CA Versailles, ch. com. 3-2, 2 juillet 2024, n° 22/04782
VERSAILLES
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
CGEC (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Guerlot
Conseillers :
M. Roth, Mme Cougard
Avocats :
Me Teriitehau, Me Baratelli, Me Dupuis, Me Robert
Exposé du litige
Par un contrat de travail du 21 février 1991, la société CGEC, qui avait pour activités l'expertise comptable et le commissariat aux comptes, a embauché M. [R], expert-comptable et commissaire aux comptes.
Entre 2007 et 2010, M. [R] a acquis des participations dans la société HVDB Conseils, devenue CGEAS, société mère de la société CGEC.
Le 6 janvier 2010, le conseil d'administration de la société CGEC l'a nommé président et directeur général.
Le 29 décembre 2017, la société CGEC a absorbé la société CGEAS et est devenue la société CGEC-[N] & Associés (la CGEC).
Le 26 juin 2019, le conseil d'administration de la société anonyme CGEC ' [N] & Associés (la CGEC) a décidé de la révocation des mandats de président et de directeur général de M. [R].
Le 11 octobre 2019, alléguant un préjudice lié aux circonstances de cette révocation, M. [R] a assigné la CGEC devant le tribunal de commerce de Nanterre.
Le 22 juin 2022, ce tribunal, retenant qu'il n'était pas établi que M. [R] avait eu connaissance de ce qu'il allait être révoqué et n'avait pas été invité à fournir ses observations sur les faits qui lui étaient reprochés, a :
- condamné la CGEC à payer à M. [R] la somme de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts ;
- condamné la CGEC à payer à M. [R] la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamné la CGEC aux dépens.
Le 19 juillet 2022, la CGEC a interjeté appel de ce jugement en toutes ses dispositions.
En août 2022, sur proposition du président de la chambre, les parties ont accepté le principe d'une médiation.
Par une ordonnance du 15 septembre 2022, un médiateur a été nommé en la personne de Mme [C] [E].
Par un courrier du 17 avril 2023, le médiateur a avisé la cour de l'échec de la médiation, nonobstant six entretiens séparés.
Par des conclusions du 10 octobre 2023, M. [R] a formé un appel incident, sollicitant la réformation du jugement du 22 juin 2022 en ses dispositions ayant condamné la CGEC à lui payer la somme de 20 000 euros et rejeté sa demande pour le surplus.
Par dernières conclusions du 20 mars 2024, la CGEC demande à la cour :
- d'écarter des débats l'attestation remplie par Mme [H] [S] (pièce adverse n 44) produite par M. [R] ;
- d'infirmer le jugement ;
Et statuant à nouveau,
- de débouter M. [R] de l'intégralité de ses demandes ;
- de condamner M. [R] à lui payer la somme de 30 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Par dernières conclusions du 2 avril 2024, M. [R] demande à la cour :
- de confirmer le jugement en ce qu'il a jugé que la CGEC avait commis une faute en le révoquant brutalement de son mandat social et en méconnaissant son obligation de loyauté et l'a condamnée à lui payer la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, enfin l'a condamnée aux dépens ;
- d'infirmer le jugement en ce qu'il a jugé que sa révocation n'avait pas porté atteinte à son honneur et à sa probité et limité le montant des dommages-intérêts à la somme de 20 000 euros ;
Et statuant à nouveau,
- juger que sa révocation a été vexatoire ;
- condamner la CGEC à lui payer la somme de 100 000 euros à titre de dommages et intérêts ;
- condamner la CGEC à lui payer la somme de 20 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner la CGEC aux dépens d'appel.
La mise en état a été clôturée par ordonnance du 25 avril 2024.
A l'audience du 21 mai 2024, l'ordonnance de clôture a été rabattue et la mise en état en état immédiatement clôturée à nouveau, pour permettre l'admission de la synthèse de ses conclusions demandée à la CGEC, reçue le 17 mai 2024.
Pour plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, il est renvoyé aux conclusions susvisées, celles de la CGEC devant être considérées comme comportant la synthèse datée du 17 mai 2024.
Motifs
Sur l'attestation émanant de Mme [S]
Aux termes de l'article 202 du code de procédure civile, l'attestation mentionne les nom, prénoms, date et lieu de naissance, demeure et profession de son auteur ainsi que, s'il y a lieu, son lien de parenté ou d'alliance avec les parties, de subordination à leur égard, de collaboration ou de communauté d'intérêts avec elles ; elle indique en outre qu'elle est établie en vue de sa production en justice et que son auteur a connaissance qu'une fausse attestation de sa part l'expose à des sanctions pénales.
Ces règles de forme ne sont pas prescrites à peine de nullité (1ère Civ, 30 novembre 2004, n°03-19.190), et les juges qui écartent des débats une attestation au seul motif qu'elle est irrégulière en la forme, sans en apprécier la valeur probante, privent leur décision de base légale (1ère Civ, 8 juillet 2020, n°19-12.207).
