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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 12, 18 juin 2024, n° 23/10583

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Fédération Internationale des Ligues des Droits de l'Homme (Association), Observatorio Ciudadano (Association), Ligue des Droits de l'Homme (Association)

Défendeur :

Vigie Groupe (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Hébert-Pageot

Conseillers :

Mme Moisan, M. Richaud

Avocats :

Me Curral-Stephen, Me Valentie, Me Schapira

CA Paris n° 23/10583

17 juin 2024

FAITS ET PROCÉDURE :

Avant son rachat par le groupe Veolia finalisé le 31 octobre 2022, le groupe Suez, spécialisé dans la gestion et le traitement de l'eau ainsi que dans le recyclage et la valorisation des déchets et premier fournisseur privé d'eau dans le monde, présentait au 31 décembre 2020 un chiffre d'affaires consolidé de 17,209 milliards d'euros et employait 86 195 salariés en France et à l'étranger.

Sa société mère, la SA Suez (devenue la SA Vigie jusqu'à sa radiation du RCS le 9 novembre 2022 à la faveur de son absorption par la SA Véolia Environnement), détenait la totalité des parts de la SAS Suez Groupe (devenue la SAS Vigie Groupe le 28 juillet 2022 et désormais filiale de la SA Veolia Environnement) qui assurait la gestion centralisée de la trésorerie des principales filiales françaises et internationales contrôlées.

Présent en Europe, en Amérique de Nord et du Sud, au Moyen-Orient, en Inde, en Australie, en Chine ainsi qu'au Maroc et au Sénégal, le groupe Suez était implanté au Chili à travers sa filiale Suez Spain et le groupe Aguas Andinas qui contrôlait, jusqu'à la cession de sa participation indirecte au groupe canadien Algonquin Power & Utilities Corporation le 11 septembre 2020, la société Empresa de Servicios Sanitarios de Los Lagos (ci-après, « la société Essal »).

Cette dernière exploitait l'usine de traitement d'eau potable de [Localité 7] au sein de laquelle le déversement d'hydrocarbures le 10 juillet 2019 a contaminé la source de captage de l'usine et le réseau d'alimentation et les cours d'eau de la commune d'[Localité 8], provoquant une rupture dans l'accès des habitants à l'eau potable qui n'a totalement pris fin que le 21 juillet 2019, le gouvernement chilien ayant déclaré un état d'alerte sanitaire du 12 juillet au 31 août 2019.

A compter de 2018, une société du groupe Suez a publié annuellement un plan de vigilance conformément à l'article L. 225-102-4 du code de commerce créé par la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre et modifiés par l'ordonnance n° 2017-1162 du 12 juillet 2017 qui a instauré, pour chaque société qui emploie au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés elle-même et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l'étranger, l'obligation d'élaborer, publier et mettre en oeuvre un plan comportant les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu'elle contrôle, directement ou indirectement, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation.

Les associations françaises et chiliennes Fédération Internationale des ligues des droits de l'Homme, Ligue des droits de l'Homme ainsi que Observatorio Ciudadano et Red Ambiental Ciudadana de [Localité 8] (ci-après, ensemble, « les associations ») ont, par courrier du 9 juillet 2020, mis en demeure « monsieur [F] [W], en [sa] qualité de directeur général du groupe Suez », d'en publier un nouveau comprenant :

- « une cartographie de l'ensemble des sociétés contrôlées par SUEZ que la société est tenue de prendre en compte dans son plan de vigilance ;

- une cartographie hiérarchisée des risques des activités de SUEZ au Chili, ainsi que la méthodologie appliquée pour procéder à cette hiérarchisation, notamment en ce qui concerne les modalités de consultation des communautés locales ;

- le détail des mesures d'atténuation des risques et de prévention des atteintes graves aux droits humains que SUEZ met en oeuvre, en fonction des risques ainsi identifiés préalablement, ainsi que du dispositif de suivi et de mise en oeuvre efficace de ces mesures ».

