CA Poitiers, 2e ch., 2 juillet 2024, n° 23/01208
POITIERS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Défendeur :
E.A.R.L. (EARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Pascot
Conseillers :
M. Vetu, M. Lecler
Avocats :
Me Le Roux, Me Duflos
EXPOSÉ DU LITIGE
L'exploitation agricole à responsabilité limitée [Y], ayant pour activité la culture de céréales, de légumineuses et de graines oléagineuses, a été constituée le 1er novembre 2011.
Monsieur [L] [Y] était alors propriétaire de 66,39 % des parts, Monsieur [G] [Y] de 16,15 % des parts et Madame [E] [F] de 17,46 % des parts.
L'assemblée générale extraordinaire du 22 avril 2014 a autorisé le retrait de Madame [F] avec effet au 31 juillet 2014.
Le 15 juin 2015, l'assemblée générale mixte ordinaire annuelle et extraordinaire a ensuite constaté le retrait effectif de Madame [F] au 31 décembre 2014.
Une procédure a été introduite à l'initiative de Madame [F] aux fins de solliciter le remboursement du compte courant créditeur qu'elle détenait auprès de l'EARL [Y] ayant donné lieu à un arrêt du 09 février 2016, aux termes duquel la cour d'appel de Poitiers a ordonné une expertise afin de parvenir à l'arrêté définitif de compte-courant, à apprécier au moment de la demande de remboursement au 30 avril 2014.
Par arrêt du 30 janvier 2018, la cour d'appel de Poitiers a statué sur la demande de remboursement de son compte courant d'associé formulée par Madame [F] et condamné l'EARL [Y] à lui payer la somme de 268.230,35 €.
Par jugement daté du 23 février 2015, le tribunal de grande instance de Poitiers a ouvert une procédure de redressement judiciaire à l'égard de l'EARLVaucelle qui a présenté un plan de redressement par voie de continuation, lequel lui a été accordé suivant jugement daté du 26 septembre 2016.
***
Le 13 juillet 2018, l'EARL [Y] a attrait Madame [F] devant le tribunal, sollicitant en substance sa condamnation à lui payer la somme de 178.219, 89 € au titre de sa quote-part de déficit des années 2012, 2013 et 2014 et subsidiairement de voir ordonner une expertise.
Madame [F] s'est opposée à la demande.
Par jugement en date du 11 février 2020, le tribunal a considéré qu'il ressortait de l'intention des parties consignée dans le procès-verbal d'assemblée générale du 22 avril 2014 que le montant du compte courant de Madame [F] devait se compenser avec le déficit résultant du bilan de cession, constitué par le montant cumulé des reports à nouveau et du résultat net comptable apparaissant audit bilan et a ordonné une expertise afin qu'il soit procédé à l'arrêté du bilan de cession de l'EARL [Y] au 30 avril 2014.
L'expert a déposé son rapport le 04 février 2022.
Suite au dépôt de ce rapport, l'EARL [Y] a demandé de condamner Madame [Y] à lui payer la somme de 178.219,89 € au titre de sa quote-part de déficit des années 2012, 2013 et 2014.
Par jugement en date du 03 avril 2023, le tribunal judiciaire de Poitiers a statué ainsi :
- dit que la quote-part de déficit des pertes de l'EARL [Y] à la charge de Madame [F] s'élève à 121.850 € et la condamne à payer cette somme à l'EARL [Y],
- dit que ce montant se compensera avec la créance en compte-courant détenue par Madame [E] [F] à l'encontre de l'EARL [Y] s'élevant à 268.230,35 € comme jugé par arrêt de la cour d'appel de Poitiers du 30 janvier 2018,
- rejette les autres demandes,
- condamne Madame [E] [F] aux dépens,
- ordonne l'exécution provisoire.
Par déclaration en date du 24 mai 2023, Madame [F] a relevé appel de cette décision en visant les chefs expressément critiqués en intimant l'EARL [Y].
