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Décisions

CA Reims, 1re ch. civ., 2 avril 2024, n° 23/00441

REIMS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Denis (SAS)

Défendeur :

Société Industrielle de Profilage et Parachèvement Auboise (SIPPA) (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Mehl-Jungbluth

Conseillers :

Mme Mathieu, Mme Pilon

Avocats :

Me Caulier-Richard, Me Poirier

T. com. Troyes, du 7 févr. 2023

7 février 2023

Exposé du litige

* * * * *

Au cours du mois de mai 2021, la SAS Denis a contacté la SAS Société Industrielle de Profilage Parachèvement Aubois (SAS SIPPA) afin de se procurer des lames en acier pour la réalisation de planchers de silos.

Le 26 juillet 2021, la SAS SIPPA a adressé à la SAS Denis un accusé de réception de commande pour un prix total de 91.800 euros TTC.

Le 3 mars 2022, la SAS Denis a annulé la commande.

La société SIPPA a fait assigner la SAS Denis le 25 juillet 2022 devant le tribunal de commerce de Troyes, afin d'obtenir la résiliation du contrat aux torts exclusifs de cette dernière et l'allocation de dommages intérêts.

Par jugement du 7 février 2023, le tribunal de commerce a :

reçu la SAS SIPPA en ses demandes et l'a déclarée partiellement fondée,

débouté la SAS Denis de l'ensemble de ses prétentions,

prononcé la résiliation du contrat aux torts exclusifs de la SAS Denis,

condamné la SAS Denis à payer à la SAS SIPPA la somme de 63.287,34 euros en réparation de son préjudice résultant de la rupture abusive du contrat par la SAS Denis,

condamné la SAS Denis à payer à la SAS SIPPA la somme de 2.000 euros à titre d'indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

condamné la SAS Denis aux entiers dépens,

liquidé les dépens réservés au greffe à la somme de 69,59 euros dont 11,60 euros de TVA.

Il a retenu que les parties étaient d'accord sur la formation d'un contrat, que malgré le dépassement du délai indicatif de 15 semaines, la SAS Denis n'a jamais remis en cause le contrat pour non-respect d'un délai impératif de livraison comme le prévoit l'article 8.1 des conditions générales d'achat, que l'annulation du 3 mars 2022 est formalisée par un message assez strict et non motivé sans autre demande préalable de délai de livraison, que les deux parties sont des professionnels avertis avec une parfaite connaissance du marché de l'acier et du travail nécessaire d'une telle commande, que la SAS Denis ne fait pas la preuve que la SAS SIPPA est dans l'incapacité de fournir la matière dans un délai programmé, que l'annulation est motivée par l'absence de commande de son propre client.

Il a octroyé à la SAS SIPPA une indemnité en réparation de son préjudice résultant de la rupture abusive du contrat par la SAS Denis.

Il a estimé que la SAS SIPPA ne prouvait pas un réel préjudice chiffré sur la non finalisation de la commande résultant du manquement de la SAS Denis à son obligation de bonne foi et de loyauté, relevant que même le sous-traitant était toujours en attente de la solution judiciaire afin d'être payé.

La SAS Denis a interjeté appel par déclaration du 7 mars 2023.

Par conclusions transmises par voie électronique le 16 février 2024, elle sollicite l'infirmation du jugement et demande à la cour, statuant à nouveau, de :

prononcer la résolution du contrat aux torts exclusifs de la SAS SIPPA,

Et en conséquence,

condamner la société SIPPA à lui payer la somme de 250.000 euros à titre de dommages intérêts pour ne pas avoir délivré la chose convenue entre les parties dans les délais prévus contractuellement,

débouter la société SIPPA de son incident et de toutes ses demandes accessoires,

condamner la société SIPPA à lui payer la somme de 10.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.

Elle expose qu'elle fabrique, à partir des lames qu'elle commande, des planchers de silos à grains qui doivent être prêts avant les moissons, soit au cours du mois d'avril de l'année suivant la commande.

Elle se prévaut :

des termes de l'accusé réception de commande établi par la SAS SIPPA le 13 juillet 2021 pour établir l'accord des parties et soutenir qu'il était prévu un délai impératif de livraison, qui n'a pas été respecté,

de ses propres conditions générales de vente, stipulant une faculté de résiliation de plein droit à son profit en cas de non-respect des délais par le fournisseur.