Les échanges entre les parties n'aboutissant à aucun règlement amiable du litige naissant, les associations ont, par acte d'huissier signifié le 11 juin 2021, assigné la SAS Suez Groupe devant le tribunal judiciaire de Nanterre sur le fondement de l'article L. 225-102-4 du code de commerce pour qu'elle modifie son plan de vigilance.

L'article 56 de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 sur la confiance dans l'institution judiciaire ayant créé l'article L. 211-21 du code de l'organisation judiciaire attribuant compétence exclusive au tribunal judiciaire de Paris pour connaître des actions fondées sur les articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du code de commerce, le juge de la mise en état a déclaré cette juridiction incompétente au profit du tribunal judiciaire de Paris par ordonnance du 23 mars 2022.

Par ordonnance du 1er juin 2023, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris a :

- déclaré recevable la fin de non-recevoir soulevée par la SAS Vigie Groupe pour défaut de qualité à défendre ;

- déclaré les associations irrecevables en leur action et les a condamnées au dépens.

Par déclaration reçue au greffe le 14 juin 2023, les associations ont interjeté appel de cette ordonnance.

Aux termes de leurs dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 4 février 2024, les associations demandent à la cour, au visa des articles L. 225-102-4I et L. 225-102-4 II du code de commerce et 122, 123 et 700 du code de procédure civile :

- de recevoir l'appel principal interjeté et le déclarer bienfondé ;

- d'infirmer l'ordonnance rendue le 1er juin 2023 par le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris en ce qu'elle a :

o déclaré recevable la fin de non-recevoir soulevée par la SAS Vigie Groupe pour défaut de qualité à défendre ;

o déclaré les associations irrecevables en leur action en les condamnant aux dépens ;

- statuant à nouveau, de :

o déclarer irrecevable, sinon infondée, la SAS Vigie Groupe en sa fin de non-recevoir pour défaut de qualité à agir ;

o déclarer les associations recevables et bien fondées en leurs demandes ;

o débouter la SAS Vigie Groupe de l'ensemble de ses demandes ;

- de condamner la SAS Vigie Groupe à verser aux associations la somme de 2 000 euros chacune en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

- de condamner la SAS Vigie Groupe aux entiers dépens d'instance d'appel.

En réponse, dans ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 12 février 2024, la SAS Vigie Groupe demande à la cour, au visa des articles 31, 32, 122 et 123 du code de procédure civile et L 225-102-4 du code de commerce, de :

- confirmer l'ordonnance rendue le 1er juin 2023 par le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris, en toutes ses dispositions ;

- à défaut, déclarer les appelantes irrecevables en leur action en raison de leur défaut d'intérêt à agir ;

- en tout état de cause, débouter les appelantes de l'intégralité de leurs demandes;

- de condamner « solidairement » les associations à verser à la SAS Vigie Groupe la somme 6 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- de condamner les associations aux dépens d'instance d'appel et ce dans les termes de l'article 699 du code de procédure civile.

Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 13 février 2024. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, l'arrêt sera contradictoire en application de l'article 467 du code de procédure civile.

MOTIVATION

1°) Sur la qualité à défendre de la SAS Vigie Groupe

Moyens des parties

Au soutien de leur appel, les associations exposent que le mécanisme d'exemption prévu par l'article L. 225-102-4 I alinéa 2 du code de commerce au bénéfice des filiales ou des sociétés contrôlées est optionnel et non obligatoire. Elles en déduisent que la société mère d'un groupe n'est pas la seule débitrice de l'obligation d'établir un plan de vigilance, que sa filiale n'est pas dispensée d'en dresser un à raison de cette seule qualité et qu'elle demeure libre de publier un plan l'obligeant, ce qu'a fait la SAS Vigie Groupe. Elles précisent que leur mise en demeure a ainsi été adressée au siège social commun de la SA Suez et de la SAS Suez Groupe et que c'est cette dernière qui y a répondu par courrier du 29 septembre 2020 sans contester être l'auteur du plan dont elles dénonçaient les insuffisances, le document d'enregistrement universel étant muet sur ce point. Elles ajoutent que la SAS Vigie Groupe a reconnu durant l'instance être le rédacteur du plan critiqué avant de soulever tardivement, par conclusions du 7 mars 2023 notifiées 22 mois après l'introduction de l'instance, une fin de non-recevoir pour défaut de qualité à défendre. Elles estiment que ce comportement procédural caractérise une contradiction à leur détriment au sein d'une même instance et soulèvent l'irrecevabilité de la fin de non-recevoir opposée au nom du principe de l'Estoppel, le revirement de la SAS Vigie Groupe ne reposant sur aucun élément fiable et probant.

