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Décisions

CA Paris, Pôle 1 ch. 2, 27 juin 2024, n° 23/19044

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Sci Leclerc (SCI)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Masseron

Conseillers :

Mme Chopin, M. Najem

Avocats :

Me Ennamate Boujoi, Me Dericand

TJ Créteil, du 9 nov. 2023, n° 23/00642

9 novembre 2023

EXPOSE DU LITIGE

Par acte du 27 juillet 1989, M. [Z] [B] a donné à bail commercial à M. [Y] [N] et son épouse Mme [K] [P] des locaux situés à [Localité 4] (94), [Adresse 1].

Par acte conclu courant 2008, Mme [I] [D], Mme [W] [B], Mme [T] [B] et Mme [V] [B] ont consenti à compter du 1er juillet 2007 à M. [Y] [N] et Mme [K] [P] un nouveau bail portant sur ces locaux, comprenant une boutique, deux caves, un logement au 1er étage, un garage et un droit aux WC communs, moyennant un loyer annuel de 13.800,00 euros, hors charges et hors taxes, payable trimestriellement à terme échu.

Suite au décès de son époux, Mme [K] [P] est demeurée seule titulaire de ce bail.

Par acte du 3 octobre 2014, Mme [P] a consenti à la société Le favori, dénommée la société Hôtel de la Gare, un contrat de location-gérance portant sur ces locaux commerciaux.

La société Leclerc est venue aux droits des consorts [D] et [B] à compter du 1er décembre 2022.

Par acte du 10 mars 2023, la société Leclerc a fait délivrer un commandement visant la clause résolutoire à Mme [P], lui enjoignant d'avoir à :

- occuper et exploiter les lieux loués conformément à l'article 2 du bail,

- ne pas sous-louer les locaux,

- justifier d'une assurance locative.

Contestant les infractions au bail qui lui sont reprochées, par acte du 7 avril 2023 Mme [P] a fait assigner en référé la société Leclerc devant le tribunal judiciaire de Créteil aux fins de voir juger qu'il existe une contestation sérieuse sur l'acquisition de la clause résolutoire et prononcer la suspension des effets de cette clause.

Par ordonnance contradictoire du 9 novembre 2023, le juge des référés du tribunal judiciaire de Créteil a :

autorisé Mme [K] [P] veuve [N] à produire à la société Leclerc un justificatif d'assurance des lieux loués situés à [Localité 4], [Adresse 1] contre l'incendie et les dégâts des eaux dans un délai d'un mois à compter du mois suivant la signification de la présente décision,

ordonné la suspension des effets de la clause résolutoire pendant le cours de ces délais,

débouté la société Leclerc de sa demande de dommages et intérêts,

dit n'y avoir lieu à référé sur la demande de voir prononcer la résiliation du bail par l'effet de l'acquisition de la clause résolutoire,

condamné la société Leclerc aux entiers dépens, en ce compris le coût du commandement,

condamné la société Leclerc à payer à Mme [K] [P] veuve [N] la somme de 1.000 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

Par déclaration du 27 novembre 2023, la société Leclerc a relevé appel de cette décision.

Par conclusions signifiées le 16 janvier 2024 à l'intimée, elle demande à la cour, au visa des articles L145-17 et L145-41 du code de commerce, de :

la recevoir en son appel et la déclarer bien fondée,

réformer l'ordonnance rendue le 9 novembre 2023 en toutes ses dispositions et statuant à nouveau,

débouter Mme [K] [P] veuve [N] de toutes ses demandes, fins et conclusions,

constater l'acquisition de la clause résolutoire insérée dans le bail commercial à la date du 10 avril 2023,

déclarer Mme [K] [P] veuve [N] occupante sans droit ni titre des locaux sis [Adresse 1] à [Localité 4], à compter de cette date,

ordonner l'expulsion des locaux sis [Adresse 1] à [Localité 4], décrits au bail comme suit :

« une boutique à usage de "marchand de vins - buvette", située à gauche du vestibule d'entrée.

A la suite: cuisine, salle à manger, deux chambres à coucher: la salle à manger et les deux chambres à coucher dormant sur la cour

2) deux caves sous la boutique

3) un logement au premier étage, au-dessus de la boutique, comprenant deux pièces, cuisine.

4) un garage

4) droit au WC communs dans ladite cour »

de Mme [K] [P] veuve [N] et de tous occupants de son chef, qui pourra intervenir, au besoin, avec le concours de la force publique et d'un serrurier, sous astreinte journalière de 100 euros, à compter du prononcé de la décision à intervenir,

ordonner le transport et la séquestration des meubles et objets mobiliers garnissant les lieux dans tel garde-meubles ou fourrière que la Cour désignera ou dans tel autre lieu au choix du bailleur, au frais, risques et périls de Mme [K] [P] veuve [N], et ce, en garantie de toutes sommes qui pourront être dues,

condamner Mme [K] [P] veuve [N] à payer à la société Leclerc une indemnité d'occupation fixée au montant du dernier loyer annuler révisé, charges et taxes en sus, jusqu'à parfaite libération des lieux et remise des clés,

condamner Mme [K] [P] veuve [N] à payer à la société Leclerc la somme de 3.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens de l'instance, en ce compris le coût du commandement du 10 mars 2023.

