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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 19 juin 2024, n° 22/01182

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

International Caribbean Consultancy Services (Sasu)

Défendeur :

Raffinerie des Antilles (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Bodard-Hermant

Conseillers :

Mme Brun-Lallemand, Mme Dallery

Avocats :

Me Simeray, Me Ohana

T. com. Fort-de-France, du 19 nov. 2021,…

19 novembre 2021

FAITS ET PROCEDURE

La société International Caribbean Consultancy Services (ci-après « ICCS »), créée le 14 avril 2014 a Point-à-Pitre, a pour activité le conseil en affaires et autres conseils en gestion ainsi que le contrôle, le jaugeage et la surveillance des opérations de dépotage de cargaison de navires pétroliers.

La Société Anonyme de la Raffinerie des Antilles (ci-après dénommées « [I] ») située au [Localité 2], en Martinique, a pour activité le raffinage du pétrole. Elle gère notamment l'approvisionnement en produits pétroliers de l'île de la Guadeloupe, où elle exploite un dépôt pétrolier situé à [Localité 1].

A compter de juillet 2014, la société ICCS, est intervenue en qualité de sous-traitant de la société [I] pour des opérations de cabotage à l'appontement de [Localité 1] en Guadeloupe. A ce titre, la [I] a confié à la société ICCS la réalisation des man'uvres sur équipements, ainsi que la surveillance des opérations de chargement et de déchargement des navires pétroliers accostant au quai n°10 du dépôt pétrolier qu'elle exploite, prestations qui étaient auparavant assurées depuis le 1er janvier 2012 par la société Satya Concept.

La SAS ICCS et la SARL Satya Concept ont le même dirigeant, M. [N], également gérant la SARL Sesuma, entreprise qui a réalisé de 1989 à 2012 des opérations de cabotage à l'appontement de [Localité 1].

En 2018, la [I] a décidé de lancer un appel d'offres auprès de l'ensemble des concurrents locaux sur ce marché et, par courriel du 17 janvier 2018, elle a invité la société ICCS à y participer. A l'issue de la consultation, une société tierce a été retenue comme nouveau prestataire de services pour la [I], en remplacement de la société ICCS.

Par courriel du 18 avril 2018, la [I] a notifié à la société ICCS la fin de leur partenariat, à effet au 30 juin 2018.

Par courriel du 4 juin 2018, la société ICCS a pris acte de la rupture de la collaboration.

Par acte du 11 octobre 2019, la société ICCS a assigné la société [I] devant le tribunal mixte de commerce de Fort-de-France pour obtenir l'indemnisation de ses préjudices résultant d'une rupture brutale de relations commerciales établies.

Par jugement du 19 novembre 2021, le tribunal mixte de commerce de Fort-de-France a :

- Dit que la Société Anonyme De La Raffinerie Des Antilles a brutalement et de manière injustifiée rompu les relations commerciales établies avec la SASU International Caribbean Consultancy Services en violation des dispositions de l'article L. 442-6,1, 5° ancien du code de commerce (devenu article L. 442-1, II du même code) ;

- Dit que la Société Anonyme De La Raffinerie Des Antilles n'a pas respecté un délai de préavis suffisant au regard de la nature et de l'ancienneté des relations commerciales établies entre les parties ;

- Fixé ce délai de préavis à deux ans ;

- Débouté la SASU International Caribbean Consultancy Services de sa demande indemnitaire en réparation de son préjudice faute de production des justificatifs suffisants ;

- Débouté la SASU International Caribbean Consultancy Services du surplus de ses demandes ;

- Condamné la Société Anonyme De La Raffinerie Des Antilles à verser à la SASU International Caribbean Consultancy Services la somme de 2.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamné la Société Anonyme De La Raffinerie Des Antilles aux dépens.

