CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 3 juillet 2024, n° 22/14428
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Couvoir de Haute Chalosse (SELARL)
Défendeur :
Gourmaud Sélection (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Bodard-Hermant
Conseillers :
M. Richaud, Mme Dallery
Avocats :
Me Lallement, Me Boccon Gibod, Me Rivalan
FAITS ET PROCEDURE
L'EARL Couvoir de Haute Chalosse, devenue la SAS Couvoir de Haute Chalosse (ci-après, « l'EARL CHC » ou « la SAS CHC » selon la période considérée), exerce depuis 1985 dans les Landes une activité d'accouvage de canetons à destination de la filière foie gras française et internationale au sein de ses fermes de ponte (production d' fécondés) et de son couvoir (incubation des oeufs, gestion des éclosions, livraison des animaux dans les 24 heures). Pour les besoins de son activité, elle s'approvisionne en mâles et femelles reproductrices auprès de sélectionneurs qui lui fournissent des reproducteurs d'un jour qu'elle élève durant six mois jusqu'à leur maturité sexuelle puis qu'elle exploite pendant une année avant de les abattre.
Par jugement du 5 février 2021, le tribunal judiciaire de Dax a ouvert une procédure de sauvegarde au bénéfice de cette dernière et a désigné Maître [R] [L] en qualité d'administrateur judiciaire et Maître [F] [D] (Selarl Ekip) en qualité de mandataire judiciaire. Puis, par jugement du 3 février 2023, cette juridiction a adopté le plan de sauvegarde et désigné ce dernier en qualité de commissaire à l'exécution du plan.
La SAS Gourmaud Sélection, qui appartient au groupe Orvia spécialisé dans la production et la vente d'animaux d'un jour exerce une activité de sélectionneur de palmipèdes et est spécialisée dans la recherche, la sélection et l'amélioration des espèces palmipèdes (canard barbarie, canard pékin, canard mulard, oies blanches et grises). Elle ne sélectionne que des espèces issues de sa génétique et ne commercialise que des canards destinés à la reproduction.
L'EARL CHC et la SAS Gourmaud Sélection ont entretenu des relations commerciales à compter de l'année 2000, la seconde fournissant à la première des reproducteurs. Non initialement formalisées par écrit, ces relations étaient encadrées par un contrat de distribution portant sur les canards reproducteurs conclu le 1er juin 2012 dans un contexte de tensions entre les parties, la SAS Gourmaud Sélection reprochant à l'EARL CHC de pratiquer des mues (i.e. d'exploiter des reproducteurs au-delà de leur premier cycle d'exploitation) et le contrat stipulant de ce fait explicitement son interdiction (article 4).
Dénonçant des prévisionnels contenant des demandes de production trop faibles et imputant la diminution des commandes à la pratique persistante de mues, la SAS Gourmaud Sélection a, par courrier du 2 août 2018 rompu le contrat de distribution avec un préavis de six mois au visa de son article 6 et mis un terme aux relations contractuelles à l'expiration de ce dernier.
Par lettre du 18 septembre 2018, l'EARL CHC contestait le motif de la rupture en estimant que les « manquements invoqués [n'étaient] pas suffisamment graves » pour la justifier au regard de l'ancienneté des relations et de sa situation de dépendance économique et en imputant la baisse de ses commandes à la grippe aviaire ayant sévi en 2016 et 2017.
Tandis que, le 8 août 2018, l'EARL CHC commandait à la SAS Gourmaud Sélection des femelles reproductrices de race Pékin pour les semaines 46 et 50 de 2018 et pour la semaine 20 de 2019, la SAS Gourmaud Sélection l'informait le 27 août 2018 qu'elle honorerait les deux premières commandes mais qu'elle refusait toute vente pour la période postérieure à raison de l'expiration du délai de préavis le 2 février 2019.
Les échanges entre les parties, qui ont notamment porté sur l'acquisition par une société du groupe Orvia du couvoir de l'EARL CHC, n'aboutissaient pas au règlement amiable du litige entre les parties, en dépit d'une médiation menée en octobre 2019 par le médiateur des relations agricoles saisi par la gérante de cette dernière.
Imputant à la SAS Gourmaud Sélection un abus de position dominante et de dépendance économique ainsi qu'une rupture brutale de leurs relations commerciales établies sur le fondement des articles 1240 du code civil, L 420-2, L 481-1 et L 442-6 I 5° ancien du code de commerce et 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (ci-après, « le TFUE »), l'EARL CHC, assistée des organes de la procédure collective, a, par acte d'huissier signifié le 3 mars 2021, assigné la SAS Gourmaud Sélection devant le tribunal de commerce de Rennes en sollicitant, à titre principal, la poursuite de leurs relations commerciales et, subsidiairement, l'indemnisation de ses préjudices.
Par jugement du 2 mai 2022, le tribunal de commerce de Rennes a rejeté l'intégralité des demandes de l'EARL CHC et l'a condamnée à supporter les entiers dépens de l'instance en déboutant la SAS Gourmaud Sélection de sa demande au titre des frais irrépétibles.
Par déclaration reçue au greffe le 28 juillet 2022, l'EARL CHC a interjeté appel de ce jugement.
Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 5 mars 2024, la SAS CHC assistée de son commissaire à l'exécution du plan (Maître [F] [D] de la Selarl Ekip), demande à la cour :
- de juger recevable l'intervention volontaire de la Selarl Ekip prise en la personne de Maître [F] [D] en qualité de commissaire à l'exécution du plan ;
- d'infirmer le jugement en ce qu'il a débouté l'EARL CHC, assistée de la Selarl [R] [L] et de la Selarl Ekip, de toutes ses demandes ;
- de le confirmer en ce qu'il a débouté la SAS Gourmaud Sélection de sa demande de frais irrépétibles ;
- statuant à nouveau, sur l'abus de position dominante et de dépendance économique, vu les articles L 420-2, L 481-1, L481-3, L 481-4 et R 481-1 du code de commerce et 1240 du code civil :
* de juger que la SAS Gourmaud Sélection est l'auteur d'un abus de position dominante et de dépendance économique ;
* d'ordonner la reprise de la relation d'affaire sous astreinte de 5 000 euros par jour de retard à compter du prononcé de la décision à intervenir ;
* de condamner la SAS Gourmaud Sélection à indemniser l'EARL CHC du préjudice subi depuis le 2 février 2019 ;
* de juger que l'EARL CHC a perdu une chance de maintenir sa marge brute et l'évaluer à 95 % ;
* de condamner la SAS Gourmaud Sélection à verser à l'EARL CHC les sommes suivantes :
° 4 356 489 euros au titre de la perte de chance et du préjudice financier ;
° 80 000 euros au titre du préjudice d'image et de réputation ;
° 50 000 euros au titre du préjudice moral ;
* à défaut, de saisir l'Autorité de la concurrence et d'ordonner une expertise judiciaire aux fins d'évaluer les préjudices subis dont le préjudice financier ;
* d'ordonner la publication de la décision à intervenir dans un journal de presse spécialisé et sur le site internet du groupe Orvia et de la SAS Gourmaud Sélection ;
* de condamner la SAS Gourmaud Sélection à verser à l'EARL CHC et à la Selarl Ekip, ès qualités de commissaire à l'exécution du plan, la somme de 8 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens de première instance et d'appel ;
- sur la responsabilité et la rupture brutale de la relation commerciale, vu les articles 1240 du code civil et L 442-6 ancien et L 442-1 nouveau du code de commerce :
* de juger que la SAS Gourmaud Sélection ne peut se prévaloir de l'exception d'inexécution et de prononcer à ses torts exclusifs la rupture du contrat ;
* de juger brutale la rupture des relations commerciales ;
* de juger que la fin des relations commerciales aurait dû être précédée d'un préavis de 24 mois accordé par la SAS Gourmaud Sélection ;
* condamner la SAS Gourmaud Sélection à verser à l'EARL CHC les sommes suivantes à titre de dommages et intérêts :
° 4 585 884 euros au titre de la perte de marge brute sur les 18 mois de préavis non accordés du 2 février 2019 au 2 février 2021 ;
° 80 000 euros au titre du préjudice d'image et de réputation ;
° 50 000 euros au titre du préjudice moral ;
* à défaut, d'ordonner une expertise judiciaire aux fins d'évaluer les préjudices subis dont le préjudice financier ;
* de condamner la SAS Gourmaud Sélection à verser à l'EARL CHC et à la Selarl Ekip, ès qualités de commissaire à l'exécution du plan, la somme de 8 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens de première instance et d'appel ;
* d'ordonner la publication de la décision à intervenir dans un journal de presse spécialisé et sur le site internet du groupe Orvia et de la SAS Gourmaud Sélection ;
- dans tous les cas, de :
* débouter la SAS Gourmaud Sélection de sa demande de réformation du jugement de première instance au titre des frais irrépétibles ;
* débouter la SAS Gourmaud Sélection de sa demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile eu égard à son caractère disproportionné.
En réponse, dans ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 6 mars 2024, la SAS Gourmaud Sélection demande à la cour :
- à titre principal, de débouter l'EARL CHC, la Selarl [R] [L] représentée par Maître [R] [L] ès qualités, et la Selarl Ekip représentée par Maître [F] [D], ès qualités de mandataire judiciaire puis de commissaire à l'exécution du plan, de l'ensemble de leurs demandes dirigées contre la SAS Gourmaud Sélection ;
- de confirmer le jugement rendu le 2 mai 2022 par le tribunal judiciaire de Rennes ayant débouté l'EARL CHC et les organes de sa procédure de sauvegarde de l'ensemble de leurs prétentions fondées sur un abus de position dominante, un abus de dépendance économique ainsi qu'une violation des dispositions de l'article L 442-6 I 1° et 5° du code de commerce ;
- à titre subsidiaire, en cas d'infirmation du jugement, de :
* débouter l'EARL CHC et les organes de sa procédure de sauvegarde ainsi que la Selarl Ekip représentée par Maître [F] [D], ès qualités de commissaire à l'exécution du plan, de leur demande de reprise sous astreinte de la relation d'affaire avec la SAS Gourmaud Sélection ;
* débouter l'EARL CHC et les organes de sa procédure de sauvegarde ainsi que la Selarl Ekip représentée par Maître [F] [D], ès qualités de commissaire à l'exécution du plan, de leurs demandes indemnitaires ainsi que de l'ensemble de leurs demandes accessoires ;
* de débouter l'EARL CHC et les organes de sa procédure de sauvegarde ainsi que la Selarl Ekip, représentée par Maître [F] [D], ès qualités de commissaire à l'exécution du plan, de leurs demandes d'avis auprès de l'Autorité de la concurrence comme d'expertise judiciaire ;
- en tout état de cause :
* de confirmer le jugement rendu le 2 mai 2022 par le tribunal judiciaire de Rennes en ce qu'il a condamné l'EARL CHC aux entiers dépens de première instance ;
* d'infirmer le jugement en ce qu'il déboute la SAS Gourmaud Sélection de sa demande de frais irrépétibles, et, statuant à nouveau, de condamner l'EARL CHC à payer à la SAS Gourmaud Sélection la somme de 18 000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel ;
- y ajoutant, de condamner l'EARL CHC aux entiers dépens d'appel, dont distraction au profit de la Selarl Lexavoue Paris-Versailles.
Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 19 mars 2024. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, l'arrêt sera contradictoire en application de l'article 467 du code de procédure civile.
MOTIVATION
1°) Sur les parties au litige et le périmètre de l'appel
a) Sur l'intervention volontaire du commissaire à l'exécution du plan
En application de l'article L 622-22 du code de commerce, sous réserve des dispositions de l'article L 625-3, les instances en cours sont interrompues jusqu'à ce que le créancier poursuivant ait procédé à la déclaration de sa créance. Elles sont alors reprises de plein droit, le mandataire judiciaire et, le cas échéant, l'administrateur ou le commissaire à l'exécution du plan nommé en application de l'article L 626-25 dûment appelés, mais tendent uniquement à la constatation des créances et à la fixation de leur montant.
En outre, en vertu de l'article L 626-25 du code de commerce, les actions introduites avant le jugement qui arrête le plan et auxquelles l'administrateur ou le mandataire judiciaire est partie sont poursuivies par le commissaire à l'exécution du plan ou, si celui-ci n'est plus en fonction, par un mandataire de justice désigné spécialement à cet effet par le tribunal.
Le tribunal judiciaire de Dax n'ayant pas, dans son jugement arrêtant le plan de sauvegarde de l'EARL CHC du 3 février 2023, confié de mission subséquente au sens de l'article L 626-25 du code de commerce à l'administrateur et au mandataire judiciaires, leurs missions ont pris fin dès son prononcé, seul le commissaire à l'exécution du plan ayant ainsi qualité pour poursuivre l'action intentée par ces derniers.