Madame [F], par conclusions d'incident transmises par voie éléctronique le 13 septembre 2023, a notamment demandé au conseiller de la mise en état de :
- déclarer Madame [F] recevable et bien fondée dans toutes ses demandes, fins et conclusions ;
- dire que la demande de l'EARL [Y] se heurte à l'autorité de la chose jugée attachée à l'arrêt de la cour d'appel de Poitiers du 30 janvier 2018 ;
En conséquence :
- constater l'irrecevabilité des demandes de l'EARL [Y] de voir condamner Madame [F], à prendre en charge une quote-part des pertes d'exploitation de l'EARL [Y] même par compensation avec la créance de compte courant de Mme [F].
Par ordonnance en date du 13 novembre 2023, le conseiller de la mise en état a notamment statué comme suit :
- Se déclare incompétent pour statuer sur la demande de Mme [F] tendant à :
déclarer Madame [F] recevable et bien fondée dans toutes ses demandes, fins et conclusions ;
dire que la demande de l'EARL [Y] se heurte à l'autorité de la chose jugée attachée à l'arrêt de la cour d'appel de Poitiers du 30 janvier 2018 ;
En conséquence :
constater l'irrecevabilité des demandes de l'EARL [Y] de voir condamner Madame [F], à prendre en charge une quote-part des pertes d'exploitation de l'EARL [Y] même par compensation avec la créance de compte courant de Mme [F] ;
- Condamne Madame [F] à payer à l'EARL [Y] la somme de 1.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- Condamne Madame [F] aux entiers dépens de l'incident.
Madame [F], par dernières conclusions RPVA du 21 janvier 2024, demande à la cour de:
- Déclarer Madame [E] [F] recevable et bien fondée dans toutes ses demandes,
En conséquence,
Sur la fin de non-recevoir,
Vu l'article 122 du Code de procédure civile,
- Dire que la demande de l'EARL [Y] se heurte à l'autorité de la chose jugée attachée aux deux arrêts de la Cour d'Appel de Poitiers des 09 février 2016 et 30 janvier 2018,
- Constater l'irrecevabilité des demandes de l'EARL [Y] de voir condamner Madame [F], à prendre en charge une quote-part des pertes d'exploitation de l'EARL [Y], même par compensation avec la créance de compte courant de Mme [F],
- Rejeter toute autre demande contraire de la part de l'EARL [Y],
A titre subsidiaire, sur le fond, si par extraordinaire, la Cour ne constatait pas l'irrecevabilité des demandes de l'EARL [Y], Mme [E] [F] demande alors à la cour de,
- Infirmer le jugement du tribunal judiciaire de Poitiers en date du 03 avril 2023, en toutes ses dispositions,
- Rejeter toute autre demande contraire de la part de l'EARL [Y],
Et statuant à nouveau,
- Déclarer l'EARL [Y] irrecevable et mal fondée dans toutes ses demandes, fins et conclusions et la débouter,
- Condamner l'EARL [Y] à régler à Mme [E] [F] la somme de 20.000 €, à titre de dommages et intérêts,
A titre infiniment subsidiaire sur le fond,
- Infirmer le jugement du tribunal judiciaire de Poitiers en date du 03 avril 2023, en toutes ses dispositions,
- Rejeter toute autre demande contraire de la part de l'EARL [Y],
Et statuant à nouveau,
- Fixer la contribution de Madame [E] [F] dans les pertes d'exploitation de l'EARL [Y] pour les années 2012 à 2014, à la somme de 1.587 €,
- Dire qu'en tout état de cause, en application de l'article 1348 du code civil, il y aura compensation de cette contribution de Mme [F] dans les pertes, avec la créance de compte courant qu'elle détient sur l'EARL [Y], telle qu'arrêtée au 30 avril 2014,
- Condamner l'EARL [Y] à régler à Mme [E] [F] la somme de 20.000 €, à titre de dommages et intérêts,
En tout état de cause,
- Condamner l'EARL [Y] à régler à Mme [E] [F] la somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- Condamner L'EARL [Y] aux entiers dépens de 1ère instance et d'appel, en ce compris les frais d'expertise.
