Livv
Décisions

CA Versailles, ch. com. 3-1, 4 juillet 2024, n° 23/02868

VERSAILLES

Arrêt

Autre

CA Versailles n° 23/02868

3 juillet 2024

EXPOSÉ DES FAITS

Suivant acte sous seing privé du 16 avril 2010, M. [X] [D], aux droits et obligations duquel se trouve la SCI Alahyan, a donné à bail commercial à la SARL Le Fizz, aux droits et obligations de laquelle est venue la SARL Otchick'n, pour une durée de neuf années à compter du 1er juin 2009, des locaux dépendants d'un immeuble sis [Adresse 2] à Colombes (92700).

Venu à échéance le 31 mai 2018, le bail s'est poursuivi par tacite reconduction.

Par acte extrajudiciaire du 9 novembre 2018, la société Otchick'n a sollicité le renouvellement de son bail pour une durée de neuf années, en application de l'article L.145-10 du code de commerce.

Le 9 janvier 2019, la société Alahyan a fait signifier à la société Otchick'n un commandement de payer et sommation visant la clause résolutoire du bail tendant à obtenir le paiement d'un arriéré locatif et la réalisation de travaux.

Par acte du 5 février 2019, la société Otchick'n a fait assigner la société Alahyan devant le tribunal judiciaire de Nanterre en contestation du commandement signifié le 9 janvier 2019.

Le 8 février 2019, la société Alahyan a fait signifier à la société Otchick'n un 'Congé d'un bail commercial sans renouvellement et sans indemnité d'éviction pour motif grave et légitime'.

Par acte du 1er juillet 2021, la société Otchick'n a fait assigner la société Alahyan devant le tribunal judiciaire de Nanterre aux fins notamment de condamnation à lui verser une indemnité d'éviction de 225.135 €.

La société Alahyan a saisi le juge de la mise en état d'un incident tendant à voir constater la prescription de l'action de la société Otchick'n en application de l'article L.145-60 du code de commerce.

Par ordonnance contradictoire du 13 mars 2023, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Nanterre a :

- Débouté la société Otchick'n de sa demande de sursis à statuer ;

- Débouté la société Otchick'n de sa demande de jonction ;

- Déclaré l'action en fixation et condamnation au paiement d'une indemnité d'éviction introduite par la société Otchick'n à l'encontre de la SCI Alahyan irrecevable, comme prescrite ;

- Constaté le dessaisissement subséquent du tribunal judiciaire de Nanterre ;

- Condamné la société Otchick'n à payer à la SCI Alahyan la somme de 1.500 € en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamné la société Otchick'n aux dépens en application de l'article 696 du code de procédure civile;

- Débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;

- Rappelé que l'exécution provisoire est de droit.

Par déclaration du 25 avril 2023, la société Otchick'n a interjeté appel de la décision.

PRÉTENTIONS DES PARTIES

Par dernières conclusions notifiées le 6 décembre 2023, la société Otchick'n demande à la cour de:

- La recevoir en toutes ses demandes ;

En conséquence,

- Infirmer en toutes ses dispositions l'ordonnance du juge de la mise en état du 13 mars 2023, issu du tribunal judiciaire de Nanterre (RG n°21/06100) ;

Statuant à nouveau,

- Rejeter l'exception d'irrecevabilité pour forclusion soutenue par la SCI Alahyan et renvoyer la procédure au premier juge afin de poursuite de l'instance au fond ;

- Condamner la SCI Alahyan au paiement d'une somme de 2.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamner la SCI Alahyan aux entiers dépens d'appel.

Par dernières conclusions notifiées le 24 juillet 2023, la société Alahyan demande à la cour de:

- Débouter la société Otchick'n de l'ensemble de ses moyens et prétentions ;

- Confirmer en toutes ses dispositions l'ordonnance du juge de la mise en état de la 8ème chambre du tribunal judiciaire de Nanterre du 13 mars 2023 ;

- Juger prescrite l'action en paiement d'une indemnité d'éviction engagée par la société Otchick'n par assignation du 25 juin 2021 ;

- Condamner la société Otchick'n à payer à la SCI Alahyan la somme de 2.000 € par application de l'article 700 du code de procédure civile.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 21 décembre 2023.