La SAS Denis invoque une absence de délivrance conforme à raison du non-respect du délai imparti, aux motifs que :

le contrat passé entre les parties est extrêmement clair sur l'obligation de la société SIPPA de délivrer la chose convenue à la mi-novembre 2021,

pour avoir travaillé pendant des années avec elle, la société SIPPA avait parfaitement connaissance du caractère impératif de la date de livraison, sachant que la société Denis ne pourrait assurer sa saison si les lames n'étaient pas livrées en temps et en heure ; cette connaissance résulte en outre des mails échangés entre les parties, dans lesquels la société Denis lui demande à plusieurs reprises de se prononcer sur la date de livraison,

à la date du 1er décembre 2021, la société SIPPA avait manqué à son obligation de délivrance, sans qu'il ne soit besoin qu'elle soit mise en demeure de s'exécuter,

la société SIPPA ne démontre pas lui avoir communiqué ses propres conditions générales ; il est de jurisprudence constante et il résulte à présent de l'article 1119 du code civil que les conditions particulières prévalent sur les conditions générales en cas de discordance entre elles,

si la cour estime que le délai de livraison n'était qu'indicatif, le retard pris de plus de six mois rendait en tout état de cause la livraison hors délai,

la société SIPPA n'est pas fondée à invoquer une cause exonératoire à raison d'un cas de force majeure en ce que la prétendue défaillance de son sous-traitant n'est pas de nature à exonérer celle-ci de son obligation de délivrance ; que la difficulté de fourniture du fait de l'état du marché était parfaitement prévisible au moment de la commande ; qu'il n'y a ni extériorité, ni irrésistibilité dès lors que la société SIPPA connaît parfaitement ses sous-traitants avec qui il lui suffit d'être relativement exigeante et qu'elle n'a pas recherché de nouveaux sous-traitants et n'a pas tout mis en oeuvre pour tenter de remplir son obligation de délivrance.

Elle estime que la société SIPPA ne justifie pas du préjudice qu'elle invoque.

Elle considère que la résolution du contrat aux torts exclusifs de la société SIPPA est légitime, puisque celle-ci n'était toujours pas en capacité de fournir la commande à la date de ladite résolution et que la jurisprudence rappelle de manière constante que le vendeur est tenu sans mise en demeure de délivrer la chose vendue dès lors que le délai est expressément convenu entre les parties.

Elle explique que son préjudice consiste dans l'incapacité de produire les planchers de silos qui lui avaient été commandés pour 2022 et que sa perte de revenus pour cette année-là est estimée à 250.000 euros HT.

Elle conteste que sa demande indemnitaire soit nouvelle à hauteur d'appel en soutenant que la cour de cassation a admis qu'en matière de procédure orale, une demande ne peut être considérée comme nouvelle en appel lorsque, formée initialement devant la juridiction de première instance, il n'a pas été mentionné dans le jugement que le demandeur y a expressément renoncé ; elle soutient avoir formulé à l'audience du tribunal de commerce, une demande en réparation du préjudice résultant des manquements de la SAS SIPPA. Elle estime en outre que cette demande indemnitaire est l'accessoire, la conséquence et le complément nécessaire à sa demande principale de résolution du contrat, au sens de l'article 566 du code de procédure civile.

Par conclusions notifiées par voie électronique le 15 février 2024, la SAS SIPPA demande à la cour de :

A titre principal,

confirmer le jugement en toutes ses dispositions,

débouter la société Denis de toutes ses demandes, fins et conclusion à son encontre,

A titre subsidiaire,

prononcer l'irrecevabilité de la demande de la société Denis à son encontre au titre de l'allocation d'une somme de 250.000 euros à titre de dommages intérêts,

A titre infiniment subsidiaire,

débouter la société Denis de sa demande de condamnation au paiement de la somme de 250.000 euros à titre de dommages intérêts à son encontre,

En tout état de cause,

débouter la société Denis de sa demande de condamnation au paiement de la somme de 10.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile outre les dépens à son encontre,

condamner la société Denis à lui payer la somme de 10.000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens de première instance et d'appel.

