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Décisions

CA Versailles, ch. civ. 1-5, 27 juin 2024, n° 23/07818

VERSAILLES

Arrêt

Confirmation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Vasseur

Conseillers :

Mme De Rocquigny Du Fayel, Mme Igelman

Avocats :

Me Dupuis, Me Herman, Me Ayache, Me Massa

T. com. Nanterre, du 3 nov. 2023, n° 202…

3 novembre 2023

EXPOSE DU LITIGE

La société Sodexo, fondée par [K] [P], est détenue à hauteur de 42,8 % de son capital, par la société [P] SA (ci-après la société [P]), qui rassemble la famille de celui-ci sur les deux générations suivantes. Mme [R] [P], qui est la nièce du fondateur, est propriétaire de la nue-propriété de 911 actions, dont l'usufruit, à la suite de cessions successives a été cédé à la société [P].

Comme il ne sera pas question de l'usufruit de ces actions pour la suite de cet arrêt, il ne sera évoqué, par souci de simplicité, que la cession des actions, bien qu'il ne s'agisse que de leur nue-propriété.

Au cours de l'année 2022, Mme [R] [P] a souhaité, d'une part, céder 360 de ses actions et, d'autre part, en transférer 542 au sein d'une holding luxembourgeoise qu'elle était destinée à détenir avec sa fille unique, précisément pour préparer sa succession.

La cession des 360 actions s'est réalisée le 31 juillet 2023 au profit de la société Soparinvest, pour un prix de 142.345 euros par actions, soit la somme totale de 51.244.200 euros. Cette cession n'est pas l'objet du présent litige.

Le différend entre les parties porte sur la question du rachat, ou non, par la société [P], des 542 actions que Mme [P] avait initialement prévu de transférer dans une holding patrimoniale.

Si les actions de la société [P] sont librement cessibles entre les actionnaires, leur cession à des tiers, ce que serait en l'occurrence la holding luxembourgeoise constituée par Mme [R] [P] et sa fille, est soumise à l'agrément du conseil de surveillance, en application de l'article 10.3 des statuts de la société [P].

Aussi Mme [R] [P] a-t-elle écrit le 29 juillet 2022 à son cousin, M. [B] [P], président du directoire de la société [P], afin de lui faire part de ce projet, en retenant une valeur unitaire pour chaque action de 179.090 euros, soit un montant total d'environ 97 millions d'euros. En réponse, par courrier du 7 septembre suivant, la société [P] a écrit à Madame [R] [P] que l'apport des 542 actions était bien soumis à la procédure d'agrément et que le courrier du 29 juillet 2022 valait demande d'agrément.

Par délibération du 20 octobre 2022, le conseil de surveillance de la société [P] a rejeté la demande d'agrément, rejet qui a été notifié à Mme [R] [P] par courrier du lendemain.

L'article 10.3 des statuts évoqué plus haut prévoit qu'en cas de refus du cessionnaire proposé, le directoire est tenu, dans le délai de trois mois à compter de la notification du refus, de faire acquérir les actions soit par un ou plusieurs actionnaires ou par des tiers, soit, avec le consentement du cédant, par la société en vue d'une réduction du capital.

Par courrier du 15 décembre 2022, la société [P] a écrit à Mme [R] [P] pour lui indiquer qu'elle n'était pas d'accord avec la valorisation de ses titres, puis par un nouveau courrier daté du 12 janvier 2023, lui proposer le rachat de ses 542 actions au prix unitaire de 81.965 euros.

Par courrier du 16 janvier 2023, Mme [R] [P] a fait part de son opposition au prix proposé par la société [P].

Par acte du 19 janvier 2023, la société [P] a fait assigner Mme [R] [P] devant le juge des référés du tribunal de commerce de Nanterre afin d'obtenir une prolongation du délai prévu par l'article L. 228-24 du code de commerce pour la réalisation du rachat des actions. En outre, par acte du 8 février 2023, la société [P] a fait assigner Mme [R] [P] devant le président du tribunal de commerce de Nanterre, cette fois suivant la procédure accélérée au fond et non pas la procédure de référé, afin que soit désigné un expert sur le fondement de l'article 1843-4 du Code civil pour fixer la valeur des titres.

