CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 20 juin 2024, n° 21/05192
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Matrasur Composites (Sté)
Défendeur :
Deschamps Pere et Fils (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Renard
Conseillers :
Mme Soudry, Mme Prigent
Avocats :
Me Lallement, Me Larousse, Me Bellichach, Me Aouizerat
EXPOSE DU LITIGE
La société Matrasur Composites (la société Matrasur) a pour activité la distribution, la vente et la fabrication de machines et d'équipements destinés à l'application de matériaux composites.
La société Deschamps Père et Fils (la société Deschamps) fabrique des pièces composites et inox sur mesure.
A l'occasion d'un projet innovant et confidentiel de confection de mâts en carbone, la société Deschamps a, le 14 avril 2017, accepté l'offre de vente d'une machine de projection de résine époxy de la société Matrasur.
Un bon de commande a été établi le 30 mai 2017.
La machine a été livrée le 5 septembre 2017.
Se plaignant de dysfonctionnements, la société Deschamps a, par acte du 6 décembre 2018, assigné la société Matrasur devant le tribunal de commerce d'Evry en indemnisation et subsidiairement en expertise.
Par jugement du 13 mars 2019, le tribunal de commerce d'Evry a, avant dire droit, ordonné une expertise et désigné M. [O], qui a déposé son rapport le 16 mars 2020.
Par jugement du 17 février 2021, le tribunal de commerce d'Evry a :
- Dit que la demande de la société Deschamps concernant une extension de la mission de l'expert n'est pas recevable ;
- Débouté la société Deschamps de sa demande de mise en 'uvre de la garantie des vices cachés ;
- Débouté la société Deschamps de sa demande de résolution de la vente conclue le 30 mai 2017 ;
- Condamné la société Deschamps à payer à la société Matrasur la somme de 8 452 euros ;
- Condamné la société Matrasur à payer à la société Deschamps la somme de 292 598,80 euros ;
- Condamné la société Matrasur à payer à la société Deschamps la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Débouté les parties de leurs autres demandes ;
- Condamné la société Matrasur aux dépens de l'instance.
Par déclaration du 17 mars 2021, la société Matrasur a interjeté appel du jugement en ce qu'il l'a condamnée à payer à la société Deschamps la somme de 292 598,80 euros et celle de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, et aux entiers dépens.
Par ses dernières conclusions notifiées le 26 février 2024, la société Matrasur demande de :
- Juger recevable et bien fondé l'appel formé par la société Matrasur ;
En conséquence,
- Infirmer la décision en ce qu'elle a condamné la société Matrasur à verser à la société Deschamps la somme de 292 598,80 euros et celle de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens ;
- Confirmer la décision pour le surplus ;
- Débouter la société Deschamps de son appel incident et de ses demandes formées en cause d'appel et notamment celles tendant à l'extension de la mission confiée à l'expert judiciaire ;
- Condamner la société Deschamps à verser à la société Matrasur la somme de 20 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamner en tout état de cause la société Deschamps aux entiers dépens tant de première instance que d'appel.