En conséquence, en l'absence par ailleurs de contestations des parties sur ce point, la Cour constatera que l'administrateur judiciaire est hors de cause et que Maître [F] [D] (Selarl Ekip) poursuit l'instance en sa qualité de commissaire à l'exécution du plan et non plus en celle de mandataire judiciaire qu'il tirait du jugement du 5 février 2021.
b) Sur le périmètre de l'appel
Conformément à l'article 562 du code de procédure civile, l'appel défère à la cour la connaissance des chefs de jugement qu'il critique expressément et de ceux qui en dépendent. La dévolution ne s'opère pour le tout que lorsque l'appel tend à l'annulation du jugement ou si l'objet du litige est indivisible.
Mais, en application de l'article 954 du code de procédure civile, les conclusions d'appel, qui doivent formuler expressément les prétentions des parties et les moyens de fait et de droit sur lesquels chacune de ces prétentions est fondée avec indication pour chaque prétention des pièces invoquées et de leur numérotation, comprennent distinctement un exposé des faits et de la procédure, l'énoncé des chefs de jugement critiqués, une discussion des prétentions et des moyens ainsi qu'un dispositif récapitulant les prétentions, la cour ne statuant que sur les prétentions énoncées au dispositif et n'examinant les moyens au soutien de ces prétentions que s'ils sont invoqués dans la discussion. Ainsi, les parties doivent reprendre, dans leurs dernières écritures, les prétentions et moyens précédemment présentés ou invoqués dans leurs conclusions antérieures. A défaut, elles sont réputées les avoir abandonnés et la cour ne statue que sur les dernières conclusions déposées.
Ainsi, si l'acte d'appel opère dévolution des chefs critiqués du jugement et détermine ainsi le périmètre de l'effet dévolutif de l'appel (en ce sens, 2ème Civ., 30 janvier 2020, n° 18-22.528), seules les dernières conclusions fixent l'objet du litige au sens de l'article 4 du code de procédure civile (en ce sens, 2ème Civ., 26 mai 2011, n° 10-18.304 ; 1ère Civ., 14 décembre 2004, n° 02-14.937). Dès lors, chaque partie est libre de limiter sa critique à certains des chefs visés dans son appel principal ou incident et la Cour est alors tenue de confirmer ceux qui sont abandonnés mais dont elle demeure saisie par le jeu de l'effet dévolutif.
Il est exact, quoique le jugement n'en fasse pas mention, que l'EARL CHC sollicitait, dans ses dernières écritures notifiées par la voie électronique le 17 décembre 2021 et présentées oralement devant le tribunal de commerce, la condamnation de la SAS Gourmaud Sélection sur le fondement des articles 1103, 1104, 1221 et 1231-1 nouveaux du code civil et 1134 et 1147 anciens du même code au titre de la rupture fautive du contrat de distribution, demande rejetée en première instance dans le cadre du débouté intégral prononcé. Ces prétentions sont absentes des dernières conclusions soumises à l'appréciation de la Cour au sens de l'article 954 du code de procédure civile.
Aussi, le jugement ne peut être que confirmé sur ce point.
2°) Sur les pratiques restrictives de concurrence : l'avantage sans contrepartie et la rupture brutale des relations commerciales établies
Moyens des parties
Au soutien de ses prétentions, la SAS CHC expose que « la responsabilité de la société GOURMAUD SELECTION est engagée en application [de l'article L 442-6 I 1° du code de commerce] s'agissant de la proposition de rachat à 1 € du Couvoir qui a été formulée par ORVIA », et que « dans tous les cas, la responsabilité de la société GOURMAUD SELECTION est engagée en application du I ' 5° de l'article L 442-6 du code de commerce en vigueur à la date de la rupture et à défaut du I de l'article L.442-1 du code de commerce en raison du préavis insuffisant ». Contestant la réalité des fautes qui lui sont imputées pour justifier la rupture et soulignant l'ancienneté de la relation (18 ans) qui n'a pas été modifiée par la conclusion du contrat de distribution, son état de dépendance économique totale à compter de 2010 et l'absence de produits substituables sur le marché, elle évalue le préavis éludé à 24 mois (soit 4 585 884 euros, déduction faite de la durée du préavis accordé). Indiquant que les faits postérieurs à la notification de la rupture sont étrangers à la fixation du quantum de la réparation, elle prétend subir un préjudice d'image et de réputation (80 000 euros) ainsi qu'un préjudice moral (50 000 euros).
En réponse, la SAS Gourmaud Sélection explique que l'article L 442-6 I 1° du code de commerce est un fondement juridique distinct de son 5° et qu'elle n'est pas intervenue dans les pourparlers relatifs à la cession du couvoir de l'EARL CHC, l'avantage visé par ce texte ne pouvant quoi qu'il en soit pas consister en un prix de cession. Elle expose par ailleurs que la relation n'est pas établie depuis 2000 puisqu'elle n'était alors pas significative et que des tensions très vives, qui ont fondé la conclusion du contrat de distribution, l'ont émaillée en 2011. Elle ajoute que l'EARL CHC ne pouvait nourrir une croyance légitime dans la poursuite des relations dès septembre 2017 alors qu'elle la dénigrait parallèlement et que le flux d'affaires déclinait depuis 2015. Elle précise que la rupture est fondée sur la faute grave de l'EARL CHC (pratique des mues et dénigrement) qui aurait fondé une cessation des relations sans préavis, peu important la motivation de la lettre de résiliation du contrat. Contestant toute dépendance économique de l'EARL CHC et soulignant l'existence de concurrents fournissant des produits substituables, elle estime le préavis de six mois suffisant. Sur le plan indemnitaire, elle conteste les modalités de calcul de sa marge brute par la SAS CHC qui est assise sur la seule année 2018, siège de la poursuite de ses pratiques illicites de mues, et n'est pas amputée de ses frais fixes. Elle soutient enfin que les autres préjudices ne sont démontrés ni en leur principe ni en leur mesure.
Réponse de la cour
a) Sur l'avantage sans contrepartie
La Cour constate que, tout en intégrant son invocation dans ses développements relatifs à la rupture brutale des relations commerciales, la SAS CHC vise de manière autonome l'article L 442-6 I 1° du code de commerce (§2.2.1, page 22 de ses écritures). Or, ainsi que le révèle la SAS Gourmaud Sélection, ce texte, qui régit l'obtention (ou sa tentative) d'un avantage sans contrepartie ou manifestement disproportionné au regard de la valeur de celle-ci, obéit à un régime radicalement distinct de l'article L 442-6 I 5° du même code relatif à la rupture brutale des relations commerciales.
Les négociations litigieuses ayant été menées en juin 2019 (pièce 11 de l'appelante), le texte applicable est l'article L 442-1 du code de commerce dans sa rédaction issue de l'ordonnance n° 2016-359 du 24 avril 2019 conformément à l'article 1 du code civil faute de dispositions transitoires sur ce texte.
