CA Orléans, ch. com., 20 juin 2024, n° 23/02329
ORLÉANS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Défendeur :
SCEA Agrogeval
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Chegaray
Conseillers :
Mme Chenot, M. Desforges
Avocats :
Me Prevert, Me Lussigny, Me Plets Duguet
EXPOSE DU LITIGE ET DE LA PROCÉDURE :
Mme [W] [V] et M. [E] [V] sont tous les deux associés des sociétés Agroservice (49 parts sociales détenues par Mme [V] et 51 par M. [V]) et Agrogeval (49 parts sociales détenues par Mme [V] et 51 par M.[V]) selon l'article 8 des statuts de cette dernière société, objet du litige.
Dans le cadre de la séparation des époux, M. [E] [V] a proposé le 15 novembre 2022 à son épouse le rachat de l'ensemble de ses parts sociales détenues dans Agrogeval et Agroservice pour un montant total de 90 000 euros.
Considérant le rachat de ses participations au capital des deux sociétés largement sous évalué et faute d'accord entre les parties, Mme [W] [V] a, par acte du 4 avril 2023, fait assigner son époux, M. [E] [V], et la SCEA Agrogeval devant le tribunal judiciaire de Montargis, statuant selon la procédure accélérée au fond, au visa des articles 1869 et 1843-4 du code civil, aux fins de voir désigner un expert, idéalement compétent en matière de société d'exploitation agricole, avec la mission de déterminer la valeur des 49 parts sociales détenues par elle, associée retrayante, dans le capital de la SCEA Agrogeval.
Une procédure parallèle a été introduite devant le président du tribunal de commerce d'Orléans concernant la SNC Agroservice, lequel a fait droit à la demande d'expertise par ordonnance du 8 juin 2023.
Par jugement du 10 août 2023, le tribunal judiciaire de Montargis a :
- débouté Mme [W] [V] de l'ensemble de ses prétentions pour défaut de droit d'agir en qualité d'associée ayant manifesté sa décision de se retirer,
- condamné Mme [W] [V] aux entiers dépens,
- dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile,
- rappelé que la présente décision est exécutoire de plein droit.
Suivant déclaration du 13 septembre 2023, Mme [W] [I] épouse [V] a interjeté appel de cette décision l'ayant déboutée de sa demande et condamnée aux dépens.
Dans ses dernières conclusions notifiées le 28 février 2024 par voie électronique, Mme [W] [I] épouse [V] demande à la cour de :
Vu les dispositions de l'article 905-2 du code de procédure civile,
Vu les dispositions de l'article 1869 du code civil,
Vu les dispositions de l'article 1843-4 du code civil,
- recevoir Mme [W] [V] en ses écritures et les dire bien-fondées,
In limine litis :
- déclarer M. [E] [V] et la SCEA Agrogeval irrecevables en leurs conclusions,
En conséquence,
- débouter M. [E] [V] et la SCEA Agrogeval de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions,
Sur le fond,
- infirmer le jugement de procédure accélérée au fond rendu par le président du tribunal judiciaire de Montargis le 10 août 2023 en toutes ses dispositions,
Et, statuant à nouveau :
- désigner tel expert qu'il plaira à la cour d'appel d'Orléans, idéalement compétent en matière de sociétés d'exploitation agricole, avec la mission de déterminer la valeur des 49 parts sociales détenues par Mme [W] [V], associée retrayante, dans le capital de la SCEA Agrogeval,
- condamner M. [E] [V] à payer la somme de 5 000 euros à Mme [W] [V] au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner M. [E] [V] aux entiers dépens de première instance et d'appel.
