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Décisions

CA Grenoble, service des référés, 19 juin 2024, n° 24/00055

GRENOBLE

Ordonnance

Autre

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Blondeau-Patissier

Avocats :

Me Rebaudet, Me Ansermaud

CA Grenoble n° 24/00055

18 juin 2024

Me [N], Me [R] et Me [G] sont tous trois associés au sein de la société civile professionnelle (SCP) notariale [T] [N], [L] [R] et [I] [G], étant détenteurs respectivement d'une part, de 724 parts et de 725 parts du capital social.

Le 01/09/2020, Me [R] a entendu exercer son droit de retrait.

Saisi le 07/06/2021 par Me [R], le tribunal judiciaire de Grenoble, par jugement rendu selon la procédure accélérée au fond le 22/09/2021, a ordonné une expertise aux fins de fixer la valeur des droits sociaux de Me [R] et a désigné en qualité d'expert Mme [W].

Celle-ci dans son rapport du 28/02/2023 a évalué la valeur de la SCP à 2 103 882 euros et celle des 725 parts de Me [R] à 1 051 941 euros.

Entre temps, le 12/01/2022, a été convenu entre les associés que Me [R] cède ses parts à la société au prix de 650 000 euros, sous condition suspensive de l'accord du ministre de la justice, Me [R] étant autorisé par ses associés à se réinstaller à [Localité 11].

Le 04/07/2022, le ministre de la justice a rejeté la demande de Me [R] de retrait de la SCP et de sa nomination en qualité de notaire associé au sein de la société Notaires conseils [Adresse 12] à [Localité 11].

Par ordonnance d'incident du 09/04/2024, le juge de la mise en état a condamné solidairement la société civile professionnelle notariale [T] [N], [L] [R] et [I] [G], ainsi que Me [N] et Me [G] à payer à M. [R] la somme de 400 000 euros à titre de provision à valoir sur ses parts.

Par déclaration du 23/04/2024, la société civile professionnelle notariale [T] [N], [L] [R] et [I] [G], ainsi que Me [N] et Me [G], ont relevé appel de cette décision.

Celle-ci a été signifiée le 17/04/2024.

Par acte du 03/05/2024, les appelants ont assigné M. [R] en référé devant le premier président de la cour d'appel de Grenoble aux fins de voir arrêter l'exécution provisoire attachée à l'ordonnance déférée et en paiement de 5000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, faisant valoir dans leur assignation soutenue oralement à l'audience que :

- le prix de cession des parts n'est pas exigible, faute d'acceptation par le garde des sceaux, ministre de la justice ;

- ce prix n'est dû qu'à compter du retrait effectif de l'associé ;

- la valorisation des parts sociales ne peut être celle retenue par l'expert, la situation financière de la société s'étant dégradée et Me [R] ayant fait l'objet d'une sanction disciplinaire ;

- la condamnation au paiement des parts ne pouvait être solidaire ;

- les requérants justifient ainsi d'un moyen sérieux de réformation de la décision attaquée ;

- l'exécution de la décision présente un risque de conséquences manifestement excessives, Me [N], Me [G] et la société ne disposant pas des disponibilités pour s'acquitter du paiement de la provision ;

- enfin, il existe un risque sérieux de non restitution des sommes par Me [R] en cas d'infirmation de la décision.

Dans ses conclusions en réponse soutenues oralement à l'audience, Me [R] demande que :

- l'assignation délivrée soit déclarée nulle ;

- débouter la société civile professionnelle notariale [T] [N], [L] [R] et [I] [G], ainsi que Me [N] et Me [G] de leur demande ;

- les condamner solidairement au paiement de 4500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Il réplique que :

- l'assignation est nulle comme ne portant pas identification de l'huissier instrumentaire ;

- l'obligation au paiement de la provision n'est pas sérieusement contestable ;

- la situation de la société est saine ;

- Me [N] et Me [B] disposent d'un patrimoine leur permettant de faire face au règlement de la provision ;

- sa propre insolvabilité n'est pas démontrée.