L'EARL [Y] a, par dernières conclusions transmises le 24 octobre 2023, demandé à la cour de :
Vu l'article 122 du Code de procédure civile,
Vu l'article 9 du Code de procédure civile,
Vu les articles 1844-1 et suivants du Code civil
Vu les statuts de l'EARL [Y],
Statuant sur l'appel principal de Madame [F],
In limine litis,
- Déclarer la fin de non-recevoir soulevée par Madame [F] irrecevable ; à défaut infondée, l'en débouter,
Au fond,
- Juger Madame [F] mal fondée en son appel et la débouter de toutes ses demandes, fins et prétentions,
Statuant sur l'appel incident de l'EARL [Y],
- Réparer l'omission de statuer commise par le tribunal judiciaire de Poitiers et déclarer l'EARL [Y] recevable en ses demandes,
Au fond,
À titre principal,
- Confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il a dit que la quote-part de déficit des pertes de l'EARL [Y] à la charge de Madame [F] s'élève à 121.850 €,
- Le réformer sur ce chef de dispositif et statuant à nouveau, condamner Madame [E] [F] à payer à l'EARL [Y] la quote-part de déficit à hauteur de 175.192,94 €,
Et y ajoutant,
- Ordonner la compensation avec le solde de la créance de Madame [F] admise à hauteur de 268 230,35 € au plan de redressement de l'EARL [Y],
A titre subsidiaire,
- Confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions,
En tout état de cause,
- Débouter Madame [E] [F] de toutes ses demandes,
- Condamner Madame [E] [F] aux entiers dépens,
- Condamner Madame [E] [F] à payer à l'EARL [Y] la somme de 6.000 € sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie expressément aux dernières conclusions précitées pour plus ample exposé des prétentions et moyens des parties.
L'instruction de l'affaire a été clôturée suivant ordonnance datée du 07 mai 2024 en vue d'être plaidée à l'audience du 05 suivant, date à compter de laquelle elle a été mise en délibéré à ce jour.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur les fins de non-recevoir tirées de l'autorité de la chose jugée
1. Selon Madame [F], il existerait une fin de non-recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée attachée aux arrêts rendus par la cour d'appel de Poitiers les 09 février 2016 et 30 janvier 2018, dès lors que ces décisions ont déclaré irrecevables les demandes de condamnation formées par l'EARL [Y] au titre de sa quote-part de déficit.
2. L'appelante fait valoir que les conditions requises par l'article 1355 du code civil en matière d'autorité de chose jugée seraient réunies au regard de :
- l'identité de parties,
- l'identité des demandes,
- l'identité de cause, la demande de l'EARL [Y] tendant à remettre en cause les modalités de retrait entérinées par la cour dans sa décision du 09 février 2016, ainsi que la position du compte courant de Madame [F], entérinée par la Cour dans sa décision du 30 janvier 2018.
3. L'EARL [Y] réplique :
- que la fin de non-recevoir soulevée par Madame [F] est elle même irrecevable dès lors que le jugement avant-dire droit du 11 février 2020, ayant ordonné une expertise, a nécessairement déclaré recevable l'action même s'il ne l'a pas tranchée en son dispositif ;
- que Madame [F] n'a pas relevé appel contre ce jugement qui lui a été signifié le 18 février 2020 et n'a pas non plus agi en omission de statuer ;
- que l'EARL [Y] a déjà formulé cette demande lors du litige portant sur le compte courant d'associé, demande déclarée irrecevable comme nouvelle à hauteur d'appel ce qui ne fait pas obstacle à sa demande dans le cadre de la présente instance.
4. Ces moyens appellent les observations suivantes :
Sur la recevabilité du moyen de Mme [F] tirée de l'autorité de la chose jugée
5. En vertu de l'article 482 du code de procédure civile : 'le jugement qui se borne, dans son dispositif, à ordonner une mesure d'instruction ou une mesure provisoire n'a pas, au principal, l'autorité de la chose jugée'.
6. En conséquence, le juge qui statue ultérieurement au fond n'est pas lié par le jugement avant dire droit dont les motifs ne sont d'ailleurs pas de nature à justifier sa décision (Civ. 3e, 30 octobre 1990, n° 89-17.527).