En l'espèce, il n'est pas contesté qu'à l'été 2019, Mme [S] a démissionné de la CGEC, pour être ensuite embauchée par une société dirigée par M. [R] ; l'attestation émanant de Mme [S] datée du 18 septembre 2019 produite par M. [R] ne répond donc pas aux conditions de forme prévues à l'article 202 précité, notamment en ce qu'elle ne mentionne pas de manière exhaustive les liens de subordination ou de collaboration existant entre son auteur et l'intimé ni la connaissance que son auteur avait de l'éventualité de sanctions pénales en cas de fausse attestation.
Toutefois, la production de cette attestation ne comporte aucune atteinte au principe de loyauté des débats, de sorte qu'il incombe à la cour d'en apprécier la valeur probante, en tant que de besoin ; il n'y a donc pas lieu d'écarter cette pièce.
Sur les circonstances de la révocation
Selon l'article L. 225-47 du code de commerce, le conseil d'administration d'une société anonyme peut révoquer son président à tout moment.
Aux termes de l'article L. 225-55 de ce code,
« Le directeur général est révocable à tout moment par le conseil d'administration. (') Si la révocation est décidée sans juste motif, elle peut donner lieu à dommages-intérêts, sauf lorsque le directeur général assume les fonctions de président du conseil d'administration. »
En application ces textes, la révocation du président ' directeur général d'une société anonyme est discrétionnaire et peut être décidée à tout moment, sans préavis ni motivation.
Elle peut cependant donner lieu à des dommages intérêts en cas d'abus, lorsqu'elle a été accompagnée de circonstances ou a été prise dans des conditions qui portent atteinte à la réputation ou à l'honneur du dirigeant révoqué, ou si elle a été décidée brutalement, sans respecter l'obligation de loyauté (voir notamment Cass. com., 14 mai 2013, n° 11-22.845, publié ; 21 juin 1988, n° 86-19.166, publié).
Seules les circonstances entourant la révocation pouvant le caractériser, il n'y a pas lieu d'examiner les griefs formulés contre l'intéressé pour déterminer si un tel abus est établi (Com., 26 nov. 1996, n° 94-15.661, publié ; 21 juin 1988, n°86-19.166).
En tout état de cause, le principe de la contradiction, dont la violation constitue un manquement à l'obligation de loyauté, suppose que le dirigeant ait eu connaissance des motifs de sa révocation envisagée et ait été mis en mesure de présenter ses observations préalablement à la décision (Com, 26 avr. 2017, n° 15-12.560 ; 11 oct. 2023, n°22-12.361 ; 3 mars 2015, n° 14-12.036), même lorsque la révocation est justifiée par une faute grave (Cass. com., 25 nov. 2014, n° 13-21.460 ; 26 avril 1994, n°92-15.884).
Toutefois, ce principe n'est pas méconnu lorsque le dirigeant révoqué n'ignorait pas les griefs qui lui étaient faits, dans une situation où, par exemple, il avait lui-même convoqué le conseil d'administration et où il était connu que les mesures de restructuration qu'appelaient la situation de l'entreprise impliquaient son remplacement (Com, 12 mai 2004, n° 00-19.415).
Il en va de même, lorsque les griefs qui lui sont faits ont été portés à la connaissance du dirigeant avant l'assemblée générale, la société et ses organes n'ont pas l'obligation d'ouvrir une discussion préalable avec celui-ci lorsqu'il y a répliqué (Com., 10 juill. 2012, n° 11-19.563, publié).
La Cour de cassation a approuvé un arrêt ayant retenu que, s'étant abstenu de se rendre tant au conseil d'administration ayant précédé l'assemblée générale au cours de laquelle son éviction a été décidée qu'à cette dernière, et s'étant ainsi de lui-même exclu des débats, un dirigeant révoqué ne pouvait se plaindre d'une violation de ses droits (Com., 10 juill. 2012, n° 11-23.280).
La charge de la preuve d'un abus incombe au dirigeant révoqué (voir par exemple Com, 27 mars 1990, n° 88-18.177, publié ; 9 oct. 1990, n° 89-15.245, publié).
En l'espèce, l'article 15 des statuts de la CGEC, mis à jour à l'occasion de l'opération de fusion de décembre 2017, se borne, s'agissant de la fin du mandat du directeur général, à mentionner qu'il est révocable à tout moment (pièce GEC n°50, p. 59), sans prévoir de modalités particulières de convocation ou d'information préalable du dirigeant en cas de révocation.
La CGEC justifie la révocation de M. [R] par trois griefs, qu'elle expose avoir été révélés au printemps 2019, au cours des opérations de vérification des comptes de l'exercice clos au 31 décembre 2018, par Mme [V], commissaire aux comptes : une augmentation non autorisée de sa propre rémunération, des dépenses somptuaires non justifiées sans lien avec l'intérêt social, le paiement indu d'une prestation à l'épouse de M. [R] ; le 26 novembre 2020, le commissaire aux comptes a dénoncé ces faits au procureur de la République près le tribunal judiciaire de Nanterre comme pouvant constituer des délits.