Par ses dernières conclusions notifiées le 4 février 2024, la société Deschamps demande, au visa des articles 149, 236, 238 et 700 du code de procédure civile, et 1217, 1602, 1604 et 1641 et suivants du code civil, de :
- Confirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société Matrasur à régler à la société Deschamps la somme de 292 598,80 euros ;
- Infirmer pour le surplus ;
Statuant à nouveau :
A titre principal,
- Juger que la société Matrasur a manqué à son obligation de délivrance conforme ;
Subsidiairement,
- Juger que la société Deschamps est fondée à mettre en 'uvre la garantie des vices cachés ;
En conséquence,
- Prononcer la résolution de la vente conclue entre les sociétés Deschamps et Matrasur le 30 mai 2017 ;
- Ordonner la restitution du prix de vente de la machine de projection de résine époxy à la société Deschamps et le dédommagement des frais occasionnés lors des essais de démarrage, à savoir la somme de 48 137,74 euros, outre les intérêts au taux légal à compter de la présente assignation ;
- Condamner la société Matrasur à procéder à ses frais et risques au retour de la machine litigieuse depuis l'atelier de la société Deschamps, dans un délai de 30 jours à compter de la décision à intervenir, sous astreinte de 500 euros par jour de retard ;
- Se réserver le droit de liquider l'astreinte ainsi ordonnée ;
- Condamner la société Matrasur à payer à la société Deschamps la somme totale de 667 696,76 euros en réparation de ses divers préjudices, outre les intérêts au taux légal à compter de la délivrance de l'acte introductif d'instance ;
Plus subsidiairement,
- Juger que l'expert judiciaire a refusé de procéder à des essais complémentaires et de se faire assister d'un sapiteur pour les questions qui ne relevaient pas de son domaine de compétence ;
- Ordonner une extension de la mission confiée à l'expert judiciaire par le jugement du tribunal de commerce du 13 mars 2019 ;
- Juger que la mission confiée à l'expert portera sur les causes des bouchages de la buse et de la rupture du tuyau de résine en procédant à :
* une analyse thermique du système de chauffe du tuyau de résine de la machine, les essais devant être réalisés avec un tuyau de la marque Transfert Oil en polyester elastimer,
* une analyse chimique du dépôt résultant des essais effectués lors des opérations,
* une analyse complémentaire des préjudices allégués par la société Deschamps ;
- Juger que l'expert devra impérativement se faire assister d'un sapiteur désigné par la juridiction de céans et spécialisé en chimie pour déterminer la nature du dépôt à l'origine des bouchages de la buse et en comptabilité pour évaluer le préjudice financier allégué par la société Deschamps ;
En tout état de cause,
- Rejeter toutes prétentions plus amples ou contraires formulées par la société Matrasur ;
- Condamner la société Matrasur à payer à la société Deschamps la somme de 100 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens d'instance dont distraction au profit de M. Bellichach conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 7 mars 2024.
La cour renvoie pour un plus ample exposé des faits, prétentions et moyens des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, en application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.
MOTIFS
Il est rappelé que la cour n'est pas tenue de statuer sur les demandes tendant à 'juger que' en ce qu'elles ne sont pas, exception faite des cas prévus par la loi, des prétentions, mais uniquement des moyens.
Sur l'obligation de délivrance
Selon l'article 1603 du code civil, le vendeur a deux obligations principales, celle de délivrer et celle de garantir la chose qu'il vend.
Aux termes de l'article 1604 du code civil, la délivrance est le transport de la chose vendue en la puissance et possession de l'acheteur.
Le vendeur a l'obligation de délivrer une chose conforme à ce qui a été convenu, dans sa qualité, sa quantité, son identité.
Constitue un manquement à l'obligation de délivrance la livraison d'une chose non conforme aux spécifications convenues par les parties.
La société Deschamps a commandé une machine de projection de résine époxy qui lui a été livrée.
La machine livrée correspond au modèle proposé par la société Matrasur avec ses caractéristiques détaillées, aux termes de son offre transmise par courriel du 14 avril 2017, et commandé.
Préalablement, la société Deschamps avait, par courriel du 21 mars 2017, informé la société Matrasur des débits envisagés, de la largeur de jet, de la résine employée.
Par un courriel du 31 mars 2017 adressé à la société Matrasur, la société Deschamps fait référence à un cahier des charges transmis.
La société Deschamps n'établit pas que la machine, au regard de ses caractéristiques, ne correspondait pas à ses besoins, au regard des ratios de débit et de stabilité communiqués à la société Matrasur, qui, par ailleurs, ne connaissait pas les modalités et conditions d'intégration de la machine dans le process industriel de fabrication d'un mât carbone.
La société Deschamps ne fait pas état de spécifications qui ne correspondraient pas à celles convenues par les parties, mais invoque des dysfonctionnements inhérents à la machine.
Elle ne démontre aucun manquement de la société Matrasur à son obligation d'information et de conseil.