Par une unique ordonnance du 16 mars 2023, le président du tribunal de commerce de Nanterre a désigné un expert, en la personne de Mme [D], afin de déterminer le prix des 542 actions en nue-propriété et a prolongé d'un mois, à compter de la remise du rapport à venir de l'expert, le délai imparti à la société [P] pour racheter ou faire racheter les titres.

Le rapport d'expertise a été remis au mois de juin 2023, le 15 juin selon Mme [R] [P] et le 22 juin selon la société [P]. Ce rapport retient une valeur de 142.345 euros par action, soit un prix total de 77.151.165 euros pour les 542 actions de Mme [R] [P].

Par lettre du 23 juin 2023, la société [P] a écrit à Mme [R] [P] en lui demandant de confirmer son souhait de céder les actions, afin que le rachat puisse intervenir dans le délai d'un mois suivant la remise du rapport.

Par lettre du 27 juin 2023, Mme [R] [P] a écrit à son cousin, M. [B] [P], président du directoire de la société [P] : « N'ayant pas le choix que de vendre au prix estimé par l'évaluateur pour organiser ma succession (même si je conteste la méthode d'évaluation retenue comme tu le sais), je te remercie de m'adresser la documentation afférente. »

Par courriel officiel du 10 juillet 2023, le conseil de Mme [R] [P] a indiqué accepter de céder les 542 titres à la société [P] au prix fixé par l'expert, tout en précisant qu'elle en contestait la méthode de valorisation et a ajouté : « Je vous prie de trouver ci-joint copie de son passeport et de son RIB et vous propose d'organiser la signature originale mercredi matin. »

Alors que la réunion de signature était finalement fixée au jeudi 13 juillet 2023, la signature n'est pas intervenue : selon la société [P], c'est Mme [R] [P] qui a refusé de procéder à la signature sans motif valable (§ 16 de ses conclusions) ; selon Mme [R] [P] (avant-dernier § de la 19e page de ses conclusions), aucun représentant de la société [P] n'était présent à l'heure et au lieu fixés.

Par acte du 13 juillet 2023, la société [P] a fait assigner Mme [R] [P] devant le juge des référés du tribunal de commerce de Nanterre en sollicitant, d'une part, une nouvelle prolongation du délai pour réaliser la cession puis, d'autre part, par des conclusions additionnelles, qu'il soit ordonné à la défenderesse de signer l'acte de cession.

Par ordonnance contradictoire rendue le 3 novembre 2023, le juge des référés du tribunal judiciaire de Nanterre a :

dit n'y avoir lieu à référé sur la demande de la société [P] d'ordonner la cession à son profit des 542 titres détenus par Mme [P] et la prolongation du délai associée à cette opération ;

débouté la société [P] de sa demande de proroger le délai de réalisation de la cession litigieuse jusqu'à un mois après le prononcé de la décision au fond qui sera rendue par le tribunal de commerce de Nanterre ;

condamné la société [P] à payer à Mme [P] la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

condamné la société [P] aux dépens.

Par déclaration reçue au greffe le 20 novembre 2023, la société [P] a interjeté appel de cette ordonnance en tous ses chefs de dispositif.

Dans ses dernières conclusions déposées le 26 avril 2024 auxquelles il convient de se rapporter pour un exposé détaillé de ses prétentions et moyens, la société [P] demande à la cour, au visa des articles L. 228-24 et R. 228-23 du code de commerce, 1843-4 du code civil et 873 du code de procédure civile, de :

'- déclarer la société [P] S.A. recevable et bien fondée en son appel et en l'ensemble de ses

demandes ;

y faisant droit

- infirmer l'ordonnance du juge des référés du tribunal de commerce de Nanterre en ce qu'elle :

- dit n'y avoir lieu à référé sur la demande de la SA [P] d'ordonner la cession à son profit des 542 titres détenus par Mme [R] [P] et la prolongation du délai associée à cette opération ;

- déboute la SA [P] de sa demande de proroger le délai de réalisation de la cession litigieuse jusqu'à un mois après le prononcé de la décision au fond qui sera rendue par le tribunal de commerce de Nanterre ;

- condamne la SA [P] à payer à Mme [R] [P] la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- rappelle que l'exécution provisoire est de droit ;