Aux termes de l'article L 442-1 I 1° du code de commerce, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, dans le cadre de la négociation commerciale, de la conclusion ou de l'exécution d'un contrat, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services d'obtenir ou de tenter d'obtenir de l'autre partie un avantage ne correspondant à aucune contrepartie ou manifestement disproportionné au regard de la valeur de la contrepartie consentie.
Ainsi, l'application de ce texte exige seulement que soit constatée l'obtention d'un avantage quelconque (ou sa tentative) ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu, quelle que soit la nature de cet avantage qui peut être tarifaire (en ce sens, Com., 11 janvier 2023, n° 21-11.163). L'appréciation de l'absence de contrepartie ou de sa disproportion manifeste suppose une analyse essentiellement objective et quantitative et s'opère généralement terme à terme sans égard pour l'existence d'une soumission. Dans ce cadre, il incombe à la SAS CHC, conformément à l'article 1353 du code civil, de prouver l'obtention (ou sa tentative) par son partenaire commercial d'un avantage quelconque, et à la SAS Gourmaud Sélection d'établir au contraire la réalité et l'effectivité de la contrepartie servie (ou envisagée).
Outre le fait que la SAS CHC ne caractérise pas les conditions d'application de ce texte qui n'a effectivement pas pour objet de permettre un contrôle judiciaire de la fixation des prix et de la stricte adéquation entre un prix de cession et la valeur du bien qui est en l'objet, il est constant que la SAS Gourmaud Sélection, dont la personnalité juridique est distincte de celles des sociétés qui constituent le groupe auquel elle appartient, est étrangère aux négociations menées en juin 2019, ce que reconnaît la SAS CHC dans ses écritures (page 6 : « Ces pourparlers engagés avec la société ORVIA COUVOIR DE LA MESANGERE ont échoué »). Or, elle n'explique pas à quel titre la SAS Gourmaud Sélection serait intervenue directement ou indirectement dans ces négociations qui portaient de surcroît sur une cession globale intégrant, outre la reprise du personnel, les parts sociales évaluées à l'euro symbolique mais également le couvoir au prix de 400 000 euros dont le caractère « vil », en réalité dérisoire ou manifestement disproportionné, n'est pas établi (pièce 11 de l'appelante). Ce moyen manque ainsi en fait et en droit.
Le jugement entrepris, dont les motifs seront adoptés en complément des précédents, sera en conséquence confirmé en ce qu'il a rejeté cette demande.
b) Sur la rupture brutale des relations commerciales établies
En application de l'article L 442-6 I 5° du code de commerce dans sa version applicable au litige, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'économie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure.
Au sens de ce texte, la relation, notion propre du droit des pratiques restrictives de concurrence qui n'implique aucun contrat (en ce sens, Com., 9 mars 2010, n° 09-10.216) et n'est soumise à aucun formalisme quoiqu'une convention ou une succession d'accords poursuivant un objectif commun puisse la caractériser, peut se satisfaire d'un simple courant d'affaires, sa nature commerciale étant entendue plus largement que la commercialité des articles L 110-1 et suivants du code de commerce comme la fourniture d'un produit ou d'une prestation de service (en ce sens, Com., 23 avril 2003, n° 01-11.664). Elle est établie dès lors qu'elle présente un caractère suivi, stable et habituel laissant entendre à la victime de la rupture qu'elle pouvait raisonnablement anticiper, pour l'avenir, une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial (en ce sens, Com., 15 septembre 2009, n° 08-19.200 qui évoque « la régularité, le caractère significatif et la stabilité de la relation commerciale »).
L'article L 442-6 I 5° du code de commerce sanctionne non la rupture, qui doit néanmoins être imputable à l'agent économique à qui elle est reprochée, mais sa brutalité qui résulte de l'absence de préavis écrit ou de préavis suffisant. Celui-ci, qui s'apprécie au moment de la notification ou de la matérialisation de la rupture, s'entend du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, soit pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement en bénéficiant, sauf circonstances particulières, d'un maintien des conditions antérieures (en ce sens, Com., 10 février 2015, n° 13-26.414), les éléments postérieurs ne pouvant être pris en compte pour déterminer sa durée (en ce sens, Com, 1er juin 2022, n° 20-18960). Les critères pertinents sont notamment l'ancienneté des relations et les usages commerciaux, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, l'éventuelle exclusivité des relations et la spécificité du marché et des produits et services en cause ainsi que tout obstacle économique ou juridique à la reconversion. En revanche, le comportement des partenaires consécutivement à la rupture est sans pertinence pour apprécier la suffisance du préavis accordé. La rupture peut être totale ou partielle, la relation commerciale devant dans ce dernier cas être modifiée substantiellement (en ce sens, Com. 31 mars 2016, n° 14-11.329 ; Com 20 novembre 2019, n° 18-11.966, qui précise qu'une modification contractuelle négociable et non imposée n'est pas la marque d'une rupture partielle brutale).
Mais, la rupture, quoique brutale, peut être justifiée si elle est causée par une faute suffisamment grave pour fonder la cessation immédiate des relations commerciales (en ce sens, sur le critère de gravité, Com. 27 mars 2019, n° 17-16.548). La faute doit être incompatible avec la poursuite, même temporaire, du partenariat : son appréciation doit être objective, au regard de l'ampleur de l'inexécution et de la nature l'obligation sur laquelle elle porte, mais également subjective, en considération de son impact effectif sur la relation commerciale concrètement appréciée et sur la possibilité de sa poursuite malgré sa commission ainsi que du comportement de chaque partie. L'octroi d'un préavis ne prive pas per se l'auteur de la rupture de la faculté d'invoquer postérieurement une faute grave la fondant (en ce sens, Com., 14 octobre 2020, n° 18-22.119, revenant sur Com., 10 février 2015, n° 13-26.414).
Par courrier du 2 août 2018 (pièce 3 de l'appelante), la SAS Gourmaud Sélection a rompu le contrat de distribution avec un préavis de six mois conformément à son article 6 et a simultanément mis un terme aux relations commerciales dans les mêmes conditions. Elle invoquait à ce titre une baisse de commande directement imputable à la pratique de mues par l'EARL CHC en violation de l'article 4 du contrat et y ajoute désormais des actes de dénigrement. Le contrat ne stipulant aucun engagement de volume, seuls ces deux derniers griefs méritent examen.