La société ICCS a interjeté appel de ce jugement par déclaration reçue au greffe de la Cour le 11 janvier 2022. Elle demande à la Cour, par ses dernières conclusions, transmises par RPVA le 31 août 2022 :

- Confirmer le jugement rendu le 19 novembre 2021 par le tribunal mixte de commerce de Fort- de-France en ce qu'il a dit que la Société Anonyme De La Raffinerie Des Antilles avait brutalement et de manière injustifiée rompu les relations commerciales établies avec la SASU International Caribbean Consultancy Services en violation des dispositions de l'article L. 442-6,1, 5° ancien du code de commerce (devenu article L. 442-1, II du même code) ;

- Confirmer le jugement rendu le 19 novembre 2021 par le tribunal mixte de commerce de Fort-de-France en ce qu'il a dit que la Société Anonyme De La Raffinerie Des Antilles n'avait pas respecté un délai de préavis suffisant au regard de la nature et de l'ancienneté des relations commerciales établies entre les parties, et fixé ce délai de préavis à deux ans ;

- Infirmer le jugement rendu le 19 novembre 2021 par le Tribunal mixte de commerce de Fort-de France en ce qu'il a débouté la SASU International Caribbean Consultancy Services de sa demande indemnitaire en réparation de son préjudice faute de production des justificatifs suffisants et du surplus de ses demandes ;

Et statuant à nouveau,

- Condamner la Société Anonyme De La Raffinerie Des Antilles à payer à la société International Caribbean Consultancy Services (ICCS) la somme de 103 060,66 € en réparation de la violation d'un délai de préavis suffisant ;

- Condamner la Société Anonyme De La Raffinerie Des Antilles à payer à la société International Caribbean Consultancy Services (ICCS) la somme de 389 166,13 € en réparation de son préjudice économique ;

- Ordonner l'exécution provisoire de l'arrêt à intervenir ;

- Condamner la Société Anonyme De La Raffinerie Des Antilles à payer à la société International Caribbean Consultancy Services (ICCS) la somme de 10 000,00 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile outres les entiers dépens de l'instance.

La société [I] par ses dernières conclusions, transmises par RPVA le 1er juin 2022, demande à la Cour de :

Vu l'article L. 442-6 ancien du code de commerce,

Vu les articles 1240 et suivants du code civil,

- Infirmer le jugement rendu le 19 novembre 2021 par le tribunal mixte de commerce de Fort de-France en ce qu'il a dit que la Société Anonyme De La Raffinerie Des Antilles avait brutalement et de manière injustifiée rompu les relations commerciales établies avec la SASU International Caribbean Consultancy Services en violation des dispositions de l'article L. 442-6,1, 5° ancien du code de commerce (devenu article L. 442-1, II du même code) ;

- Infirmer le jugement rendu le 19 novembre 2021 par le tribunal mixte de commerce de Fort de-France en ce qu'il a dit que la Société Anonyme De La Raffinerie Des Antilles n'avait pas respecté un délai de préavis suffisant au regard de la nature et de l'ancienneté des relations commerciales établies entre les parties, et fixé ce délai de préavis à deux ans ;

- Confirmer le jugement rendu le 19 novembre 2021 par le tribunal mixte de commerce de Fort-de-France en ce qu'il a débouté la SASU International Caribbean Consultancy Services de sa demande indemnitaire à hauteur de 103 060,66 € en réparation de son préjudice faute de production des justificatifs suffisants ;

- Confirmer le jugement rendu le 19 novembre 2021 par le tribunal mixte de commerce de Fort-de-France en ce qu'il a débouté la SASU International Caribbean Consultancy Services de sa demande indemnitaire à hauteur de 389 166,13 € en du préjudice économique allégué ;

Statuant de nouveau :

- Débouter la société International Caribbean Consultancy Services de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions ;

- Condamner la société International Caribbean Consultancy Services à verser à la Société Anonyme De La Raffinerie Des Antilles la somme de 5 000 € en vertu de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamner la société International Caribbean Consultancy Services aux dépens.

La Cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 19 mars 2024.

MOTIVATION

En application de l'article L 442-6 I 5° du code de commerce dans sa version applicable au litige, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.

Sur l'existence de relations commerciales établies

Moyens des parties

La société ICCS, faisant valoir que son président M. [N] a été le dirigeant de plusieurs structures successives (SARL Sesuma, puis SAS Satya Concept, puis enfin ICCS), lesquelles ont selon elle repris dans les mêmes termes et conditions que la précédente entitée le contrat de sous-traitance des opérations de surveillance de [Localité 1] signé le 10 octobre 1989.

Elle se prévaut en conséquence d'une durée des relations commerciales avec la [I] de plus de vingt-neuf ans, ainsi qu'il en a été jugé par la juridiction de première instance.