Pour un exposé complet des faits et de la procédure, la cour renvoie expressément à l'ordonnance déférée et aux écritures des parties ainsi que cela est prescrit par l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS

La société Otchick'n reproche au juge de la mise en état d'avoir dénaturé ses écritures de première instance en y voyant la reconnaissance d'un refus de renouvellement émis par le bailleur et d'avoir en outre violé par fausse application l'article L.145-10 du code de commerce en considérant que le délai prévu par ce texte pouvait recevoir application alors que l'acte délivré le 8 février 2019 par le bailleur est nul au regard des prescriptions dudit texte.

Elle prétend que le congé délivré le 8 février 2019 n'équivaut pas au refus exigé par l'article L.145-10 précité puisqu'en réponse à sa demande de renouvellement du bail, le bailleur a choisi de délivrer un congé sans offre de renouvellement ni indemnité d'éviction, ce qu'elle a fait valoir devant le premier juge. Elle considère que le juge de la mise en état ne pouvait, sans constater sa nullité, opérer la requalification de l'acte, qui ne précise pas le délai prévu par l'article L.145-10, alinéa 4 mais celui de l'article L.145-9, alinéa 5 du code de procédure civile. Elle souligne le caractère distinct et indépendant des procédures prévues aux articles L.145-10 et L.145-9 du code de commerce. Elle invoque la mauvaise foi du bailleur, qui ne peut sans se contredire lui opposer un délai différent de celui mentionné dans son acte signifié.

Elle soutient que son action n'est pas prescrite, contrairement à ce qu'a retenu le premier juge, en faisant application des dispositions de l'article L.145-10 du code de commerce alors que le bailleur s'est lui-même placé sous le visa de l'article L.145-9 dudit code, en indiquant une date de congé au 30 septembre 2019 et donc un point de départ du délai de prescription à cette date.

La SCI Alahyan sollicite la confirmation en toutes ses dispositions de l'ordonnance déférée, qui a jugé prescrite l'action en demande de paiement d'une indemnité d'éviction engagée par la société Otchick'n. Elle approuve le premier juge d'avoir retenu que la locataire a pris l'initiative de mettre un terme au bail en cours en en sollicitant le renouvellement en application de l'article L.145-10 du code de commerce, par acte extrajudiciaire du 9 novembre 2018, et que le bailleur a valablement refusé le renouvellement du bail dans le délai de trois mois fixé par l'article L.145-10, en explicitant son refus, peu important l'intitulé donné à l'acte signifié le 8 février 2019. Elle indique que, contrairement à ce que prétend l'appelante, le juge de la mise en état n'a pas procédé à la requalification d'un congé en un refus de renouvellement.

Elle soutient que la nullité éventuelle du congé du 8 février 2019 en raison d'une erreur pouvant affecter la mention du délai pour saisir le tribunal afin d'obtenir le paiement d'une indemnité d'éviction n'est qu'une nullité de forme, qui suppose l'existence d'un grief qui n'est en l'espèce pas démontré.

*****

Selon l'article L.145-60 du code de commerce, les actions relevant du statut des baux commerciaux se prescrivent par deux ans.

L'ordonnance dont appel a prononcé l'irrecevabilité de l'action introduite le 1er juillet 2021 par la société Otchick'n pour cause de prescription. Le juge de la mise en état a retenu que les dispositions de l'article L.145-10 du code de commerce étaient applicables en l'espèce et que la locataire devait donc diligenter son action en fixation et paiement d'une indemnité d'éviction dans les deux ans suivant la signification du congé portant refus de renouvellement du bail, soit au plus tard le 8 février 2021.

L'article L.145-10 du code de commerce dispose que :

« A défaut de congé, le locataire qui veut obtenir le renouvellement de son bail doit en faire la demande soit dans les six mois qui précèdent l'expiration du bail, soit, le cas échéant, à tout moment au cours de sa prolongation.