Sur le dénigrement
Les abus de la liberté d'expression ne peuvent être sanctionnés que sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881, loi spéciale, sauf dénigrement de produits et services entendu comme l'atteinte portée à un concurrent à travers le discrédit jeté sur ses produits ou services (voir en ce sens en dernier lieu, Com., 26 septembre 2018, n° 17-15502 : « hors restriction légalement prévue, la liberté d'expression est un droit dont l'exercice, sauf dénigrement de produits ou services, ne peut être contesté sur le fondement de l'article 1382, devenu 1240, du code civil »). La Cour de cassation a par ailleurs précisé que, même en l'absence d'une situation de concurrence directe et effective entre les personnes concernées, la divulgation, par l'une, d'une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par l'autre, peut constituer un acte de dénigrement mais que, lorsque l'information en cause se rapporte à un sujet d'intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, cette divulgation relève du droit à la liberté d'expression, qui inclut le droit de libre critique, et ne saurait, dès lors, être regardée comme fautive, sous réserve qu'elle soit exprimée avec une certaine mesure (1ère Civ, 11 juillet 2018, n° 17-21.457 ; Com. 9 janvier 2019, n° 17-18.350).
Le 13 septembre 2017, la gérante de l'EARL CHC diffusait un tract auprès de « tous les acteurs de la filière ». Il est ainsi rédigé (pièce 9 de l'intimée) :
Il est de notre mission d'intérêt général de porter à votre attention les menaces d'affaiblissement irréversible que nous livrent actuellement les accouveurs/sélectionneurs des Pays de Loire.
En effet, ils profitent du vide sanitaire qu'ont généré les deux crises aviaires pour, sous peine de non-approvisionnement en canetons, contraindre tous les groupements de Producteurs et autres Indépendants à signer des contrats dans la durée.
Rien de tel pour anéantir l'accouvage ( pondus dans la région) Sud-Ouest et le Couvoir de Haute Chalosse en particulier qui gêne par son rapport qualité/prix.
Il est évident qu'antérieurement à ce « séisme » avec ses moyens humains et spécialisés (61 salariés) et ses équipements et matériels modernes respectueux des exigences sanitaires et environnementales (7 sites de pontes sur parcelles boisées sur quatre communes) notre couvoir, entre autres, pouvait rivaliser dans une concurrence nécessaire à la filière,
Dès l'officialisation du diagnostic viral, ces accouveurs/sélectionneurs qui sont pourtant passés par une épreuve similaire en 2007 et qui ont augmenté les prix des reproducteurs de 60% et des canetons de 40 à 50 centimes chez les éleveurs de PAG.
Malgré ces « coups bas » les accouveurs régionaux ont pris leurs responsabilités en mettant en place un volume de production limité à 60% à 70% (sic) des besoins des années antérieures.
La crainte qui se profile, c'est qu'une partie de cette production leur reste sur les bras en fin d'année. Imaginez la situation via un monopole. Ce n'est pourtant pas dans l'intérêt de quiconque d'affaiblir de cette façon notre premier maillon de la filière. Même les sélectionneurs auraient tout à gagner de permettre à l'aval régional de recouvrer son dynamisme commercial jusqu'à l'export.
Tous doivent se poser la question : pourrons-nous à moyen terme - sans scrupule - bénéficier des appellations d'origine avec un premier maillon de la filière obsolète.
Nous espérons vous avoir éclairé et sensibilisé afin que vous preniez les mesures appropriées pour éviter toute situation de non-retour.
Pour sa part le Couvoir de Haute Chalosse prendra contact avec un maximum d'organismes et de producteurs pour trouver ensemble une solution d'avenir dans une concurrence loyale. ['].
D'emblée, le propos, qui constitue un levier d'interpellation d'un député sur la nécessité de constituer une filière locale pour « sauver le Sud-Ouest » (pièce 8 de l'intimée), se veut général et politique : son auteur entend porter à la connaissance de la filière des difficultés l'affectant collectivement et qui tiennent à la volonté des sélectionneurs, dont la fonction est estimée « obsolète », d'imposer aux producteurs locaux, affaiblis par l'épisode de grippe aviaire des années 2016 et 2017, des contrats de longue durée ainsi que des prix trop élevés, pratiques qualifiées de « coups bas ». La SAS Gourmaud Sélection, nécessairement visée en sa qualité de sélectionneur, n'est néanmoins pas nommée et la critique porte sur une organisation structurelle plus que sur des rapports interpersonnels. De ce fait, malgré une certaine dramatisation (« affaiblissement irréversible »), aucun discrédit n'est jeté sur les produits ou les services de cette dernière qui n'est victime d'aucune animosité personnelle.
Aussi, le dénigrement allégué n'est pas caractérisé.
Sur la pratique des mues
En vertu de l'article 4 du contrat de distribution, l'EARL CHC s'engage à conserver en mains propres les reproducteurs, à maintenir et conserver en sa propriété les reproducteurs concernés par ce contrat sous son contrôle direct, à abattre comme réforme les reproducteurs ayant terminé leur cycle de ponte et à ne pas effectuer de mue au terme du cycle d'exploitation, la SAS Gourmaud Sélection pouvant s'opposer à des pratiques en dehors des standards de qualité et ayant des conséquences néfastes sur les produits finaux vendus sous l'appellation « génétique Orvia ».
Dans ce cadre, la mue s'entend, non du changement de plumes des canards ou d'un croisement entre animaux de génétiques distinctes, mais de la persistance de l'exploitation au-delà du premier cycle d'exploitation des reproducteurs d'un jour livrés aux accouveurs (ponte pour les femelles et reproduction pour les mâles). La durée de ce cycle, qui doit s'achever par l'abattage des animaux ainsi que l'impose l'article 4 du contrat de distribution, est déterminée en considération de la race de chaque canard et de son sexe, l'EARL CHC commercialisant pour la filière du foie gras des canetons mulards (hybrides stériles) issus du croisement de reproducteurs mâles de race Barbarie (souches PKL* ou PKLC) et de reproductrices femelles de race Pékin (souches MMG ou MMGAS). Aux termes du Guide d'élevage édité par le groupe Orvia (pièce 27 de l'intimée non contestée en sa teneur) :
- les canes de race Pékin sont en phase d'élevage pendant leurs 21 premières semaines puis en phase de reproduction/ponte pendant les 44 à 48 semaines suivantes : au terme de leur premier de cycle de ponte, ces reproductrices ne peuvent physiologiquement être âgées de plus de 69 semaines (pages 12 à 14) ;
- les reproducteurs mâles de race Barbarie sont en phase d'élevage pendant leurs 25 premières semaines tandis que leur durée de production (récolte des semences) atteint 14 à 16 semaines : au terme de leur cycle d'exploitation, ils ne peuvent être âgés de plus de 41 semaines (pages 15 et 16).