Par courriel du 21 septembre 2017, la société Deschamps a informé la société Matrasur que le joint du haut de pompe avait été découpé lors du fonctionnement de la machine, et avait été remplacé par elle-même grâce à un kit de joint de réserve, fourni par la société Matrasur, et a fait part de difficultés de réglage.
La société Matrasur a reconnu qu'un défaut de montage pouvait être à l'origine de ce désordre, et a offert un nouveau lot de pièces détachées en remplacement du lot de pièces utilisé.
Par courriel du 28 septembre 2017, la société Deschamps s'est plainte de problèmes de disjonctions électriques intempestives.
La société Deschamps a remédié à ces dysfonctionnements, résultant de disjoncteurs mal calibrés.
Par courriel du 10 avril 2018 adressé à la société Matrasur, la société Deschamps a fait part des difficultés rencontrées dans l'utilisation de la machine et a demandé d'améliorer et de modifier la machine.
Elle produit un rapport établi par elle-même daté du 8 mars 2018 portant sur des problèmes rencontrés de pollution, débit, conception et montage, et fiabilité de la machine, ainsi qu'un 'listing des pannes' du 15 mai 2018.
Elle s'est plainte de fuites de résine, du bouchage de la buse, et du caractère polluant du système de projection.
Elle n'a plus utilisé la machine à la suite de la rupture d'un tuyau de résine.
La société Deschamps a remédié elle-même aux désordres constatés lors de la mise en service de la machine en septembre 2017.
La société Deschamps a elle-même modifié le fonctionnement de la machine, conçu comme un système de projection, pour l'utiliser comme en mode de 'coulée'.
Il résulte de ces éléments que les désordres invoqués par la société Deschamps ne relèvent pas de l'obligation de délivrance mais de la garantie des vices cachés.
La délivrance de la machine étant conforme aux caractéristiques convenues, les demandes de la société Deschamps en résolution de la vente, restitution du prix de vente, dédommagement de frais, ainsi que celle au titre de la restitution de la machine, doivent être rejetées sur ce fondement.
Sur la garantie des vices cachés
Aux termes de l'article 1641 du code civil, le vendeur est tenu de la garantie à raison des défauts cachés de la chose vendue qui la rendent impropre à l'usage auquel on la destine, ou qui diminuent tellement cet usage que l'acheteur ne l'aurait pas acquise, ou n'en aurait donné qu'un moindre prix, s'il les avait connus.
L'action en garantie des vices cachés suppose l'existence d'un vice caché antérieur à la vente rendant la chose vendue impropre à son usage, ou diminuant tellement cet usage qu'elle n'aurait pas été acquise.
L'expert judiciaire a fait remettre la machine en état afin de pouvoir observer son fonctionnement, compte tenu de ce qu'elle n'était plus utilisée, à la suite de la rupture d'un tuyau, et n'avait été ni nettoyée ni purgée.
Cette remise en état a été effectuée, selon la demande de l'expert, dans l'état 'le plus proche possible de la livraison (hors malfaçons initiales)', destinée à la projection de résine.
Le tuyau cassé a été remplacé par un autre tuyau similaire, ainsi qu'il résulte des opérations d'expertise, sans qu'une éventuelle différence de caractéristique et de fabrication soit établie.
L'expert a pu répondre à tous les points de sa mission. Ses constatations éclairent suffisamment pour pouvoir statuer. Il résulte de ses explications que des analyses thermique et chimique étaient inutiles.
L'extension de mission, qui s'analyse en une mesure complémentaire, apparaît inutile.
Il ne résulte des constatations de l'expert judiciaire l'existence d'aucun vice antérieur à la vente rendant la machine impropre à l'usage auquel elle était destinée.
La pollution n'est pas anormale pour l'utilisation de ce type de machine, qui impose des mesures de protection.
L'expert a pu relever que la machine permettait de réaliser des ratios de débit et de stabilité conformément à ceux déterminés par la société Deschamps.
Les fuites de résine et le bouchage de buse ne résultent pas de défauts affectant la machine.
