, qu'ainsi le 10 février 2022 un de ses membres a été victime d'une attaque par arme à feu quelques heures après avoir participé à une conférence de presse relative aux actions menées par l'association ProDESC contre le projet [Localité 15] mené par la société EDF, ce qui établit que le danger existe toujours.

Ils estiment que l'imminence du dommage est parfaitement démontrée, puisque la consultation pourrait reprendre d'un instant à l'autre et provoquer à nouveau des atteintes sérieuses tant aux droits fondamentaux qu'à l'intégrité physique des membres de la communauté d'[Localité 19], la mesure conservatoire sollicitée étant ainsi proportionnée à la situation, le fait qu'elle ne soit pas spécifiquement prévue par l'article L.225-102-4 du code de commerce étant indifférent, dès lors qu'elle doit être prononcée au regard de l'ensemble du litige.

L'intimée répond qu'elle n'est pas partie au projet [Localité 15] et n'a aucune relation avec les autorités mexicaines compétentes, de sorte qu'elle n'a pas qualité à se défendre sur une telle demande, précisant, d'une part, que la notion de « donneuse d'ordre » au sens de la loi n°2017-399 du 27 mars 2017 ne fait pas référence aux pouvoirs des sociétés mères vis-à-vis de leurs filiales mais renvoie aux liens contractuels entre une société et ses sous-traitants, d'autre part, que cette loi ne déroge pas aux principes élémentaires du droit des sociétés et du droit commercial selon lesquels la détention du capital social d'une société ne confère pas à la société mère un pouvoir de gérer ses affaires ou de lui donner un ordre sur la façon d'exécuter un contrat.

Elle ajoute que les filiales EDF Renewables [Localité 1] et Eólica de Oaxaca n'ont pas davantage la qualité à se défendre à l'égard de cette demande, car elles ne font que livrer des informations dans le cadre de la consultation CLIP, ne sont pas parties à ce processus de consultation, dont la phase d'information est terminée et dont la mise en oeuvre incombe aux autorités mexicaines.

Elle soutient que les motifs qui sous-tendent les procédures en France et au Mexique sont identiques, que les mesures conservatoires sollicitées sont irrecevables dès lors qu'elles conduiraient le juge français à porter atteinte à la souveraineté mexicaine et à l'immunité de juridiction, la reprise de la consultation CLIP résultant de décisions rendues par le juge mexicain, qui s'est réservé le pouvoir de superviser cette consultation, d'en contrôler la régularité et la conformité aux standards internationaux et nationaux applicables.

Elle souligne que les autorités mexicaines ont d'ailleurs déjà pris toutes les mesures conservatoires envisageables puisqu'elles ont ordonné la suspension du permis de génération électrique du 29 juin 2017 et des autorisations administratives dans l'attente de la finalisation du processus CLIP.

Elle affirme que l'objectif des appelants est de faire obstacle aux décisions rendues par les juridictions mexicaines, ce qui constitue une violation du principe de non-ingérence avec les prérogatives de puissance publique d'un Etat souverain.

Elle estime par ailleurs que la demande de mesure conservatoire est irrecevable en ce qu'elle excède le périmètre de la loi n°2017-399 du 27 mars 2017 et les pouvoirs conférés au tribunal judiciaire à ce titre, l'obligation d'établir, de publier et mettre en oeuvre de manière effective le plan de vigilance ne reposant que sur la société « dont le siège social est fixé sur le territoire français » .

Elle indique que sur le plan factuel, les appelants, qui dénoncent les agissements des autorités mexicaines et de particuliers en marge de la procédure de consultation, ne démontrent pas que les violations des droits humains allégués seraient le résultat, comme l'exige la loi n°2017-399 du 27 mars 2017, d'une activité sur laquelle EDF serait tenue d'exercer une forme de vigilance.

Elle explique qu'il n'est pas davantage démontré l'existence d'un trouble manifestement illicite ou d'un dommage imminent, aucune construction ou mise en oeuvre effective du projet ne pouvant avoir lieu tant que la consultation CLIP n'est pas achevée étant en outre précisé que le projet est suspendu en raison de l'annulation du contrat d'exploitation conclu entre la CFE et la société Eólica de Oaxaca.

Elle expose enfin que les appelants n'établissent pas que la mesure conservatoire sollicitée serait de nature à faire cesser les troubles allégués, la situation de tension sociale dans la région de Oaxaca, en lien avec la présence de parcs éoliens et la propriété des terres, existant depuis des années et bien avant le projet [Localité 15].

Sur ce,

En vertu de l'article L. 225-102-4 II du code de commerce « lorsqu'une société mise en demeure de respecter les obligations prévues au I n'y satisfait pas dans un délai de trois mois à compter de la mise en demeure, la juridiction compétente peut, à la demande de toute personne justifiant d'un intérêt à agir, lui enjoindre, le cas échéant sous astreinte, de les respecter », le président du tribunal, statuant en référé, pouvant être saisi aux mêmes fins.

Selon l'article L. 225-102-5 du même code, « dans les conditions prévues aux articles 1240 et 1241 du code civil, le manquement aux obligations définies à l'article L. 225-102-4 du présent code engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice que l'exécution de ces obligations aurait permis d'éviter », l'action en responsabilité pouvant être introduite devant la juridiction compétente par toute personne justifiant d'un intérêt à agir à cette fin.

L'article 789 du code de procédure civile dispose quant à lui que lorsque la demande est présentée postérieurement à sa désignation, le juge de la mise en état est, jusqu'à son dessaisissement, seul compétent, à l'exclusion de toute autre formation du tribunal notamment pour ordonner des mesures provisoires, même conservatoires, à l'exception des saisies conservatoires et des hypothèques et nantissements provisoires, ainsi que pour modifier ou compléter, en cas de survenance d'un fait nouveau, les mesures qui auraient déjà été ordonnées.

