CJUE, 1re ch., 27 juin 2024, n° C-144/19 P
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
Rejet
PARTIES
Demandeur :
Lupin Ltd
Défendeur :
Commission européenne, Royaume-Uni de Grande-Bretagne, Irlande du Nord
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Lenaerts
Juges :
M. Xuereb, M. Kumin, Mme Ziemele
Avocat général :
Mme Kokott
1 Par son pourvoi, Lupin Ltd demande l’annulation de l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 12 décembre 2018, Lupin/Commission (T 680/14, ci-après l’« arrêt attaqué », EU:T:2018:908), par lequel celui-ci a rejeté son recours tendant à l’annulation, en ce qui concerne Lupin, de la décision C(2014) 4955 final de la Commission, du 9 juillet 2014, relative à une procédure d’application de l’article 101 [TFUE] et de l’article 102 [TFUE] [affaire AT.39612 – Périndopril (Servier)] (ci–après la « décision litigieuse ») et à l’annulation ou à la réduction du montant de l’amende qui lui a été infligée par cette décision.
Le cadre juridique
2 L’article 23 du règlement (CE) no 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101] et [102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1), dispose, à ses paragraphes 2 et 3 :
« 2. La Commission peut, par voie de décision, infliger des amendes aux entreprises et associations d’entreprises lorsque, de propos délibéré ou par négligence :
a) elles commettent une infraction aux dispositions de l’article [101 ou 102 TFUE] [...]
[...]
3. Pour déterminer le montant de l’amende, il y a lieu de prendre en considération, outre la gravité de l’infraction, la durée de celle-ci. »
Les antécédents du litige
3 Les antécédents du litige, tels qu’ils ressortent, notamment, des points 1 à 35 de l’arrêt attaqué, peuvent être résumés comme suit.
4 La requérante est la société faîtière, établie en Inde, du groupe pharmaceutique Lupin.
Le périndopril
5 Servier SAS est la société mère du groupe pharmaceutique Servier qui comprend Les Laboratoires Servier SAS et Servier Laboratories Ltd (ci-après, prises individuellement ou ensemble, « Servier »). La société Les Laboratoires Servier est spécialisée dans le développement de médicaments princeps, sa filiale Biogaran SAS dans celui des médicaments génériques.
6 Servier a mis au point le périndopril, un médicament principalement destiné à lutter contre l’hypertension et l’insuffisance cardiaque. Ce médicament fait partie des inhibiteurs de l’enzyme de conversion de l’angiotensine. Le principe actif du périndopril se présente sous la forme d’un sel. Le sel utilisé initialement était l’erbumine.
7 Le brevet EP0049658, relatif au principe actif du périndopril, a été déposé par une société du groupe Servier devant l’Office européen des brevets (OEB) le 29 septembre 1981. Ce brevet devait arriver à expiration le 29 septembre 2001, mais sa protection a été étendue dans plusieurs États membres, notamment au Royaume-Uni, jusqu’au 22 juin 2003. En France, la protection dudit brevet a été étendue jusqu’au 22 mars 2005 et, en Italie, jusqu’au 13 février 2009.
8 Le 16 septembre 1988, Servier a déposé devant l’OEB plusieurs brevets relatifs aux procédés de fabrication du principe actif du périndopril qui expiraient le 16 septembre 2008, à savoir les brevets EP0308339, EP0308340, EP0308341 et EP0309324.
9 Le 6 juillet 2001, Servier a déposé auprès de l’OEB le brevet EP1296947 (ci-après le « brevet 947 »), relatif à la forme cristalline alpha du périndopril erbumine et à son procédé de fabrication, lequel a été délivré par l’OEB le 4 février 2004. Servier a aussi déposé auprès de l’OEB le brevet EP1294689, relatif à la forme cristalline bêta du périndopril erbumine et à son procédé de fabrication, et le brevet EP1296948, relatif à la forme cristalline gamma du périndopril erbumine et à son procédé de fabrication.
10 Le 6 juillet 2001, Servier a, en outre, déposé des demandes de brevets nationaux dans plusieurs États membres avant que ceux-ci ne soient parties à la convention sur la délivrance de brevets européens, signée à Munich le 5 octobre 1973 et entrée en vigueur le 7 octobre 1977. Servier a, par exemple, déposé des demandes de brevets correspondant au brevet 947 en Bulgarie (BG 107 532), en République tchèque (PV2003-357), en Estonie (P200300001), en Hongrie (HU225340), en Pologne (P348492) et en Slovaquie (PP0149-2003). Ces brevets ont été délivrés le 16 mai 2006 en Bulgarie, le 17 août 2006 en Hongrie, le 23 janvier 2007 en République tchèque, le 23 avril 2007 en Slovaquie et le 24 mars 2010 en Pologne.
11 Entre l’année 2003 et l’année 2009, plusieurs litiges ont opposé Servier à des fabricants s’apprêtant à commercialiser une version générique du périndopril.
Les décisions de l’OEB
12 Au cours de l’année 2004, dix fabricants de médicaments génériques, dont Lupin, ont formé opposition contre le brevet 947 devant l’OEB, en vue d’obtenir sa révocation, en invoquant des motifs tirés du manque de nouveauté et d’activité inventive ainsi que du caractère insuffisant de l’exposé de l’invention.
13 Le 27 juillet 2006, la division d’opposition de l’OEB a confirmé la validité du brevet 947. Cette décision a été contestée devant la chambre de recours technique de l’OEB. Par une décision du 6 mai 2009, cette dernière a annulé la décision de l’OEB du 27 juillet 2006 et révoqué le brevet 947. La requête en révision déposée par Servier contre cette décision de la chambre de recours technique a été rejetée le 19 mars 2010.
Les décisions des juridictions nationales
14 La validité du brevet 947 a été contestée devant certaines juridictions nationales par des fabricants de médicaments génériques et Servier a introduit des actions en contrefaçon ainsi que des demandes d’injonctions provisoires contre ces fabricants. La plupart de ces procédures ont été clôturées avant que les juridictions saisies n’aient pu statuer définitivement sur la validité du brevet 947 en raison d’accords de règlement amiable conclus, entre l’année 2005 et l’année 2007, par Servier avec certains de ces fabricants de médicaments génériques.
15 Au Royaume-Uni, seul le litige opposant Servier à Apotex Inc. a donné lieu à la constatation, par voie judiciaire, de l’invalidité du brevet 947. En effet, le 1er août 2006, Servier a saisi la High Court of Justice (England & Wales), Chancery Division (patents court) [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division de la Chancery (chambre des brevets), Royaume-Uni], d’une action en contrefaçon du brevet 947 contre Apotex, qui avait commencé à commercialiser une version générique du périndopril sur le marché du Royaume-Uni. Le 8 août 2006, Servier a obtenu le prononcé d’une injonction provisoire contre Apotex. Le 6 juillet 2007, à la suite d’une demande reconventionnelle d’Apotex, cette injonction provisoire a été levée et le brevet 947 a été invalidé, permettant ainsi à cette entreprise de mettre sur le marché au Royaume-Uni une version générique du périndopril. Le 9 mai 2008, la décision d’invalidation du brevet 947 a été confirmée en appel.
16 Aux Pays-Bas, le 13 novembre 2007, Katwijk Farma BV, une filiale d’Apotex, a saisi une juridiction de cet État membre d’une demande d’invalidation du brevet 947. Servier a saisi cette juridiction d’une demande d’injonction provisoire, laquelle a été rejetée le 30 janvier 2008. Ladite juridiction, par une décision du 11 juin 2008 dans une procédure introduite le 15 août 2007 par Pharmachemie BV, une société du groupe Teva, spécialisé dans la fabrication de médicaments génériques, a invalidé le brevet 947 pour les Pays-Bas. À la suite de cette décision, Servier et Katwijk Farma se sont désistées de leurs demandes.
L’accord Lupin
17 Le 18 octobre 2006, Lupin a saisi la High Court of Justice (England & Wales), Chancery Division (patents court) [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division de la Chancery (chambre des brevets)] d’une action en invalidation du brevet 947 et en déclaration de non-contrefaçon de ce brevet par la version générique du périndopril qu’elle entendait commercialiser au Royaume-Uni.
18 Le 30 janvier 2007, Servier et Lupin ont mis fin à ce litige et à la procédure les opposant devant l’OEB relative au brevet 947, par un accord de règlement amiable (ci-après l’« accord Lupin »). Cet accord contenait une clause dite de « non-contestation », par laquelle Lupin s’engageait à ne pas remettre en cause les brevets de Servier relatifs au périndopril. Il contenait également une clause dite de « non-commercialisation ». En vertu de cette dernière clause, Lupin s’est engagée à s’abstenir de vendre une version générique du « périndopril erbumine [...] et tout sel de celui-ci ». Il ressort du point 20 de l’arrêt attaqué que « Lupin était cependant autorisée à commercialiser des produits fournis par Servier ou son propre périndopril, premièrement, dans les pays où une version générique du périndopril autorisée par Servier était sur le marché, deuxièmement, en cas d’expiration de tous les brevets pertinents de Servier, troisièmement, dans les pays dans lesquels un tiers avait mis sur le marché une version générique du périndopril et dans lesquels Servier n’avait introduit aucune demande d’injonction tendant à l’interdiction de sa vente ». Ces clauses de non-contestation et de non-commercialisation s’appliquaient aux territoires de tous les États membres de l’Espace économique européen (EEE).
19 L’accord Lupin prévoyait en outre la cession et la licence de droits de propriété intellectuelle. Lupin cédait à Servier des droits de propriété intellectuelle couverts par trois demandes de brevets portant sur des procédés de préparation du périndopril, droits que Servier s’engageait à rétrocéder en licence à Lupin. En contrepartie de cette cession, Servier a versé à Lupin 40 millions d’euros.
20 Par ailleurs, l’accord Lupin prévoyait que Servier et Lupin feraient usage de « tous les moyens raisonnables » afin de conclure un accord d’approvisionnement par lequel Servier fournirait du périndopril à Lupin.
21 Le 5 février 2007, Lupin s’est désistée de la procédure d’opposition devant l’OEB.
La décision litigieuse
22 À l’article 5 de la décision litigieuse, la Commission a constaté que Lupin avait enfreint l’article 101 TFUE, en participant à un accord avec Servier couvrant tous les États qui étaient membres de l’Union européenne à la date d’adoption de cette décision, à l’exception de la Croatie ; que cette infraction avait commencé le 30 janvier 2007, sauf en ce qui concerne Malte, où elle avait commencé le 1er mars 2007 et l’Italie, où elle avait commencé le 13 février 2009 ; et que ladite infraction avait pris fin le 6 mai 2009, sauf en ce qui concerne le Royaume-Uni, où elle avait pris fin le 6 juillet 2007, les Pays-Bas, où elle avait pris fin le 12 décembre 2007, et la France où elle avait pris fin le 16 septembre 2008.
23 À l’article 7, paragraphe 5, sous a), de la décision litigieuse, la Commission a infligé à Lupin, au titre de l’infraction à l’article 101 TFUE, une amende d’un montant de 40 000 000 euros.
24 Il ressort en outre des articles 1er à 4 de la décision litigieuse que la Commission a constaté, notamment, que les entreprises pharmaceutiques Niche, Mylan, Teva et Krka, ont enfreint l’article 101 TFUE en participant à des accords avec Servier. À l’article 7 de cette décision, la Commission a infligé, au titre de ces infractions, une amende d’un montant de 13 968 773 euros à Niche, une amende d’un montant de 17 161 140 euros à Mylan, une amende d’un montant de 15 569 395 euros à Teva et une amende d’un montant de 10 000 000 euros à Krka.