Elles expliquent par ailleurs que le doute relevé par le juge de la mise en état sur l'identité de l'auteur du plan attaqué ne peut profiter à la SAS Vigie Groupe qui l'a seule suscité et qu'il est quoi qu'il en soit levé par le fait que cette dernière a reconnu cette qualité en répondant à la mise en demeure puis en l'assumant dans ses premières écritures. Elles ajoutent que la SAS Vigie Groupe détient à 100 % l'ensemble des autres entités du groupe et qu'elle pouvait, peu important qu'elle fût elle-même filiale de la SA Suez, établir un plan de vigilance portant sur leurs activités. Elles précisent que rien ne démontre que la SA Suez ait publié les documents d'enregistrement universel comprenant les premiers plans et que le plan de vigilance de 2021, unique plan en vigueur au jour de l'assignation, a été diffusé de manière indépendante sans que l'organigramme qu'il comprend, qui comporte sur ce point des mentions confuses, ne permette d'en attribuer la rédaction à la SA Suez ou à la SAS Suez Groupe. Elles prétendent enfin que les apparences, qui produisent des effets juridiques, désignent sans équivoque cette dernière et la rendent débitrice de l'obligation d'établir un plan.

En réplique, la SAS Vigie Groupe expose que la fin de non-recevoir tirée de son défaut de qualité à défendre peut être opposée en tout état de cause conformément à l'article 123 du code de procédure civile qui met en échec le principe de l'Estoppel. Elle ajoute que le fait que monsieur [G] [W] ait répondu à la mise en demeure confusément adressée à « Groupe Suez », société inexistante, et que des réunions aient été organisées par la suite ne signifie pas que la SAS Suez Groupe ait reconnu être l'auteur du plan de vigilance et qu'elle serait débitrice, au lieu et place de la SA Suez, des obligations prévues à l'article L 225-102-4 du code de commerce, une filiale étant un interlocuteur pertinent au titre de la mise en oeuvre du plan à son niveau. Elle précise que ces éléments précontentieux sont extrinsèques à l'instance et ne peuvent de ce fait fonder une fin de non-recevoir au titre de l'Estoppel.

Elle explique que le document d'enregistrement universel, publié par la SA Suez, désigne cette dernière comme société mère du groupe, position la rendant seule débitrice de l'obligation d'édicter un plan de vigilance à l'exclusion de la SAS Suez Groupe présentée comme une filiale détenue à 100 %, et que le plan de vigilance couvre l'ensemble du périmètre du groupe et comprend de ce fait nécessairement la SAS Suez Groupe. Elle ajoute que l'inclusion du plan dans le document d'enregistrement universel, comme les références croisées ultérieures que comportent leurs nouvelles éditions sur des supports distincts, confirme la qualité d'auteur du plan de la SA Suez, seule société cotée. Elle indique que, par-delà ces éléments factuels, l'unicité du plan querellé suffit à établir qu'il a été édicté par la société mère SA Suez, débitrice inconditionnelle de cette obligation, et non par la filiale SAS Suez Groupe, l'établissement d'un plan par la société la contrôlant la dispensant d'en publier un et l'option évoquée par les appelantes n'ayant à l'évidence pas été mise en oeuvre.

Réponse de la cour

En vertu des articles 30 à 32 du code de procédure civile, l'action, qui est le droit pour l'auteur d'une prétention d'être entendu sur le fond de celle-ci afin que le juge la dise bien ou mal fondée et pour l'adversaire d'en discuter le bien-fondé, est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d'agir aux seules personnes qu'elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé, toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d'agir étant irrecevable.