En dépit de sa reconnaissance des faits en phase précontentieuse (sa pièce 4, courriel du 18 septembre 2018 : « les manquements invoqués ne sont pas suffisamment graves pour justifier une rupture aussi brutale et seraient dilués dans l'ancienneté et la fidélité de nos relations commerciales »), la SAS CHC, qui admet implicitement une violation du contrat pendant l'exécution du préavis, conteste désormais toute pratique de mue avant le mois d'août 2018 au motif que les mues seraient toutes postérieures à la rupture et que le seul lot comprenant des animaux mués provient d'un tiers.
Cependant, il ressort de l'état des stocks produit par la SAS CHC (sa pièce 19) que sa pratique des mues était massive avant la date de notification de la rupture du 2 août 2018 (soit avant la semaine 33 de l'année 2018) :
- des lots de canards mâles de souche MMGAS acquis en 9ème semaine de l'année 2017 ont été « mis en mue » en octobre et décembre 2018 pour atteindre 95 semaines au total au 31 décembre 2018. Ceux-ci étaient ainsi âgés de près de 73 semaines au jour de la notification de la rupture (365 bêtes), la mise en mue évoquée n'étant ainsi à l'évidence pas la première ;
- des lots de canes de souche PKL* acquis en 9ème, 12ème et 13ème semaine de l'année 2017 ont été « mis en mue » en décembre 2018 pour atteindre respectivement 95 et 92 semaines au total au 31 décembre 2018. Celles-ci étaient ainsi âgées de près de 73 et 70 semaines au jour de la notification de la rupture (5 500 bêtes).
Si la SAS CHC prouve avoir acquis le 29 mars 2018 des canes muées nées le 19 septembre 2016 auprès d'un tiers (sa pièce 18), cette commande, dont il n'a pas été tenu compte dans l'analyse du stock, ne portait que sur des femelles par hypothèse destinées à être fécondées par des mâles fournis par la SAS Gourmaud Sélection. Outre le fait que cette pièce n'explique en rien la pratique des mues concernant les reproducteurs, elle caractérise une violation de l'article 4 du contrat de distribution qui prohibe tout croisement.
Cette faute, qui fondait à elle seule la résiliation de la convention, était également suffisamment grave pour justifier la rupture, y compris sans préavis, de la relation commerciale. En effet, la pratique des mues est de nature à avoir de lourdes conséquences pour le sélectionneur : elle est susceptible de nuire à sa notoriété et à la réputation de sa génétique, les animaux mués perdant leurs performances au fil des mues non seulement car elles s'accompagnent d'une dégénérescence intrinsèque de leur capital génétique mais car les animaux mués ne bénéficient pas des améliorations annuelles apportées par le sélectionneur aux générations suivantes ; elle génère un évident gain manqué, les commandes étant réduites et les prix pratiqués n'étant pas adaptés à un cycle d'exploitation prolongé. La faute de l'EARL CHC est d'autant plus grave qu'elle caractérise la réitération consciente des manquements qui avaient justifié en 2012 la conclusion d'un contrat écrit et dont elle avait alors admis la réalité (pièce 4 de l'intimée), ce renouvellement sapant irrémédiablement la confiance mutuelle inhérente à la poursuite de tout partenariat et étant incompatible avec le maintien de la relation au-delà de l'exécution du préavis de six mois contractuellement accordé.
En conséquence, le jugement entrepris, dont les justes motifs seront adoptés en complément de ceux de la Cour, sera confirmé en ce qu'il a rejeté, à raison de sa faute grave, les demandes de la SAS CHC au titre de la rupture brutale des relations commerciales établies.
3°) Sur les pratiques anticoncurrentielles
a) Sur l'abus de position dominante
Moyens des parties
Au soutien de ses prétentions, la SAS CHC expose que la SAS Gourmaud Sélection occupe une position dominante sur le marché national de la vente de canards reproducteurs, les régions de l'Ouest et du Sud-Ouest concentrant l'intégralité de cette activité. Elle précise que cette dernière détient près de 80 % des parts de ce marché, sur lequel elle n'est en concurrence qu'avec le groupe [Localité 7] Frères, et plus de 50 % des parts du marché de la distribution de canetons mulards. Elle ajoute que, à compter du 2 août 2018 et postérieurement à la fin effective des relations commerciales le 2 février 2019, a, dans le but d'acquérir à vil prix son couvoir, abusé de cette position dominante en :
- rompant les relations commerciales avec un préavis insuffisant pour des produits non
substituables et de forte notoriété dont les distributeurs ou fournisseurs ne peuvent se passer afin d'évincer un concurrent après avoir eu accès à ses comptes et son fichier clients ;
- lui opposant des refus de vente successifs malgré sa situation économique irrémédiablement compromise.
Elle conteste ainsi toute faute qui lui serait imputable dans l'exécution du contrat de distribution, la réalité de la pratique des mues n'étant pas, comme le dénigrement allégué, prouvée antérieurement à la notification de la résiliation, et souligne le caractère inopérant de l'allégation d'une baisse de commandes en l'absence de tout engagement de volume, la réduction du flux d'affaires étant quoi qu'il en soit la conséquence directe de la grippe aviaire des années 2016 et 2017. Elle ajoute que les effets anticoncurrentiels de ces pratiques « sont certains dès lors que la SAS COUVOIR DE HAUTE-CHALOSSE, qui ne fournissait que du caneton mulard issue de la génétique GOURMAUD SELECTION, était un concurrent du Groupe ORVIA sur le marché de la vente du caneton mulard et que de cesser [de] l'approvisionner a conduit à s'accaparer sa part de marché ».
Elle explique enfin que son préjudice réside dans la perte de chance, évaluée à 95 %, de ne pas avoir pu maintenir un volume d'activité identique et une marge brute similaire à l'année 2018 pendant 18 mois (4 356 489 euros). Elle sollicite subsidiairement la consultation de l'Autorité de la concurrence et l'organisation d'une « expertise juridique ayant pour objet de chiffrer le préjudice subi par le demandeur du fait de la pratique anticoncurrentielle ».