La société Leclerc soutient qu'elle démontre par ses pièces la réalité de la persistance des manquements de la locataire après la délivrance du commandement visant la clause résolutoire, à savoir le défaut d'exploitation des locaux et le défaut de souscription d'une assurance ; que le premier juge a relevé à tort l'existence d'une contestation sérieuse dans les conditions de la délivrance du commandement au regard de l'exigence de bonne foi du bailleur aux motifs de l'âge du preneur et des prétendues démarches de ce dernier tenant à la vente du fonds de commerce, alors que l'âge du preneur ne constitue pas un motif légitime démontrant que l'interruption de son activité présente un caractère provisoire ou réversible comme l'exige la jurisprudence qui considère en outre qu'il appartient au locataire de prendre toutes dispositions pour faire exploiter le fonds par un tiers salarié ou un locataire gérant ; qu'en outre Mme [P] ne lui a jamais fait part d'éventuelles difficultés ni même de ses démarches tendant à rechercher la vente de son fonds de commerce ni proposé une nouvelle location-gérance, la recherche d'un repreneur ne pouvant en tout état de cause permettre la suspension des obligations du preneur ; que la bonne foi du bailleur est incontestable, les lieux s'avérant inexploités depuis le mois de juin 2022 et aucune cession du fonds de commerce n'étant intervenue, alors en outre que la locataire a cessé de payer ses loyers depuis la décision de première instance et qu'elle n'a jamais produit d'attestation d'assurance.

Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux conclusions susvisées de l'appelante pour un plus ample exposé de ses prétentions et moyens.

L'appelante a signifié sa déclaration d'appel à l'intimée le 28 décembre 2023 (à la personne du conjoint de Mme [P]). Elle a signifié ses conclusions d'appel à l'intimée le 29 janvier 2024 (à la personne de Mme [P]).

L'intimée n'a pas constitué avocat ni conclu dans le délai d'un mois à compter de la signification des conclusions de l'appelante.

SUR CE, LA COUR

A titre liminaire, il doit être rappelé que selon l'article 472 du code de procédure civile, si le défendeur ne comparaît pas il est néanmoins statué sur le fond ; le juge ne fait droit à la demande que dans la mesure où il l'estime régulière, recevable et bien fondée.

L'article L. 145-41 du code de commerce dispose que toute clause insérée dans le bail commercial prévoyant la résiliation de plein droit ne produit effet qu'un mois après un commandement de payer demeuré infructueux. Le commandement doit, à peine de nullité, mentionner ce délai.

La mise en oeuvre des dispositions de l'article L 145-41 du code de commerce n'échappe pas à la règle selon laquelle les conventions doivent être exécutées de bonne foi, énoncée par l'article 1104 du code civil, de sorte que la clause résolutoire doit être invoquée de bonne foi par le bailleur.

L'expulsion d'un locataire commercial devenu occupant sans droit ni titre en vertu du jeu d'une clause résolutoire de plein droit peut être demandée au juge des référés du tribunal judiciaire en application des dispositions de l'article 835 du code de procédure civile, dès lors que le maintien dans les lieux de cet occupant constitue un trouble manifestement illicite ou qu'à tout le moins l'obligation de libérer les lieux correspond dans cette hypothèse à une obligation non sérieusement contestable.

En l'espèce, le bail commercial conclu entre les parties contient une clause résolutoire aux termes de laquelle « A défaut de paiement d'un seul terme de loyer, ou accessoires à son échéance ou d'exécution d'une seule des conditions du bail - et un mois après un simple commandement de payer ou d'exécuter contenant mention de la présente clause, resté sans effet le présent bail sera résilié de plein droit si bon semble au bailleur, même dans le cas de paiement ou d'exécution postérieur à l'expiration du délai fixé ci-dessus et l'expulsion aura lieu immédiatement après le mois, par simple ordonnance de référé. (...) ».

Un commandement visant cette clause résolutoire a été délivré à Mme [P] le 10 mars 2023, d'avoir à exécuter les obligations requises par les conditions 2, 6 et 7 du bail,

- l'article 2 obligeant le preneur à exploiter constamment dans les lieux loués une activité de « vins, liqueurs, traiteur- vente de journaux » à l'exclusion de toutes autres,

- l'article 6 posant des conditions à la cession du droit au bail et à la sous-location,

- l'article 7 obligeant le preneur à assurer les locaux contre l'incendie et les dégâts des eaux.