7. Au surplus, l'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui fait l'objet d'un jugement et a été tranché dans son dispositif (Ass. Plén. 13 mars 2009 n° 08-16.033).
8. En l'espèce, le jugement rendu par le tribunal judiciaire le 11 février 2020 a exclusivement ordonné l'expertise sollicitée par l'EARL [Y].
9. S'agissant d'un jugement avant-dire droit, ainsi que le soutient à bon droit Madame [F] dans ses écritures, il ne peut lui être attribué une quelconque autorité de chose jugée portant sur la recevabilité de la demande présentée par l'EARL [Y] tendant à obtenir la condamnation de Mme [F] à une contribution aux pertes sociales, demande sur laquelle le tribunal a en réalité seulement statué dans son jugement daté du 03 avril 2023 qui est aujourd'hui déféré à la cour.
10. Il résulte des motifs qui précèdent que la fin de non-recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée invoquée par Madame [F] doit être déclarée recevable et être étudiée par la cour.
Sur le bienfondé de la fin de non-recevoir invoquée par Mme [F]
11. Aux termes des articles 1355 du Code civil et 480 du Code de procédure civile, l'autorité de chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui fait l'objet d'un jugement et a été tranché dans son dispositif.
12. L'article 564 du code de procédure civile prévoit que : ' A peine d'irrecevabilité relevée d'office, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n'est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l'intervention d'un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d'un fait. '
13. L'article 567 de ce même code prévoit une exception puisqu'il énonce que ' les demandes reconventionnelles sont également recevables en appel.'
14. Pour rappel, l'article 70 du code de procédure civile dispose qu'une demande reconventionnelle n'est recevable que si elle se rattache aux prétentions originaires par un lien suffisant.
15. Il convient de préciser que le chef d'un arrêt qui déclare une demande irrecevable comme nouvelle en appel ne bénéficie pas de l'autorité de la chose jugée. Il s'ensuit que cette irrecevabilité ne fait pas obstacle à ce que la même demande soit présentée dans une nouvelle instance (Civ. 2e, 9 juillet 2009, n° 08-17.600).
16. En l'espèce, la cour observe que par arrêt du 30 janvier 2018, la cour d'appel de Poitiers a déclaré irrecevable la demande de l'EARL [Y] tendant à voir condamner Madame [F] à ' une imputation du déficit subi par l'EARL [Y] ' pour les motifs qui suivent:
' Concernant la participation de Mme [F] au déficit de l'EARL [Y] les intimés sollicitent de ce chef la somme de 178.219,89 € dont ils demandent qu'elle soit compensée avec la somme due au titre du remboursement du compte courant de Mme [F].
Toutefois, ainsi que le soulève expressément Mme [F] dans ses conclusions, cette demande est formée pour la première fois, non seulement en appel, mais encore alors qu'un premier arrêt est déjà intervenu, tranchant de nombreux points du litige existant entre les parties, sans que la question des déficits et de la participation de Mme [F] à les supporter pour sa quote-part n'ait jamais été évoquée. Il sera ajouté que cette demande est sans aucun rapport avec l'objet de l'arrêt avant dire droit et donc sans rapport avec ce dont est saisie la cour, la mission de l'expert désigné ayant été limitée au chiffrage du montant du compte courant de Mme [F].
Cette nouvelle prétention de l'EARL [Y] sera déclarée irrecevable, ainsi ne se pose pas la question de la compensation qu'elle soit légale ou judiciaire.'
17. Il ressort des termes de cette motivation, directement liés aux moyens invoqués par les parties, que la cour d'appel a jugé irrecevable cette demande nouvelle à hauteur d'appel comme, ne présentant aucun lien suffisant avec le litige dont elle était saisie.
18. Ainsi, cette irrecevabilité ne fait pas obstacle à ce que cette même demande soit présentée dans une nouvelle instance par l'EARL [Y].