Et, conformément à l'article 122 du code de procédure civile, constitue notamment une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée.

- Sur la recevabilité de la fin de non-recevoir

En application des articles 122 et 123 du code de procédure civile, constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée, cette liste n'étant pas limitative. Les fins de non-recevoir peuvent être proposées en tout état de cause, à moins qu'il en soit disposé autrement et sauf la possibilité pour le juge de condamner à des dommages-intérêts ceux qui se seraient abstenus, dans une intention dilatoire, de les soulever plus tôt.

Néanmoins, le fait pour une partie de se contredire délibérément ou par négligence fautive au détriment d'autrui constitue une fin de non-recevoir sanctionnant la violation d'une obligation de loyauté et de cohérence processuelles érigée en principe général du droit structurant l'instance, qui constitue de ce fait le cadre de son appréciation (en ce sens, pour la consécration du principe : Ass. Plén., 27 février 2009, n° 07-19841). Cette qualification commande son application aux seules prétentions des parties qui fixent l'objet du litige au sens de l'article 4 du code de procédure civile, et non aux moyens de fait ou de droit qui les soutiennent (en ce sens, 1re Civ., 24 septembre 2014, n° 13-14.534), la contradiction fautive devant par ailleurs trouver son siège dans une instance unique (en ce sens, 2e Civ., 15 mars 2018, n° 17-21-991, 17-21-992, 17-21-993, 17-21-994, 17-21-997 et 17-21-998 : «la fin de non-recevoir tirée du principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d'autrui sanctionne l'attitude procédurale consistant pour une partie, au cours d'une même instance, à adopter des positions contraires ou incompatibles entre elles dans des conditions qui induisent en erreur son adversaire sur ses intentions»).

Ce cadre d'appréciation prive de pertinence les arguments et moyens des associations relatifs à la phase précontentieuse achevée par la signification de l'assignation et introduite par la mise en demeure qui, si elle est un préalable obligatoire à l'action en justice, n'introduit pas l'instance et n'énonce pas les prétentions qui déterminent l'objet du litige. En revanche, si, prise dans son rapport d'opposition à la demande initiale visée à l'article 53 du code de procédure civile et au regard de la place des textes la régissant dans ce code, la fin de non-recevoir est techniquement un moyen de défense, elle est, au sens de l'article 4 du code de procédure civile, une prétention, entendue comme l'affirmation en justice par laquelle une partie sollicite un avantage quelconque qui peut, dans une acception large englobant la notion de contestation, consister dans le simple fait de faire repousser par le juge la réclamation adverse. Elle doit ainsi, pour saisir la juridiction, expressément figurer dans le dispositif des écritures des parties au sens des articles 768 et 954 du code de procédure civile. De ce fait, le principe de non-contradiction au détriment d'autrui peut s'appliquer à des fins de non-recevoir.

Et, comme toute prétention, sa recevabilité peut être contestée par la partie à qui elle est opposée, l'article 123 du code de procédure civile, qui ménage d'ailleurs l'éventualité d'une disposition contraire, ne visant qu'un critère temporel et n'épuisant pas toutes les conditions de recevabilité d'une fin de non-recevoir. A cet égard, l'arrêt opposé par la SAS Vigie Groupe (2e Civ, 14 novembre 2013, n° 12-25.835), qui y voit la consécration de l'impossibilité de principe d'opposer l'Estoppel à une fin de non-recevoir, n'a pas nécessairement la portée générale qu'elle lui prête, les motifs développés par la Cour de cassation pouvant être lus comme un simple rappel des dispositions légales autorisant à soulever une fin de non-recevoir en tout état de cause et circonscrivant la sanction de la tardiveté de sa présentation à l'octroi de dommages et intérêts, l'arrêt cassé ayant déduit une contradiction, qui ne trouvait pas son siège dans des prétentions, du silence de la partie à laquelle elle était imputée et du moment de l'invocation de l'irrecevabilité.