Dans leurs conclusions notifiées le 5 février 2024 par voie électronique, M. [E] [V] et la SCEA Agrogeval demandent à la cour de :
Vu les dispositions de l'article 1869 du code civil,
Vu les dispositions de l'article 1843-4, I, du code civil,
Vu les dispositions des articles 561 et 564 du code de procédure civile, et 905-2 du même code,
Vu les pièces communiquées et les statuts des sociétés,
- confirmer le jugement du tribunal judiciaire d'Orléans du 10 août 2023 en ce qu'il a débouté Mme [W] [V] de l'ensemble de ses prétentions pour défaut de droit d'agir en qualité d'associée,
In limine litis,
- déclarer l'appel de Mme [W] [V] irrecevable faute de signification des conclusions d'appelant dans le délai légal applicable,
- déclarer les demandes de Mme [W] [V] irrecevables pour défaut d'intérêt à agir, faute d'avoir formulé une demande écrite de retrait d'associée de la SCEA Agrogeval ou de démission de la co-gérance de cette société,
Subsidiairement,
- constater l'absence de fondement de la demande d'expertise de Mme [W] [V] qui porte sur des biens propres de son époux,
- constater la connexité des créances entre les parties : Mme [W] [V] n'ayant pas remboursé le prêt contracté auprès des anciens associés de la SCEA Agrogeval et de la SCEA Agrogeval pour son acquisition des parts de cette société,
- constater que le financement des parts sociales de la SCEA Agrogeval par Mme [W] [V] a engendré une dette auprès des anciens associés de cette société, [R] et [X] [V], de 85 750 euros (les deux procédures judiciaires pour la sortie des deux sociétés étant liées),
- désigner tel expert qu'il plaira à Mme, M. le président du tribunal de commerce d'Orléans, idéalement compétent en matière de sociétés d'exploitation agricole, avec la mission de déterminer la valeur des 49 parts sociales détenues par Mme [W] [V], associée retrayante, dans le capital de la SCEA Agrogeval sous la condition que cet expert compensera la dette précitée de 85 750 euros avec les sommes dues au titre du retrait de Mme [W] [V] de la SNC Agroservice (4 900 euros en capital),
- faire appeler dans l'opération d'expertise et en la cause à intervenir postérieurement à cette expertise, les anciens associés des sociétés Agrogeval et Agroservice, [R] et [X] [V], comme financeurs de l'acquisition des parts sociales de ces sociétés par Mme [W] [V],
- débouter Mme [W] [V] de toute autre demande, fin ou prétention,
- condamner Mme [W] [V] à verser la somme de 3 000 euros à M. [E] [V] au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- dire que les dépens seront pris en charge par Mme [W] [V].
L'instruction a été clôturée par ordonnance du 21 mars 2024, pour l'affaire être plaidée le 11 avril suivant, conformément aux dispositions de l'article 905 du code de procédure civile et mise en délibéré à ce jour.
MOTIFS :
Sur la caducité de l'appel et l'irrecevabilité des conclusions des intimés :
Les intimés sous couvert d''irrecevabilité de l'appel' se prévalent en fait de la caducité de la déclaration d'appel comme le révèle le fondement de leur demande, soit l'article 905-2 du code de procédure civile selon lequel l'appelant dispose d'un délai d'un mois à compter de la réception de l'avis de fixation à bref délai pour remettre ses conclusions au greffe. Ils font d'ailleurs expressément état à ce titre de la 'caducité de l'appel de Mme [V]'.
En l'espèce, l'avis de fixation à bref délai a été adressé par le greffe le 31 octobre 2023. Mme [V], appelante, a fait signifier, par acte du 9 novembre 2023, la déclaration d'appel et l'avis de fixation à bref délai aux intimés, soit dans le délai de 10 jours imparti par l'article 905-1 du code de procédure civile.
Mme [V] a remis ses conclusions d'appelante au greffe le 15 novembre 2023, soit dans le délai d'un mois prescrit par l'article 905-2 alinéa 1er du code de procédure civile, qu'elle a fait signifier aux intimés non constitués par acte du 17 novembre 2023, soit dans le délai requis de l'article 911 du code de procédure civile. M. [V] et la SCEA Agrogeval ont constitué avocat le 8 décembre 2023.
Il en résulte qu'aucune caducité de l'appel n'est encourue et que l'appel ne saurait être déclaré irrecevable faute de signification des conclusions de Mme [V] dans le délai légal applicable.
En réplique à la caducité de l'appel, Mme [V] soulève l'irrecevabilité des conclusions des intimés notifiées le 5 février 2024, hors délai.