19. Par conséquent, par substitution de motifs, le jugement déféré sera confirmé en ce qu'il a rejeté la demande de Mme [F] tendant à voir déclarer irrecevable la demande de l'EARL [Y] à son encontre et le jugement sera complété de ce chef.
Sur le fond
20. L'appelante soutient d'une manière générale que l'arrêt de la Cour d'appel de Poitiers daté du 30 janvier 2018 aurait arrêté, de façon définitive, la valeur de la créance de son compte courant d'associé.
21. Madame [F] fait ensuite valoir que la décision du premier juge encourt la censure au regard :
- Des modalités de son retrait telles qu'elles ont été modifiées et votées lors de l'AGE du 22 avril 2014 mais aussi entérinées par l'arrêt du 09 février 2016 dès lors que ;
Selon elle, en effet, la modification de la résolution soumise au vote aurait eu pour conséquence de voir les associés abandonner les termes du projet de la 1ère résolution, tel qu'il est rappelé aux pages 3 et 4 de cette AGE et, principalement, de lui faire prendre en charge une quote-part des déficits d'exploitation par compensation avec son compte courant ;
Selon elle encore, cette interprétation serait également celle de la Cour d'appel de Poitiers dans son arrêt daté du 09 février 2016 qui aurait statué sur les conséquences et modalités de son retrait de l'EARL dans leur globalité (avec toutes les conséquences juridiques et financières en découlant, à savoir perte de la qualité d'associé, rachat des parts de la retrayante, rupture fautive des conventions de mise disposition des terres, modalités de remboursement du compte courant et arrêté de son montant via une expertise) ;
- De la règle d'ordre public de la responsabilité financière limitée applicable à l'EARL (article L. 324-1 du Code rural combiné avec l'application de l'article 37 des statuts) et des dispositions de l'article 1836 al 2 du code civil qui retient pour principe qu'aucun engagement pécuniaire d'un associé ne peut être augmenté au-delà de ses obligations légales ou statutaires, s'il n'a pas expressément donné son accord.
- De la règle constitutionnelle d'égalité entre les associés alors que jusque-là, aucun associé retrayant n'avait supporté les pertes des exercices sociaux lors de son retrait de l'EARL [Y], ni même remboursé son compte courant débiteur ;
- De la règle comptable d'affectation obligée des pertes de l'EARL en compte report à nouveau, retranscrite dans les statuts de l'EARL.
22. L'EARL [Y] objecte :
- qu'elle est, certes, une société agricole mais aussi une société civile à responsabilité limitée de sorte qu'en vertu des articles 1832 et 1844-1 du Code civil, chaque associé doit contribuer aux pertes en l'absence de clause contraire (laquelle fait défaut en l'espèce), sans que ce dispositif ne soit exclu par les dispositions de l'article L. 324-1 du Code rural ;
- que l'article 1386 du Code civil est en l'espèce inapplicable, ceci, en l'absence de modification des statuts et d'augmentation des engagements de Madame [F] puisque seule serait sollicitée l'application des statuts ;
- que la décision doit être réformée en ce qu'il a obligation pour Madame [F] de contribuer aux pertes jusqu'au 31 décembre 2014, les règles valant pour la participation aux bénéfices valant, corrélativement, pour la contribution aux pertes, ce qui, ramené à sa participation dans l'EARL, doit conduire à la condamner à payer une somme de 175.192,94 €;
23. A titre liminaire, la cour observe que la créance de Madame [F] envers l'EARL [Y] au titre du montant de son compte courant, fixé à la somme de 268.230,94 €, n'est pas contestée par les parties. Seules demeurent des incertitudes sur la possibilité de mettre à la charge de l'intimée une quote-part du déficit de cette société et, dans l'affirmative, sur les modalités d'une telle opération.
24. L'article 1869 du Code civil dispose :
'Sans préjudice des droits des tiers, un associé peut se retirer totalement ou partiellement de la société, dans les conditions prévues par les statuts ou, à défaut, après autorisation donnée par une décision unanime des autres associés. Ce retrait peut également être autorisé pour justes motifs par une décision de justice.