La procédure devant le Tribunal et l’arrêt attaqué
25 Par acte déposé au greffe du Tribunal le 19 septembre 2014, Lupin a introduit un recours tendant, à titre principal, à l’annulation partielle de la décision litigieuse et, à titre subsidiaire, à l’annulation de l’amende qui lui avait été infligée par cette décision ou à la réduction de son montant.
26 Dans son recours en première instance, Lupin soulevait trois moyens. Le premier moyen concernait la qualification de l’accord Lupin de restriction de la concurrence par objet. Le deuxième moyen portait sur la qualification de cet accord de restriction de la concurrence par effet. Le troisième moyen se rapportait à l’amende infligée à Lupin et au calcul de son montant.
27 Par l’arrêt attaqué, le Tribunal a rejeté le recours de Lupin dans son intégralité.
La procédure devant la Cour et les conclusions des parties
28 Par acte déposé au greffe de la Cour le 20 février 2019, Lupin a introduit le présent pourvoi.
29 Par acte déposé au greffe de la Cour le 5 juin 2019, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord a demandé à intervenir dans la présente affaire au soutien des conclusions de la Commission. Par décision du 1er juillet 2019, le président de la Cour a fait droit à cette demande.
30 Par lettre du 16 septembre 2019, le Royaume-Uni a renoncé à déposer un mémoire en intervention.
31 La Cour a invité les parties à présenter leurs observations écrites pour le 4 octobre 2021 sur les arrêts du 30 janvier 2020, Generics (UK) e.a. (C 307/18, EU:C:2020:52), du 25 mars 2021, Lundbeck/Commission (C 591/16 P, EU:C:2021:243), du 25 mars 2021, Sun Pharmaceutical Industries et Ranbaxy (UK)/Commission (C 586/16 P, EU:C:2021:241), du 25 mars 2021, Generics (UK)/Commission (C 588/16 P, EU:C:2021:242), du 25 mars 2021, Arrow Group et Arrow Generics/Commission (C 601/16 P, EU:C:2021:244), et du 25 mars 2021, Xellia Pharmaceuticals et Alpharma/Commission (C 611/16 P, EU:C:2021:245). Lupin et la Commission ont déféré à cette demande dans le délai imparti.
32 Par son pourvoi, Lupin demande à la Cour :
– d’annuler l’arrêt attaqué ;
– d’annuler la décision litigieuse en ce qu’elle concerne la violation de l’article 101 TFUE qui lui est reprochée ou, à défaut, de renvoyer l’affaire devant le Tribunal ;
– à titre subsidiaire, d’infirmer l’arrêt attaqué en ce qu’il concerne l’amende qui lui a été infligée et de statuer définitivement sur celle-ci en l’annulant ou en diminuant son montant, et
– de condamner la Commission à supporter les dépens exposés par Lupin dans le cadre de la procédure devant le Tribunal et du présent pourvoi.
33 La Commission demande à la Cour :
– de rejeter le pourvoi dans son intégralité et
– de condamner Lupin aux dépens.
Sur le pourvoi
34 Au soutien de son pourvoi, Lupin soulève six moyens. Le premier moyen est pris d’erreurs de droit relatives à la qualification de l’accord Lupin de restriction de la concurrence par objet. Le deuxième moyen est pris d’erreurs de droit relatives à la qualification de cet accord de restriction de la concurrence par effet. Les troisième à sixième moyens portent, respectivement, sur l’amende infligée à Lupin et concernent le caractère inédit de l’infraction imputée à cette entreprise (troisième moyen), la prise en compte de la gravité et de la durée de cette infraction aux fins de la détermination du montant de cette amende (quatrième et cinquième moyens), ainsi que la violation du principe d’égalité de traitement (sixième moyen).
Sur le premier moyen, relatif à la qualification de restriction de la concurrence par objet
Argumentation des parties
35 Par son premier moyen, qui comporte deux branches, Lupin soutient que, en jugeant que la Commission avait pu qualifier l’accord Lupin de restriction de la concurrence par objet, au sens de l’article 101, paragraphe 1, TFUE, le Tribunal a commis des erreurs de droit. À cet égard, le Tribunal aurait considéré qu’un accord de règlement amiable de litige en matière de brevets contenant des clauses de non-contestation et de non-commercialisation doit être qualifié de restriction de la concurrence par objet si le fabricant de médicaments génériques a bénéficié d’un avantage l’incitant à accepter ces clauses restrictives de la concurrence. Or, cette appréciation reposerait sur des motifs contradictoires, serait contraire au principe de sécurité juridique et méconnaîtrait les critères issus de la jurisprudence de la Cour. De l’avis de Lupin, cette qualification, soumise à une interprétation restrictive, serait réservée aux comportements qui présentent, par leur nature, un degré de nocivité suffisant pour le bon fonctionnement du jeu normal de la concurrence, ainsi qu’il ressortirait de l’arrêt du 11 septembre 2014, CB/Commission (C 67/13 P, EU:C:2014:2204).
36 Par la première branche de son premier moyen, Lupin critique les motifs exposés aux points 108, 115, 121, 122 et 124 de l’arrêt attaqué. Aux points 108 et 115 de cet arrêt, le Tribunal aurait affirmé que les paiements inversés ainsi que les clauses de non-commercialisation et de non-contestation figurant dans des accords de règlement amiable de litige en matière de brevets pouvaient être considérés comme étant légitimes et licites. Le Tribunal aurait cependant jugé, au point 122 dudit arrêt, que la qualification de restriction de la concurrence par objet de tels accords suppose la conjonction d’un avantage incitatif à l’égard du fabricant de médicaments génériques et d’une limitation corrélative des efforts de ce dernier à concurrencer le fabricant de médicaments princeps.
37 Lupin invoque cinq arguments contre de telles appréciations.
38 Premièrement, Lupin soutient, d’une part, que les clauses de non-contestation et de non-commercialisation ne sont pas nécessairement anticoncurrentielles, ainsi que le Tribunal l’aurait relevé au point 108 de l’arrêt attaqué, et, d’autre part, que leur caractère anticoncurrentiel ou légitime ne saurait dépendre de l’existence d’une « incitation ». Par conséquent, ces clauses ne permettent pas, selon Lupin, de qualifier un accord de règlement amiable de litige en matière de brevets de restriction de la concurrence par objet.
39 Deuxièmement, le Tribunal aurait admis, au point 115 de l’arrêt attaqué, qu’un paiement dit « inversé », c’est-à-dire un paiement de la part du fabricant de médicaments princeps en faveur du fabricant de médicaments génériques, peut être justifié à condition qu’il soit inhérent au règlement amiable d’un litige. Dès lors, le Tribunal n’aurait pu, sans se contredire, affirmer qu’un paiement inversé, dans le cadre d’un accord de règlement amiable de litige en matière de brevets, est anticoncurrentiel par nature. En outre, le Tribunal aurait omis d’expliquer la différence entre les paiements inversés qui sont justifiés et ceux qui ne le sont pas. Lupin soutient que, en l’absence d’une telle explication, une entreprise n’est pas en mesure de savoir si son comportement est licite. Dans ces conditions, le critère utilisé par le Tribunal serait non seulement contraire au principe de sécurité juridique mais également inacceptable pour déterminer si un comportement peut être qualifié de restriction de la concurrence par objet.
40 Troisièmement, Lupin fait valoir que, au point 124 de l’arrêt attaqué, en jugeant que la constatation d’une « incitation » en faveur du fabricant de médicaments génériques permet de qualifier un accord de règlement de litige en matière de brevets de restriction de la concurrence par objet, le Tribunal a appliqué un critère sans toutefois le définir. En outre, ce critère diffèrerait de celui appliqué par la Commission, laquelle s’est fondée non pas sur l’existence d’une « incitation », mais d’une « incitation significative ». Selon Lupin, la notion d’incitation diffère de celle de paiement inversé, puisque le Tribunal a considéré que certains paiements inversés peuvent être justifiés. Le Tribunal n’aurait pas non plus jugé que le montant d’un paiement inversé constitue un facteur décisif. Lupin réitère, à cet égard, que l’effet sur la concurrence des clauses de non-contestation et de non-commercialisation ne dépend pas du montant d’un paiement inversé.
41 Quatrièmement, Lupin soutient que l’affirmation du Tribunal, au point 122 de l’arrêt attaqué, selon laquelle la qualification de restriction de la concurrence par objet dépendrait de la conjonction d’un avantage incitatif en faveur du fabricant de médicaments génériques et d’une limitation de ses efforts pour concurrencer le fabricant de médicaments princeps reviendrait, en pratique, à considérer qu’il n’est pas possible de régler à l’amiable un litige en matière de brevets en prévoyant un avantage économique en faveur du fabricant de médicaments génériques et ce même si chacune des parties estime que la validité du brevet concerné est incertaine.
42 Cinquièmement, Lupin allègue que, au point 121 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a commis une erreur de droit en se référant à l’arrêt du 20 novembre 2008, Beef Industry Development Society et Barry Brothers (C 209/07, EU:C:2008:643), car l’affaire à l’origine de cet arrêt ne portait ni sur des droits de propriété intellectuelle ni sur un accord de règlement amiable de litige en matière de brevets.
43 Par la seconde branche de son premier moyen, Lupin critique les motifs énoncés aux points 197, 241 et 242 de l’arrêt attaqué. Le Tribunal aurait jugé, à ce point 242, que les clauses de non-commercialisation et de non-contestation dont la portée excède le champ d’application du brevet concerné peuvent être qualifiées de restrictions de la concurrence par objet, sans qu’il soit nécessaire de prouver l’existence d’une incitation sous la forme d’un paiement inversé. Le Tribunal ayant constaté, au point 197 de cet arrêt, que le champ d’application des clauses de l’accord Lupin était ambigu, il en a déduit, au point 241 dudit arrêt, que la Commission avait pu considérer que la portée de cet accord excédait le champ d’application du brevet 947.
44 Lupin fait tout d’abord valoir qu’une stipulation contractuelle ambiguë ne peut pas être considérée comme étant, par sa nature même, nocive au bon fonctionnement du jeu normal de la concurrence.
45 Ensuite, en considérant que les stipulations ambiguës de l’accord Lupin devaient être interprétées dans le sens le plus défavorable à Lupin, le Tribunal aurait méconnu le principe de la présomption d’innocence.
46 Enfin, selon un principe du droit anglais des contrats, droit applicable à l’accord Lupin, une stipulation contractuelle ambiguë devrait être interprétée d’une manière permettant de considérer que le contrat concerné est licite. En vertu de ce principe d’interprétation, également applicable en droit de l’Union, le Tribunal aurait dû interpréter l’accord Lupin dans un sens permettant de considérer que cet accord était licite.
47 La Commission conteste cette argumentation.
Appréciation de la Cour
48 Il y a lieu de rappeler que, en vertu de l’article 101, paragraphe 1, TFUE, sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur.
49 Ainsi, pour tomber sous l’interdiction de principe prévue à l’article 101, paragraphe 1, TFUE, un comportement d’entreprises doit révéler l’existence d’une collusion entre elles, à savoir un accord entre entreprises, une décision d’association d’entreprises ou une pratique concertée [voir, en ce sens, arrêt du 30 janvier 2020, Generics (UK) e.a., C 307/18, EU:C:2020:52, point 31 ainsi que jurisprudence citée].
