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Décisions

Cass. crim., 25 octobre 2023, n° 22-81.880

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. BONNAL

Rouen, du 21 fév. 2022

21 février 2022

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.

2. Le 30 décembre 2016, une offre de prêt immobilier d'un montant de 800 000 euros a été émise par le CIC [Localité 2] Malesherbes, afin de financer l'acquisition par la société NJRT Invest, représentée par son gérant M. [F] [C], d'un immeuble situé à [Localité 3], au prix total de 1 150 000 euros.

3. L'immeuble en question a fait l'objet, le 31 janvier 2017, d'une saisie pénale immobilière ordonnée par un juge d'instruction du tribunal de grande instance de Lille, au cours d'une information judiciaire dans laquelle M. [H] [V] a été mis en examen le 27 avril 2017.

4. L'acte authentique de vente de l'immeuble a été signé le 10 août 2017 en l'étude de M. [Z] [P], notaire à [Localité 1].

5. Les investigations ouvertes à la suite du signalement au juge d'instruction, par la cellule Tracfin, de la vente de l'immeuble saisi, ont établi qu'avaient été fournis à la banque, en vue de l'obtention du prêt de 800 000 euros, des documents falsifiés destinés à justifier d'un apport personnel de l'acheteur à hauteur de 441 922 euros.

6. Il est apparu par ailleurs que le notaire était en possession de deux états hypothécaires : l'un, délivré le 27 juillet 2017 par le service de la publicité foncière, ne mentionnant qu'une inscription d'hypothèque au profit du trésor public, ce document ayant été falsifié ; l'autre, demandé par M. [P] lui-même et délivré le 3 août 2017, faisant mention de la saisie pénale immobilière.

7. MM. [C] et [P] ont été poursuivis pour escroquerie au préjudice de l'établissement financier. M. [V] a été poursuivi pour escroquerie, falsification de document administratif et usage, et détournement de bien saisi.

8. Le tribunal correctionnel a relaxé MM. [C] et [P].

9. Le ministère public a fait appel de cette décision.

Examen des moyens 

Sur les premier et second moyens proposés pour M. [C]

10. Ils ne sont pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.

Mais sur les premier et deuxième moyens proposés pour M. [P]

Énoncé des moyens

11. Le premier moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a, après requalification des faits, déclaré M. [P] coupable de complicité d'escroquerie aggravée pour avoir accepté d'authentifier le 10 août 2017 une vente nonobstant « la multitude des irrégularités et anomalies relevées dans le dossier fourni par le client », alors « qu'il résulte tant de la prévention que du jugement de première instance, au demeurant revêtu de l'autorité de chose jugée sur ce point à raison de la condamnation définitive d'un autre prévenu M. [V], que l'escroquerie a été commise à l'égard de la banque ayant consenti en janvier 2017 (cf. arrêt p. 18 § 5) un prêt à l'acquéreur du bien immobilier, son consentement ayant résulté de la fourniture de faux documents par M. [V] concernant l'apport personnel de l'acquéreur (350.000 €) ; que la fourniture, juste avant la vente, d'un état hypothécaire falsifié n'a pas déterminé le CIC à consentir l'offre de prêt ; en déclarant Me [P] coupable de complicité de cette escroquerie pour avoir, selon la prévention constitué un dossier de vente composé d'états hypothécaires falsifiés ne comportant pas l'inscription de la saisie pénale immobilière dont était frappé le bien vendu, alors que ce fait, imputé à manœuvre, n'a pas été déterminant de la remise des fonds acquise en vertu d'une offre faite six mois plus tôt, la cour d'appel, faute de caractère déterminant de la manœuvre imputée sur la remise, n'a pas caractérisé l'escroquerie dont M. [P] a été déclaré complice et a violé les articles 313-7 et 121-7 du code pénal. »

12. Le deuxième moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a, après requalification des faits, déclaré M. [P] coupable de complicité d'escroquerie aggravée, alors :