A moins qu'il ne soit fait application de l'article 1844-9 (3ème alinéa), l'associé qui se retire a droit au remboursement de la valeur de ses droits sociaux, fixée, à défaut d'accord amiable, conformément à l'article 1843-4.'
25. Les statuts de l'EARL [Y], mis à jour conformément à l'AGE du 31 décembre 2012, rappellent ces dispositions à l'article 38 (Titre V : Retrait d'associé - Dissolution - Liquidation) dès lors qu'il est notamment stipulé que :
'Les conditions et modalités du retrait ainsi que la date de prise d'effet sont déterminées par la décision collective prise à l'unanimité des associés autres que le demandeur. Les associés peuvent décider de procéder au remboursement des droits sociaux de celui qui se retire, en rachetant ou en faisant racheter les parts de celui-ci selon la procédure prévue par les statuts.
Ils peuvent aussi autoriser l'associé qui se retire à reprendre tout ou partie de ses apports en nature ou se faire attribuer des biens sociaux à concurrence de tout ou partie de la valeur de ses droits.'
26. Aux termes du premier alinéa de l'article L. 324-1 du Code rural et de la pêche maritime :
'Une ou plusieurs personnes physiques peuvent instituer une société civile dénommée "exploitation agricole à responsabilité limitée", régie par les dispositions des chapitres Ier et II du titre IX du livre III du code civil, à l'exception de l'article 1844-5. Les associés ne supportent les pertes qu'à concurrence de leurs apports.'
27. Les statuts, là encore, rappellent cette disposition légale dans leur chapitre liminaire.
Sur la procédure de retrait
28. S'agissant de la procédure de retrait de Madame [F] et du rachat de ses parts, la cour fait observer qu'il résulte du procès-verbal des délibérations de l'assemblée générale extraordinaire du 22 avril 2014 que la décision a été prise à l'unanimité des présents valablement réunis (moitié au moins des associés représentant en l'espèce 8254 parts des consorts [Y] sur 10.000 parts) ce qui est conforme aux dispositions de l'article 30 des statuts dès lors qu'il est indiqué en pages une du procès-verbal :
Monsieur [L] [Y] rappelle :
- Que l'assemblée générale extraordinaire des associés a été convoquée une première fois pour le 25 mars 2014,
- Que, conformément aux dispositions de l'article 30 des statuts, l'assemblée générale extraordinaire réunie sur première convocation n'est régulièrement constituée que si tous les associés sont présents ou représentés,
- Que Madame [E] [F] n'était, à cette assemblée, ni présente ni représentée,
- Qu'en conséquence, l'assemblée générale extraordinaire réunie sur première convocation le 25 mars 2014 n'a pu délibérer.
En conséquence, la gérance a convoqué à nouveau les associés en assemblée générale extraordinaire sur le même ordre du jour pour le 22 avril 2014.
Tous les associés étant gérants, cette seconde convocation a été adressée par lettre recommandée avec demande d'accusé de réception le 11 avril 2014.
L'assemblée, réunie sur seconde convocation, est régulièrement constituée si la moitié des associés est présente ou représentée.
29. Cette AGE pouvait donc valablement se prononcer sur le retrait de Madame [F] (qui ne pouvait de toute façon prendre part au vote) et ses suites, le tout, en conformité avec les statuts dont la cour observe encore une fois qu'ils sont parfaitement compatibles, et même, empruntent largement aux textes cités par l'appelante.
30. Sur la date du retrait, l'assemblée générale a adopté à l'unanimité des votants le principe du retrait de l'appelante à la date du 31 décembre 2014 (à l'issue de l'année culturale de cette année), ce qui n'est pas contraire aux statuts, et ont par la suite voté le principe du rachat des droits sociaux en accord avec les dispositions de l'article 38 susmentionné.
Sur la prise en charge des pertes
31. S'agissant de la prise en charge des pertes, la cour se réfère aux dispositions de l'article 37 des statuts (Répartition des pertes), lequel stipule :
'Les pertes éventuelles sont réparties entre les associés apporteurs en capital dans les mêmes proportions que leur participation aux bénéfices des deux derniers exercices bénéficiaires, sauf accord contraire de l'assemblée générale'.