- condamne la SA [P] aux dépens.

statuant à nouveau,

1. sur la demande d'astreinte

- ordonner sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard à compter de la signification de la décision à intervenir à Mme [R] [P] de signer l'ordre de mouvement de titres portant sur les 542 actions susvisées et le formulaire CERFA requis afin de réaliser la cession de celles-ci au profit de la société [P] S.A. contre le versement du prix de cession d'un montant de 77.151.165 euros ;

- dire que la cour se réservera la faculté de liquider cette astreinte ;

2. sur l'octroi de délais

à titre principal,

- juger la société [P] S.A. recevable et bien fondée à former appel de droit commun de l'ordonnance ayant refusé de lui accorder un délai ;

à titre subsidiaire,

- juger la société [P] S.A. recevable et bien fondée à former appel-nullité de l'ordonnance ayant refusé de lui accorder un délai ;

- annuler sur ce point l'ordonnance rendue le 3 novembre 2023 par le juge des référés du tribunal de commerce de Nanterre ;

en tout état de cause et statuant à nouveau,

- ordonner, pour le cas où une astreinte serait prononcée à l'encontre de Mme [R] [P],

la prolongation du délai de réalisation de la cession de la nue-propriété des 542 actions de la société [P] S.A. détenues par Mme [R] [P] pour une durée supplémentaire d'un mois à compter de la décision à intervenir ;

- proroger subsidiairement, s'il n'était pas fait droit à ladite demande d'astreinte, le délai de réalisation de la cession jusqu'au prononcé de la décision au fond qui sera rendue par le tribunal de commerce de Nanterre, augmenté d'un mois, sur l'assignation délivrée par Mme [R] [P] le 19 septembre 2023 ;

en tout état de cause

- débouter Mme [R] [P] de toutes ses exceptions, prétentions, conclusions et demandes

plus amples ou contraires au présent dispositif ;

- condamner Mme [R] [P] aux dépens de première instance et d'appel et à verser à la

société [P] S.A. la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 code de procédure civile.'

En premier lieu, la société [P] indique que le juge des référés est compétent, nonobstant le fait que l'intimée a saisi le juge du fond à la veille des plaidoiries de l'audience de référé : en application de l'article 873 du code de procédure civile, il peut ordonner l'exécution d'une obligation de faire, dès lors que l'existence de ladite obligation n'est pas sérieusement contestable. La société [P] considère que le juge des référés aurait dû ordonner sous astreinte la signature de la documentation juridique, dès lors que la procédure d'agrément a été respectée, que l'objet de la vente, à savoir les 542 actions de la société [P], est défini et que le prix de la vente ne pose plus de difficulté, ce prix ayant été fixé par l'expert sur le fondement de l'article 1843-4 du Code civil. La société [P] considère que les deux motifs invoqués par Mme [R] [P] pour avoir refusé sa signature, lors de la réunion du 13 juillet 2023, et qui tiennent, d'une part au défaut de présentation de la carte d'identité de M. [B] [P] qui n'est autre que son cousin et, d'autre part, au défaut d'habilitation de ce dernier à signer alors qu'il est le président du directoire de la société [P], sont fallacieux et insignifiants. Dès lors que Mme [R] [P] avait, dans sa lettre du 27 juin 2023, rappelé l'objet de la cession, à savoir les 542 actions, qu'elle avait également confirmé qu'elle n'avait « pas le choix que de vendre » et qu'elle avait enfin accepté le prix estimé par l'expert évaluateur et dès lors en outre que par un courriel officiel du 10 juillet 2023, elle avait indiqué accepter de céder les 542 titres à la société [P] au prix fixé par l'expert, elle a définitivement marqué son accord, tant sur la chose que sur le prix, pour la cession des actions. La société [P] fait valoir qu'une cession d'actions ne requiert pas un écrit ad validitatem et que les deux écrits de Mme [R] [P], des 27 juin et 10 juillet 2023, constituent des commencements de preuve par écrit, au sens de l'article 1362 du Code civil. La société [P] ajoute que la question de la réduction ultérieure de son capital n'a pas lieu d'être prise en compte dans la présente procédure car elle n'est pas une condition de la cession mais seulement sa suite, de sorte que la tenue d'une assemblée générale préalable pour décider de l'acquisition des titres par la société en vue de la réduction du capital n'était pas requise. La société [P] ajoute que l'autorisation préalable de son directoire n'était pas non plus requise dès lors que la société est engagée par la signature du président du directoire, quitte à ce que la responsabilité de ce dernier soit engagée à l'égard de la société s'il a excédé ses pouvoirs.