« 1°/ que l'escroquerie, comme la complicité d'escroquerie, sont des infractions intentionnelles – et non des infractions de négligence ; elles supposent un élément matériel positif, et un élément intentionnel marquant la volonté de porter atteinte à la fortune d'autrui ; une négligence si grave ou si impardonnable soit-elle ne peut jamais être constitutive d'une escroquerie ou de sa complicité ; en l'espèce la Cour d'appel déduit l'existence de l'élément matériel positif de la complicité d'escroquerie d'une « multitude des irrégularités et anomalies relevées dans le dossier fourni par le client » et de « l'abstention de vérification et de vigilance » qui conduit « à considérer qu'il (M. [P]) a sciemment apporté son concours aux agissements frauduleux » commis par les deux prévenus ; en analysant une « abstention » si grave puisse-t-elle être, comme un des éléments matériels de la complicité, la cour d'appel a violé les articles 313-1, 121-6 et 121-7 du code pénal ;

2°/ que précisément qu'à la faveur de la qualification erronée d'une négligence, la Cour d'appel n'a pas caractérisé le mode de complicité personnelle reprochée à M. [P], violant derechef les textes précités ;

3°/ qu'en qualifiant de complicité un comportement postérieur d'au moins six mois aux faits d'escroquerie principale incriminés, la cour d'appel a violé les articles 121-6 et 121-7 du code pénal ;

4°/ que la cour d'appel ne caractérise aucunement l'élément intentionnel de la complicité d'escroquerie, lequel doit être analysé comme l'intention de participer à l'atteinte aux biens perpétrée par l'auteur principal ; en affirmant au demeurant que M. [P] « n'a pas nécessairement été informé du détail des manœuvres dolosives constitutives de l'escroquerie commise indument par MM. [C] et [V] afin d'obtenir indûment un prêt bancaire de 800.000 € » la cour d'appel reconnait explicitement que M. [P] n'a participé à aucun des éléments de l'escroquerie, ni ne l'a aidée en rien et a encore violé les articles 121-6 et 121-7 du code pénal ;

5°/ qu'en imputant à M. [P] d'avoir apporté délibérément son concours à une opération immobilière dont il ne pouvait ignorer le caractère manifestement frauduleux, fait qui n'est pas dans la prévention qui le concerne, et qui en est au contraire exclu puisque la prévention lui reproche seulement de ne pas avoir vérifié ni consulté le véritable état hypothécaire actualisé, et sur lequel il ne pouvait être jugé sans son accord sur cette extension de la saisine, la cour d'appel a excédé ses pouvoirs et violé l'article 388 du code de procédure pénale ;

6°/ qu'en s'abstenant totalement de préciser en quoi M. [P] aurait été au courant du « caractère manifestement frauduleux » de la vente, caractère qui ne pouvait résulter que de ce que le bien vendu était saisi, alors que M. [P] avait toujours reconnu ne pas avoir consulté le « bon » état hypothécaire mentionnant cette saisie et que la Cour d'appel lui en fait le reproche au titre de sa négligence (arrêt, p. 19 § 6) reconnaissant ainsi qu'il l'ignorait, la cour d'appel a totalement privé sa décision de base légale au regard des articles 313-1, 121-6 et 121-7 du code pénal. »

Réponse de la Cour

13. Les moyens sont réunis.

Vu les articles 121-7 du code pénal et 593 du code de procédure pénale :

14. Selon le premier de ces textes, est complice d'un crime ou d'un délit la personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation. Est également complice la personne qui par don, promesse, menace, ordre, abus d'autorité ou de pouvoir aura provoqué à une infraction ou donné des instructions pour la commettre.