Le société bailleresse justifie par la production de procès-verbaux de constat établis par commissaire de justice les 7 juillet 2022, 20 septembre 2022 et 8 mars 2023 que le local commercial est fermé et inexploité, un autre procès-verbal de constat établi le 11 avril 2023 au lendemain de l'expiration du délai d'un mois suivant la délivrance du commandement confirmant cette situation.

Ce défaut d'exploitation des lieux loués n'est d'ailleurs pas contesté par Mme [P] qui a pris l'initiative de saisir le juge des référés pour obtenir la suspension des effets de la cause résolutoire en exposant, comme il ressort de l'ordonnance entreprise, qu'elle a rencontré des difficultés avec son locataire-gérant qui ne respectait pas ses obligations et contre lequel elle a dû agir en résiliation du contrat de location-gérance et en expulsion devant le tribunal de commerce de Nanterre, lequel a fait droit à cette demande et les lieux étant libérés le 7 juin 2022 ; qu'elle a conclu une promesse de vente du fonds de commerce le 14 décembre 2022 qui n'a toutefois pas abouti faute de réalisation de la condition suspensive, et qu'elle poursuit toujours la réalisation de la vente de son fonds de commerce.

Le défaut d'exploitation des lieux loués et sa persistance après l'expiration du délai d'un mois suivant la délivrance du commandement est ainsi établie et reconnue.

Il ressort en outre de l'ordonnance déférée que Mme [P] a affirmé que les locaux étaient assurés mais n'en a pas justifié, ce qu'a constaté le premier juge qui a autorisé la locataire à fournir un justificatif de cette assurance dans le mois de la signification de son ordonnance. La société bailleresse indique en appel que cette attestation n'a jamais été fournie.

Il s'ensuit que les conditions d'acquisition de la clause résolutoire sont bien réunies, et c'est à tort que le premier juge a retenu l'existence d'une contestation sérieuse sur les conditions de délivrance du commandement au regard de l'exigence de bonne foi du bailleur, lequel ne pouvait ignorer la situation de Mme [P], son impossibilité d'exploiter personnellement les lieux compte tenu de son âge (88 ans) et sa recherche d'un repreneur du fonds de commerce.

En effet, le grand âge de la locataire et les difficultés qu'elle rencontre pour conclure un contrat de location-gérance ou céder son fonds de commerce ne l'exemptent pas de ses obligations contractuelles, le bailleur n'agissant pas de mauvaise foi en poursuivant la reprise de locaux lui appartenant, alors en outre que les circonstances qui lui sont opposées par sa locataire s'avèrent durables et qu'il n'a toujours pas été remédié au défaut d'exploitation des lieux ni, apparemment, au défaut de leur assurance contre le risque incendie et dégât des eaux.

L'ordonnance entreprise sera donc infirmée en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'elle a débouté la société Leclerc de sa demande reconventionnelle en dommages et intérêts pour action abusive, cette demande n'étant pas reprise en appel.

Statuant à nouveau, la cour constatera la résiliation du bail et ordonnera en conséquence l'expulsion de la locataire et de tous occupants de son chef (sans qu'il soit nécessaire de prononcer une astreinte), la condamnant en outre à titre provisionnel, sur le fondement de l'article 835 alinéa 2 du code de procédure civile et jusqu'à la libération effective des lieux, au paiement d'une indemnité d'occupation égale au montant du loyer, charges et taxes exigibles en vertu du bail.

Partie perdante, Mme [P] sera condamnée aux entiers dépens de première instance et d'appel, en ce compris le coût du commandement, et à payer à la société Leclerc la somme de 1.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour chacune des deux instances.

PAR CES MOTIFS

Infirme l'ordonnance entreprise, sauf en ce qu'elle a débouté la SCI Leclerc de sa demande reconventionnelle de dommages et intérêts,

Statuant à nouveau et y ajoutant,

Constate à la date du 10 avril 2023 l'acquisition de la clause résolutoire prévue au bail commercial conclu par les parties sur les locaux sis [Adresse 1] à [Localité 4] (94),

Ordonne en conséquence l'expulsion de Mme [K] [P] veuve [N] et de tous occupants de son chef des locaux sis [Adresse 1] à [Localité 4] (94), au besoin avec le concours de la force publique et d'un serrurier,

Dit que le sort des meubles sera réglé dans les conditions des articles L. 433-1 et suivants et R.433-1 et suivants du code des procédures civiles d'exécution,

Condamne Mme [P] veuve [N] à payer à la société Leclerc, à titre provisionnel, une indemnité d'occupation égale au montant du loyer, charges et taxes exigibles en vertu du bail, jusqu'à parfaite libération des lieux et remise des clés,

Condamne Mme [P] veuve [N] aux entiers dépens de première instance et d'appel, en ce compris le coût du commandement du 10 mars 2023,

La condamne à payer à la société Leclerc, en application de l'article 700 du code de procédure civile, la somme totale de 2.000 euros pour les deux instances,

Rejette toutes demandes plus amples ou contraires.