La demande en renouvellement doit être notifiée au bailleur par acte extrajudiciaire ou par lettre recommandée avec demande d'avis de réception. (...)

Elle doit, à peine de nullité, reproduire les termes de l'alinéa ci-dessous.

Dans les trois mois de la notification de la demande en renouvellement, le bailleur doit, par acte extrajudiciaire, faire connaître au demandeur s'il refuse le renouvellement en précisant les motifs de ce refus. A défaut d'avoir fait connaître ses intentions dans ce délai, le bailleur est réputé avoir accepté le principe du renouvellement du bail précédent.

L'acte extrajudiciaire notifiant le refus de renouvellement doit, à peine de nullité, indiquer que le locataire qui entend, soit contester le refus de renouvellement, soit demander le paiement d'une indemnité d'éviction, doit saisir le tribunal avant l'expiration d'un délai de deux ans à compter de la date à laquelle est signifié le refus de renouvellement. »

Il résulte des pièces versées aux débats que la société Otchick'n a sollicité le renouvellement de son bail, au visa de ce texte, pour une nouvelle durée de neuf ans, par acte d'huissier délivré le 13 septembre 2018 pour tentative, puis le 9 novembre 2018.

Par acte du 9 janvier 2019, la société Alahyan a fait signifier à la société Otchick'n un 'Commandement de payer et sommation visant la clause résolutoire d'un bail commercial'. Le bailleur a fait sommation au preneur de lui payer la somme de 9.201,88 € au titre d'un arriéré de loyer et de justifier de la remise en état des lieux loués, à défaut de quoi le bail serait résilié de plein droit au bout d'un mois.

Le 'Commandement de payer et sommation' vise la clause résolutoire du bail ainsi que les dispositions de l'article L.145-17 1° du code de commerce selon lesquelles :

« I.-Le bailleur peut refuser le renouvellement du bail sans être tenu au paiement d'aucune indemnité : 1° S'il justifie d'un motif grave et légitime à l'encontre du locataire sortant. Toutefois, s'il s'agit soit de l'inexécution d'une obligation, soit de la cessation sans raison sérieuse et légitime de l'exploitation du fonds, compte tenu des dispositions de l'article L.145-8, l'infraction commise par le preneur ne peut être invoquée que si elle s'est poursuivie ou renouvelée plus d'un mois après mise en demeure du bailleur d'avoir à la faire cesser. Cette mise en demeure doit, à peine de nullité, être effectuée par acte extrajudiciaire, préciser le motif invoqué et reproduire les termes du présent alinéa ; (...) »

Puis, par acte du 8 février 2019, la société Alahyan a fait signifier à la société Otchick'n un 'Congé d'un bail commercial sans renouvellement et sans indemnité d'éviction pour motif grave et légitime', lequel est rédigé comme suit :

« par les présentes, la SCI ALAHYAN informe la SARL OTCHICK'N qu'elle lui donne congé du bail commercial pour le 30 septembre 2019.

La SCI ALAHYAN entend mettre fin au bail commercial et refuse en conséquence le renouvellement du bail.

Dans l'hypothèse où la SARL OTCHICK'N ne règlerait pas les loyers impayés ainsi que le complément de dépôt de garantie et ne procèderait pas à la remise en état des lieux dans le délai d'un mois suivant la délivrance du commandement et de la sommation du 9 janvier 2018 (sic), la SCI ALAHYAN entend se prévaloir des fautes contractuelles ci-dessus énoncées constituant un motif grave et légitime privant le preneur du droit à une indemnité d'éviction.

Il est rappelé les dispositions de l'article L.145-17 1° du code de commerce ci-après reproduites :

"Le bailleur peut refuser le renouvellement du bail sans être tenu au paiement d'aucune indemnité :

1°) S'il justifie d'un motif grave et légitime à l'encontre du locataire sortant. Toutefois, s'il s'agit soit de l'inexécution d'une obligation, soit de la cessation sans raison sérieuse et légitime de l'exploitation du fonds, compte tenu des dispositions de l'article L.145-8, l'infraction commise par le preneur ne peut être invoquée que si elle s'est poursuivie ou renouvelée plus d'UN MOIS après mise en demeure du bailleur d'avoir à la faire cesser.