La [I] conteste l'ancienneté alléguée par la société ICCS, au motif que :

- En l'absence d'unité et de continuité économique et juridique entre ces trois sociétés, la société ICCS n'est pas fondée à se prévaloir de la durée des relations commerciales antérieurement nouées avec les sociétés Sesuma et Satya Concept, lesquelles sont économiquement et juridiquement distinctes, et ont eu seules, précédemment et de manière individuelle, des relations établies avec la [I] ;

- L'objet social de la société ICCS, constituée en 2014, ne lui permettait pas initialement l'exercice d'une activité de « contrôle, jaugeage et surveillance des opérations de dépotage de cargaison de navires pétroliers », l'extension de l'objet social à cette prestation étant intervenue le 26 aout 2014 (pièce [I] n° 1) ;

- La société ICCS n'a commencé à lui fournir les prestations évoquées qu'à partir du mois de juillet 2014.

Réponse de la Cour

La relation à laquelle fait référence l'article L. 442-6 I 5° du code de commerce est une notion propre du droit des pratiques restrictives de concurrence qui n'implique aucun contrat (en ce sens, Cass., Com., 9 mars 2010, n° 09-10.216) et n'est soumise à aucun formalisme quoiqu'une convention ou une succession d'accords poursuivant un objectif commun puisse la caractériser. Elle peut se satisfaire d'un simple courant d'affaires, sa nature commerciale étant entendue plus largement que la commercialité des articles L 110-1 et suivants du code de commerce comme la fourniture d'un produit ou d'une prestation de service (en ce sens, Cass., Com., 23 avril 2003, n° 01-11.664). Elle est établie dès lors qu'elle présente un caractère suivi, stable et habituel laissant entendre à la victime de la rupture qu'elle pouvait raisonnablement anticiper, pour l'avenir, une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial (en ce sens, Cass., Com., 15 septembre 2009, n° 08-19.200 qui évoque "la régularité, le caractère significatif et la stabilité de la relation commerciale"). La poursuite de la relation par une personne distincte de celle qui l'a nouée initialement ne fait pas obstacle à sa stabilité en présence d'une transmission universelle de patrimoine et, à défaut, si des éléments démontrent que la commune intention des parties était de continuer la même relation (en ce sens, Cass., Com., 10 février 2021, n° 19-15.369).

Cette relation peut se nouer successivement entre plusieurs personnes physiques ou morales dès lors qu'il est établi que, dans l'esprit des partenaires, c'est la relation initiale nouée avec l'un qui s'est poursuivie avec l'autre. La seule circonstance qu'un tiers, ayant repris l'activité ou partie de l'activité d'une personne, continue une relation commerciale que celle-ci entretenait précédemment, ne suffit pas à établir que c'est la même relation commerciale qui s'est poursuivie avec le partenaire concerné, si ne s'y ajoutent des éléments démontrant que telle était la commune intention des parties (Cass, com. 7 juillet 2020 n°18-25.304 et 10 février 2021 n°19-15.369).

La volonté des parties, qui doit être explicite, peut résulter de la similitude des termes du contrat, de l'identité des prestations mais le seul fait qu'il s'agisse des mêmes produits ou d'un flux d'affaires semblable est insuffisant à caractériser une telle volonté commune. Cette dernière est caractérisée s'il résulte des circonstances de la cause que la relation établie s'est poursuivie car, dans l'esprit des deux partenaires, cette substitution n'avait pas d'incidence sur la relation.

En l'espèce, les parties ne contestant pas l'existence d'une relation commerciale établie mais débattant de son point de départ, il y a lieu de rechercher concrètement la commune intention des parties de poursuivre la relation commerciale.

Il doit être constaté, en premier lieu, que parmi les pièces versées aux débats, le tribunal a à raison relevé, dans la décision attaquée, différents éléments permettant de retracer l'historique des contrats et des commandes d'achats passées par la [I].