S'agissant de sa demande tendant à proroger le délai pour réaliser la cession, la société [P] indique qu'elle est recevable en l'appel formé de ce chef car s'il résulte des articles L. 228-24 et R. 228-23 du code de commerce que les ordonnances autorisant la prolongation du délai sont insusceptibles de recours, les ordonnances qui refusent d'accorder un tel délai sont en revanche susceptibles d'appel.

Au demeurant, pour l'hypothèse où il serait retenu que l'appel de droit commun serait irrecevable, la société [P] indique qu'elle serait recevable à invoquer un appel nullité en raison de l'abus de pouvoir commis par le premier juge, qui a estimé que la demande de prolongation de délai se heurtait à une contestation sérieuse de l'obligation de Mme [P] de vendre ses titres, alors que le juge des référés tient en l'occurrence sa compétence, non pas de l'article 872 du code de procédure civile, mais des articles L. 228-24 et R. 228-23 du code de commerce précités. En statuant en tant que juge de la contestation sérieuse, la société [P] considère que le juge de première instance a commis un excès de pouvoir.

S'agissant du délai qu'elle sollicite pour réaliser la cession, la société [P] estime qu'en faisant droit à la demande d'astreinte pour contraindre l'intimée à régulariser la cession des actions litigieuses, la cour doit en même temps proroger le délai pour la réaliser d'une durée supplémentaire d'un mois à compter de l'arrêt à intervenir. Pour le cas où il ne serait pas fait droit à la demande d'astreinte et d'octroi d'un délai d'un mois, la société [P] sollicite que le terme du délai pour réaliser la cession soit reporté jusqu'à l'écoulement d'un délai d'un mois à compter de la décision au fond qui sera rendue par le tribunal de commerce de Nanterre sur l'assignation délivrée par Mme [P].

Dans ses dernières conclusions déposées le 3 mai 2024 auxquelles il convient de se rapporter pour un exposé détaillé de ses prétentions et moyens, Mme [P] demande à la cour, au visa des articles R. 228-23 et L. 228-24 du code de commerce et 873 du code de procédure civile, de :

'- déclarer irrecevables les demandes 1 et 2 de la société [P] SA en ce qu'elles sont contradictoires

- déclarer irrecevable la demande nouvelle de condamnation de Mme [R] [P] à verser à [P] SA la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile en ce qu'elle est tardive,

à titre subsidiaire,

- déclarer irrecevable l'appel sur le rejet de la demande de prorogation de délai

- confirmer l'ordonnance dont appel pour le surplus en ce qu'elle a

- dit n'y avoir lieu à référé sur la demande de la SA [P] d'ordonner la cession à son profit des 542 titres détenus par Mme [R] [P]

- condamné la SA [P] à payer à Mme [R] [P] la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- rappelé que l'exécution provisoire est de droit ;

- condamné la SA [P] aux dépens ;

- débouter la société [P] SA de l'ensemble de ses autres demandes.

à titre très subsidiaire,

- confirmer l'ordonnance dont appel en toutes ses dispositions

- débouter la société [P] SA de l'ensemble de ses autres demandes.

en tout état de cause,

- condamner la société [P] SA à payer à Mme [R] [P] la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens '

Mme [R] [P] considère en premier lieu que les demandes de l'appelante sont irrecevables en ce qu'elles sont contradictoires, dès lors que cette dernière demande qu'il soit ordonné à la fois la signature de l'ordre de mouvement des titres et la prolongation du délai de réalisation de la cession des mêmes titres.