50 En outre, il est nécessaire, conformément aux termes mêmes de cette disposition, de démontrer soit que ce comportement a pour objet d’empêcher, de restreindre ou de fausser la concurrence, soit que ce comportement a un tel effet (arrêt du 21 décembre 2023, European Superleague Company, C 333/21, EU:C:2023:1011, point 158). Il en découle que cette disposition, telle qu’interprétée par la Cour, procède à une distinction nette entre la notion de restriction par objet et celle de restriction par effet, chacune étant soumise à un régime probatoire différent [arrêt du 30 janvier 2020, Generics (UK) e.a., C 307/18, EU:C:2020:52, point 63].
51 Ainsi, s’agissant des pratiques qualifiées de restrictions de la concurrence par objet, il n’y a pas lieu d’en rechercher ni a fortiori d’en démontrer les effets sur la concurrence, dans la mesure où l’expérience montre que de tels comportements entraînent des réductions de la production et des hausses de prix, aboutissant à une mauvaise répartition des ressources au détriment, en particulier, des consommateurs (voir, en ce sens, arrêts du 19 mars 2015, Dole Food et Dole Fresh Fruit Europe/Commission, C 286/13 P, EU:C:2015:184, point 115, ainsi que du 21 décembre 2023, European Superleague Company, C 333/21, EU:C:2023:1011, point 159).
52 En revanche, lorsque l’objet anticoncurrentiel d’un accord, d’une décision d’une association d’entreprises ou d’une pratique concertée n’est pas établi, il convient d’en examiner les effets afin de rapporter la preuve que le jeu de la concurrence a été, en fait, soit empêché, soit restreint, soit faussé de façon sensible (voir, en ce sens, arrêt du 26 novembre 2015, Maxima Latvija, C 345/14, EU:C:2015:784, point 17).
53 Cette distinction tient à la circonstance que certaines formes de collusion entre entreprises peuvent être considérées, par leur nature même, comme nuisibles au bon fonctionnement du jeu normal de la concurrence (arrêts du 20 novembre 2008, Beef Industry Development Society et Barry Brothers, C 209/07, EU:C:2008:643, point 17, et du 14 mars 2013, Allianz Hungária Biztosító e.a., C 32/11, EU:C:2013:160, point 35).
54 Il est vrai, ainsi que l’a fait valoir Lupin, que la notion de restriction de la concurrence par objet doit être interprétée de manière stricte et ne peut être appliquée qu’à certains accords entre entreprises révélant, en eux-mêmes et compte tenu de la teneur de leurs dispositions, des objectifs qu’ils visent ainsi que du contexte économique et juridique dans lequel ils s’insèrent, un degré suffisant de nocivité à l’égard de la concurrence pour qu’il puisse être considéré que l’examen de leurs effets n’est pas nécessaire (voir, en ce sens, arrêts du 26 novembre 2015, Maxima Latvija, C 345/14, EU:C:2015:784, point 20, et du 21 décembre 2023, European Superleague Company, C 333/21, EU:C:2023:1011, points 161 et 162 ainsi que jurisprudence citée).
55 À cet égard, s’agissant du contexte économique et juridique dans lequel s’inscrit le comportement en cause, il y a lieu de prendre en considération la nature des produits ou des services concernés ainsi que les conditions réelles qui caractérisent la structure et le fonctionnement du ou des secteurs ou marchés en question. En revanche, il n’est en aucune manière nécessaire d’examiner et à plus forte raison de démontrer les effets de ce comportement sur la concurrence, qu’ils soient réels ou potentiels et négatifs ou positifs (arrêt du 21 décembre 2023, European Superleague Company, C 333/21, EU:C:2023:1011, point 166).
56 Quant aux buts poursuivis par le comportement en cause, il y a lieu de déterminer les buts objectifs que ce comportement vise à atteindre à l’égard de la concurrence. En revanche, la circonstance que les entreprises impliquées ont agi sans avoir l’intention d’empêcher, de restreindre ou de fausser la concurrence et le fait qu’elles ont poursuivi certains objectifs légitimes ne sont pas déterminants aux fins de l’application de l’article 101, paragraphe 1, TFUE (arrêt du 21 décembre 2023, European Superleague Company, C 333/21, EU:C:2023:1011, point 167 et jurisprudence citée).
57 Ainsi, l’appréciation du degré de nocivité économique d’un accord sur le bon fonctionnement de la concurrence dans le marché concerné doit reposer sur des considérations objectives, au besoin à l’issue d’une analyse détaillée de l’accord litigieux, ainsi que de ses objectifs et du contexte économique et juridique dans lequel il s’insère [voir, en ce sens, arrêts du 30 janvier 2020, Generics (UK) e.a., C 307/18, EU:C:2020:52, points 84 et 85, ainsi que du 25 mars 2021, Lundbeck/Commission, C 591/16 P, EU:C:2021:243, point 131].
58 Dans ce contexte, il convient également de rappeler qu’un fabricant de médicaments génériques peut, après avoir évalué ses chances d’obtenir gain de cause dans la procédure juridictionnelle qui l’oppose au fabricant du médicament princeps concerné, décider de renoncer à entrer sur le marché en cause et de conclure avec ce dernier un accord de règlement amiable de cette procédure. Un tel accord ne saurait être considéré, dans tous les cas, comme une restriction par objet, au sens de l’article 101, paragraphe 1, TFUE. Le fait qu’un tel accord est assorti de transferts de valeur par le fabricant de médicaments princeps au profit d’un fabricant de médicaments génériques ne constitue pas un motif suffisant pour le qualifier de restriction de la concurrence par objet, ces transferts de valeur pouvant s’avérer justifiés. Tel peut être le cas lorsque le fabricant de médicaments génériques perçoit du fabricant de médicaments princeps des sommes correspondant effectivement à la compensation de frais ou de désagréments liés au litige qui les oppose ou correspondant à une rémunération pour la fourniture effective de biens ou de services au fabricant de médicaments princeps [voir, en ce sens, arrêt du 30 janvier 2020, Generics (UK) e.a., C 307/18, EU:C:2020:52, points 84 à 86].
59 Par conséquent, dès lors qu’un accord de règlement amiable d’un litige relatif à la validité d’un brevet opposant un fabricant de médicaments génériques à un fabricant de médicaments princeps, titulaire de ce brevet, est assorti de transferts de valeur du fabricant de médicaments princeps au profit du fabricant de médicaments génériques, il y a lieu de vérifier, dans un premier temps, si le solde net positif de ces transferts peut se justifier de manière intégrale par la nécessité de compenser des frais ou des désagréments liés à ce litige, tels que les frais et honoraires des conseils de ce dernier fabricant, ou par celle de rémunérer la fourniture effective et avérée de biens ou de services de celui-ci au fabricant du médicament princeps [voir, en ce sens, arrêt du 30 janvier 2020, Generics (UK) e.a., C 307/18, EU:C:2020:52, point 92].
60 En effet, le règlement amiable d’un tel litige implique que le fabricant de médicaments génériques reconnaisse la validité du brevet en cause, car il renonce à la contester. Il s’ensuit que, au titre d’un paiement dit « inversé », par le fabricant de médicaments princeps en faveur du fabricant de médicaments génériques, seule la prise en charge de tels frais ou la rémunération de tels biens ou services fournis peut être considérée comme étant cohérente par rapport à une telle reconnaissance et, partant, comme étant susceptible d’être justifiée à l’égard de la concurrence.
61 Dans un second temps, si ce solde net positif des transferts n’est pas justifié de manière intégrale par une telle nécessité, il importe de vérifier si, en l’absence d’une telle justification, ces transferts s’expliquent uniquement par l’intérêt commercial de ces fabricants de médicaments à ne pas se livrer une concurrence par les mérites. Aux fins de cet examen, il y a lieu de déterminer si ledit solde, y compris d’éventuels frais justifiés, est suffisamment important pour inciter effectivement le fabricant de médicaments génériques à renoncer à entrer sur le marché concerné, sans qu’il soit requis que ce solde positif net soit nécessairement supérieur aux bénéfices qu’il aurait réalisés s’il avait obtenu gain de cause dans la procédure en matière de brevets [voir, en ce sens, arrêt du 30 janvier 2020, Generics (UK) e.a., C 307/18, EU:C:2020:52, points 87 à 94].
62 Par la première branche de son premier moyen, Lupin soutient, en substance, que le Tribunal a commis des erreurs de droit en considérant qu’un accord de règlement amiable de litige en matière de brevets contenant des clauses de non-contestation et de non-commercialisation, tel que l’accord Lupin, doit être qualifié de restriction de la concurrence par objet lorsque le fabricant de médicaments génériques a été incité à accepter ces clauses restrictives de la concurrence au moyen d’un transfert de valeur. Selon Lupin, faute d’être par nature anticoncurrentielles, les clauses de non-contestation et de non-commercialisation ainsi que, d’ailleurs, celles prévoyant un paiement inversé ne peuvent pas suffire à qualifier un tel accord de restriction de la concurrence par objet.
63 À cet égard, il importe de rappeler que, selon la jurisprudence visée aux points 54 à 57 du présent arrêt, la qualification de restriction de la concurrence par objet doit reposer non seulement sur une analyse détaillée de l’accord destiné à mettre en œuvre une pratique collusoire, mais également de ses objectifs et du contexte économique et juridique dans lequel il s’insère. C’est pourquoi il convient d’examiner son contenu, sa genèse, ainsi que son contexte juridique et économique, en particulier les caractéristiques spécifiques du marché dans lequel se produiront concrètement ses effets. Ainsi, le fait que les termes d’un accord destiné à mettre en œuvre une pratique collusoire ne dévoilent pas un objet anticoncurrentiel n’est pas, en soi, déterminant pour la question de savoir si, au vu du contexte dans lequel il s’inscrit, cet accord restreint la concurrence par objet (voir, en ce sens, arrêts du 8 novembre 1983, IAZ International Belgium e.a./Commission, 96/82 à 102/82, 104/82, 105/82, 108/82 et 110/82, EU:C:1983:310, points 23 à 25, ainsi que du 28 mars 1984, Compagnie royale asturienne des mines et Rheinzink/Commission, 29/83 et 30/83, EU:C:1984:130, point 26).
64 En effet, la qualification de restriction de la concurrence par objet ne dépend ni de la forme des contrats ou autres instruments juridiques destinés à mettre en œuvre une telle pratique collusoire ni de la perception subjective que les parties peuvent avoir de l’issue du litige qui les oppose quant à la validité d’un brevet. Seule est pertinente l’appréciation du degré de nocivité économique de cette pratique sur le bon fonctionnement de la concurrence dans le marché concerné.
65 Ainsi, des accords de règlement amiable par lesquels un fabricant de médicaments génériques candidat à l’entrée sur un marché reconnaît, au moins temporairement, la validité d’un brevet détenu par un fabricant de médicaments princeps et s’engage, de ce fait, à ne pas la contester pas plus qu’à entrer sur ce marché sont susceptibles d’emporter des effets restrictifs de concurrence, dès lors que la contestation de la validité et de la portée d’un brevet fait partie du jeu normal de la concurrence dans les secteurs dans lesquels existent des droits d’exclusivité sur des technologies [arrêt du 30 janvier 2020, Generics (UK) e.a., C 307/18, EU:C:2020:52, point 81].
66 En outre, l’argumentation de Lupin ne tient pas compte de la jurisprudence rappelée aux points 59 à 61 du présent arrêt, dont il ressort que le critère permettant de vérifier si un accord de règlement amiable tel que l’accord Lupin constitue une restriction de la concurrence par objet consiste à vérifier si les transferts de valeur du fabricant de médicaments princeps au profit du fabricant de médicaments génériques constituent la contrepartie de la renonciation, par ce dernier, à entrer sur le marché concerné [voir, en ce sens, arrêt du 30 janvier 2020, Generics (UK) e.a., C 307/18, EU:C:2020:52, points 87 à 94].
67 Il résulte donc de ces principes que, afin de déterminer si un accord tel que l’accord Lupin peut être qualifié de restriction de la concurrence par objet, il y a lieu non pas d’analyser chacune de ses clauses de manière séparée, mais d’évaluer si cet accord, pris comme un tout, présente un degré de nocivité économique sur le bon fonctionnement de la concurrence dans le marché concerné qui justifie une telle qualification. En raison des liens étroits entre les clauses de non-contestation, de non-commercialisation et celles prévoyant un paiement de Servier en faveur de Lupin au titre de la cession et de la licence de droits de propriété intellectuelle, il était donc indispensable d’examiner ces clauses comme formant un tout.
68 En l’espèce, le Tribunal a jugé, au point 108 de l’arrêt attaqué, que l’insertion de clauses de non-contestation et de non-commercialisation dans un accord de règlement amiable de litige en matière de brevets « peut être légitime, mais seulement dans la mesure où elle se fonde sur la reconnaissance par les parties de la validité du brevet en cause et, accessoirement, du caractère contrefaisant des produits génériques concernés ». En outre, le Tribunal a considéré, au point 115 de cet arrêt, que, si la seule présence d’un paiement inversé ne permet pas de qualifier un tel accord de restriction de la concurrence par objet, en revanche, « dans l’hypothèse où un paiement inversé non justifié intervient dans la conclusion du règlement amiable, la société de génériques doit être alors regardée comme ayant été incitée par ce paiement à se soumettre aux clauses de non-commercialisation et de non-contestation et il y a lieu de conclure à l’existence d’une restriction par objet ». Le Tribunal a précisé, à ce point 115, que, dans une telle hypothèse, les restrictions de la concurrence résultant des clauses de non-contestation et de non-commercialisation « s’expliquent par le versement d’un avantage incitant la société de génériques à renoncer à ses efforts concurrentiels ».
69 Le Tribunal a ajouté, au point 121 de l’arrêt attaqué, qu’un accord ayant de telles caractéristiques peut être assimilé à un accord d’exclusion du marché, dans lequel les restants indemnisent les sortants, consistant en réalité en un rachat de la concurrence. Il a poursuivi en relevant que, dans un contexte tel que celui de l’accord Lupin, un tel accord présente un degré de nocivité d’autant plus élevé que le concurrent exclu est un fabricant de médicaments génériques « dont l’entrée sur le marché est, en principe, favorable à la concurrence et contribue par ailleurs à l’intérêt général d’assurer des soins de santé à moindre coût », et qu’il doit, par conséquent, être qualifié de restriction de la concurrence par objet.
70 Au regard de ces considérations, le Tribunal a, en substance, jugé, au point 122 de cet arrêt, que, si un accord de règlement amiable de litige en matière de brevets prévoit un avantage économique en faveur du fabricant de médicaments génériques en contrepartie de la limitation des efforts de ce dernier pour concurrencer le fabricant de médicaments princeps, alors « un constat de restriction de la concurrence par objet s’impose eu égard au degré de nocivité pour le bon fonctionnement du jeu normal de la concurrence de l’accord ainsi conclu ».
71 En statuant ainsi, le Tribunal a énoncé, aux points 108, 115, 121 et 122 de l’arrêt attaqué, des critères juridiques permettant de qualifier un accord de règlement amiable de litige en matière de brevets de restriction de la concurrence par objet dont la substance est conforme à ceux rappelés aux points 58 à 61 du présent arrêt. Il convient, dès lors, d’écarter l’argumentation par laquelle Lupin soutient que le Tribunal s’est fondé sur des critères juridiques erronés et sur des motifs contradictoires, et notamment celle par laquelle elle reproche au Tribunal d’avoir considéré, d’une manière générale, qu’un paiement inversé en faveur d’un fabricant de médicaments génériques qui signe un accord de règlement amiable tel que l’accord Lupin constitue une incitation injustifiée, à l’égard de la concurrence, donnant lieu à une restriction par objet.
72 Par ailleurs, dans la mesure où Lupin soutient que le caractère anticoncurrentiel ou légitime de clauses de non-contestation et de non-commercialisation figurant dans un accord de règlement amiable tel que l’accord Lupin ne saurait dépendre de l’existence d’une « incitation » dans le chef du fabricant de médicaments génériques, il suffit de constater qu’une telle argumentation fait abstraction du contexte économique et juridique dans lequel un tel accord s’insère, dont la pertinence a été rappelée au point 63 du présent arrêt. En effet, ainsi qu’il ressort des considérations exposées aux points 58 à 61 du présent arrêt, la cause de l’acceptation de telles clauses par le fabricant de médicaments génériques dans le cadre d’un accord de règlement amiable est déterminante à l’égard du caractère anticoncurrentiel ou légitime de l’objet de cet accord et de sa nocivité pour le jeu de la concurrence.
73 Lupin fait néanmoins valoir que, en omettant de préciser, au point 115 de l’arrêt attaqué, quels sont les paiements inversés qui peuvent être considérés comme étant « justifiés » de telle sorte qu’ils ne relèvent pas de la qualification de restriction de la concurrence par objet, le Tribunal aurait fondé sa décision sur un critère dont le caractère excessivement vague porte atteinte au principe de la sécurité juridique.
74 Certes, au point 115 de l’arrêt attaqué, le Tribunal s’est limité à indiquer que, « dans l’hypothèse où un paiement inversé non justifié intervient dans la conclusion du règlement amiable, la société de génériques doit être alors regardée comme ayant été incitée par ce paiement à se soumettre aux clauses de non-commercialisation et de non-contestation et il y a lieu de conclure à l’existence d’une restriction par objet », sans expliciter les critères selon lesquels un paiement inversé peut être considéré comme étant « justifié ».
75 Toutefois, aux points 153 à 191 de l’arrêt attaqué, dans une partie de cet arrêt consacrée à l’application de ces critères à l’accord Lupin, le Tribunal a fourni une telle explication. Ainsi, au point 168 dudit arrêt, le Tribunal a jugé, en substance, que la rémunération par le fabricant de médicaments princeps de biens ou de services fournis par le fabricant de médicaments génériques peut être prise en compte en tant que paiement inversé, pour autant que cette rémunération « excède la valeur “normale” » des biens ou des services échangés, au motif, énoncé au point 173 du même arrêt, qu’un paiement du fabricant de médicaments princeps en faveur du fabricant de médicaments génériques, « s’il n’a pas pour objet de compenser des coûts inhérents au règlement amiable, est alors constitutif d’un avantage incitatif », c’est-à-dire comme constituant la contrepartie de la renonciation du fabricant de médicaments génériques à entrer sur le marché concerné.
76 Le Tribunal a précisé, aux points 171 et 174 de l’arrêt attaqué, qu’il incombe à la Commission de rapporter la preuve du caractère excessif d’un tel paiement et que, si cette institution parvient à établir une telle preuve, les parties à l’accord concerné peuvent alors la réfuter en rapportant la preuve contraire ou en démontrant que « le caractère insignifiant de l’avantage en cause, dont le montant serait insuffisant pour qu’il soit regardé comme [...] une incitation significative à accepter les clauses restrictives de concurrence prévues par l’accord de règlement ».
77 Dans ces conditions, Lupin n’est pas fondée à soutenir que le Tribunal a fondé son appréciation relative à l’existence d’un paiement inversé en contrepartie de la renonciation du fabricant de médicaments génériques à entrer sur le marché concerné sur un critère dont le caractère excessivement vague porterait atteinte au principe de la sécurité juridique.
78 Il convient, à cet égard, de relever que les notions de « valeur normale » des biens ou des services rémunérés « aux conditions du marché » par le fabricant de médicaments princeps, sur lesquelles le Tribunal s’est fondé aux points 168 et 169 de l’arrêt attaqué, visent, en substance, à différencier, d’une part, les transferts de valeur qui peuvent se justifier de manière intégrale par la nécessité de rémunérer la fourniture effective et avérée de biens ou de services par le fabricant de médicaments génériques et, d’autre part, les transferts de valeur qui, sous couvert de rémunérer une telle fourniture de biens ou de services, constituent en réalité la contrepartie de la renonciation par ce dernier à entrer sur le marché, conformément, en substance, à la jurisprudence visée aux points 58 à 61 du présent arrêt.
79 En l’espèce, afin de déterminer si le paiement par Servier de la somme de 40 millions d’euros en faveur de Lupin constituait la contrepartie de la renonciation, par cette dernière, à entrer sur le marché du périndopril, le Tribunal a constaté, d’une part, aux points 179 à 182 de l’arrêt attaqué, que la Commission avait, à juste titre, estimé aux considérants 1871, 1947 et 1974 de la décision litigieuse que cette somme était « importante » et qu’elle excédait les profits que Lupin pouvait escompter de cette entrée pendant les deux ou trois premières années de commercialisation du périndopril, et ce alors même que, selon l’accord Lupin, cette somme visait à rémunérer la cession non pas de brevets, mais de simples demandes de brevets dont Lupin ne garantissait ni l’obtention, ni la validité, ni le caractère non-contrefaisant des produits et des procédés revendiqués par ces demandes.
80 D’autre part, le Tribunal a constaté, aux points 183 à 188 de l’arrêt attaqué, que Lupin n’a invoqué aucun élément au cours de la procédure administrative ainsi que de celle en première instance, permettant, en substance, de considérer que la somme de 40 millions d’euros était intégralement justifiée par la nécessité de compenser des frais liés au règlement du litige qui l’opposait à Servier ou la nécessité de rémunérer la fourniture effective et avérée de biens ou de services à ce dernier, la Commission ayant notamment relevé, à cet égard, au considérant 1955 de la décision litigieuse, que « ni Servier ni Lupin n’[avaient] pu fournir de description crédible des facteurs ayant déterminé comment ils [avaient] abouti à la somme finale de 40 millions d’euros ».
81 Ces constatations suffisant à établir le bien-fondé en droit, conformément à la jurisprudence visée aux points 58 à 61 du présent arrêt, de l’appréciation au point 189 de l’arrêt attaqué, selon laquelle « la Commission a établi l’existence d’un paiement inversé qui n’était pas inhérent au règlement amiable du litige en cause [...] et donc d’une incitation », il y a lieu, sans qu’il soit besoin de statuer sur la pertinence de l’arrêt du 20 novembre 2008, Beef Industry Development Society et Barry Brothers (C 209/07, EU:C:2008:643), d’écarter la première branche du premier moyen.
82 Par la seconde branche de son premier moyen, Lupin soutient, en substance, que le Tribunal a interprété le champ d’application de l’accord Lupin de la manière la plus défavorable à ses intérêts en considérant, au point 242 de l’arrêt attaqué, que la portée de cet accord excédait le champ d’application des brevets de Servier, alors même que le Tribunal a constaté que les dispositions pertinentes dudit accord étaient ambiguës à cet égard.
83 Au point 242 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a relevé que la présence, dans un accord de règlement amiable d’un litige relatif à un brevet, de clauses de non-contestation et de non-commercialisation dont la portée s’étend au-delà du champ d’application de ce brevet « présente un degré de nocivité suffisant pour le bon fonctionnement du jeu normal de la concurrence pour que leur insertion soit qualifiée de restriction par objet, sans qu’il soit même besoin de démontrer, en sus, l’existence d’une incitation ».