Il résulte du procès-verbal du conseil d'administration réuni le 20 mai 2019, entre 17h00 et 19h00, que ces trois griefs, exposés de manière circonstanciée, en présence du commissaire aux comptes, ont à cette occasion été discutés par M. [R] ; que le commissaire aux comptes a indiqué qu'en raison des anomalies relevées, elle émettrait des réserves sur les comptes, voire refuserait de les certifier.
Sont encore versées aux débats le courriel du 13 mai 2019 par lequel le commissaire aux comptes a demandé des explications à M. [R] sur ses dépenses et la commission versées à son épouse, ainsi que les réponses de l'intéressé en date des 14 et 18 mai suivant, tous échanges antérieurs au conseil d'administration du 20 mai 2019.
Par un chèque daté du 6 juin 2019, M. [R] a remboursé une partie des dépenses injustifiées qui lui étaient reprochées ; par un chèque du même jour, son épouse a remboursé à la CGEC la commission de 20 000 euros considérée comme indue ; d'où il peut être inféré que M. [R] a admis une partie des griefs qui lui étaient faits en sa qualité de dirigeant.
La révocation litigieuse a été décidée par le conseil d'administration réuni le 26 juin 2019.
La réunion du conseil d'administration du 26 juin 2019 a été précédée, le même jour, par une réunion du l'assemblée générale à laquelle M. [R] a participé.
Il résulte du procès-verbal de cette assemblée générale que cette réunion, débutée le matin à 10h00, a été ajournée à 15h00, pour permettre à M. [R] de se rendre à un enterrement ; qu'elle a ensuite duré jusqu'à 17h45, soit près de trois heures ; qu'au cours de cette réunion, les administrateurs ont évoqué la rémunération de M. [R] (9e résolution), les frais que celui-ci s'engageait à rembourser (dixième résolution), enfin ont nommé M. [L] et M. [P] en qualité d'administrateurs.
Ayant participé à cette assemblée générale, à laquelle siégeaient les deux autres administrateurs de la société, savoir le Groupe Audit, représenté par M. [N], et M. [M], et au cours de laquelle avaient été nommés deux nouveaux administrateurs, M. [R] ne pouvait ignorer l'intention de la société de mettre fin à son mandat.
Le procès-verbal du conseil d'administration du 26 juin 2019 mentionne en outre que, informé par M. [N] à l'issue de l'assemblée [générale] qu'il était prévu de changer le président-directeur général de la société, M. [R] n'avait pas souhaité être présent à la séance du conseil d'administration.
La réunion du conseil d'administration a débuté à 18h00, soit un quart d'heure après la fin de l'assemblée générale à laquelle M. [R] avait assisté ; le conseil d'administration a alors mis fin à son mandat, les fonctions de président-directeur général étant confiées à M. [L].
Au vu des éléments qui précèdent, il convient de retenir que M. [R] était, plus d'un mois avant la décision litigieuse, informé de manière circonstanciée de trois griefs au moins qu'il savait de nature à entraîner sa révocation et qu'il avait pu discuter utilement ; qu'en choisissant de ne pas assister au conseil d'administration au cours duquel sa révocation a été décidée, il s'est privé volontairement d'une possibilité de débattre à nouveau de ces griefs ; qu'aucune brutalité ni manquement au principe de loyauté ne sont ainsi établis dans la mise en 'uvre, par la CGEC, du processus de révocation de M. [R], à qui aucun préavis n'était dû.
Au soutien de la thèse selon laquelle sa révocation, brutale et vexatoire, s'est accompagnée d'un dénigrement auprès de plusieurs salariés de l'entreprise ayant porté atteinte à son honneur et à sa réputation, M. [R] produit la seule attestation émanant de Mme [S] en date du 18 septembre 2019 dont il a déjà été question.
De cette attestation, il résulte seulement que, le 22 août 2019, M. [N], directeur général du Groupe Audit et administrateur de la CGEC, lui a déclaré que M. [R] n'avait plus le droit de signer des comptes, car il avait commis une faute grave.
En raison des liens de collaboration unissant M. [R] à Mme [S], cette pièce est d'une faible valeur probante. Mais surtout, contrairement à ce que soutient M. [R], le fait de lui imputer une « faute grave », sans autre précision, n'était, compte tenu des motifs de sa révocation, pas de nature à constituer un dénigrement ou à porter atteinte à son honneur.
Il convient en conséquence d'infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions et d'écarter les prétentions de M. [R].
Sur les demandes accessoires
L'issue du litige implique que l'intimé supporte les dépens.
Il sera en outre alloué à l'appelante l'indemnité de procédure forfaitaire prévue au dispositif.
Par ces motifs,
La cour
Dit n'y avoir lieu d'écarter des débats l'attestation émanant de Mme [S] ;
Infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;
Et statuant à nouveau,
Rejette la demande de dommages et intérêts de M. [R] ;
Condamne M. [R] aux dépens de première instance et d'appel ;
Condamne M. [R] à payer à la société CGEC- [N] & Associés la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.