Un premier contrat intitulé "contrat de sous-traitance surveillance des opérations de cabotage à l'appontement Pont Jarry", à effet au 1er octobre 1989 (pièce ICCS n° 1) a été signé entre la [I] et la société Sesuma, représentée par son gérant M. [N]. Son objet est l'exécution pour la [I] des prestations nécessaires à cette prestation à l'appontement visé, en Guadeloupe, lesquelles sont ainsi décrites : "procéder aux jauges du navire avant et après dépôtage contradictoirement avec un représentant du bord ; prélever des écahtillons à bord, mesurer densité et températude des produits ; surveiller pendant le pompagne en vue de vérifier l'absence de fuite ou d'anomalie quelconque ; faire respecter les règles de sécurité et assurer la sécurité des installations ; contrôler la qualité des produits (limpidité, test SWD), embarquer ou débarquer des colis sur les caboteurs ; fournir un rapport pour chaque navire". Conclu pour une durée d'un an, ce contrat a été renouvelé tacitement pendant 23 ans sans modification.

Il a ensuite été conclu, pour une durée de deux ans, un nouveau contrat intitulé « maneuvre des équipements de surveillances des opérations de chargement et de déchargement des navires à l'appointmement - quai n°10 - Contrat SG ACH 11-13 » (pièce ICCS n° 2) à effet au 1er janvier 2012 avec la société Satya Concept, représentée par son président M. [N]. Son objet est l'exécution pour la [I] "des man'uvres dont les vannes et les bras ainsi que la surveillance des opérations de chargement et de déchargement des navires pétroliers à l'appontement quai n° 10 du dépôt pétrolier de Jarry en Guadeloupe".

Ce contrat a fait l'objet d'une revue de fin de contrat le 5 juin 2014 (pièce ICCS n° 3) signée contradictoirement par M. [N] et les responsables d'exploitation de la [I], les parties s'accordant sur le « transfert du contrat de Satya Concept vers ICCS » (rubrique 3.1-Proposition et modalités d'application du document).

S'en est suivi une commande d'achat pour le deuxième semestre 2014 passée entre la [I] et la société ICSS, représentée par M. [N], portant sur la réalisation des prestations de cabotage conformément aux termes et conditions du contrat numéroté SG ACH 11-13 et ses avenants, contrat ayant ainsi qu'il vient d'être exposé, expiré le 15 mai 2014. Enfin, une commande annuelle d'achat pour l'année 2015, a été passée entre la [I] et ICCS, représentée par son président M. [N], portant sur la réalisation des prestations de cabotage conformément aux termes et conditions du contrat numéroté SG ACH 11-13 et ses avenants (pièces ICCS n° 4).

En deuxième lieu, la Cour retient qu'il ressort de ces éléments que la prestation parait en substance pouvoir être d'une nature relativement similaire, mais que les termes du contrat sont clairement différents. Il n'y est en outre fait référence d'aucune manière à une précédente relation, et aucune autre pièce (attestation, mail...) y faisant directement ou indirectement allusion n'est versée à titre complémentaire.

Il s'en suit que la preuve de la commune intention des parties de poursuivre la relation commerciale précédemment nouée entre la [I] et la société Sesuma n'est pas rapportée.

En troisième lieu, la Cour observe qu'il existe en revanche, sur la revue de contrat du 5 juin 2014, à entête de [I] et signée par cette dernière et par M. [N] ("pour l'Entreprise"), la mention explicite suivante : « transfert du contrat de Satya Concept vers ICCS ».

Le document supporte par ailleurs à côté d'ICCS, l'ajout manuscrit "société SASU de services", ce qui démontre que ce point a fait l'objet d'échanges (étant observé que cette société, qui avait comme celà est fréquent un objet très large, a peu après procédé à une modification mentionnée le 10 novembre 2014 sur son extrait de Kbis, afin d'y adjoindre plusieurs activités principales, dont le contrôle, le jaugeage et la surveillance des opérations de dépotage de cargaison de navires pétroliers).

La Cour retient que ces éléments caractérisent la commune volonté des parties que le contrat SG ACH 11-13, signé avec la société Satya Concept à effet au 1er janvier 2012, se poursuive avec ICCS.

Il se déduit de l'ensemble que le jugement est confirmé en ce qu'il a retenu l'existence d'une relation commerciale établie entre les parties. Il est infirmé s'agissant de l'ancienneté de la relation commerciale établie, laquelle s'élève à 6 ans et 4 mois.