32. L'AGE du 22 avril 2014 mentionne :
Remboursement de compte courant
En conséquence du retrait de Madame [E] [F] et du rachat de ses 1746 parts sociales, l'Assemblée Générale décide que la Société remboursera à Madame [E] [F] sa créance en compte courant (ci-après désignée la « CRÉANCE EN COMPTE [Localité 6] '') dont celle-ci sera titulaire à l'encontre de la Société à la DATE DU RETRAIT.
Le solde de sa CRÉANCE EN COMPTE [Localité 6] tiendra compte des différents flux financiers intervenus entre Madame [E] [F] et la Société jusqu'à la DATE DU RETRAIT, et notamment de l'imputation, sur le compte courant, de la quote-part de déficit, réalisé par la Société depuis sa constitution jusqu'à la DATE DU RETRAIT correspondante aux droits de la retrayante, soit 15,87% jusqu'au 30 juin 2012 et 17.46% au-delà (souligné par la cour).
La CRÉANCE EN COMPTE [Localité 6] ressortira du bilan de cession (ci-après désigné le «BILAN DE CESSION '') qui sera définitivement arrêté par le cabinet comptable de la Société dans le mois suivant la DATE DU RETRAIT, soit le 31 août 2014 au plus tard.
Le déficit résultant du BILAN DE CESSION s'entendra du montant cumulé des reports à nouveau et du résultat net comptable apparaissant au « BILAN DE CESSION ''.
Cet arrêté du BILAN DE CESSION et de la CRÉANCE EN COMPTE [Localité 6] sera attesté par le cabinet comptable de la société et sera communiqué a Madame [E] [F].
Madame [E] [F] disposera d'un délai de contrôle de trente (30) jours, à compter de la communication du BILAN DE CESSION et du solde de la CRÉANCE EN COMPTE COURANTpour faire valoir ses observations par le cabinet comptable de son choix.
Si dans le délai de contrôle susvisé, l'arrêté du BILAN DE CESSION et de la CRÉANCE EN COMPTE [Localité 6] remis n'appelle aucune objection, ils seront considérés comme définitifs.
Si des modifications sont demandées, la Société et Madame [E] [F], assistées des experts éventuellement mandatés, disposeront d'un délai de trente (30) jours suivant l'expiration du délai de contrôle pour s'entendre sur leur sort et, le cas échéant, sur les ajustements à effectuer.
L'arrêté ainsi modifié sera alors considéré comme définitif et accepté.
Si un désaccord subsiste entre la société et Madame [E] [F], il sera fait appel a un tiers expert
Le tiers expert agira dans le cadre des dispositions de I'article 1843-4 du Code civil.
145 NCPC
La société remboursera à Madame [E] [F] le solde de sa CRÉANCE EN COMPTE [Localité 6] telle qu'elle ressortira de l'arrêté définitif établi entre elles ou, à défaut, par un tiers expert, dans le délai de trente (30) fours suivant la date à laquelle la CRÉANCE EN COMPTE [Localité 6] sera définitivement arrêtée.
La CRÉANCE EN COMPTE [Localité 6] ainsi arrêtée, portera intérêt au taux annuel de six pourcent (6%). ''
33. Il est encore noté à la suite de la modification de la résolution soumise au vote que Monsieur [Y], es qualité d'associé décide de :
Renvoyer aux parties, ou à défaut au juge, la fixation des modalités de remboursement du compte courant d'associée.
34. La cour indique qu'il résulte des mentions qui précèdent, que les votants, lors de l'AGE ont modifié l'objet de l'ordre du jour de la première résolution à venir relative à '[l']Autorisation du retrait de Madame [E] [F] de la Société et fixation des conditions et modalités de son retrait conformément aux dispositions de l'article 38-1 des statuts' en repoussant au 31 décembre 2014 la détermination, et éventuellement l'exigibilité en cas d'accord des parties, de sa créance en compte courant (tenant compte de la quote-part des déficits résultant du bilan de cession attesté par le comptable et transmis à Madame [F]) et en confiant à un tiers expert, en cas de désaccord persistant, l'arrêté des comptes entre les parties.
35. A la suite, la cour constate que c'est de manière légitime que les votants se sont seulement prononcés sur l'autorisation pour Madame [F] de se retirer et ont statué sur le rachat de ses parts et leur prix, tout en soumettant le remboursement du solde de son compte à la procédure et aux modalités précédemment exposées, sans pour autant avoir modifié le principe de son imputation sur celui-ci, de la quote-part des pertes, à la date du retrait.
36. La cour constate encore, que faute d'accord, les parties ont saisi à plusieurs reprises le juge et ont fait désigner un expert par jugement du tribunal judiciaire de Poitiers en date du 11 février 2020.
37. De la sorte, il est inopérant pour Madame [F] d'indiquer qu'elle ne serait pas redevable des pertes telles que prévu aux statuts.
Sur l'arrêté des comptes
38. Les parties s'accordent sur la possibilité d'une compensation entre les dettes respectives, laquelle est possible aux termes des articles 1290 et 191 du Code civil ancien (article 1347-1 actuel).
39. La cour rappelle que par arrêt de la Cour d'appel de Poitiers en date du 09 février 2016, la cour a notamment confirmé les termes du jugement déféré en ce qu'il a dit que le retrait serait effectif au 31 décembre 2014 et selon les modalités fixées par les associés lors de l'assemblée générale extraordinaire du 22 avril 2014 tout en confiant à l'expert d'arrêter la position du compte courant de Madame [F] à la date du 30 avril 2014.
40. Ainsi, en prenant le montant de la créance en compte courant d'associé de Madame [F], définitivement fixé par la Cour d'appel de Poitiers après expertise judiciaire dans son arrêt daté du 30 janvier 2018 à la somme de 268.230,85 € et la somme de 175.192,94 € représentant la quote-part de déficit au 31 décembre 2014, dûment justifiée par les éléments produits au débat, la cour ordonnera la compensation de ces deux sommes.
41. La décision sera réformée de ce chef, sauf en ce qui concerne le principe de la compensation ordonnée par le premier juge.
Sur la demande de dommages et intérêts
42. Au visa de l'article 1240 du Code civil, Madame [F] explique qu'elle serait clairement victime d'un déchaînement de demandes financières, ceci, depuis sa volonté exprimée le 30 avril 2014 de se retirer de l'EARL [Y].
43. Mais la cour constate que Madame [F] ne peut soutenir avoir subi un préjudice moral du fait d'un acharnement judiciaire de la part de l'EARL [Y] dès lors qu'elle échoue en ses prétentions.
44. Cette demande sera rejetée, étant précisé que la précédente demande de dommages et intérêts avait été formulée au visa de l'article 32-1 du Code de procédure civile.
Sur les autres demandes
45. Il apparaît équitable de ne pas faire application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
46. Madame [F] qui échoue en ses prétentions supportera la charge des dépens d'appel.
PAR CES MOTIFS
La Cour,
Déclare recevable la demande de Madame [E] [F] tendant à déclarer irrecevable la demande de l'EARL [Y] en contribution aux pertes sociales,
Confirme le jugement du tribunal judiciaire de Poitiers en date du 03 avril 2023 sauf en ce qu'il a :
- dit que la quote-part de déficit des pertes de l'EARL [Y] à la charge de Madame [E] [F] s'élève à 121.850 € et la condamne à payer cette somme à l'EARL [Y],
Infirme le jugement de ce dernier chef,
Statuant à nouveau,
Dit que la quote-part de déficit des pertes de l'EARL [Y] à la charge de Madame [E] [F] s'élève à 175.192,94 € et la condamne à payer cette somme à l'EARL [Y],
Y ajoutant,
Rejette la demande de Madame [E] [F] tendant à déclarer irrecevable la demande de l'EARL [Y] en contribution aux pertes sociales,
Dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,
Condamne Madame [E] [F] aux dépens d'appel.