Les mesures provisoires visées par ces dispositions ont pour objet d'autoriser ou favoriser le traitement d'une situation qui ne peut attendre d'être examinée par le tribunal dans le cadre de son jugement. Elles ne peuvent par ailleurs ni préjudicier au principal, ni se substituer au jugement à intervenir.

Sur la qualité à se défendre de la société EDF SA

L'article L. 225-102-4 du code de commerce issu de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 prévoit que le devoir de vigilance porte non seulement sur les activités de la société mais également sur celles des filiales qu'elle contrôle par référence à l'article L. 233-16, II du code de commerce.

Il s'ensuit que, même s'il s'agit de personnes morales distinctes, la loi dépasse la notion traditionnelle d'indépendance des personnes juridiques puisqu'elle induit un degré d'intervention de la société-mère dans les affaires des filiales qu'elle contrôle, mais uniquement dans le domaine de la gestion des risques de leurs activités sur les droits humains, les libertés fondamentales, la santé, la sécurité des personnes et sur l'environnement, de sorte que c'est à juste titre que le premier juge a considéré que la société EDF SA a, en l'espèce, qualité pour se défendre, l'ordonnance déférée devant être confirmée sur ce point.

Sur la mesure conservatoire

Les appelants demandent à la cour, à la suite du juge de la mise en état, « d'ordonner à la société EDF SA d'ordonner à sa filiale contrôlée EDF Renouvelables [Localité 1], et à l'opérateur du projet [Localité 15] Eolica de Oaxaca de suspendre le projet [Localité 15] jusqu'à ce qu'une décision définitive soit rendue dans le présent litige et plus particulièrement statue sur l'identification des risques d'atteintes graves au CLIP, à la santé et à la sécurité des membres de la communauté [Localité 19], et sur l'insertion des mesures propres à prévenir de manière effective ces atteintes dans le plan de vigilance litigieux, selon les standards établis par la convention ILO 169 et la Déclaration des Nations Unies pour les droits des peuples autochtones.»

Il en résulte qu'au travers d'une demande de mesure conservatoire dirigée contre la société EDF SA dans le cadre de l'action en injonction relative au plan de vigilance fondée sur l'article L. 225-102-4 du code de commerce, les appelants sollicitent en réalité la suspension du projet [Localité 15] initié par l'état mexicain et porté par les sociétés EDF Renewables [Localité 1] et Eolica de Oaxaca, filiales de la société EDF SA auxquelles des autorisations administratives ont été données, puis annulées, des procédures étant en cours devant un tribunal arbitral et des juridictions mexicaines.

Ainsi, la demande de mesure conservatoire formulée par les appelants porte non sur les obligations de la société EDF SA et des filiales qu'elle contrôle en matière de plan de vigilance dans le cadre du projet éolien [Localité 15], mais sur ce projet lui-même, de sorte qu'une telle demande, outre le fait qu'elle n'entre pas dans le champ de compétence attribué au tribunal judiciaire aux termes des articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du code de commerce qui prévoient un dispositif d'injonction judiciaire pour les plans incomplets ou inadaptés, relève des juridictions mexicaines et du tribunal arbitral actuellement saisis de différentes procédures relatives tant aux autorisations administratives qu'à la consultation CLIP.

Il sera par ailleurs relevé, à titre surabondant, que le projet éolien [Localité 15] est à l'arrêt notamment en raison de la notification, le 6 juin 2022, par la CFE à la société Eólica de Oaxaca de l'annulation du contrat d'exploitation, dont le tribunal arbitral est saisi, et que les juridictions mexicaines sont saisies du processus de consultation CLIP, de sorte qu'aucune urgence et « imminence d'atteintes futures » ne sont démontrées.

En conséquence, l'ordonnance déférée sera confirmée, par substitution de motifs, en ce qu'elle a rejeté la demande de mesure conservatoire.

Sur les dépens et les demandes au titre des frais irrépétibles

La société EDF SA, qui succombe pour l'essentiel de ses demandes, sera condamnée aux dépens de première instance, par infirmation de l'ordonnance entreprise, et d'appel.

Eu égard à la solution du litige, l'ordonnance déférée sera infirmée en ce qu'elle a dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, et la société EDF SA sera condamnée à payer aux appelants la somme de 5 000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel.

PAR CES MOTIFS,

La cour,

Infirme l'ordonnance en ce qu'elle a déclaré irrecevable la demande tendant à voir condamner la société Electricité de France SA à publier un nouveau plan de vigilance, et en ses dispositions relatives aux dépens et à l'article 700 du code de procédure civile,

Statuant à nouveau sur les chefs infirmés et y ajoutant,

Déclare recevable la demande tendant à voir condamner la société Electricité de France SA à publier un nouveau plan de vigilance,

Rejette le moyen tiré de l'irrecevabilité de l'action en justice engagée par M. [S] [G] et M. [P] [Y] en raison de leur absence totale de mise en demeure préalable de la société EDF SA sur le fondement de l'article L.225-102-4 du code de commerce,

Condamne la société Electricité de France SA à payer à Mme [B] [O], M. [R] [U], M. [S] [G], M. [P] [Y], l'association le Centre ProDESC et l'association le Centre Européen pour les Droits Constitutionnels et les Droits Humains (ECCHR) la somme de 5 000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel,

Condamne la société Electricité de France SA aux dépens de première instance et d'appel,

Confirme l'ordonnance en ses autres dispositions soumises à la cour,

Rejette les autres demandes des parties.