Sur la rupture brutale des relations commerciales établies

Moyens des parties

La société ICCS soutient que :

- Elle a été destinataire le 18 avril 2018 d'un courrier électronique l'informant de la fin des relations commerciales avec la [I] le 30 juin 2018, lui laissant de facto un préavis de deux mois et demi, largement insuffisant pour trouver un client équivalent qui générerait un volume d'affaires aussi important que celui obtenu grâce à la [I] ;

- Elle n'a pas eu d'autre choix que de se plier à l'appel d'offres pour préserver la relation contractuelle ;

- Le délai de deux mois est largement insuffisant au regard de la durée de la relation et de l'état de dépendance économique de la société ICCS envers la [I], qui était son seul client, la société ICCS n'ayant été constituée que dans l'optique de la poursuite du contrat de sous-traitance, d'autant que les salariés d'ICCS n'étaient dévolus qu'à cette seule prestation et que la [I] représentait 90 % de son chiffre d'affaires ;

- Dans un marché aussi restreint que la Guadeloupe, il lui était impossible de trouver un contrat équivalent ;

- Le jugement doit être confirmé en ce qu'il a fixé le délai de préavis nécessaire à deux ans.

La [I] fait valoir en réponse que :

- La participation volontaire de la société ICCS à l'appel d'offres lancé par la [I] fait de son point de vue obstacle à la possibilité d'invoquer la brutalité de la rupture des relations commerciales en ce qu'elle a accepté le principe d'une mise en concurrence en ne contestant pas la légitimité de l'appel d'offres lancé par la [I] dès le moment où elle en a été rendue destinataire ;

- La société ICCS n'était pas contrainte à participer à l'appel d'offres lancé par la [I] puisqu'elle bénéficiait de toute latitude pour exercer et développer d'autres activités économiques ;

- La société ICCS avait connaissance depuis le mois de juillet 2013, par l'intermédiaire de son président M. [N], de la volonté de la [I] de procéder à une mise en concurrence sur ce secteur dès lors que M. [N], en sa qualité de gérant de la société Satya Concept, était entré en pourparlers avec la société Petroservices afin d'intervenir en qualité de sous-traitant Guadeloupe si cette dernière était retenue comme prestataire par la [I] à l'issue d'un appel d'offres (pièces ICCS n° 12 et 13) ;

- La rupture des relations commerciales doit être fixée au 17 janvier 2018, date à laquelle la [I] a fait part à la société ICCS de son intention de recourir à une procédure d'appel d'offres (pièce ICCS n° 2) ;

- Les relations commerciales s'étant poursuivies jusqu'au 30 juin 2018, la durée totale du préavis respecté par la [I] a été de 5 mois et 13 jours entre le 17 janvier 2018 et le 30 juin 2018 ;

- La société ICCS n'entretenait aucun lien de dépendance économique vis-à-vis de la [I] dès lors qu'aucun accord d'exclusivité ne liait les parties, que la [I] n'était pas le seul et unique client de la société ICCS et qu'il n'est pas justifié d'investissements spécifiques réalisés dans le but d'entretenir les relations commerciales avec la [I].

Réponse de la Cour

Il résulte des dispositions de l'article L. 442-6 I 5° du code de commerce que la brutalité de la rupture résulte de l'absence de préavis écrit ou d'un préavis suffisant. Le délai de préavis suffisant, qui s'apprécie au moment de la notification de la rupture, doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, c'est-à-dire pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement. Les principaux critères à prendre en compte sont l'ancienneté des relations, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits et services en cause.

Au regard de la fonction du préavis, période nécessaire à l'entreprise évincée pour aménager la poursuite de son activité malgré la perte de son partenaire commercial, la notification de la rupture correspond à l'annonce faite par un cocontractant à l'autre de sa volonté univoque de cesser la relation à une date déterminée, seule information qui peut permettre au second se projeter et d'organiser son redéploiement ou sa reconversion en disposant de la visibilité indispensable à toute anticipation.

En l'espèce, contrairement à ce que soutient la [I], le point de départ du délai de préavis ne saurait être le 17 janvier 2018, date à laquelle cette société a avisé la société ICCS du recours à un appel d'offres. En effet, [I] a omis d'associer à cette annonce l'information, communiquée par écrit, qu'un préavis était accordé à sa partenaire à compter de cette date, et qu'il courrait jusqu'à telle autre date (explicitement précisée ou déduite eu égard à la durée mentionnée).