Elle soutient que :

les parties entretenaient des relations contractuelles depuis de nombreuses années ; chaque facture contenait un exemplaire des conditions générales de vente au verso ; il est de jurisprudence constante que lorsqu'il existe une relation d'affaire depuis plusieurs années et qui a donné lieu à plusieurs facturations, les conditions générales de vente sont présumées avoir été tacitement acceptées,

le délai de livraison indiqué dans son mail de rappel des conditions de l'offre du 9 juillet 2021 est purement indicatif ; ses conditions générales stipulent que les délais remis ne sont qu'indicatifs et approximatifs ; la société Denis ne démontre pas que le délai de livraison constituait un élément déterminant de son consentement ; cette société ne lui a adressé aucune mise en demeure,

la société Denis a commis une faute contractuelle dans la mise en oeuvre irrégulière de la clause résolutoire, en l'absence de mise en demeure préalable,

pour le cas où la cour estimerait que le délai de livraison était impératif, le retard de livraison ne lui est pas imputable, son nouveau sous-traitant, la société Arcode, ayant exécuté sa mission dans un délai plus long que prévu ; la société Denis avait parfaite connaissance de l'existence du contrat d'entreprise unissant SIPPA à la société Arcode ; la société Denis ayant refusé de payer le prix, elle était fondée à ne pas procéder à la livraison,

son préjudice correspond au prix d'acquisition de la matière première et au coût de la prestation d'emboutissage, étant précisé que la matière en cause ne trouve aucun débouché et ne sera revendue à aucun client,

subsidiairement, la demande indemnitaire de la SAS Denis est irrecevable pour être nouvelle en appel,

à titre infiniment subsidiaire, elle estime que la SAS Denis ne justifie d'aucun préjudice et que le préjudice réparable n'est jamais constitué par le chiffre d'affaires mais uniquement par la perte d'exploitation qui aurait pu être dégagée par l'opération si elle s'était déroulée.

Motivation

MOTIFS :

Sur la résolution du contrat :

Il découle de l'article 1224 du code civil que la résolution résulte soit de l'application d'une clause résolutoire soit, en cas d'inexécution suffisamment grave, d'une notification du créancier au débiteur ou d'une décision de justice.

L'article 1227 prévoit que la résolution peut, en toute hypothèse, être demandée en justice.

Par un mail du 27 mai 2021, la SAS Denis a demandé à la SAS SIPPA de lui communiquer ses meilleurs prix et délai pour la fourniture éventuelle de lames de plancher.

Au terme de divers échanges, la SAS SIPPA a indiqué, par courrier électronique du 9 juillet 2021, à la SAS Denis qu'elle avait eu le retour d'un sous-traitant capable de réaliser l'emboutissage des bobines et précisait, parmi ses conditions, : « délai : ± 15 semaines hors congés (fermeture semaines 31/32/33) ». Le délai ainsi indiqué expire la deuxième semaine du mois de novembre 2021.

Puis, la SAS SIPPA a établi un accusé de réception de commande client, daté du 13 juillet 2021, portant l'indication, tant pour le délai client, que pour le délai SIPPA : « Sem 45 », soit la deuxième semaine du mois de novembre 2021.

La SAS SIPPA affirme que c'est à bon droit qu'elle n'a pas procédé à la livraison au motif que la société Denis s'est refusée à payer le prix de la marchandise, mais l'accusé de réception de commande client prévoit un règlement à 45 jours fin de mois (« Traite 45 FDM ») et elle ne produit pas sa facture, ni ne justifie avoir réclamé son paiement en un temps où elle était en capacité de livrer les biens.

Et contrairement à ce qu'elle indique dans ses conclusions, la SAS SIPPA n'a pas mis la SAS Denis en demeure d'exécuter le contrat par courrier de son avocat du 20 avril 2021, mais de prendre position sur l'exécution du contrat.

La SAS SIPPA ne peut donc arguer d'un défaut de paiement pour justifier l'absence de livraison des biens.

La SAS SIPPA fait valoir que ses conditions générales de vente stipulent (article 5) que « les délais remis ne sont qu'indicatifs et approximatifs et ne constituent jamais de [sa] part un engagement ferme de livrer à date fixe ».

Mais, à considérer même que les conditions générales de vente de la SAS SIPPA soient opposables à la SAS Denis en raison des relations d'affaires qui unissent les deux sociétés depuis 2009, la mention d'une semaine de livraison dans l'accusé réception de commande, fût-elle indicative et approximative, imposait à celle-ci de faire, à tout le moins, une offre de livraison dans un délai raisonnable après la date indiquée.

Or, la SAS SIPPA ne justifie pas avoir, à un moment quelconque, offert à la SAS Denis de livrer la marchandise, ni lorsque celle-ci a exprimé sa volonté d'annuler la commande, le 3 mars 2022, ni lorsque l'avocat de la SAS Denis, dans un courrier daté du 14 avril 2022, a souligné que 4 mois s'étaient écoulés depuis la date de livraison indiquée dans l'accusé réception de commande sans que celle-ci n'ait été honorée et qu'elle était fondée à solliciter la résolution du contrat pour défaut d'exécution.