En réponse, la SAS Gourmaud Sélection explique que le marché pertinent est exclusivement celui de la vente des canards reproducteurs et non des canards mulards (ou commerciaux) qui, par définition, sont stériles. Elle précise être en concurrence sur ce marché national avec le groupe [Localité 7] Frères, fournisseur historique de l'EARL CHC, et l'EARL de la Bidouze, sélectionneur et accouveur de la région paloise. Elle ne conteste pas la période d'appréciation de la pratique anticoncurrentielle au regard de la nature des faits qui lui sont imputés. Elle estime en revanche ne pas être en position dominante en exposant que les chiffres opposés par la SAS CHC, qui manquent intrinsèquement de fiabilité à raison de leurs sources et qui se rapportent à l'activité du groupe Orvia, concernent le marché non pertinent des canetons commerciaux. Elle ajoute que ses parts de marché, non démontrées, sont insuffisantes pour caractériser une position dominante sur le marché de référence, le groupe [Localité 7], opérateur plus ancien qu'elle, étant doté d'une puissance financière bien supérieure à la sienne. Elle expose enfin que les actes qui lui sont reprochés (rupture et refus de vente) sont causés par le comportement fautif de l'EARL CHC qui est exclusif de tout abus qui lui serait imputable et qui est caractérisé, d'une part (pratique des mues), par l'état de ses stocks qui mentionne des canes de plus de 69 semaines et des reproducteurs de plus de 41 semaines, âges excédant la durée de leur cycle d'élevage et d'exploitation, et, d'autre part (dénigrement), par les tracts produits qui jettent le discrédit sur ses produits. Subsidiairement, elle souligne l'absence de démonstration d'un objet ou d'un effet anticoncurrentiel, ses produits étant substituables avec ceux de ses concurrents.
Elle explique par ailleurs que la sanction d'une pratique anticoncurrentielle n'est pas la reprise forcée des relations, de surcroît inopportune ici au regard de l'ancienneté des faits, mais l'octroi d'une indemnisation. Elle conteste le principe et la mesure de cette dernière en opposant l'absence de preuve d'une perte quelconque ou d'un gain manqué, le préjudice allégué étant en outre illégitime puisque la marge de référence a été dégagée grâce au déploiement d'une pratique de mues illicite. Elle nie enfin l'existence d'un lien causal entre le dommage prétendu et l'abus dénoncé et souligne tant l'inutilité d'une mesure d'expertise dont l'organisation pallierait la carence de l'EARL CHC dans l'administration de la preuve que le caractère inadéquat de la demande d'avis, l'Autorité de la concurrence n'ayant pas à chiffrer un préjudice mais à délivrer des orientations que la Cour connaît.
Réponse de la Cour
La Cour constate que la SAS CHC fonde son action exclusivement sur les dispositions de droit interne et qu'elle a abandonné toute référence à l'article 102 du TFUE faute de risque d'affectation du marché entre Etats membres.
En vertu de l'article L 420-1 du code de commerce, sont prohibées même par l'intermédiaire direct ou indirect d'une société du groupe implantée hors de France, lorsqu'elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions, notamment lorsqu'elles tendent à :
1° Limiter l'accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d'autres entreprises ;
2° Faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse ;
3° Limiter ou contrôler la production, les débouchés, les investissements ou le progrès technique ;
4° Répartir les marchés ou les sources d'approvisionnement.
Et, en application de l'alinéa 1 de l'article L 420-2 du même code, est prohibée, dans les conditions prévues à l'article L 420-1, l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises d'une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci. Ces abus peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées ou en conditions de vente discriminatoires ainsi que dans la rupture de relations commerciales établies, au seul motif que le partenaire refuse de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées.
L'article L 420-2 du code de commerce ne sanctionne pas la situation de domination elle-même mais son exploitation abusive, la liste figurant dans ce texte, introduite par l'adverbe « notamment », n'étant à ce titre pas limitatives. L'exploitation abusive d'une position dominante est une notion objective qui vise les comportements d'une entreprise en position dominante qui sont de nature à influencer la structure ou le fonctionnement d'un marché où, à la suite précisément de la présence de l'entreprise en question, le degré de concurrence est déjà affaibli, et qui ont pour effet actuel ou potentiel de faire obstacle, par le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent une compétition par les mérites, au maintien du degré de concurrence existant encore sur le marché ou au développement de cette concurrence (Autorité de la concurrence, décision 22-D-06 déjà citée, §441). Ainsi, la démonstration du caractère anticoncurrentiel de l'exploitation, qui peut avoir toute pratique pour support sans égard pour leur dimension intentionnelle ou frauduleuse, est une condition nécessaire de la prohibition de l'abus de position dominante, les effets anticoncurrentiels n'ayant pas à être réalisés concrètement et pouvant être seulement potentiels dès lors qu'ils sont sensibles.
La jurisprudence, nationale comme européenne, distingue les abus d'exploitation des abus d'exclusion, catégories non limitatives ne recouvrant pas de manière exhaustive tous les comportements susceptibles de relever de la prohibition des abus de position dominante. Si une même pratique peut être constitutive de ces deux types d'abus, le standard de preuve demeure identique. Il implique d'apprécier, en vérifiant le caractère à la fois nécessaire et proportionné du comportement pour remplir l'objectif poursuivi par l'entreprise dominante, si ses actes, destinés à défendre ses intérêts commerciaux menacés, ont été accomplis de manière raisonnable et sur la base d'une justification objective, et non seulement pour renforcer cette position dominante et en abuser.
La notion d'abus d'exclusion recouvre les comportements d'une entreprise en position dominante qui sont de nature à influencer la structure d'un marché où, à la suite précisément de la présence de l'entreprise en question, le degré de concurrence est déjà affaibli. Sont ainsi visés les actes (accords d'exclusivité, rabais de fidélité, ventes liées ou groupées, prédation tarifaire, refus de vente ou compression de marges') destinés à empêcher un concurrent réputé aussi efficace de se développer ou d'entrer sur le marché sinon à l'en exclure.
Les abus d'exploitation renvoient, notamment, à l'hypothèse, spécifiquement visée par l'article 102a du TFUE, dans laquelle une entreprise en position dominante utilise les possibilités qui découlent de cette position pour obtenir des avantages de transaction qu'elle n'aurait pas obtenus en cas de concurrence praticable et suffisamment efficace. Peuvent ainsi constituer des abus d'exploitation l'imposition de prix d'achat excessivement bas ou d'autres conditions de transaction non équitables.
La SAS CHC impute à la SAS Gourmaud Sélection, au titre des abus qu'elle allègue, une rupture brutale des relations commerciales établies ainsi qu'un refus de vente consécutif à la notification de la rupture, ces actes étant censés avoir été commis pour la contraindre à vendre à vil prix son exploitation.
Cependant, il est désormais acquis que :
- la rupture n'est ni fautive au sens du contrat ni brutale au sens de l'article L 442-6 I 5° du code de commerce à raison de la faute grave commise par l'EARL CHC ;
- rien ne démontre que le prix global proposé dans le cadre des négociations qui portaient sur l'acquisition des parts sociales et des bâtiments avec reprise du personnel était vil, dérisoire ou simplement insuffisant, celles-ci ayant de surcroît été menées à l'initiative d'une autre société du groupe sans intervention directe ou indirecte prouvée de la SAS Gourmaud Sélection.