Il a précisé que les bouchages avaient pour origine, soit un phénomène de cristallisation en relation avec la qualité de la résine, la propreté générale de l'installation et avec la température de conservation de la résine, soit une vidange et un nettoyage incomplets du tuyau, et dans tous les cas ne résultaient pas d'une défaillance du système.
L'expert a analysé le tuyau cassé et a conclu que n'étaient pas en cause la conception et le choix de ce tuyau.
Les désordres survenus lors de la mise en service de la machine ont été rapidement réparés, et n'ont plus réapparu.
En conséquence, les demandes de la société Deschamps en résolution de la vente, restitution du prix de vente, dédommagement de frais, ainsi que celle au titre de la restitution de la machine, seront rejetées sur ce fondement.
Sur les demandes indemnitaires
L'article 1217 du même code dispose :
'La partie envers laquelle l'engagement n'a pas été exécuté, ou l'a été imparfaitement, peut :
- refuser d'exécuter ou suspendre l'exécution de sa propre obligation ;
- poursuivre l'exécution forcée en nature de l'obligation ;
- obtenir une réduction du prix ;
- provoquer la résolution du contrat ;
- demander réparation des conséquences de l'inexécution.'
L'offre du 14 avril 2017 stipulait que le délai de livraison était d'environ six semaines, à compter de la confirmation de la commande, accompagnée de l'acompte. Il était précisé : 'Délais hors période de congés et jours fériés.'
La société Deschamps a confirmé son accord pour l'achat de la machine par courriel du 14 avril 2017, en souhaitant une réduction du délai de livraison.
Le bon de commande est daté du 30 mai 2017, à l'en-tête d'une société de financement, et la machine a été livrée le 5 septembre 2017.
Il n'est justifié d'aucun règlement d'acompte.
La société Matrasur a reconnu un retard de livraison, qui, compte tenu des congés et des jours fériés, s'avère être de moins d'un mois.
Pour autant, la société Deschamps ne démontre l'existence d'aucun préjudice résultant du retard de livraison de quelques semaine et des dysfonctionnements survenus en septembre 2017.
Sa demande indemnitaire sera rejetée de ce chef.
La société Deschamps a elle-même remédié aux dysfonctionnements survenus en septembre 2017 en employant son propre personnel.
Au regard du temps passé par ses trois salariés, il convient de lui allouer une indemnité de 4 043,55 euros.
La société Matrasur sera condamnée à lui payer cette somme.
Le jugement sera infirmé de ce chef.
Sur les autres demandes
A l'occasion des opérations d'expertise, la société Matrasur a exposé des frais de remise en état de la machine, pour un montant de 8 452 euros HT, comprenant des fournitures (2 880 euros) et la main d'oeuvre (4 572 euros).
Cette remise en état n'étant pas imputable à la société Matrasur, qui n'a pas manqué à ses obligations contractuelles mais à la société Deschamps qui a entreposé la machine sur une palette sans l'avoir préalablement nettoyée et purgée.
La société Deschamps sera condamnée à lui payer cette somme.
Le jugement sera confirmé de ce chef.
Sur les demandes accessoires
Le jugement sera infirmé en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens.
La société Deschamps, partie perdante, sera tenue aux dépens de première instance et d'appel, comprenant les frais d'expertise.
Il apparaît équitable de la condamner à payer à la société Matrasur la somme de 15 000 euros au titre des frais irrépétibles, en application de l'article 700 du code de procédure civile, et de rejeter sa demande à ce titre.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Confirme le jugement du 17 février 2021 du tribunal de commerce d'Evry sauf en ce qu'il a condamné la société Matrasur Composites à payer à la société Deschamps Père et Fils la somme de 292 598,80 euros, et en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens ;
Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant,
Rejette la demande d'expertise complémentaire ;
Condamne la société Matrasur Composites à payer à la société Deschamps Père et Fils la somme de 4 043,55 euros à titre d'indemnité ;
Condamne la société Deschamps Père et Fils à payer à la société Matrasur Composites la somme de 15 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles ;
Rejette la demande de la société Deschamps Père et Fils au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la société Deschamps Père et Fils aux dépens de première instance et d'appel, comprenant les frais d'expertise.