En application des articles 905-2 alinéa 2 et 911 du code de procédure civile, l'intimé doit remettre ses conclusions au greffe dans le délai d'un mois à compter de la signification des conclusions de l'appelant, à peine d'irrecevabilité. En l'espèce, les premières conclusions de M. [V] et de la SCEA Agrogeval ont été remises au greffe le 5 février 2024, soit près de trois mois après la signification des conclusions de l'appelante le 17 novembre 2023.
Il en résulte que les conclusions des intimés notifiées le 5 février 2024, en ce qu'elles portent sur le fond du litige, sont irrecevables.
Selon l'article 954 in fine du code de procédure civile, la partie qui ne conclut pas est réputée s'approprier les motifs du jugement dont appel. L'intimé dont les conclusions sont déclarées irrecevables est réputé ne pas avoir conclu et s'être approprié les motifs du jugement attaqué (2ème Civ., 10 janvier 2019, n°17-20.018).
Au fond :
Mme [W] [V] sollicite une mesure d'expertise sur le fondement de l'article 1843-4 du code civil, lequel dispose que 'dans les cas où la loi renvoie au présent article pour fixer les conditions de prix d'une cession des droits sociaux d'un associé, ou le rachat de ceux-ci par la société, la valeur de ces droits est déterminée, en cas de contestation par un expert désigné, soit par les parties, soit à défaut d'accord entre elles, par jugement du président du tribunal judiciaire ou du tribunal de commerce compétent, statuant selon la procédure accélérée au fond et sans recours possible'.
Il s'avère que la décision par laquelle le président du tribunal, saisi en application de l'article 1843-4 du code civil, refuse, pour quelque cause que ce soit, de désigner un expert est susceptible d'appel. En ce cas, au terme d'un réexamen complet des faits et circonstances de la cause, la cour d'appel peut, si elle décide d'infirmer l'ordonnance qui lui est déférée, désigner elle-même un expert, et ce, par une décision sans recours possible, sauf excès de pouvoir (Com. 25 mai 2022, n°20-14.352).
Aux termes de l'article 1869 du code civil, 'sans préjudice des droits des tiers, un associé peut se retirer totalement ou partiellement de la société, dans les conditions prévues par les statuts ou, à défaut, après autorisation donnée par une décision unanime des autres associés. Ce retrait peut également être autorisé pour justes motifs par une décision de justice'.
En l'espèce, les statuts de la SCEA Agrogeval prévoit, article 20 - Retrait d'associé, que :
'1- Tout associé peut se retirer de la société avec l'accord des autres associés donné dans les conditions suivantes :
* les demandes de retrait sont notifiées aux gérants par lettre recommandée avec accusé de réception, trois mois au moins avant la date envisagée pour le retrait.
* le retrait doit être autorisé par une décision collective des associés provoquée par la gérance et prise dans les conditions de voix, quorum et majorité prévus pour les assemblées extraordinaires.
* tout retrait peut également être autorisé pour juste motif, par décision de justice.
2- L'associé qui se retire a droit au remboursement de la valeur de ses droits sociaux fixée conformément à l'article 9-4 des présents statuts.
Il peut, sur sa demande et à charge de soulte, s'il y a lieu, reprendre tout bien qu'il avait apporté et qui se retrouve en nature dans l'actif social'.
L'article 9-4 des statuts stipule que 'la valeur des parts sociales est déterminée, en cas de contestation, par expert désigné soit par les parties, soit à défaut d'accord entre elles, par ordonnance du président du tribunal statuant en la forme des référés et sans recours possible', reprenant les dispositions de l'article 1843-4 du code civil précité.
Il ressort des pièces du dossier, courrier de M. [E] [V] du 25 novembre 2022 et rapport de gestion présenté à l'assemblée générale d'Agrogeval du 21 août 2023, que Mme [W] [V] a exprimé le souhait de céder ses parts sociales et que M. [E] [V] a proposé de les lui racheter, étant précisé que la SCEA Agrogeval ne comprend que deux associés. Quand bien même l'exigence de forme de la lettre recommandée avec accusé de réception n'avait pas été respectée par Mme [W] [V] pour son retrait de la société, il ne pouvait être dénié à celle-ci sa qualité d'associée retrayante pour refuser la désignation d'un expert, les statuts ne prévoyant aucune sanction du non-respect de cette exigence de forme alors que l'ensemble des associés s'était accordé sur le principe du retrait de Mme [W] [V], le différend des parties ne portant que sur la valorisation des parts, objet précisément de la demande d'expertise.