Le débat qui anime les parties sur ce point n'a cependant ici aucune conséquence pratique. En effet, les associations, pour caractériser l'autocontradiction qu'elles imputent à la SAS Vigie Groupe, invoquent :

- le silence gardé sur sa qualité à défendre jusqu'au 7 mars 2023, soit pendant 22 mois, après n'avoir soulevé, dans le cadre de la mise en état devant le tribunal judiciaire de Nanterre, qu'une exception de procédure fondée sur le défaut de pouvoir du représentant légal de l'une d'entre elles et une fin de non-recevoir tirée de leur absence d'intérêt à agir ;

- l'absence d'éléments tangibles et vérifiables fondant la qualité à défendre exclusive de la SA Suez ;

- la reconnaissance en réponse à la mise en demeure et dans ses premières écritures d'incident de sa qualité de rédacteur du plan de vigilance critiqué (sa pièce 33).

Or, ces arguments touchent pour deux d'entre eux au moment de présentation de la fin de non-recevoir, critère sans pertinence au regard des termes de l'article 123 du code de procédure civile, ou à son bienfondé, qui n'a pas à être analysé au stade de l'examen de sa recevabilité. Les autres sont impropres à fonder l'Estoppel tel qu'il est reçu en droit français en ce qu'ils portent soit sur des éléments extrinsèques à la procédure (phase précontentieuse) soit sur de simples allégations ne se traduisant par aucune prétention.

En conséquence, la fin de non-recevoir opposée par la SAS Vigie Groupe est recevable. L'ordonnance entreprise sera confirmée de ce chef.

- Sur le bienfondé de la fin de non-recevoir

Aux termes de l'article L. 225-102-4 I du code de commerce :

Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l'étranger, établit et met en oeuvre de manière effective un plan de vigilance.

Les filiales ou sociétés contrôlées qui dépassent les seuils mentionnés au premier alinéa sont réputées satisfaire aux obligations prévues au présent article dès lors que la société qui les contrôle, au sens de l'article L. 233-3, établit et met en oeuvre un plan de vigilance relatif à l'activité de la société et de l'ensemble des filiales ou sociétés qu'elle contrôle.

Dans ce cadre, une société dépassant les seuils fixés, situation la rendant débitrice de l'obligation d'établir un plan de vigilance en vertu de l'alinéa 1er, est, par l'effet d'une présomption irréfragable, dispensée de son exécution si sa société-mère ou la société qui la contrôle y satisfait elle-même. Au sens de ces dispositions, qu'éclairent les travaux préparatoires de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 qui convoquent « les principes de responsabilité des maisons-mères vis-à-vis des agissements de leurs filiales » et visent systématiquement « les sociétés mères et les entreprises donneuses d'ordre » (rapport 2628 au nom de la commission des lois et intitulé de la loi ; amendements 17 et 22 sur le texte 4242 cités par la SAS Vigie Groupe qui évoquent pour caractériser l'exemption de l'alinéa2 « une "remontée" de l'obligation vers la société-mère), la tête de groupe est la débitrice naturelle et inconditionnelle de l'obligation de publier et de mettre en oeuvre un plan de vigilance. Pour autant, le statut de filiale n'est pas per se exclusif de la qualité de débiteur de cette obligation : la défaillance de sa société-mère fait obstacle à l'exemption et laisse sa charge peser sur la filiale qui remplit les conditions de seuil. Dès lors, le fait, considéré abstraitement, que la SAS Vigie Groupe soit une filiale à 100 % de la SA Suez n'est pas, à l'instar de sa forme sociale par l'effet des renvois opérés par l'article L 227-1 du code de commerce, décisif dans l'identification de l'auteur du ou des plans publiés.