84 Au point 243 de cet arrêt, le Tribunal a exposé que, à supposer même que la Commission ait commis une erreur en considérant que la portée de l’accord Lupin s’étendait au-delà du champ d’application du brevet 947, une telle erreur ne serait pas susceptible de remettre en cause la constatation par la Commission d’une restriction de la concurrence par objet, dans la mesure où cette constatation repose essentiellement sur l’existence d’un paiement inversé ayant incité Lupin à renoncer à entrer sur le marché. Il résulte donc de cette appréciation, ainsi que du fait que les griefs de Lupin visant à contester l’existence d’un tel paiement en l’espèce ont été rejetés aux points 68 à 81 du présent arrêt, que les considérations exposées au point 242 de l’arrêt attaqué ont un caractère surabondant. Il s’ensuit que l’argumentation de Lupin dirigée contre ce point 242 est inopérante et doit être rejetée.
85 Partant, sans qu’il y ait lieu de statuer sur la prétendue méconnaissance par le Tribunal du principe de la présomption d’innocence ainsi que d’un principe d’interprétation du droit anglais relatif à l’interprétation des contrats d’une manière qui favorise leur licéité, tels que mentionnés aux points 45 et 46 du présent arrêt, il y a lieu de rejeter le premier moyen dans son intégralité.
Sur le deuxième moyen, relatif à la notion de restriction de la concurrence par effet
Argumentation des parties
86 Par son deuxième moyen, Lupin demande à la Cour, dans l’hypothèse où le premier moyen serait accueilli, de statuer définitivement sur la qualification de l’accord Lupin de restriction de la concurrence par effet.
87 La Commission conteste l’argumentation de Lupin.
Appréciation de la Cour
88 Il ressort de l’énoncé du pourvoi que le deuxième moyen est soulevé dans l’hypothèse où le premier moyen serait accueilli. La Cour ayant rejeté le premier moyen, il n’y a pas lieu de statuer sur le deuxième moyen.
Sur le troisième moyen, relatif au caractère inédit de l’infraction imputée à Lupin
Argumentation des parties
89 Par son troisième moyen, Lupin soutient que, en refusant de reconnaître le caractère inédit de l’infraction constatée par la Commission dans le chef de Lupin, ainsi que de réduire le montant de l’amende en conséquence, le Tribunal a commis des erreurs de droit.
90 À titre principal, Lupin fait valoir que, à la date de conclusion de l’accord Lupin, à savoir le 30 janvier 2007, les parties à cet accord ne pouvaient pas raisonnablement prévoir que ledit accord serait qualifié de restriction de la concurrence par objet.
91 Tout d’abord, selon Lupin, cette qualification repose sur le critère du caractère incitatif du paiement inversé. Or, à cette date, ce critère était inédit.
92 Ensuite, le Tribunal, au point 282 de l’arrêt attaqué, aurait fondé son raisonnement sur l’arrêt du 20 novembre 2008, Beef Industry Development Society et Barry Brothers (C 209/07, EU:C:2008:643), lequel a été prononcé près de deux ans après la conclusion de l’accord Lupin.
93 Enfin, en se référant, au point 287 de l’arrêt attaqué, à la marge d’appréciation dont dispose la Commission pour fixer le montant des amendes, le Tribunal aurait omis de considérer que cette marge d’appréciation ne permet pas à la Commission de méconnaître le principe fondamental de légalité des délits et des peines.
94 À titre subsidiaire, Lupin soutient que, conformément à ce qui a été jugé par la Cour dans l’arrêt du 3 juillet 1991, AKZO/Commission (C 62/86, EU:C:1991:286, point 163), et par le Tribunal dans l’arrêt du 30 septembre 2003, Atlantic Container Line e.a./Commission (T 191/98 et T 212/98 à T 214/98, EU:T:2003:245, points 1615 à 1621), ce dernier aurait dû réduire le montant de l’amende en raison du caractère inédit de l’infraction constatée par la décision litigieuse. Bien que le Tribunal ait, au point 285 de l’arrêt attaqué, constaté le caractère inédit de certaines questions, il n’aurait pas examiné s’il était approprié d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour réduire le montant de l’amende. Ce faisant, le Tribunal aurait omis de répondre à l’argumentation de Lupin, résumée aux points 260 à 261 de l’arrêt attaqué.
95 Lupin demande à la Cour de statuer définitivement sur le caractère inédit de l’infraction et d’annuler l’amende ou de réduire son montant.
96 La Commission conteste l’argumentation développée par Lupin au soutien de son troisième moyen.
Appréciation de la Cour
97 S’agissant de l’argumentation de Lupin invoquée à titre principal, il y a lieu de rappeler qu’il ressort de l’article 23, paragraphe 2, du règlement no 1/2003 que la Commission peut, par voie de décision, infliger des amendes aux entreprises et associations d’entreprises lorsque, de propos délibéré ou par négligence, elles commettent une infraction aux dispositions des articles 101 ou 102 TFUE. Cette condition est remplie dès lors que l’entreprise en cause ne peut ignorer le caractère anticoncurrentiel de son comportement, qu’elle ait eu ou non conscience d’enfreindre les règles de concurrence du traité. Il en découle que le fait que cette entreprise qualifie de manière juridiquement erronée son comportement sur lequel la constatation de l’infraction se fonde ne peut pas avoir pour effet de l’exonérer de l’infliction d’une amende pour autant que celle-ci ne pouvait ignorer le caractère anticoncurrentiel dudit comportement (arrêt du 25 mars 2021, Lundbeck/Commission, C 591/16 P, EU:C:2021:243, points 156 et 157 ainsi que jurisprudence citée).
98 Ainsi, seul importe de savoir si ladite entreprise était en mesure de déterminer que son comportement présentait objectivement un caractère anticoncurrentiel (voir, en ce sens, arrêt du 25 mars 2021, Lundbeck/Commission, C 591/16 P, EU:C:2021:243, point 158).
99 Quant au principe de légalité des délits et des peines, dont Lupin invoque la violation, il exige que la loi définisse clairement les infractions et les peines qui les répriment. Cette condition se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et au besoin à l’aide de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale (arrêt du 22 mai 2008, Evonik Degussa/Commission, C 266/06 P, EU:C:2008:295, point 39 et jurisprudence citée).
100 Le principe de légalité des délits et des peines ne saurait dès lors être interprété comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit raisonnablement prévisible au moment où l’infraction a été commise, au vu notamment de l’interprétation retenue à cette époque dans la jurisprudence relative à la disposition légale en cause (arrêt du 22 octobre 2015, AC-Treuhand/Commission, C 194/14 P, EU:C:2015:717, point 41 et jurisprudence citée).
101 La portée de la notion de prévisibilité dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine qu’il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires. La prévisibilité de la loi ne s’oppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de l’affaire, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé. Il en va spécialement ainsi des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier. Aussi peut–on attendre d’eux qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu’il comporte (arrêt du 22 octobre 2015, AC-Treuhand/Commission, C 194/14 P, EU:C:2015:717, point 42 et jurisprudence citée).
102 Il convient également de souligner qu’il n’est nullement requis que le même type d’accords ait déjà été sanctionné par la Commission pour que ceux-ci puissent être considérés comme étant restrictifs de la concurrence par objet, et ce quand bien même ceux-ci interviendraient dans un contexte spécifique tel que celui des droits de propriété intellectuelle. Seules importent les caractéristiques propres de ces accords, dont doit être déduite l’éventuelle nocivité particulière pour la concurrence, au besoin à l’issue d’une analyse détaillée de ces accords, de leurs objectifs ainsi que du contexte économique et juridique dans lequel ils s’insèrent [arrêts du 25 mars 2021, Sun Pharmaceutical Industries et Ranbaxy (UK)/Commission, C 586/16 P, EU:C:2021:241, points 85 à 87, ainsi que du 25 mars 2021, Lundbeck/Commission, C 591/16 P, EU:C:2021:243, points 130 et 131].
103 En l’espèce, aux points 273 à 275 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a rappelé la jurisprudence de la Cour relative au principe de légalité des délits et des peines. Aux points 277 à 286 de cet arrêt, il a, en substance, jugé que, loin d’être imprévisibles à la date de la conclusion de l’accord Lupin, les restrictions de la concurrence prévues par cet accord étaient telles que Lupin aurait dû s’attendre à ce qu’elles soient déclarées comme étant contraires à l’article 101, paragraphe 1, TFUE. En particulier, le Tribunal a souligné, aux points 278 et 285 dudit arrêt que, en dépit de la nouveauté de certaines des questions soulevées, Lupin pouvait raisonnablement s’attendre à ce que, en acceptant de se faire payer par Servier pour rester en dehors du marché du périndopril, elle adoptait un comportement relevant de l’interdiction édictée à l’article 101, paragraphe 1, TFUE. En effet, ainsi qu’il ressort d’une lecture d’ensemble de l’arrêt attaqué, l’objet même de l’accord Lupin était d’empêcher Lupin d’entrer sur ce marché par le paiement par Servier de la somme de 40 millions d’euros, moyen étranger au libre jeu de la concurrence.
104 Or, une telle motivation établit à suffisance de droit le caractère à tout le moins prévisible de la sanction encourue en raison des accords litigieux. Il s’ensuit que le Tribunal n’a pas commis les erreurs de droit dont Lupin allègue l’existence et que c’est sans méconnaître l’obligation de motiver ses arrêts qu’il a statué sur les griefs dont il était saisi.
105 De même, doit être rejeté l’argument de Lupin selon lequel le caractère imprévisible de l’infraction qui lui a été imputée serait confirmé par la circonstance selon laquelle le Tribunal, au point 282 de l’arrêt attaqué, s’est référé à l’arrêt du 20 novembre 2008, Beef Industry Development Society et Barry Brothers (C 209/07, EU:C:2008:643, points 8 et 32 à 34), alors que cet arrêt a été prononcé postérieurement à la conclusion de l’accord Lupin. En effet, il ressort, à juste titre, des passages de cet arrêt visés par le Tribunal que, en raison de son objet, l’accord en cause dans cette affaire « se heurt[ait] de manière patente à la conception inhérente aux dispositions du [traité FUE] relatives à la concurrence, selon laquelle tout opérateur économique doit déterminer de manière autonome la politique qu’il entend suivre sur le marché. L’article [101 TFUE] vise en effet à interdire toute forme de coordination qui substitue sciemment une coopération pratique entre entreprises aux risques de la concurrence ».
106 Cette appréciation ne fait que refléter l’essence même de l’article 101 TFUE. Il s’ensuit que Lupin ne saurait prétendre que l’interprétation de l’article 101 TFUE formulée par la Cour dans cet arrêt, rendu postérieurement à la conclusion de l’accord Lupin, soit de nature à conférer à l’infraction qui lui a été imputée un caractère imprévisible. À cet égard, il y a lieu de rappeler que, conformément à une jurisprudence constante, l’interprétation que la Cour donne d’une règle de droit de l’Union, dans l’exercice de la compétence que lui confère l’article 267 TFUE, éclaire et précise, lorsque besoin en est, la signification et la portée de cette règle, telle qu’elle doit ou aurait dû être comprise et appliquée depuis le moment de sa mise en vigueur (arrêts du 27 mars 1980, Denkavit italiana, 61/79, EU:C:1980:100, point 16, et du 5 octobre 2023, Osteopathie Van Hauwermeiren, C 355/22, EU:C:2023:737, point 33 ainsi que jurisprudence citée).
107 Il résulte des considérations qui précèdent que l’argumentation invoquée à titre principal par Lupin dans le cadre de son troisième moyen doit être rejetée.
108 À titre subsidiaire, Lupin soutient que le Tribunal a commis une erreur de droit en omettant de faire usage, au point 287 de l’arrêt attaqué, de sa faculté de réduire le montant de l’amende compte tenu du caractère inédit de l’infraction.
109 À ce point 287, le Tribunal a considéré que le fait que la Commission a, dans le passé, infligé pour de telles infractions des amendes d’un niveau symbolique « ne saurait la priver de la possibilité d’élever ce niveau dans les limites indiquées par le règlement no 1/2003, si cela est nécessaire pour assurer la mise en œuvre de la politique de concurrence de l’Union ». Le Tribunal s’est ainsi prononcé sur l’existence d’une prétendue obligation, pour la Commission, d’infliger des amendes d’un niveau symbolique pour des infractions inédites.
110 À cet égard, il y a lieu de souligner, en effet, que le fait que la Commission, dans le passé, a imposé des amendes se situant à un niveau déterminé pour certaines catégories d’infractions ne saurait l’empêcher d’en fixer de nouvelles à un niveau plus élevé, si un relèvement des sanctions est jugé nécessaire afin d’assurer la mise en œuvre de la politique de concurrence de l’Union, celle-ci restant uniquement définie par le règlement no 1/2003 (arrêt du 14 septembre 2016, Ori Martin et SLM/Commission, C 490/15 P et C 505/15 P, EU:C:2016:678, point 93 ainsi que jurisprudence citée).
111 En outre, contrairement à ce qu’affirme Lupin, le Tribunal a considéré, aux points 400 à 402 de l’arrêt attaqué, que le montant de l’amende infligée à cette entreprise n’était pas disproportionné et, en conséquence, qu’il n’y avait pas lieu de réduire le montant de cette amende au titre de son pouvoir de pleine juridiction. L’argumentation de Lupin à cet égard repose donc sur une lecture erronée de l’arrêt attaqué.
112 Les critiques de Lupin invoquées à titre subsidiaire contre le point 287 de l’arrêt attaqué ne sont donc pas fondées et doivent, dès lors, être écartées. Il y a lieu, en conséquence, de rejeter le troisième moyen dans son intégralité.
Sur le quatrième moyen, relatif à la détermination du montant de base de l’amende
Argumentation des parties
113 Par son quatrième moyen, qui se subdivise en deux branches, Lupin soutient que, en jugeant que la Commission avait pu fixer le montant de l’amende à hauteur de celui du paiement inversé de 40 millions d’euros, le Tribunal a commis deux erreurs de droit.
114 Par la première branche de son quatrième moyen, Lupin prétend que le Tribunal a violé l’article 23, paragraphe 3, du règlement no 1/2003, aux termes duquel, pour déterminer le montant de l’amende, il y a lieu de prendre en considération, outre la gravité de l’infraction, la durée de celle-ci.
115 En premier lieu, Lupin fait valoir que, contrairement à ce que le Tribunal a jugé aux points 340 à 346 de l’arrêt attaqué, il n’y a pas nécessairement de lien entre la gravité et la durée d’une infraction, d’une part, et le montant d’un paiement inversé tel que celui prévu par l’accord Lupin, d’autre part.
116 Lupin conteste l’affirmation du Tribunal, figurant au point 340 de l’arrêt attaqué, selon laquelle le montant de ce paiement inversé donne une indication fiable de la gravité de l’infraction et des circonstances particulières de l’affaire. Elle fait observer qu’il ressort du considérant 3151 de la décision litigieuse que la Commission n’a pas différencié les infractions selon leur gravité.
117 En outre, le Tribunal aurait affirmé, au point 342 de l’arrêt attaqué, que, en fixant le montant de l’amende à celui du paiement inversé perçu par Lupin, la Commission a pris en considération la durée prévisible de l’infraction en raison du fait que le montant du paiement inversé refléterait les bénéfices prévisibles des parties à l’accord Lupin pendant la période de sa mise en œuvre. Or, cette affirmation ne serait étayée par aucun élément de preuve. Selon la décision litigieuse, en effet, et notamment ses considérants 1974 et 1976, ce paiement inversé d’un montant de 40 millions d’euros excédait les bénéfices que Lupin pouvait raisonnablement escompter de son entrée sur le marché, mais ne représentait qu’une petite fraction des bénéfices que Servier pouvait obtenir en se protégeant contre une telle entrée.
118 En second lieu, Lupin fait valoir que l’affirmation figurant au point 346 de l’arrêt attaqué, selon laquelle il n’était pas possible de déterminer le montant de l’amende sur la base de la valeur de ses ventes au motif qu’elle n’était pas présente sur le marché à la date de conclusion de l’accord Lupin, ne permet pas d’exonérer la Commission de son obligation d’appliquer les dispositions de l’article 23, paragraphe 3, du règlement no 1/2003.
119 Par la seconde branche de son quatrième moyen, Lupin invoque la violation du principe d’égalité de traitement.
120 Lupin fait observer que, par la décision litigieuse, la Commission lui a infligé une amende plus lourde que celles infligées aux autres fabricants de médicaments génériques destinataires de la décision litigieuse. Or, son comportement infractionnel n’était pas plus grave que celui de ces autres entreprises et aurait été d’une durée moindre que celle constatée à l’égard de la plupart d’entre elles.
121 En jugeant, au point 354 de l’arrêt attaqué, que l’accord Lupin présentait une gravité accrue par rapport aux accords que Servier avait conclus avec Niche et Teva, le Tribunal aurait contredit la Commission et substitué sa propre appréciation à celle de cette institution. En effet, selon Lupin, la Commission a indiqué tant dans son mémoire en duplique, présenté devant le Tribunal, que dans la décision litigieuse qu’il n’y avait pas lieu de différencier ces accords selon leur gravité.
122 La Commission conteste cette argumentation.
Appréciation de la Cour
123 Afin de statuer sur la première branche du quatrième moyen, il y a lieu de relever que le Tribunal a exposé, aux points 334 à 336 de l’arrêt attaqué, que l’accord Lupin ayant pour objet de maintenir Lupin hors du marché du périndopril, la Commission ne pouvait pas, aux fins du calcul de l’amende, utiliser la valeur des ventes réalisées par cette entreprise sur ce marché selon la méthodologie exposée dans ses lignes directrices pour le calcul des amendes infligées en application de l’article 23, paragraphe 2, sous a), du règlement no 1/2003 (JO 2006, C 210, p. 2). Dans la décision litigieuse, la Commission a donc utilisé, pour ce calcul, le transfert de valeur effectué par Servier en faveur de Lupin, à savoir le versement de la somme de 40 millions d’euros.
124 Il est vrai, ainsi que le fait valoir Lupin, que cette circonstance ne saurait exonérer la Commission de son obligation de s’assurer, conformément aux dispositions de l’article 23, paragraphe 3, du règlement no 1/2003, de prendre en considération aux fins de la détermination du montant de l’amende, outre la gravité de l’infraction, la durée de celle-ci.
125 Or, s’agissant de l’argumentation relative à une prétendue absence de prise en compte de la durée de l’infraction, qu’il convient d’examiner d’abord, force est de constater que, en jugeant, en substance, que la Commission avait pu fixer le montant de l’amende infligée à Lupin en s’appuyant sur le montant du paiement inversé de 40 millions d’euros dont cette entreprise a bénéficié, en raison du fait que ce montant reflétait, indirectement, cette durée, le Tribunal a vérifié le respect par cette institution de l’obligation lui incombant conformément à cet article 23, paragraphe 3, et n’a, partant, pas méconnu cette disposition. En effet, le Tribunal a précisé, au point 337 de l’arrêt attaqué, qu’un paiement inversé correspond au prix que le fabricant de médicaments princeps était prêt à payer pour exclure le fabricant de médicaments génériques du marché et que ce dernier était prêt à accepter pour renoncer à y entrer. Aux points 342 et 343 de cet arrêt, il a considéré, en substance, que, lors de la négociation de ce prix, chacune des parties prend nécessairement en considération une estimation du profit que le fabricant de médicaments génériques peut tirer de son entrée sur le marché pendant la durée de l’accord, ainsi qu’une estimation du profit que le fabricant de médicaments princeps peut tirer, pendant cette durée, de l’exclusion du marché du fabricant de médicaments génériques. En fixant le montant du transfert de valeur, les parties à l’accord en cause prennent donc en compte la période pendant laquelle la société de génériques accepte de renoncer à faire concurrence à la société de princeps, c’est-à-dire la durée prévisible dudit accord.
126 Sur la base de ces constatations, le Tribunal a pu considérer, pour les motifs énoncés aux points 344 et 345 de l’arrêt attaqué, que, en retenant comme montant de l’amende à infliger au fabricant de médicaments génériques le montant du transfert de valeur dont ce dernier a bénéficié, la Commission a, de manière certes indirecte mais néanmoins suffisante, pris en considération la durée prévisible de l’infraction, telle qu’estimée par les parties à l’accord.
127 En outre, l’argumentation de Lupin résumée au point 117 du présent arrêt procède d’une lecture erronée des motifs exposés aux points 344 et 345 de l’arrêt attaqué. En effet, contrairement à ce que soutient Lupin, ces motifs ne concernent pas l’exactitude d’éventuels calculs relatifs aux bénéfices prévisibles dans le chef de chacune des parties à l’accord Lupin que celles-ci auraient effectués afin de déterminer le montant du paiement inversé prévu par cet accord. Par lesdits motifs, le Tribunal a, en substance, mis en lumière le fait que ce montant reflétait de manière fiable la durée de cet accord, dans la mesure où il était le fruit d’un processus de négociation faisant appel, notamment, aux estimations et aux anticipations réciproques des parties quant aux profits pouvant être tirés pendant la durée dudit accord et quant au prix que le fabricant de médicaments génériques était prêt à accepter pour renoncer à entrer sur le marché.
128 De surcroît, contrairement à ce que soutient Lupin, ces mêmes motifs de l’arrêt attaqué ne sont pas inconciliables avec les considérants 1974 et 1976 de la décision litigieuse. Au contraire, il ressort de ces considérants, dont l’exactitude n’a pas été contestée devant le Tribunal, que la Commission estimait que le montant du paiement inversé de 40 millions d’euros excédait les bénéfices que Lupin pouvait rationnellement escompter au cours des deux ou trois premières années après son entrée sur le marché du périndopril, bénéfices dont la Commission avait évalué la valeur totale au cours de cette période comme étant comprise entre 6 et 12 millions d’euros environ. Le montant de ce paiement inversé était également, selon les estimations de la Commission, nettement inférieur aux bénéfices que Servier espérait protéger en concluant l’accord Lupin. Il ressort en effet du considérant 1976 de la décision litigieuse que le résultat d’exploitation tiré des ventes de ce médicament par Servier était compris, pour l’exercice 2007, entre 150 et 350 millions d’euros et que l’accord Lupin avait pour objet d’assurer la position de Servier sur le marché « pour plusieurs années, potentiellement même jusqu’à l’expiration du brevet 947 en 2021 ».
129 Dès lors, c’est sans commettre d’erreur de droit que le Tribunal a pu considérer, au point 349 de l’arrêt attaqué, que la Commission avait pu retenir comme montant de l’amende le montant du transfert de valeur en faveur du fabricant de médicaments génériques, sans qu’il soit nécessaire, ni même opportun, de prendre en considération, d’une autre manière, la durée de l’infraction.