Quoi qu'il en soit, il convient de relever que Mme [W] [V] a, par courrier recommandé du 5 octobre 2023 réceptionné le 11 octobre suivant, réitéré sa demande de retrait de la SCEA Agrogeval, conformément aux statuts.
Mme [W] [V] et M. [E] [V] n'étant pas parvenus à se mettre d'accord sur la valorisation des parts de la SCEA Agrogeval, il convient, par infirmation du jugement entrepris et en application des articles 1843-4 et 1869 du code civil, 9-4 et 20 des statuts, de faire droit à la demande de désignation d'un expert de Mme [W] [V] pour déterminer la valeur des parts sociales de celle-ci, associée retrayante, et ce selon les modalités définies au dispositif du présent arrêt.
Sur les demandes accessoires :
La mesure d'expertise étant ordonnée dans l'intérêt des parties, il convient de laisser à la charge de chacune d'elle les dépens par elle exposés, étant précisé que demanderesse à la mesure d'expertise, Mme [V] avancera la provision à valoir sur les frais d'expertise.
Il n'y a pas lieu à ce stade de la procédure de faire application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Dit n'y avoir lieu à caducité ou irrecevabilité de l'appel,
Déclare irrecevables les conclusions des intimés notifiées le 5 février 2024, en ce qu'elles portent sur le fond du litige,
Infirme le jugement du 10 août 2023 du tribunal judiciaire de Montargis en toutes ses dispositions soumises à la cour,
Statuant à nouveau,
Désigne en qualité d'expert :
M. [P] [N]
[Adresse 5]
[Localité 6]
Port. : [XXXXXXXX01]
Mèl : [Courriel 10]
avec mission, après avoir entendu les parties au litige et s'être fait commniquer tous documents comptables utiles, de :
- déterminer la valeur des 49 parts sociales détenues par Mme [W] [V] dans le capital de la SCEA Agrogeval,
- faire toutes observations, donner les éléments techniques permettant au juge du fond d'évaluer les valorisations,
Dit que l'expert s'il constate la conciliation des parties en fera part au juge chargé du suivi et du contrôle des expertises,
Dit que l'expert, en concertation avec les parties, définira un calendrier prévisionnel de ses opérations à l'issue de la première réunion d'expertise,
Dit que l'expert adressera aux parties un document de synthèse, sauf exception dont il s'expliquera dans son rapport, et arrêtera le calendrier de la phase conclusive de ses opérations,
Dit que l'expert devra déposer le rapport de ses opérations au greffe de cette cour dans un délai de six mois à compter du jour où il aura été avisé de la consignation de la provision, sauf prorogation de délai expressément accordée par le juge chargé du contrôle,
Dit que Mme [W] [V] devra consigner à la régie de la cour d'appel d'Orléans la somme de 4 000 euros à valoir sur la rémunération de l'expert, dans un délai de deux mois à compter du prononcé de la présente décision, et qu'à défaut de consignation dans ce délai, la désignation de l'expert sera caduque en vertu de l'article 271 du code de procédure civile,
Désigne le président de cette chambre ou à défaut tout autre conseiller de la chambre pour suivre les opérations d'expertise,
Dit qu'en cas d'empêchement ou refus de l'expert commis, il sera pourvu à son remplacement par ordonnance rendue sur requête par le juge chargé du suivi et du contrôle de l'expertise,
Dit que la présente décision sera notifiée par le greffe à l'expert qui devra faire connaître sans délai son acceptation et devra commencer ses opérations dès qu'il aura été avisé du versement de la provision,
Dit que chaque partie supportera la charge des dépens par elle exposés,
Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile.
Arrêt signé par Madame Carole CHEGARAY, Président de la chambre commerciale à la Cour d'Appel d'ORLEANS, présidant la collégialité et Madame Marie-Claude DONNAT, Greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.