La SAS SIPPA a donc manqué à son obligation, principale, de livrer le bien vendu.

Il est constant que la résolution d'un contrat synallagmatique peut être prononcée en cas d'inexécution par l'une des parties de ses obligations, même si cette inexécution n'est pas fautive et quel que soit le motif qui a empêché cette partie de remplir ses engagements, alors même que cet empêchement résulterait du fait d'un tiers ou de la force majeure (Cass. 1re civ., 2 juin 1982, n° 81-10.158). La SAS SIPPA ne peut donc invoquer son absence de faute et le fait de son sous-traitant pour faire obstacle à la demande de résolution de la SAS Denis.

Et la SAS SIPPA ne peut exciper d'une absence de mise en demeure par la SAS Denis alors que les conclusions notifiées par celles-ci devant le tribunal de commerce aux fins de résolution du contrat pour défaut de livraison lui permettaient encore d'exécuter son obligation si elle le souhaitait, comme une mise en demeure est destinée à le faire.

En conséquence, le contrat doit être résolu aux torts exclusifs de la SAS SIPPA, dont la demande indemnitaire sera par conséquent rejetée, le jugement étant infirmé de ces chefs.

Sur la demande indemnitaire de la SAS Denis :

Il résulte de l'article 564 du code de procédure civile qu'à peine d'irrecevabilité, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n'est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l'intervention d'un tiers ou de la survenance ou de la révélation d'un fait.

L'article 566 prévoit que les parties ne peuvent ajouter aux prétentions soumises au premier juge que les demandes qui en sont l'accessoire, la conséquence ou le complément nécessaire.

Il résulte des mentions du jugement du tribunal de commerce que la SAS Denis a sollicité une réparation en raison d'un manquement de la SAS Denis à son obligation de loyauté.

Devant la cour, la SAS Denis demande le paiement d'une indemnité de 250.000 euros au titre de sa perte de revenus.

Il n'est donc pas établi qu'il s'agisse de la même demande.

En revanche, la demande indemnitaire tendant à réparer les conséquences préjudiciables du manquement du cocontractant ayant justifié la résolution judiciaire sollicitée en première instance, doit être considérée comme l'accessoire de ladite demande. La SAS Denis est donc recevable à la présenter en appel.

La SAS Denis explique qu'elle a subi une perte de chiffre d'affaires en 2022, faute d'avoir pu produire les planchers de silos qui lui avaient été commandés pour l'année 2022. Elle ne justifie cependant pas de telles commandes, le seul élément de sa comptabilité faisait apparaître le prix de zéro euro sur une ligne relative à une commande de supports de plancher ne permettant pas de justifier d'une quelconque annulation, qui plus est imputable à l'absence de livraison des lames de plancher par la SAS SIPPA.

Cet extrait de comptabilité ne comportant pas d'autres éléments pour l'année 2022 qui soient postérieurs au 6 avril 2022, il n'est pas justifié de la perte de chiffre d'affaires alléguée et la SAS Denis doit être déboutée de sa demande en paiement.

Sur les dépens et frais irrépétibles :

La SAS SIPPA, partie condamnée, est tenue aux dépens de première instance et d'appel et ses demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile doivent être rejetées. Le jugement sera donc infirmé de ces chefs.

Il est équitable d'allouer à la SAS Denis la somme de 3.500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Dispositif

PAR CES MOTIFS :

La cour, statuant publiquement et contradictoirement,

Infirme le jugement rendu le 7 février 2023 par le tribunal de commerce de Troyes en toutes ses dispositions,

Statuant à nouveau et y ajoutant,

Prononce la résolution du contrat aux torts exclusifs de la SAS Société Industrielle de Profilage Parachèvement Aubois (SAS SIPPA),

Déboute les parties de leurs demandes principales en paiement de dommages intérêts,

Condamne la SAS Société Industrielle de Profilage Parachèvement Aubois (SAS SIPPA) à payer à la SAS Denis la somme de 3.500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

Déboute la SAS Société Industrielle de Profilage Parachèvement Aubois (SAS SIPPA) de ses demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile,

Condamne la SAS Société Industrielle de Profilage Parachèvement Aubois (SAS SIPPA) aux dépens de première instance et d'appel.