Or si la notification du recours à un appel d'offres manifeste certes l'intention de son auteur de ne pas poursuivre la relation commerciale selon les modalités antérieures, elle ne constitue le point de départ du préavis dû au contractant avec lequel la relation était établie que si l'intention de rompre la relation ressort des termes de la notification et que cette dernière constitue le point de départ du préavis accordé dans les conditions de l'article L 442-6 I 5° du code de commerce.

La société ICCS pouvait légitimement, y compris après avoir été informée de la mise en concurrence, s'attendre à la poursuite des relations puisqu'aucune circonstance objective ne lui permettait d'anticiper la rupture. Elle verse à raison les évaluations positives attribuée par la [I] (pièces ICCS n°17 et 19 : rapport d'évaluation du 8 juin 2016 signé du responsable exploitation de la [I], faisant état d'une évaluation des prestations de la société ICCS comme suit : évaluation précédente B+ et évaluation globale A- ; rapport d'évaluation signé le 14 février 2017 par le responsable exploitation de la [I], faisant état d'une évaluation précédente A- et d'une évaluation globale A-, étant précisé que la note A signifie « Très satisfaisant » et la note B « Satisfaisant »).

Ce n'est que par courriel du 18 avril 2018 que la [I] a informé la société ICCS que son offre n'avait pas été retenue et lui a indiqué une date de fin des relations au 30 juin 2018. Dans ces circonstances, la date du 18 avril 2018 sera retenue comme point de départ du délai de préavis expirant le 30 juin suivant.

Le préavis accordé se limite ainsi à deux mois et demi, ce qui est insuffisant.

La Cour retient pour fixer la durée du préavis qui aurait du être accordé, que le tribunal mixte de commerce a justement pris en compte :

- le volume d'affaires significatif réalisé par la société ICCS avec la [I] 71,68 % en 2017, 98,89% en 2016 et 78,14% en 2015 - pièce ICCS n° 11) ;

- la particularité du marché (marché pétrolier de niche sur un territoire limité à l'île de la Guadeloupe) ;

- la difficulté de trouver un prestataire de rang équivalent, la [I] étant la première raffinerie des Antilles.

La Cour, qui retient une ancienneté de la relation commerciale de 6 ans et 4 mois, relève par alleurs :

- qu'aucune exclusivité ne liait les sociétés et qu'il incombait à ICCS de diversifier sa clientèle, ce qu'elle parait s'être abstenue de faire ;

- qu'ICCS ne justifie pas d'investissements spécifiques effectués dédiés à la relation non encore amortis et non reconvertibles.

Eu égard à l'ensemble de ces éléments, le délai de préavis nécessaire mais suffisant qui aurait dû être observé doit être fixé à huit mois. La durée du préavis éludé est donc de 5 mois et demi.

Le jugement sera réformé sur ce point.

Sur la réparation du préjudice subi

Moyens des parties

La société ICCS fait valoir avoir utilement étayé son dossier entre la première instance et l'appel et soutient, en s'appuyant sr les pièces complémentaires versées aux débats, avoir subi deux préjudices distincts :

- D'une part, au titre de la marge moyenne dégagée sur la période où un préavis aurait dû être observé dont l'indemnisation est évaluée à 103 060, 66 € ;

- D'autre part, au titre de l'absence de poursuite du contrat dont la demande de réparation est formulée à haute de 389 166,13 €.

Selon la [I] :

- les pièces transmises par la société ICCS ne permettent d'établir ni la marge sur coûts variables qu'elle aurait continué à générer avec la [I] pendant la durée du préavis ni le montant des charges qui n'ont pas été supportées par elle du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture ; le rapport d'expertise privé non contradictoire produit ne tient par ailleurs pas compte du préavis déjà accordé ;

- la société ICCS n'est pas fondée à solliciter l'indemnisation d'un préjudice distinct correspondant à la perte du chiffre d'affaires qu'elle aurait pu espérer continuer à réaliser avec la [I] si leurs relations commerciales s'étaient poursuivies dès lors que seuls sont indemnisables sur le fondement de l'article L. 442-6-I ancien du code de commerce, les préjudices découlant de la brutalité de la rupture et non ceux découlant de la rupture elle-même.

Réponse de la Cour

S'agissant, tout d'abord, de la rupture brutale par la [I] des relations commerciales établies, le préjudice subi par la SARL Sert est constitué de son gain manqué qui correspond à sa marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée et les charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture, appliquée au chiffre d'affaires moyen hors taxe qui aurait été généré pendant la durée du préavis éludé. A ce titre, le préjudice subi, qui trouve son siège dans une anticipation déjouée, s'évalue à la date de la rupture à partir des éléments comptables antérieurs à celle-ci qui constituent le socle des prévisions de la victime, sans égard pour les circonstances postérieures telles sa reconversion durant la durée du préavis éludé. Celui-ci s'exécutant aux conditions de la relation, le gain manqué n'est que la projection de celui antérieurement réalisé.

Dans ce cadre, les années 2015 à 2017 incluses, non affectées par la rupture, sont pertinentes, à l'exclusion de l'année 2018, très largement incomplète.

La Cour constate tout d'abord que les parties ont été en mesure de débattre contradictoirement de la pièce n° 23 versée par la société ICCS intitulé « Rapport sur l'évaluation d'un préjudice économique du 8 mars 2022 » et que cette pièce est cohérente avec les autres éléments versés aux débats (pièces n°7 à 9 ICCS notamment). Il y a lieu de la prendre en compte.

En second lieu, la Cour observe que le cabinet LB Experts Associés justifie de quelle manière a été calculé le chiffre d'affaires réalisé par la société ICCS avec la [I] entre 2015 et 2017 (documents visés en début du rapport d'expertise) et qu'il énumère p. 7, 10 et 12 de son rapport quelles ont été, sur les trois derniers exercices, les éléments chiffrés relatifs aux charges variables (achats prestations de services, carburant, achats fournitures entretien petit équipement, voyages et déplacements) à prendre en compte, l'ensemble étant une extraction exacte de données communiquées dans les différentes annexes du rapport. Par ailleurs, le chiffre d'affaires retenu avec la [I] en annexe 4 du rapport n'est pas utilement contesté par cette dernière.

Il s'ensuit que la Cour est en mesure de retenir une marge sur cout variable moyenne mensuelle pour les trois exercices précédent la rupture (2015/ 2016/ 2017) de 8 407,41 €.

Les gains manqués pendant les cinq mois et demi de préavis qui n'ont pas été effectués s'élèvent en conséquence à la somme de 46'240,75 €.

S'agissant ensuite du préjudice invoqué au titre de l'absence de poursuite du contrat, seuls sont indemnisables les préjudices découlant de la brutalité de la rupture et non la rupture elle-même. En l'espèce, la société ICCS ne démontre pas que la baisse de chiffre d'affaires enregistrée au cours de l'année 2018 et des années suivantes est un préjudice distinct de celui résultant de la brutalité de la rupture qui a déjà été accordé.

En conséquence, la demande indemnitaire formulée de ce chef est rejetée. Le jugement est confirmé en ce point.

Sur les frais irrépétibles et les dépens

La société [I] qui succombe, est condamnée aux dépens d'appel.

Elle est déboutée de sa demande formulée au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Elle est condamnée à verser sur ce fondement à la société ICCS, qui a été contrainte d'exposer des frais pour faire valoir ses droits en appel, la somme de 8 000 €.

PAR CES MOTIFS

La Cour, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire,

Infirme le jugement entrepris mais seulement en ce qu'il a :

- Dit que les parties ont nouées une relation commerciale établie depuis 29 années,

- Fixé le préavis nécessaire à deux ans,

- Débouté la société International Caribbean Consultancy Services de sa demande indemnitaire en réparation de son préjudice au titre des gains manqués pendant la période de préavis non respectée,

Statuant à nouveau des chefs infirmés,

Dit que les parties ont noué une relation commerciale établie depuis le 1er janvier 2012,

Fixe le préavis nécessaire à huit mois,

Condamne la Société Anonyme de la Raffinerie des Antilles à payer à la société International Caribbean Consultancy Services la somme de 46 240,75 € au titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice économique subi du fait de la rupture brutale des relations commerciales établies,

Y ajoutant,

Condamne la Société Anonyme de la Raffinerie des Antilles à payer à la société International Caribbean Consultancy Services la somme de 8000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile à hauteur d'appel ;

Condamne la Société Anonyme de la Raffinerie des Antilles aux dépens d'appel.