À titre subsidiaire, elle considère que la décision de rejet de la demande de prorogation de délai est insusceptible de recours, ainsi qu'il résulte de la dernière phrase de l'article R. 228-23 du code de commerce, qui ne distingue pas selon que le juge a accordé ou refusé la prorogation du délai. Elle ajoute que la Cour de cassation interprète strictement cette règle procédurale et rappelle que le délai de trois mois énoncé à l'article L. 228-24 du code de commerce est impératif, de sorte qu'il ne peut être prorogé que judiciairement ; dès lors, le délai pour réaliser la cession ayant expiré le 15 juillet 2023, il ne peut renaître par l'effet d'un appel et l'appel nullité de l'ordonnance est lui-même irrecevable, aucun excès de pouvoir n'étant caractérisé.

À titre encore plus subsidiaire, Mme [R] [P] indique la demande d'exécution forcée pour la cession se heurte à des contestations sérieuses en raison, d'une part, de l'absence de vente parfaite, et, d'autre part, de la faculté de renonciation dont elle dispose à tout moment. S'agissant de l'absence de vente parfaite, Mme [R] [P] indique qu'elle n'a jamais voulu céder l'intégralité de ses titres et que l'échange de mails officiels entre conseils du 10 juillet 2023 ne peut constituer une telle vente : elle indique à cet égard que le directoire de la société [P], seul organe investi des pouvoirs nécessaires à la réalisation d'un tel acte selon l'article 12 des statuts, n'avait pas donné mandat à son président pour procéder à l'achat ; en outre, le courriel du conseil de la société [P], en date du 10 juillet 2023, portait lui-même sur une chose contraire aux statuts, dès lors que l'offre qu'il contenait indiquait expressément que l'acquisition des titres n'était pas formulée en vue d'une réduction du capital mais au contraire en vue d'un « reclassement » des titres, lequel n'est pas autorisé. En outre, Mme [P] indique que le courriel de son conseil, en date du 10 juillet 2023, ne constituait pas la preuve exigée par le Code civil s'agissant d'un acte de disposition portant sur plus de 77 millions d'euros pour une personne physique. Au surplus, constituerait-il un commencement de preuve par écrit, il n'est corroboré par aucun autre moyen de preuve, Mme [P] ayant été à cet égard très claire lors de la réunion du 13 juillet 2023 en exprimant son refus de donner son accord à la cession et en refusant de signer les actes présentés ce jour-là. Les autres écrits invoqués par la société [P] ne sont à cet égard pas davantage opérants : la lettre du 27 juin 2023 ne peut valoir comme un accord alors que le cessionnaire n'était pas identifié et la cession des 360 titres ne serait jamais intervenue si les 542 autres titres avaient eux-mêmes été cédés. Enfin, Mme [P] rappelle qu'en application de l'article L. 228-24 du code de commerce, le cédant peut à tout moment renoncer à la cession de ses titres, même lorsque l'agrément est réputé acquis, de sorte que la demande tendant à ce qu'il lui soit ordonné de signer le transfert des actions est en tout état de cause mal fondée.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 7 mai 2024.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur la fin de non-recevoir soulevée par Mme [P] :

Contrairement à ce que soutient Mme [R] [P], le fait pour son adversaire de demander que soient ordonnées la signature de la cession des titres et la prolongation du délai de réalisation de la cession n'est pas contradictoire : en effet, le temps de réalisation de l'exécution d'une éventuelle obligation, mise à la charge de Mme [R] [P], de signer la cession des titres, peut rendre nécessaire la prolongation du délai pour ce faire.

Au surplus, la fin de non-recevoir invoquée n'est fondée que sur l'article 954 du code de procédure civile, en ce qu'il dispose que la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif et n'examine les moyens au soutien de ces prétentions que s'ils sont invoqués dans la discussion. Cette disposition n'a aucun rapport avec la question d'une éventuelle contradiction des demandes entre elles, étant en outre relevé que la société [P] motive chacune de ses demandes.

Aussi convient-il de rejeter cette fin de non-recevoir soulevée par Mme [P].

Sur la recevabilité de l'appel portant sur le chef de dispositif rejetant la demande de prorogation du délai :

L'article R. 228-23, alinéa 2, du code de commerce dispose : « La demande d'agrément du cessionnaire prévue au premier alinéa de l'article L. 228-24 est notifiée à la société par acte extrajudiciaire ou par lettre recommandée avec demande d'avis de réception.

La désignation de l'expert prévue à l'article 1843-4 du code civil est faite par le président du tribunal de commerce ; celui-ci accorde par ordonnance de référé, l'actionnaire cédant et le cessionnaire dûment appelés, la prolongation de délai prévue au troisième alinéa de l'article L. 228-24. Ces ordonnances ne sont pas susceptibles de recours. »

Contrairement à ce que soutient la société [P], il ne résulte pas de la rédaction de cet article une distinction sur la possibilité d'interjeter appel de ces ordonnances selon qu'elles accordent ou non la prolongation de délai. Aussi ne peut-il être interjeté appel du chef de dispositif de l'ordonnance de première instance ayant débouté la société [P] de sa demande de prolongation de délai.

La société [P] n'est pas davantage recevable en son appel-nullité à l'encontre de ce chef de dispositif de l'ordonnance, dès lors qu'elle ne caractérise aucunement un excès de pouvoir du juge de première instance sur ce point. En effet, le moyen qu'elle invoque à ce titre et qui tient, selon elle, à ce que le juge des référés aurait dû sur ce point tirer sa compétence juridictionnelle, non pas de l'article 872 du code de procédure civile mais des articles L. 228-24 et R. 228-23 du code de commerce n'est pas susceptible d'établir un excès de pouvoir : la simple erreur du juge des référés, à la supposer avérée, portant sur le fondement légal de sa décision, ne procède pas d'un excès de pouvoir dès lors que la décision elle-même pouvait être prise par ce juge, ce qui est bien le cas en l'espèce car l'article R. 228-23 du code de commerce permet au juge des référés d'accorder ou de refuser la prolongation de délai.

Aussi convient-il de déclarer irrecevable l'appel et l'appel-nullité interjetés sur ce chef de dispositif par la société [P].

Au demeurant et à titre surabondant, la société [P] est en tout état de cause sans intérêt à soutenir la recevabilité de son appel sur ce chef de dispositif dès lors que, ainsi qu'il va être mentionné plus loin, sa demande de tendant à ce que Mme [P] soit condamnée sous astreinte à signer l'ordre de mouvement des titres va être rejetée.

Sur la demande tendant à ce qu'il soit ordonné à Mme [P] de signer l'ordre de mouvement des titres :

En application de l'article 873 du code de procédure civile, le juge des référés du tribunal de commerce peut ordonner l'exécution d'une obligation, même s'il s'agit d'une obligation de faire, dès lors que l'existence de celle-ci n'est pas sérieusement contestable.

L'enjeu du litige porte dès lors sur le point de savoir si Mme [R] [P] est tenue d'une obligation non sérieusement contestable de signer l'ordre de mouvement des 542 actions.

L'article L. 228-24 du code de commerce dispose : « Si une clause d'agrément est stipulée, la demande d'agrément indiquant les nom, prénoms et adresse du cessionnaire, le nombre des titres de capital ou valeurs mobilières donnant accès au capital dont la cession est envisagée et le prix offert, est notifiée à la société. L'agrément résulte, soit d'une notification, soit du défaut de réponse dans un délai de trois mois à compter de la demande.

Si la société n'agrée pas le cessionnaire proposé, le conseil d'administration, le directoire ou les gérants, selon le cas, sont tenus, dans le délai de trois mois à compter de la notification du refus, de faire acquérir les titres de capital ou valeurs mobilières donnant accès au capital, soit par un actionnaire ou par un tiers, soit, avec le consentement du cédant, par la société en vue d'une réduction du capital. A défaut d'accord entre les parties, le prix des titres de capital ou valeurs mobilières donnant accès au capital est déterminé dans les conditions prévues à l'article 1843-4 du code civil. Le cédant peut à tout moment renoncer à la cession de ses titres de capital ou valeurs mobilières donnant accès au capital. Toute clause contraire à l'article 1843-4 dudit code est réputée non écrite.

Si, à l'expiration du délai prévu à l'alinéa précédent, l'achat n'est pas réalisé, l'agrément est considéré comme donné. Toutefois, ce délai peut être prolongé par décision de justice à la demande de la société. »

La phrase selon laquelle « le cédant peut à tout moment renoncer à la cession de ses titres de capital ou de valeurs mobilières donnant accès au capital » a été ajoutée par l'article 33 de l'ordonnance n° 2004-604 du 24 juin 2004. Le rapport au président de la République pris pour cette ordonnance indique à cet égard : « les articles 32 et 33 de l'ordonnance introduisent explicitement dans le code de commerce des clauses d'agrément, même entre actionnaires, pour la cession de titres nominatifs de capital ou donnant accès au capital et la faculté de renoncer à tout moment à la cession pour le cédant, comme cela existe pour les sociétés à responsabilité limitée (SARL), y compris après la fixation du prix par l'expert. »

Le cas de jurispudence mis en exergue par la société [P] (Com., 4 janvier 2023, n° 21-10.035) ne porte pas sur la même configuration que celui de la présente espèce et la question de la faculté, pour le cédant, de pouvoir renoncer à tout moment à la cession de ses titres, n'y était pas posée.

En employant le terme de renonciation et en indiquant que celle-ci peut intervenir « à tout moment », le législateur a bien insisté sur le fait que tant que la cession n'est pas avérée, il est loisible à la partie qui envisageait d'y procéder de revenir sur cette décision.

Dès lors, l'obligation, invoquée par la société [P], qui pèserait sur Mme [P] de signer l'ordre de mouvement des titres se heurte à une contestation particulièrement sérieuse, de sorte que c'est à bon droit que le juge de première instance a refusé d'y faire droit en référé.

Surabondamment, la question portant sur le point de savoir si la lettre de Mme [P] du 27 juin 2023 et le courriel du conseil de celle-ci, adressé le 10 juillet 2023 à 22 h 15, manifestent son consentement définitif à la cession des titres ou seulement l'intention de procéder à cette cession ne peut être elle-même être tranchée avec l'évidence requise en matière de référé, de sorte qu'à cet égard également, la demande de la société [P] tendant à ce qu'il soit ordonné à Mme [P] de signer l'ordre de mouvement des titres se heurte à une contestation sérieuse.

En effet, la lettre du 27 juin 2023 pourrait être considérée par le juge du fond comme ne répondant pas à une acceptation portant sur une offre précise. Mme [P] y indique que « n'ayant pas le choix que de vendre au prix estimé par l'évaluateur », elle remercie le représentant de la société [P] de lui « adresser la documentation afférente » en vue d'une cession, à un prix dont elle indique contester la méthode d'évaluation. La question de savoir si ce courrier caractérise le consentement pour un acte de disposition portant sur plus de 77 millions d'euros est à tout le moins sujette à débat.

Il en va de même s'agissant du courriel émanant du conseil de Mme [P], en date du 10 juillet 2023, dès lors que ce courriel renvoie lui-même la cession à la signature à venir d'un acte à ce titre. En outre, ce courriel commence lui-même par l'indication tenant à ce que « le souhait clair exprimé par [Mme [P]] est et demeure de ne pas vendre l'intégralité de sa participation mais d'apporter 542 titres [qui correspondent aux titres litigieux] à une holding personnelle ». Il n'appartient pas au juge des référés de considérer qu'une lettre comportant un tel préambule aboutirait précisément à la conclusion contraire.

Pour ce second motif, au demeurant surabondant, il ne saurait être fait droit en référé à la demande formulée.

Aussi convient-il de confirmer l'ordonnance ce chef.

Sur les mesures accessoires :

Dès lors que la société [P] succombe en la présente instance, il n'y a pas lieu de statuer sur la demande de Mme [P] tendant à déclarer l'appelante irrecevable en sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

La société [P] sera condamnée aux dépens ainsi qu'à une indemnité au titre de ce même article.

PAR CES MOTIFS

La Cour, statuant par un arrêt contradictoire rendu en dernier ressort,

Rejette la fin de non-recevoir soulevée par Mme [P] ;

Déclare irrecevables l'appel ainsi que l'appel-nullité interjetés par la société [P] à l'encontre du chef de dispositif de l'ordonnance la déboutant de sa demande de prolongation du délai de réalisation de la cession litigieuse ;

Confirme l'ordonnance pour le surplus ;

Condamne la société [P] aux dépens d'appel ;

Condamne la société [P] à verser à Mme [P] la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.