130 Lupin fait en outre valoir que, en jugeant, au point 340 de l’arrêt attaqué, que la prise en considération du paiement inversé prévu par l’accord Lupin donnait une indication fiable de la gravité de l’infraction, le Tribunal aurait contredit l’appréciation de la Commission au considérant 3151 de la décision litigieuse, selon laquelle cette institution n’a pas différencié les infractions selon leur gravité.
131 Or, il ressort du considérant 3151 de la décision litigieuse que, faute d’avoir pu, afin de déterminer le montant des amendes, recourir à la valeur des ventes de périndopril des entreprises fabricants de médicaments génériques qui ont conclu des accords infractionnels avec Servier, la Commission a utilisé le montant des transferts de valeur en faveur de chacune de ces entreprises, « sans distinguer les infractions sur la base de divers facteurs de gravité tels que la nature, la part de marché ou la portée géographique ». La Commission a néanmoins précisé, audit considérant, que chacune des infractions en cause, ayant pour objet des accords d’exclusion du marché, devait être considérée comme une violation grave de l’article 101 TFUE ; que chaque fabricant de médicaments génériques savait ou aurait dû savoir que Servier possédait de très hautes parts de marché sur le marché du périndopril sur les zones géographiques concernées ; que les infractions constatées à l’égard de Niche, de Matrix et de Lupin avaient une portée géographique importante, et que tous les accords infractionnels avaient été mis en œuvre.
132 Aux points 338 et 339 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a, à bon droit, rappelé la jurisprudence constante selon laquelle la gravité des infractions doit être établie selon un grand nombre d’éléments, tels que, notamment, les circonstances particulières de l’affaire, son contexte et la portée dissuasive des amendes, ainsi que le comportement de chacune des entreprises, le rôle joué par chacune d’elles dans l’établissement de l’entente, leur taille, la valeur des marchandises concernées ainsi que le risque que des infractions de ce type représentent pour les objectifs de l’Union.
133 Au regard de cette jurisprudence, le Tribunal a considéré, au point 340 de cet arrêt, que le montant du transfert de valeur donne une indication fiable de la gravité de l’infraction et des circonstances particulières de l’affaire, car « ce montant résulte des négociations auxquelles la société de génériques a participé [...] et rend compte à la fois de son comportement, du rôle qu’elle a joué dans l’infraction et du profit qu’elle a pu tirer de celle-ci ainsi que de la valeur des marchandises concernées, telle qu’estimée par les parties à l’accord en cause ».
134 Il ressort de ces éléments que, contrairement à ce qu’affirme Lupin, il n’existe aucune contradiction entre les appréciations ainsi portées par le Tribunal et le considérant 3151 de la décision litigieuse, ce considérant étant pris dans son ensemble. Il convient, au contraire, de constater que le Tribunal a valablement pu considérer que le transfert de valeur en faveur d’un fabricant de médicaments génériques, en l’occurrence le paiement inversé de 40 millions d’euros dont a bénéficié Lupin, donne une indication fiable de la gravité de l’infraction tenant à la conclusion d’un accord d’exclusion du marché. En effet, il résulte dudit point 340 de l’arrêt attaqué, ainsi que du point 337 de celui-ci auquel il renvoie, que, selon l’appréciation du Tribunal, la Commission avait bien différencié les infractions commises par chaque fabricant de médicaments génériques selon leur gravité, conformément à l’article 23, paragraphe 3, du règlement no 1/2003, en tenant compte à cette fin du montant du paiement inversé qu’elle avait identifié dans chaque cas individuel.
135 Il y a lieu de souligner, à toutes fins utiles, que la gravité de l’infraction résultant de l’accord Lupin, à savoir un accord d’exclusion du marché, est encore renforcée par le fait que cet accord contenait, outre des clauses de non-contestation et de non-commercialisation, des clauses visant à organiser la cession par Lupin de droits découlant de demandes de brevets en faveur de Servier et la licence de ces droits par ce dernier à Lupin. En effet, ainsi que le Tribunal l’a relevé, en substance, aux points 354 et 363 de l’arrêt attaqué, l’utilisation d’un tel mécanisme contractuel en marge de stipulations visant à organiser un règlement amiable de litige en matière de brevets peut contribuer à accroître la gravité du comportement anticoncurrentiel. En effet, sous couvert de rémunérer la fourniture de biens ou de services par le fabricant de médicaments génériques, un tel mécanisme peut servir à dissimuler l’existence de transferts de valeur dont le véritable objet est de rémunérer ce dernier pour avoir renoncé à entrer sur le marché.
136 Il découle de ces éléments que c’est à bon droit que le Tribunal a jugé, au point 350 de l’arrêt attaqué, que, en retenant le montant du transfert de valeur en faveur du fabricant de médicaments génériques comme montant de l’amende, la Commission n’a pas méconnu les dispositions de l’article 23, paragraphe 3, du règlement no 1/2003.
137 S’agissant de la seconde branche du quatrième moyen, il y a lieu de rappeler que, selon une jurisprudence constante, le principe d’égalité de traitement constitue un principe général du droit de l’Union, consacré aux articles 20 et 21 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Ce principe exige que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale, à moins qu’un tel traitement ne soit objectivement justifié (arrêt du 25 novembre 2020, Commission/GEA Group, C 823/18 P, EU:C:2020:955, point 58 et jurisprudence citée).
138 En l’espèce, le Tribunal a jugé, au point 351 de l’arrêt attaqué, que tant la gravité de l’infraction que sa durée et les circonstances particulières de l’affaire étaient adéquatement reflétées dans le montant du transfert de valeur en faveur de Lupin ainsi que, par voie de conséquence, dans le montant de l’amende infligée à cette entreprise.
139 Lupin estime que cette appréciation est inconciliable avec celle effectuée par la Commission au considérant 3151 de la décision litigieuse.
140 Toutefois, ce considérant 3151, selon lequel les accords conclus par Servier avec des fabricants de médicaments génériques visés par la décision litigieuse, notamment l’accord Lupin, constituaient tous des accords d’exclusion du marché et que ce type d’accord est une infraction grave à l’article 101 TFUE, ne signifie pas que la Commission était tenue de sanctionner ces infractions en infligeant à chacun de ces fabricants une amende d’un même montant. Conformément à ce qui a été exposé aux points 132 à 135 du présent arrêt, le Tribunal a pu juger, sans commettre d’erreur de droit, que le montant du transfert de valeur en faveur du fabricant de médicaments génériques donne une indication fiable de la durée et de la gravité de l’infraction, dans la mesure où ce montant reflète la valeur que les parties attribuent aux obligations contractuelles restrictives de la concurrence assumées par le fabricant de médicaments génériques dans chaque cas particulier. Dès lors, la Commission pouvait, sans enfreindre le principe d’égalité de traitement, fixer le montant des amendes infligées à chacun des fabricants de médicaments génériques destinataires de la décision litigieuse à concurrence du montant du transfert de valeur dont ils ont bénéficié.
141 La seconde branche du quatrième moyen n’étant pas fondée, il y a donc lieu de rejeter le quatrième moyen dans son intégralité.
Sur le cinquième moyen, pris d’une violation du principe de proportionnalité
Argumentation des parties
142 Par son cinquième moyen, Lupin soutient que, en jugeant au point 400 de l’arrêt attaqué que le montant de l’amende n’était pas disproportionné, le Tribunal a commis une erreur de droit.
143 Lupin relève que, au point 386 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a considéré que la Commission peut imposer une amende d’un montant égal à celui du transfert de valeur opéré par le fabricant du médicament princeps, à condition que ce montant « ne soit pas disproportionné par rapport au paiement inversé », cette dernière notion étant définie, au point 371 de cet arrêt, comme « la partie du paiement opéré par [le fabricant de médicaments] princeps qui excède la valeur “normale” du bien échangé ». Au point 387 dudit arrêt, le Tribunal aurait précisé que le fabricant de médicaments génériques peut établir le caractère disproportionné du montant du paiement inversé, ainsi défini, par rapport au transfert de valeur, en démontrant que ce paiement est d’un montant nettement inférieur à celui du transfert de valeur.
144 Or, selon Lupin, la Commission aurait dû déduire de la somme de 40 millions d’euros la valeur de la rémunération des trois demandes de brevets cédées à Servier et estimée, aux considérants 1960 à 1966 de la décision litigieuse, comme étant comprise entre 1,5 million d’euros et 10 millions d’euros. Le Tribunal ne pouvait pas ignorer ces estimations. Lupin demande, en conséquence, à la Cour d’annuler ou de réduire le montant de l’amende qui lui a été infligée.
145 La Commission conteste cette argumentation.
Appréciation de la Cour
146 Par son cinquième moyen, Lupin fait, en substance, valoir que, en considérant que la Commission pouvait fixer le montant de l’amende à concurrence du montant total du transfert de valeur effectué par Servier, sans déduire de ce montant la valeur légitime des droits de propriété intellectuelle cédés par Lupin, le Tribunal a enfreint le principe de proportionnalité.
147 À cet égard, il convient de relever que, ainsi qu’il ressort du point 136 du présent arrêt, la Commission pouvait, sans enfreindre son obligation de prendre en considération la durée et la gravité de l’infraction, établir le niveau de l’amende infligée à Lupin en se fondant sur le montant total du transfert de valeur en faveur de cette entreprise, à savoir 40 millions d’euros. Par ailleurs, c’est à juste titre que le Tribunal a jugé en substance, au point 363 de l’arrêt attaqué, que le fait qu’une infraction est commise en recourant, par une opération commerciale accessoire telle que l’acquisition des demandes de brevets de Lupin par Servier en l’espèce, à une méthode conduisant à en dissimuler l’existence caractérise une infraction qui, par sa nature même, présente une gravité particulière, ce qui peut justifier de prendre en compte le montant du transfert de valeur bénéficiant au fabricant de médicaments génériques sans déduire de ce montant la contrepartie pour celui-ci qui aurait résulté d’une opération commerciale effectuée aux conditions normales du marché.
148 Ainsi, le Tribunal a valablement pu juger, aux points 364 et 365 de l’arrêt attaqué, qu’imposer à la Commission l’obligation de déduire de ce montant la valeur « légitime » de biens ou de services fournis par le fabricant de médicaments génériques au fabricant de médicaments princeps reviendrait à limiter le caractère dissuasif de l’amende car, dans cette hypothèse, l’amende aurait seulement pour effet d’annuler le bénéfice tiré de l’infraction, ce qui limiterait son caractère dissuasif. Les motifs figurant aux points 363 à 365 de cet arrêt n’ont, au demeurant, pas été contestés par Lupin dans le cadre de son pourvoi.
149 Le Tribunal a néanmoins souligné, aux points 370 à 374 de l’arrêt attaqué, qu’il ne pouvait être exclu que la fixation du montant de l’amende à concurrence du montant total des transferts de valeur en faveur du fabricant de médicaments génériques puisse, dans certaines circonstances, conduire la Commission à méconnaître le principe de proportionnalité. Le Tribunal a ainsi exposé, en substance, que, dans l’hypothèse où la plus grande partie du montant total de ces transferts de valeur serait constituée par la rémunération « normale », c’est-à-dire légitime, de la valeur des biens ou des services fournis par le fabricant de médicaments génériques, une amende d’un montant égal au total desdits transferts de valeur reviendrait à imposer à ce fabricant une amende disproportionnée, ne reflétant pas de manière adéquate la gravité et la durée de l’infraction.
150 Compte tenu de ces éléments, et contrairement à ce qu’affirme Lupin, ces appréciations figurant aux points 370 à 374 de l’arrêt attaqué ne contreviennent pas au principe de proportionnalité mais visent à en assurer le respect.
151 En outre, le Tribunal ayant exposé les difficultés inhérentes à la détermination de ce que peut constituer la valeur normale de biens ou de services, aux points 377 à 383 de l’arrêt attaqué, il ressort ensuite des points 384 et 385 de cet arrêt, en substance, que le fait pour les parties à des accords liés, voire à un accord unique comportant de multiples opérations commerciales tel que l’accord Lupin, de faire le choix d’associer des obligations contractuelles relatives à une cession de technologie en contrepartie d’un transfert de valeur à des clauses relevant d’un règlement à l’amiable d’un litige en matière de brevets, vise à créer une association entre deux accords en principe autonomes qui ont un objet différent et d’instaurer ainsi entre ces accords un lien artificiel susceptible de masquer des transferts de valeur illégitimes difficilement contrôlables par la Commission. C’est sur la base de ce constat que le Tribunal a jugé, sans commettre d’erreur de droit, aux points 386 et 387 de l’arrêt attaqué, qu’il incombe à la Commission, dans le cadre de son appréciation du montant de l’amende, « au vu des éléments dont elle est en mesure de disposer, compte tenu, en particulier, des larges pouvoirs d’enquête qui lui sont conférés en vertu du règlement no 1/2003 [...], de s’assurer que le montant total du transfert de valeur n’est pas disproportionné », à charge pour le fabricant de médicaments génériques d’apporter la preuve contraire.
152 Le Tribunal a constaté, aux points 388 à 396 de l’arrêt attaqué, qu’aucune des méthodes sur la base desquelles la Commission avait estimé la valeur des droits de propriété intellectuelle cédés par Lupin à Servier n’amenait à conclure que le montant de l’amende était disproportionné. Aux points 397 et 398 de cet arrêt, le Tribunal a souligné que Lupin, au cours de la procédure en première instance, n’avait pas produit d’éléments permettant de remettre en cause cette constatation. Dans ces conditions, le Tribunal a légalement justifié sa décision, au point 399 dudit arrêt, de rejeter les conclusions tendant à l’annulation de l’amende infligée à Lupin.
153 Pour les motifs exposés aux points 400 à 402 de l’arrêt attaqué, après avoir estimé que le montant de cette amende n’était pas disproportionné et que l’accord Lupin, en tant qu’accord d’exclusion du marché, devait en principe être sévèrement sanctionné, le Tribunal a décidé qu’il n’y avait donc pas lieu de réduire le montant de ladite amende au titre de son pouvoir de pleine juridiction.
154 À cet égard, il y a lieu de rappeler qu’il n’appartient pas à la Cour, lorsqu’elle se prononce sur des questions de droit dans le cadre d’un pourvoi, de substituer, pour des motifs d’équité, son appréciation à celle du Tribunal statuant, dans l’exercice de sa compétence de pleine juridiction, sur le montant des amendes infligées à des entreprises en raison de la violation, par celles–ci, du droit de l’Union. Ainsi, ce n’est que dans la mesure où la Cour estimerait que le niveau de la sanction est non seulement inapproprié, mais également excessif, au point d’être disproportionné, qu’il y aurait lieu de constater une erreur de droit commise par le Tribunal, en raison du caractère inapproprié du montant d’une amende (arrêts du 30 mai 2013, Quinn Barlo e.a./Commission, C 70/12 P, EU:C:2013:351, point 57 ainsi que jurisprudence citée, et du 26 septembre 2018, Philips et Philips France/Commission, C 98/17 P, EU:C:2018:774, point 107).
155 En l’occurrence, Lupin n’a pas démontré, dans le cadre du présent pourvoi, les raisons pour lesquelles le montant de l’amende qui lui a été infligée serait excessif, au point d’être disproportionné.
156 Il y a lieu, dès lors, de rejeter le cinquième moyen.
Sur le sixième moyen, pris de la violation du principe d’égalité de traitement
Argumentation des parties
157 Par son sixième moyen, Lupin soutient que, dans l’hypothèse où le pourvoi de la Commission contre l’arrêt du 12 décembre 2018, Krka/Commission (T 684/14, EU:T:2018:918), serait accueilli, la Cour devrait alors constater que, en rejetant, pour les motifs exposés aux points 297 à 316 de l’arrêt attaqué, l’argumentation prise d’une inégalité de traitement par rapport à la situation de Krka, le Tribunal a commis une erreur de droit.
158 Lupin fait valoir que, à l’instar de Krka, elle avait conclu un accord de cession et de licence de brevets avec Servier. En contrepartie de ces licences, Servier aurait versé la somme de 40 millions d’euros à Lupin et la somme de 30 millions d’euros à Krka. La Commission aurait utilisé cette contrepartie pour déterminer le montant de l’amende pour Lupin, mais pas pour Krka, au motif qu’il n’existait pas un lien suffisamment étroit entre les 30 millions d’euros perçus par cette dernière et l’accord de règlement amiable de litige en matière de brevets qu’elle avait conclu avec Servier.
159 Lupin soutient, par ailleurs, que le Tribunal a considéré, aux points 304 à 306 de l’arrêt attaqué, qu’un tel lien étroit existe lorsque deux accords sont passés le même jour, sont juridiquement liés ou sont, au vu de leur contexte, indissociables.
160 Tout d’abord, en faisant prévaloir la forme sur le fond, ce raisonnement favorise, de l’avis de Lupin, les accords conclus à des dates différentes, quand bien même leur substance serait identique à celle d’accords conclus le même jour.
161 Ensuite, Lupin souligne que, bien qu’ils aient été conclus à des dates différentes, l’accord de cession et de licence de brevets conclu par Krka et les accords de règlement amiable et de licence entre cette entreprise et Servier faisaient partie d’une « infraction unique et continue », ce qui aurait dû amener le Tribunal à conclure que la situation de Krka était substantiellement identique à celle de Lupin.
162 Enfin, Lupin soutient qu’il est contraire au principe d’égalité de traitement de fixer le montant de base de l’amende en fonction de l’avantage incitatif donné par le fabricant de médicaments princeps sans tenir compte des avantages comparables, tels qu’un « partage de rentes », que d’autres fabricants de médicaments génériques tirent de leurs accords avec ledit fabricant de médicaments princeps.
163 La Commission conteste cette argumentation.
Appréciation de la Cour
164 Ainsi qu’il a été rappelé au point 137 du présent arrêt, le principe d’égalité de traitement constitue un principe général du droit de l’Union, consacré aux articles 20 et 21 de la charte des droits fondamentaux. Il ressort d’une jurisprudence constante que ledit principe exige que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale, à moins qu’un tel traitement ne soit objectivement justifié (arrêt du 12 novembre 2014, Guardian Industries et Guardian Europe/Commission, C 580/12 P, EU:C:2014:2363, point 51).
165 À cet égard, il ressort du considérant 1678 de la décision litigieuse, visé au point 304 de l’arrêt attaqué, que, deux mois après s’être accordée avec Krka sur un partage des marchés nationaux du périndopril grâce à la conclusion d’un accord de règlement amiable de litiges relatifs aux brevets 947 et EP0308340 en contrepartie de la concession à Krka d’une licence exclusive et irrévocable des droits découlant du brevet 947 sur les principaux marchés géographiques de cette dernière, Servier a acquis, au moyen d’un accord de cession et de licence, des demandes de brevets de Krka sur des procédés de production de périndopril pour un montant de 30 millions d’euros. La Commission a considéré que, si « certains éléments vont dans le sens de l’existence d’un lien entre l’accord de règlement amiable et le paiement de 30 millions d’euros par Servier, la [décision litigieuse] ne tire aucune conclusion sur ce point, et l’analyse de ces accords n’est pas basée sur l’existence d’un tel lien ».
166 Sur la base de ces éléments, le Tribunal a constaté, au point 306 de l’arrêt attaqué, d’une part, qu’il n’existait pas de concomitance ou de lien juridique entre l’accord de règlement amiable et l’accord de cession et de licence conclus entre Servier et Krka, et, d’autre part, que la Commission avait estimé qu’elle n’était pas en mesure d’établir que ces deux accords étaient indissociables ou que l’accord de cession et de licence avait constitué la contrepartie de l’engagement de Krka à se soumettre aux clauses restrictives de la concurrence prévues par l’accord de règlement amiable, ce que Lupin ne conteste pas dans le cadre de son pourvoi.
167 En revanche, s’agissant de l’accord Lupin, il ressort des points 79 à 81 du présent arrêt que la Commission était parvenue à établir que la somme de 40 millions d’euros versée par Servier au titre de la cession des demandes de brevets de Lupin, en vertu du même accord du 30 janvier 2007 qui imposait des clauses de non-commercialisation et de non-contestation à Lupin, constituait la contrepartie de l’engagement de cette dernière, résultant de ces clauses, à renoncer à entrer sur le marché du périndopril.
168 Compte tenu de cette différence entre les situations de Krka et de Lupin, c’est sans commettre d’erreur de droit, au vu de la jurisprudence rappelée au point 137 du présent arrêt et indépendamment du sort réservé par la Cour au pourvoi de la Commission dans le cadre de l’affaire Commission/Krka (C 151/19 P), que le Tribunal a, en substance, jugé, au point 312 de l’arrêt attaqué, que la méthode utilisée par la Commission pour déterminer le montant des amendes justifiait d’inclure dans ce montant la rémunération par Servier de la cession des demandes de brevets de Lupin mais pas d’inclure la rémunération de la cession des demandes de brevets de Krka.
169 Quant au grief selon lequel il serait contraire au principe d’égalité de traitement de fixer le montant de l’amende au niveau du montant total des transferts de valeur en faveur du fabricant de médicaments génériques, il convient de souligner que, en se référant à des « avantages comparables » dans le chef d’autres fabricants de médicaments génériques tels qu’un « partage des rentes », Lupin n’identifie pas les raisons spécifiques pour lesquelles, selon elle, sa situation et celle de Krka étaient réellement comparables au sens de la jurisprudence rappelée au point 164 du présent arrêt. Pour le surplus, force est de constater que, par ce grief, Lupin se borne, en substance, à réitérer l’argumentation qui a été rejetée aux points 136 et 147 à 152 du présent arrêt.
170 Le sixième moyen n’étant pas fondé, il doit être rejeté.
171 Aucun des moyens soulevés à l’appui du pourvoi n’ayant été accueilli, ce dernier doit être rejeté dans son intégralité.
Sur les dépens
172 Aux termes de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour, applicable à la procédure de pourvoi en vertu de l’article 184, paragraphe 1, de ce règlement, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens.
173 La Commission ayant conclu à la condamnation de Lupin aux dépens et celle-ci ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner à supporter, outre ses propres dépens, ceux exposés par la Commission.
174 L’article 140, paragraphe 1, du règlement de procédure, rendu applicable à la procédure de pourvoi en vertu de l’article 184, paragraphe 1, de celui-ci, prévoit que les États membres et les institutions qui sont intervenus au litige supportent leurs propres dépens.
175 Par conséquent, le Royaume-Uni supportera ses propres dépens.
Par ces motifs, la Cour (première chambre) déclare et arrête :
1) Le pourvoi est rejeté.
2) Lupin Ltd est condamnée à supporter, outre ses propres dépens, ceux exposés par la Commission européenne.
3) Le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord supporte ses propres dépens.