15. Aux termes du second, tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.

16. Pour déclarer M. [P] coupable de complicité du délit d'escroquerie commis au préjudice de l'établissement financier CIC, l'arrêt attaqué énonce, notamment, qu'en procédant à l'authentification de l'acte de vente de l'immeuble, le notaire a apporté son concours à l'escroquerie commise au préjudice de l'établissement financier CIC par MM. [C] et [V], la régularisation de cette vente, en autorisant le déblocage des fonds afférents au prêt bancaire de 800 000 euros frauduleusement obtenu, ayant permis de finaliser l'escroquerie, dont la vente du bien immobilier est l'aboutissement.

17. Les juges ajoutent que le contexte dans lequel s'est nouée cette relation contractuelle et les conditions de la réalisation de l'opération auraient dû faire naître chez le prévenu de nombreuses suspicions sur la licéité de la vente, et qu'au-delà de ces nombreux signaux d'alerte, l'analyse des pièces du dossier a mis en évidence que de nombreuses anomalies affectaient tant les documents relatifs à la vente de l'immeuble que l'acte notarié lui-même.

18. Ils relèvent que M. [P] a reconnu ne pas avoir utilisé l'état hypothécaire communiqué à sa demande par télé-acte le 3 août 2017, ni même l'avoir comparé avec celui qui lui avait été remis par le client, alors que cette démarche simple et rapide lui aurait pourtant permis de constater l'existence de la saisie pénale immobilière faisant obstacle à la vente et, par conséquent, le caractère falsifié du document qui lui avait été adressé par son client.

19. Ils retiennent encore que dans l'accomplissement de sa fonction, le prévenu s'est abstenu délibérément de procéder aux vérifications d'usage et au contrôle des pièces qui lui étaient soumises alors qu'il appartient à un notaire de s'enquérir auprès des parties des informations nécessaires à la sécurisation de la transaction, et de ne pas instrumenter lorsqu'il lui est demandé de recevoir un acte illicite ou frauduleux.

20. Les juges en déduisent qu'en l'espèce, la multitude des irrégularités et des anomalies relevées dans le dossier fourni par le client et dans l'acte de vente établi, ainsi que l'absence de tout justificatif de l'origine des 350 000 euros apportés hors comptabilité, ne permettent pas d'imputer à M. [P] une simple négligence, le manque de vigilance qui lui est reproché dans cette affaire conduisant à considérer qu'il a sciemment apporté son concours aux agissements frauduleux commis par MM. [C] et [V] en acceptant d'authentifier la vente.

21. La cour d'appel conclut que s'il n'a pas nécessairement été informé du détail des manoeuvres frauduleuses employées par ces derniers pour obtenir indûment le prêt bancaire de 800 000 euros, il ne pouvait en revanche ignorer le caractère manifestement frauduleux de l'opération immobilière, à laquelle il a pourtant apporté délibérément son concours en sa qualité d'officier public ministériel.

22. En l'état de ces motifs, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision.

23. En effet, d'une part, elle ne caractérise pas, à la charge du notaire, la commission d'un acte positif de complicité antérieur aux faits d'escroquerie ou résultant d'un accord antérieur, dès lors que l'offre de prêt engageant la banque a été émise avant que le notaire ne soit chargé de régulariser la vente.

24. D'autre part, les agissements reprochés au prévenu ne sont pas de nature à avoir aidé les auteurs de l'escroquerie à tromper la banque pour l'amener à consentir le prêt et à remettre les fonds.

25. La cassation est par conséquent encourue.

Portée et conséquences de la cassation

26. La cassation à intervenir ne concerne que les dispositions de l'arrêt relatives à M. [P]. Les autres dispositions seront donc maintenues.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu d'examiner le troisième moyen de cassation proposé pour M. [P], la Cour :

Sur le pourvoi de M. [C] :

Le REJETTE ;

Sur le pourvoi de M. [P] :

CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Rouen, en date du 21 février 2022, mais en ses seules dispositions relatives à M. [P], toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;

Et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée,

RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Caen, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;

ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Rouen et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-cinq octobre deux mille vingt-trois.