Et, les refus de vente allégués, tous postérieurs à la notification de la rupture, en sont la suite logique, la SAS Gourmaud Sélection, à qui aucune inexécution du préavis n'est reprochée, ayant accepté les commandes susceptibles d'être exécutées pendant le temps du préavis et refusé exclusivement celles portant sur la période postérieure, telle la première commande litigieuse qui portait sur une livraison prévue pour la semaine 20 de 2019, soit durant le mois de mai 2019, trois mois après la rupture effective du contrat et des relations (pièces 6 à 9 de l'appelante).
Aussi, la faute de l'EARL CHC légitimant tant la rupture que les refus de vente dont le lien avec le projet de cession n'est pas établi, aucun abus ne peut être imputé à la SAS Gourmaud Sélection à ce titre, les mesures d'instruction sollicitées subsidiairement étant, au regard de la solution retenue, sans intérêt.
En conséquence, le jugement entrepris, dont les motifs seront adoptés par la Cour en complément des siens, sera confirmé de ce chef.
b) Sur l'abus de dépendance économique
Moyens des parties
Au soutien de ses prétentions, la SAS CHC expose que, au regard des parts de marché détenues par la SAS Gourmaud Sélection, de la réalisation depuis 2010 de l'intégralité de son chiffre d'affaires grâce aux canards fournis par cette dernière ainsi que de la qualité et de la notoriété de sa génétique qui font que ses produits ne sont pas substituables, elle était en situation de dépendance économique à son endroit. Elle caractérise l'abus et les effets anticoncurrentiels dans les mêmes termes que ceux développés au soutien de sa demande au titre de l'abus de position dominante. Elle estime subir un préjudice identique à celui causé par l'abus de position dominante.
En réponse, la SAS Gourmaud Sélection explique que l'EARL CHC, qui n'était soumise à aucune exclusivité et a volontairement remplacé son fournisseur historique sans chercher à diversifier ses approvisionnements, ne justifie d'un état de dépendance économique subi. Elle conteste par ailleurs, en renvoyant aux motifs livrés au titre de l'abus de position dominante, l'existence d'un abus quelconque et d'un effet potentiel ou d'un objet anticoncurrentiel.
Réponse de la cour
Conformément à l'alinéa 2 de l'article L 420-2 du code de commerce, est prohibée, dès lors qu'elle est susceptible d'affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence, l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises de l'état de dépendance économique dans lequel se trouve à son égard une entreprise cliente ou fournisseur. Ces abus peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées, en pratiques discriminatoires visées au I de l'article L 442-6 ou en accords de gamme.
L'abus de dépendance économique suppose ainsi la réunion de trois conditions cumulatives : l'existence d'une situation de dépendance économique d'une entreprise à l'égard d'une autre, une exploitation abusive de cette situation et une affectation, réelle ou potentielle, du fonctionnement ou de la structure de la concurrence.
L'état de dépendance économique s'entend de l'impossibilité, pour une entreprise, de disposer d'une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu'elle a nouées avec une autre entreprise (en ce sens, Com., 12 février 2013, n° 12-13.603 ; Com., 3 mars 2004, n° 02-14529). Son existence s'apprécie en tenant compte notamment de la notoriété de la marque du fournisseur, de l'importance de sa part dans le marché considéré et dans le chiffre d'affaires du revendeur, ainsi que de l'impossibilité pour ce dernier d'obtenir d'autres fournisseurs des produits équivalents (en ce sens, Com., 12 octobre 1993, n° 91-16988 et 91-17090). Cette analyse doit intégrer l'importance du distributeur dans la commercialisation du produit concerné ainsi que l'existence et la diversité éventuelle de solutions alternatives pour le fournisseur (Com., 10 décembre 1996, pourvoi n° 94-16.192). La possibilité de disposer d'une solution équivalente s'entend de celle, juridique mais aussi matérielle, pour l'entreprise de développer des relations contractuelles avec d'autres partenaires, de substituer à son donneur d'ordre un ou plusieurs autres donneurs d'ordre lui permettant de faire fonctionner son entreprise dans des conditions techniques et économiques comparables (Com., 23 octobre 2007, n° 06-14.981).
La SAS CHC invoquant au titre de l'abus de dépendance économique les mêmes actes que ceux allégués au soutien de ses demandes fondées sur l'abus de position dominante, le raisonnement adopté est transposable : chassant l'abus, sa faute justifie la rupture et les refus consécutifs de vente, les mesures d'instruction sollicitées subsidiairement étant, au regard de la solution retenue, sans intérêt.
En conséquence, le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il a rejeté l'intégralité des demandes de la SAS CHC de ce chef.
4°) Sur les frais irrépétibles et les dépens
Le jugement entrepris sera confirmé en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens, rien ne justifiant de revenir sur l'appréciation portée en équité par le tribunal sur la situation des parties et la nature du litige.
Ces considérations sont en revanche obsolètes en appel, l'insistance de la SAS CHC malgré l'évidence de sa faute excluant une nouvelle dispense au titre des frais engagés par la SAS Gourmaud Sélection pour se défendre. Aussi, succombant en son appel, la SAS CHC, dont la demande au titre des frais irrépétibles sera rejetée, sera condamnée à supporter les entiers dépens d'appel, qui seront recouvrés directement par la Selarl Lexavoue Paris-Versailles conformément à l'article 699 du code de procédure civile, ainsi qu'à payer à la SAS Gourmaud Sélection la somme de 10 000 euros en application de l'article 700 du même code.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,
Constate que Maître [R] [L] et Maître [F] [D] (Selarl Ekip) respectivement pris en leurs qualités d'administrateur et de mandataire judiciaires de la SAS Couvoir de Haute Chalosse en vertu du jugement du 5 février 2021 rendu par le tribunal judiciaire de Dax ont achevé leur mission et sont désormais hors de cause ;
Dit que la procédure a été régulièrement poursuivie par Maître [F] [D] (Selarl Ekip) pris en sa qualité commissaire à l'exécution du plan qu'il tire du jugement du 3 février 2023, adoptant le plan de sauvegarde de la SAS Couvoir de Haute Chalosse rendu par le tribunal judiciaire de Dax ;
Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions soumises à la Cour ;
Y ajoutant,
Rejette la demande de la SAS Couvoir de Haute Chalosse au titre des frais irrépétibles ;
Condamne la SAS Couvoir de Haute Chalosse à payer à la SAS Gourmaud Sélection la somme de 10 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la SAS Couvoir de Haute Chalosse à supporter les entiers dépens de l'instance qui seront recouvrés directement par la Selarl Lexavoue Paris-Versailles conformément à l'article 699 du code de procédure civile.