MOTIFS DE LA DECISION

Sur la régularité de l'assignation

Aux termes de l'article 649 du code de procédure civile, la nullité des actes d'huissier de justice est régie par les dispositions qui gouvernent la nullité des actes de procédure, l'article 648 disposant que tout acte d'huissier de justice indique les nom, prénoms, demeure et signature de l'huissier.

En l'espèce, il résulte de l'acte déposé au greffe de la cour que la feuille annexée à l'acte intitulée 'modalités de remise de l'acte', comporte bien le nom de l'officier ministériel instrumentaire (Me [D] [U]), son siège ([Adresse 5] à [Localité 13]) et sur la dernière page, son cachet et sa signature.

Dès lors, les prescriptions de l'article 648 ont bien été respectées et le premier président de la cour d'appel de Grenoble est valablement saisi.

Sur l'arrêt de l'exécution provisoire

Aux termes de l'article 514-3 du code de procédure civile, 'en cas d'appel, le premier président peut être saisi afin d'arrêter l'exécution provisoire de la décision lorsqu'il existe un moyen sérieux d'annulation ou de réformation et que l'exécution risque d'entraîner des conséquences manifestement excessives. La demande de la partie qui a comparu en première instance sans faire valoir d'observations sur l'exécution provisoire n'est recevable que si, outre l'existence d'un moyen sérieux d'annulation ou de réformation, l'exécution provisoire risque d'entraîner des conséquences manifestement excessives qui se sont révélées postérieurement à la décision de première instance'.

* les moyens sérieux de réformation

L'article 1869 du code civil dispose que 'sans préjudice des droits des tiers, un associé peut se retirer totalement ou partiellement de la société, dans les conditions prévues par les statuts ou, à défaut, après autorisation donnée par une décision unanime des autres associés. Ce retrait peut également être autorisé pour justes motifs par une décision de justice. A moins qu'il ne soit fait application de l'article 1844-9 (3ème alinéa), l'associé qui se retire a droit au remboursement de la valeur de ses droits sociaux, fixée, à défaut d'accord amiable, conformément à l'article 1843-4".

Les statuts de la société prévoient à l'article 34 - II qu'un associé peut se retirer sans présenter lui-même un cessionnaire de ses parts, les coassociés devant alors notifier dans les six mois un projet de rachat, soit par un tiers, soit par la société, soit par eux-mêmes au prorata de leurs parts.

Un droit au retrait est ainsi reconnu.

Aux termes de l'article 29 du décret du 2 octobre 1967, 'toute convention par laquelle un des associés cède tout ou partie de ses parts sociales à la société, aux autres associés ou à l'un ou plusieurs d'entre eux, est portée à la connaissance du garde des sceaux, ministre de la justice, par le ou les cessionnaires. Si l'associé cède la totalité de ses parts, son retrait de la société est prononcé par arrêté du garde des sceaux, ministre de la justice'.

Il en résulte que la cession de parts de l'associé se retirant de la société civile s'effectue indépendamment de la constatation du retrait par le garde des sceaux. Ainsi, si ce dernier a refusé en 2022 le retrait de Me [R] et sa réinstallation à l'office de [Localité 11], cette décision est sans incidence sur le transfert des parts.

En revanche, a été allouée à Me [R] une provision d'un montant significatif de 400 000 euros représentant 40 % de la valeur expertale, à titre d'à valoir sur le prix de cession, sans qu'un transfert des titres intervienne, contraignant la société et les coassociés à verser une somme importante sans contrepartie aucune.

La demande de provision apparaît ainsi prématurée, d'autant que, tant que le transfert des titres n'est pas intervenu, Me [R] conserve ses droits d'associé.