Les associations ont adressé leur mise en demeure le 9 juillet 2020 à « M. [F] [W], directeur général Groupe Suez ». Elles y soulignaient la nécessité pour le plan de vigilance de couvrir « l'ensemble des sociétés contrôlées par SUEZ », dont la société Essal sur le marché de l'eau au Chili, et dénonçaient diverses insuffisances au stade de l'identification et de la prévention ou de l'atténuation des risques générés, en particulier, par l'activité de cette dernière, ainsi qu'au titre de la consultation concrète des parties prenantes (leur pièce 13). Ce courrier, par son imprécision dans la désignation de son destinataire, est à l'origine de la confusion aujourd'hui en débat, « Groupe Suez » ne désignant clairement aucune personne morale tout en évoquant la dénomination de la SAS Groupe Suez tandis que la généralité des termes employés et l'évocation du groupe dans son ensemble induisent une référence à la société située à la tête de toutes ses activités, soit la société-mère.

Ce flou n'a pas été dissipé par la réponse aux griefs adressés par les associations (leur pièce 34), faite pour le compte de « Suez » sur un support comportant le numéro RCS de la SAS Suez Groupe et l'indication de sa forme sociale. Cette réaction et les réunions qui l'ont suivie n'impliquent cependant pas à elles seules la reconnaissance par cette dernière de sa paternité du plan de vigilance critiqué, une filiale située au sommet du groupe, telle la SAS Vigie Groupe qui détient 100 % des autres entités le composant hors la SA Suez, pouvant constituer un interlocuteur pertinent délégué par la société-mère sur les questions relevant de sa sphère d'intervention et de contrôle. Et, à supposer que ces éléments caractérisent une apparence trompeuse qui produirait des effets à l'égard des tiers qui, par suite d'une erreur légitime, ont méconnu la réalité, celle-ci n'a une incidence que sur l'appréciation de l'efficacité de la mise en demeure et non sur la détermination de la qualité à défendre à l'action qui ne peut appartenir qu'à la société qui a effectivement établi et publié le plan de vigilance litigieux. L'apparence née d'un comportement et de déclarations précontentieux n'autorise pas une substitution de débiteur d'une obligation légale, la condamnation d'une personne morale non tenue de satisfaire aux exigences de l'article L. 225-102-4 I du code de commerce étant quoi qu'il en soit vouée à l'ineffectivité. Enfin, si le doute suscité par l'attitude trouble d'une partie ne peut lui profiter sur le terrain probatoire, il doit toutefois conduire celui qu'il habite à mener des investigations, même sommaires, pour le lever.

A cet égard, en dépit des hésitations de la SAS Vigie Groupe elle-même, qui a pu soutenir dans ses écritures pour l'audience d'incident du 7 mars 2022 devant le tribunal judiciaire de Nanterre que le plan avait été établi par « la société Suez Groupe » (pièce 33 des associations), les éléments objectifs suivants, qui démontrent positivement que l'auteur du plan de vigilance dans ses versions successives était la SA Suez, auraient dû conduire les associations à opérer des vérifications complémentaires aisées à entreprendre avant d'assigner (pièces 2 et 12 à 16 de la SAS Vigie Groupe et 20, 23 et 37 des associations) :

- les versions 2018 à 2020 du plan de vigilance publiées au jour de l'assignation étaient intégrées dans le document d'enregistrement universel du groupe Suez. Or, ce document de synthèse facultatif destiné à l'information du marché ne peut être publié que par une société pouvant faire appel publiquement à l'épargne au sens des articles 1er du règlement UE 2017/1129 du 14 juin 2017 et L. 232-23 du code de commerce, voie fermée à la société par actions simplifiée conformément aux articles L. 227-2 du code de commerce, L. 412-2 du code monétaire et financier et 1841 du code civil. Rien ne permettant d'identifier un changement de rédacteur dans la partie dédiée au plan de vigilance, l'auteur unique de ce document ne pouvait être que la SA Suez, désignée comme société-mère dans l'organigramme qui y est intégré, peu important la référence à monsieur [F] [W] présenté comme « directeur général » sans autre précision. Cette analyse est confortée par l'évocation, dans le document de référence 2018, de la société responsable de sa publication comme « société anonyme de droit français » . L'identité formelle de présentation avec la version suivante du plan, dont le contenu s'inscrit dans la continuité des précédentes, induit celle de son auteur malgré le changement de support qui s'accompagne de surcroît de références croisées, la SAS Vigie Groupe ne prouvant par ailleurs pas la coexistence de plans de vigilance émanant de sociétés distinctes du groupe. De fait, l'obligation d'établir un plan de vigilance étant l'expression particulière, formelle et publique de l'obligation générale et continue de vigilance s'imposant aux personnes privées au sens de l'article 1240 du code civil et de l'arrêt [M] Z et autre rendu par le Conseil constitutionnel le 8 avril 2011 (n° 2011-116 QPC) ainsi que le soutiennent les associations, il est logique que les documents présentés par les parties comme des plans distincts ne soient que les versions successives et actualisées d'un plan unique émanant d'une même personne morale;

- le document d'enregistrement universel de 2020 précise que son rédacteur est « une société holding [détenant] au 31 décembre 2020, 100 % des titres de SUEZ Groupe SAS » , signe supplémentaire que cette dernière, qui figure en outre dans la liste des principales sociétés consolidées, n'est pas l'auteur du plan et de sa publication ;

- le plan de vigilance 2021 précise qu'il couvre « l'ensemble du périmètre d'activités du groupe » (page 23) qui inclut toute les filiales ou sociétés contrôlées dont, par hypothèse, la SAS Vigie Groupe.

Au regard de ces éléments combinés, le doute évoqué par les associations n'apparaît ni sérieux ni légitime. Il l'est d'autant moins que, en l'absence de preuve d'une pluralité de plans de vigilance (hors évolution des versions au fil des ans), la débitrice naturelle de sa publication au sens de la loi est la SA Suez, ce que confirme la perception d'un tiers dont les associations ne contestent pas que ses travaux constituent des outils pertinents et fiables en la matière (pièce 36 de la SAS Vigie Groupe, extrait du site plan-vigilance.org désignant, dans son « radar du devoir de vigilance », la SA Suez comme entité du groupe Suez débitrice de l'obligation prévue par l'article L. 225-102-4 du code de commerce). De fait, l'idée d'une action dirigée contre une filiale du groupe en tant qu'entité rédactrice du plan n'est apparue qu'en réponse à la fin de non-recevoir opposée par la SAS Vigie Groupe, la mise en demeure ainsi que les échanges qui l'ont suivie comme les termes de l'assignation révélant que les associations avaient l'intention d'interpeller puis d'assigner la société-mère du groupe Suez, rien n'expliquant l'absence de toute tentative de régularisation de la procédure par le biais d'une intervention forcée en cours d'instance au sens de l'article 126 du code de procédure civile.

Aussi, la SA Suez ayant établi et mis en oeuvre le plan litigieux, peu important à ce stade de l'analyse ses insuffisances éventuelles, la SAS Vigie Groupe, réputée de ce fait satisfaire à l'obligation visée à l'article L 225-102-4 I du code de commerce, n'a pas qualité à défendre à l'action.

En conséquence, l'ordonnance entreprise sera, par ces motifs substitués, confirmée en ses dispositions soumises à la Cour, sans qu'il soit nécessaire d'examiner les autres moyens et prétentions des parties.

2°) Sur les frais irrépétibles et les dépens

L'ordonnance entreprise sera confirmée en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens.

Succombant, les associations, dont les demandes au titre des frais irrépétibles seront rejetées, seront condamnées in solidum à supporter les entiers dépens de l'instance. En revanche, au regard de la tardiveté avec laquelle la SAS Vigie Groupe a contesté sa qualité à défendre, l'équité commande de rejeter sa demande en application de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,

Confirme l'ordonnance entreprise en ses dispositions soumises à la Cour ;

Y ajoutant,

Rejette les demandes des parties au titre des frais irrépétibles ;

Condamne in solidum les associations françaises et chiliennes Fédération Internationale des ligues des droits de l'Homme, Ligue des droits de l'Homme ainsi que Observatorio Ciudadano et Red Ambiental Ciudadana de [Localité 8] à supporter les entiers dépens d'appel.