Cette mise en demeure devra, à peine de nullité, être effectuée par acte extra-judiciaire, préciser le motif invoqué et reproduire les termes du présent alinéa".

Il est par ailleurs rappelé à la SARL OTCHICK'N qu'en application des dispositions de l'alinéa 5 de l'article L.145-9 du code de commerce, le locataire qui entend contester le congé ou demander le paiement d'une indemnité d'éviction doit, à peine de forclusion, saisir le tribunal avant l'expiration d'un délai de deux ans à compter de la date pour laquelle le congé a été donné. »

Ainsi, l'acte délivré le 8 février 2019, un mois après le commandement et la sommation du 9 janvier 2019, vise comme le précédent acte l'article L.145-17 1° du code de commerce et en reproduit les termes, en ce compris le délai de deux ans pour agir dont dispose le preneur « à compter de la date pour laquelle le congé a été donné ».

Le bailleur n'a pas seulement fait le choix de refuser le renouvellement du bail mais il a aussi signifié au locataire qu'au regard de ses manquements contractuels (non règlement des loyers et absence de remise en état des lieux loués), il ne lui verserait aucune indemnité d'éviction, et ce en invoquant les dispositions de l'article L.145-17 1° qui lui offrent cette faculté en cas de motif grave et légitime.

Le bailleur s'étant ainsi placé dans le champ de l'article L.145-17 1° précité, c'est donc à tort que le premier juge a retenu que les dispositions de l'article L.145-10 du code de commerce étaient applicables en l'espèce, les deux procédures étant distinctes comme le fait pertinemment observer le locataire qui souligne à raison que l'initiative de l'acte vient d'une personne différente, que la temporalité d'intervention de l'acte est différente, que le point de départ du délai de prescription l'est aussi.

Le point de départ du délai de prescription biennale de l'action en contestation du congé ou en paiement d'une indemnité d'éviction est « la date pour laquelle le congé a été donné », tel que prévu par l'article L.145-9 du code de commerce, comme il a été rappelé dans le 'Congé d'un bail commercial sans renouvellement et sans indemnité d'éviction pour motif grave et légitime' signifié le 8 février 2019.

Il ressort de l'acte délivré le 8 février 2019 que la société Alahyan a donné congé à la société Otchick'n pour le 30 septembre 2019.

En saisissant le tribunal judiciaire de Nanterre par assignation du 1er juillet 2021, la société Otchick'n n'était donc pas prescrite en son action.

L'ordonnance sera infirmée en ce qu'elle a déclaré l'action prescrite et en ce qu'elle a constaté le dessaisissement subséquent du tribunal judiciaire de Nanterre. L'affaire sera par conséquent renvoyée à cette juridiction pour être jugée au fond.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

Compte tenu de la décision, les dispositions de l'ordonnance déférée relatives aux dépens et et à l'article 700 du code de procédure civile seront infirmées.

En application de l'article 696 du code de procédure civile, la société Alahyan supportera les dépens de l'incident et de l'appel de l'ordonnance d'incident. Elle sera en outre condamnée à verser à la société Otchick'n la somme de 2.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La COUR, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort, dans la limite de l'appel,

INFIRME l'ordonnance rendue le 13 mars 2023 par le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Nanterre;

Statuant à nouveau et y ajoutant,

DIT que l'action introduite par la société Otchick'n à l'encontre de la SCI Alahyan n'est pas prescrite;

RENVOIE l'affaire au tribunal judiciaire de Nanterre afin que l'instance se poursuive au fond ;

CONDAMNE la société Alahyan aux dépens de l'incident et de l'appel de l'ordonnance d'incident ;

CONDAMNE la société Alahyan à verser à la société Otchick'n la somme de 2.000 € au titre de l'article 700 du code procédure civile.

Prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

Signé par Madame Bérangère MEURANT, Conseillère faisant fonction de président, et par M. BELLANCOURT, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.