Par ailleurs, la société civile professionnelle, Me [N] et Me [G] ont été condamnés solidairement au paiement de la provision, alors que :

- le projet du 12/01/2022, qui n'a pu aboutir du reste, du fait du non-accomplissement de la condition suspensive de l'accord du ministre de la justice, prévoyait une cession des parts au profit de la société et non des coassociés ;

- les statuts ne visent pas le cas d'une cession simultanée à la société et aux coassociés ;

- la solidarité ne se présume pas ;

- la solidarité prononcée entraîne un engagement disproportionné de Me [N], qui n'est plus aujourd'hui détenteur que d'une part du capital social, alors qu'il pourra se voir réclamer le paiement de la totalité de la somme de 400 000 euros.

En conséquence, les requérants justifient d'un moyen sérieux de réformation de l'ordonnance entreprise.

* le risque de conséquences manifestement excessives

Si en matière d'exécution provisoire de droit, le juge peut en principe l'écarter par décision spécialement motivée, il n'en va pas ainsi pour les ordonnances du juge de la mise en état. En effet, l'article 514-1 du code de procédure civile dispose que le juge ne peut écarter l'exécution provisoire de droit lorsqu'il prescrit des mesures provisoires pour le cours de l'instance, ce qui inclut les décisions prises par le juge de la mise en état.

En conséquence, le fait que les requérants n'aient pas formé d'observation en première instance quant à l'exécution provisoire est sans incidence, car en tout état de cause, elles auraient été inutiles, l'exécution provisoire étant obligatoire.

Ainsi, les requérants peuvent faire état d'éléments antérieurs à la décision frappée d'appel.

En l'espèce, concernant le risque de non-restitution des sommes versées à Me [R] en cas d'infirmation de la décision, il est limité, Me [R] détenant des parts sociales d'un montant supérieur à la provision allouée.

Pour ce qui est de la situation de l'étude, celle-ci n'est pas critique, mais la société titulaire de l'office notariale n'est pas en mesure d'emprunter seule, sans garantie de ses coassociés, le montant de la provision allouée, comme le montre un refus de crédit opposé par la Banque des Territoires. Du reste, l'office voit son chiffre d'affaires baisser régulièrement (3 243 977 € en 2021, 3 143 783 € en 2022 et 2 529 476 € en 2023, soit une perte de 20 % en trois ans), de même que le résultat (849 141 € en 2021, 795 130 € en 2022 et 531 548 € en 2023, soit une baisse de 33 % sur les deux derniers exercices).

En outre, le conseil d'administration de la caisse régionale a désigné le 04/04/2024 un notaire chargé de donner à l'office tous avis, conseils, mises en garde, de procéder à tous contrôles et de demander que soient prises toutes mesures destinées à assurer la sécurité de la clientèle et des fonds qui lui sont confiés, dans le cadre de l'article 30 du décret du 29/02/1956, suite à un contrôle effectué le 20/11/2023, ce qui montre l'existence de difficultés de gestion au sein de l'étude.

Concernant Me [G] et Me [N], si ceux-ci sont détenteurs d'un patrimoine immobilier, en direct ou au travers de sociétés civiles immobilières, leur trésorerie actuelle ne leur permet pas de régler le montant de la condamnation, ayant dû renoncer à effectuer des prélèvements sur la société notariale.

Le risque de conséquences manifestement excessives est ainsi démontré.

Il sera donc fait droit à la demande d'arrêt de l'exécution provisoire de la décision déférée.

Me [R], qui succombe, supportera la charge des dépens.

Sur les frais irrépétibles

Il n'y a pas lieu, au stade des référés, de faire application de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

Nous, Hélène Blondeau-Patissier, conseillère déléguée par le premier président, statuant en référé, publiquement, par ordonnance contradictoire, mise à disposition au greffe :

Déclarons recevable la demande d'arrêt de l'exécution provisoire attachée à l'ordonnance d'incident du juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Grenoble en date du 09/04/2024 ;

Arrêtons l'exécution provisoire attachée à cette décision ;

Disons n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile.