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Décisions

Cass. com., 4 avril 2024, n° 22-21.880

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Vigneau

Rapporteur :

Mme Graff-Daudret

Avocats :

SCP Bénabent, SARL Le Prado - Gilbert

Paris, du 27 juin 2022

27 juin 2022

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 27 juin 2022), par un acte du 11 avril 2017, la société Minoterie Forest a consenti à la société [E] un prêt d'un montant de 150 000 euros pour financer l'acquisition d'un fonds de commerce de boulangerie.

2. Par un acte du même jour, MM. [O] et [I] [E] se sont rendus cautions solidaires de la société [E] à concurrence de 150 360 euros.

3. Celle-ci s'étant avérée défaillante, la société Minoterie Forest a assigné M. [O] [E] en paiement.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

4. M. [O] [E] fait grief à l'arrêt de le condamner, solidairement avec M. [I] [E], à payer à la société Minoterie Forest la somme de 118 010,70 euros, avec intérêts au taux de 8 % à compter du 30 mars 2018, date de réception de la résiliation du contrat, et la somme de 10 384,88 euros à titre d'indemnité contractuelle de retard, alors « qu'un créancier professionnel ne peut se prévaloir d'un contrat de cautionnement conclu par une personne physique dont l'engagement était, lors de sa conclusion, manifestement disproportionné par rapport à ses biens et revenus ; qu'en l'absence de fiche de renseignements cette disproportion s'apprécie, lors de la conclusion de l'engagement, au regard du montant de celui-ci, de la valeur des biens et du montant des revenus de la caution ainsi que de son endettement global ; qu'en l'espèce, M. [O] [E] faisait valoir, dans ses conclusions d'appel, qu' "aucune fiche patrimoniale des cautions n'a été demandée par la Sas Minoterie Forest pour s'assurer que les cautions étaient en mesure de faire face à leur engagement" ; qu'au jour de son engagement du 11 avril 2017, ses revenus s'étaient élevés à 30 747 euros pour l'année 2016, soit 2 562,25 euros mensuels, que son patrimoine global s'élevait à 94 952 euros et que le montant total de son endettement était de 993 827 euros (soit 257 607 euros de prêts et 736 220 euros de cautionnements, dont 145 720 euros déjà octroyés au profit de la société Minoterie Forest) ; qu'en retenant, pour statuer comme elle l'a fait, que "M. [O] [E] fait état de sept cautionnements antérieurs au 11 avril 2017, date du cautionnement litigieux, qu'il n'a pas déclarés à la société Minoterie Forest pour un montant de 736 220 euros. Il était tenu à cette obligation déclarative même s'il soutient que certaines de ces cautions pour un montant de 145 720 euros avaient été consenties au profit de la société Minoterie Forest qui en était dès lors informée", la cour d'appel, qui a ajouté une condition à la loi, a violé l'article L. 332-1 du code de la consommation, dans sa rédaction applicable en la cause. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 332-1 et L. 343-4 du code de la consommation, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 14 mars 2016 :

5. Aux termes des deux premiers textes, un créancier professionnel ne peut se prévaloir d'un contrat de cautionnement conclu par une personne physique dont l'engagement était, lors de sa conclusion, manifestement disproportionné à ses biens et revenus, à moins que le patrimoine de cette caution, au moment où celle-ci est appelée, ne lui permette de faire face à son obligation.

6. Pour rejeter la demande de la caution au titre de la disproportion et la condamner à paiement, l'arrêt retient que si M. [O] [E] fait état de sept cautionnements antérieurs au 11 avril 2017, date du cautionnement litigieux, qu'il n'a pas déclarés à la société Minoterie Forest pour un montant de 736 220 euros, il était tenu à une obligation déclarative même s'il soutient que certains de ces engagements pour un montant de 145 720 euros avaient été consentis au profit de la société Minoterie Forest qui en était, dès lors, informée.

7. En statuant ainsi, alors que, n'ayant pas été invitée par le créancier à établir une fiche de renseignements, la caution n'était pas tenue de déclarer spontanément l'existence d'engagements antérieurs, de sorte qu'en l'absence de telles déclarations, l'ensemble de ses biens et revenus, dont elle établissait l'existence, devait être pris en compte pour apprécier l'existence d'une éventuelle disproportion manifeste de l'engagement litigieux, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Sur le premier moyen, pris en sa deuxième branche

Enoncé du moyen

8. M. [O] [E] fait grief à l'arrêt de le condamner, solidairement avec M. [I] [E], à payer à la société Minoterie Forest la somme de 118 010,70 euros, avec intérêts au taux de 8 % à compter du 30 mars 2018, date de réception de la résiliation du contrat, et la somme de 10 384,10 euros à titre d'indemnité contractuelle de retard, alors « que le juge du fond ne doit pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis ; qu'en l'espèce, M. [O] [E] faisait valoir, dans ses conclusions d'appel, "qu'au 11 avril 2017, la Sarl (Lilas) était uniquement locataire-gérant du fonds de commerce situé au [Adresse 1] à [Localité 4], dont les comptes au 28 février 2017 et au 28 février 2018 ont été produits en pièce 3.5. Cette société était titulaire d'une option d'achat qui a été levée le 27 février 2018, soit près d'un an après la signature, le 11 avril 2017, du cautionnement de M. [O] [E]. En outre, l'acquisition de ce fonds en 2018 a été intégralement financée par emprunts bancaires" ; qu'à l'appui de ses écritures, il produisait un bilan établissant, en 2017, l'absence de fonds de commerce ainsi que des charges d'emprunts de 56 125,37 euros et, en 2018, la valorisation du fonds de commerce acquis le 27 février 2018 à hauteur de 1 170 000 euros ainsi des charges d'emprunts de 1 260 513,08 euros, dont 1 230 000 euros pour financer cette acquisition ; qu'en retenant, pour statuer comme elle l'a fait, que "M. [O] [E] était détenteur de l'intégralité des parts sociales de la Sarl Les Lilas exploitant un fonds de commerce de boulangerie au [Adresse 1] à Bois [Localité 4] (92). En 2017, la valeur du fonds a été chiffrée à 1 170 000 euros et les charges d'emprunts ont été mentionnées dans le bilan à hauteur de 56 125,37 euros", la cour d'appel a dénaturé le bilan produit en appel, et méconnu le principe selon lequel le juge ne doit pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis. »

Réponse de la Cour

Vu l'obligation pour le juge de ne pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis :

9. Pour rejeter la demande de la caution au titre de la disproportion et la condamner à paiement, après avoir relevé que M. [O] [E] était détenteur de l'intégralité des parts sociales de la Sarl Les lilas, l'arrêt retient également qu'en 2017, la valeur du fonds a été chiffrée à 1 170 000 euros et les charges d'emprunts ont été mentionnées dans le bilan à hauteur de 56 125,37 euros.

10. En statuant ainsi, alors que, si le bilan de la société Les lilas mentionne une valorisation du fonds de commerce exploité par elle pour un montant de 1 170 000 euros au 28 février 2018, il ne fait état d'aucune valorisation à la date du 28 février 2017, ni pour l'année 2017, la cour d'appel, qui a dénaturé les termes clairs et précis de ce document, a violé le principe susvisé.

Et sur le second moyen

Enoncé du moyen

11. M. [O] [E] fait le même grief à l'arrêt, alors « que le créancier professionnel qui entend se prévaloir d'un contrat de cautionnement manifestement disproportionné, lors de sa conclusion, aux biens et revenus de la caution, personne physique, est tenu d'établir qu'au moment où il l'appelle, le patrimoine de celle-ci lui permet de faire face à son obligation ; qu'en retenant, pour statuer comme elle l'a fait, que "M. [O] [E] (...) n'a pas apporté d'éléments supplémentaires probants, alors qu'il lui appartenait de le faire à présent" de sorte "qu'il n'est pas avéré que les deux cautions ne disposent pas, à présent, des moyens de faire face aux engagements qu'elles ont pris au titre de leur cautionnement solidaire du 11 avril 2017", quand il appartenait à la société Minoterie Forest d'établir que le 20 février 2019, jour de l'assignation, le patrimoine de M. [O] [E] lui permettait de faire face à son engagement, la cour d'appel a violé les articles L. 332-1 du code de la consommation et 1353 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 1353 du code civil, L. 332-1 et L. 343-4 du code de la consommation, ces derniers dans leur rédaction issue de l'ordonnance du 14 mars 2016 :

12. Aux termes des deux derniers textes, un créancier professionnel ne peut se prévaloir d'un contrat de cautionnement conclu par une personne physique dont l'engagement était, lors de sa conclusion, manifestement disproportionné à ses biens et revenus, à moins que le patrimoine de cette caution, au moment où celle-ci est appelée, ne lui permette de faire face à son obligation.

13. Selon le premier, celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit la prouver.

14. Il résulte de la combinaison de ces textes qu'il incombe au créancier professionnel qui entend se prévaloir d'un contrat de cautionnement manifestement disproportionné, lors de sa conclusion, aux biens et revenus de la caution, personne physique, d'établir qu'au moment où il l'appelle, le patrimoine de celle-ci lui permet de faire face à son obligation.

15. Pour rejeter la demande de la caution au titre de la disproportion et la condamner à paiement, l'arrêt retient encore, par motifs adoptés, que M. [O] [E] ne démontre pas qu'il dispose, à présent, des moyens de faire face aux engagements qu'il a pris au titre de son cautionnement solidaire du 11 avril 2017.

16. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui a inversé la charge de la preuve, a violé les textes susvisés.

Portée et conséquences de la cassation

17. M. [I] [E] n'ayant pas interjeté appel du jugement du tribunal de commerce de Melun du 23 novembre 2020 et la cour d'appel ayant statué dans les limites de l'appel, la cassation prononcée ne remet pas en cause les condamnations prononcées contre celui-ci.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 27 juin 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée.