CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 3 juillet 2024, n° 22/01429
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Ecovbat (SARL)
Défendeur :
Alila Promotion (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Bodard-Hermant
Conseillers :
M. Richaud, Mme Dallery
Avocats :
Me Dauchel, Me Bony, Me Grappotte-Benetreau
FAITS ET PROCÉDURE
La société Alila Promotion est un promoteur immobilier privé, spécialiste de la vente en bloc, particulièrement sur le marché du logement conventionné (logement social et intermédiaire).
Elle constitue, pour la réalisation de ses opérations immobilières, des structures immobilières ad hoc appelées "HPL".
Certaines de ces structures ad hoc ont contracté avec la société Ecovbat en qualité d'économiste de la construction, pour la réalisation d'opérations immobilières dans l'ouest de la France, entre juillet 2017 et Juillet 2019.
Par courrier de son conseil du 26 novembre 2019, la société Ecovbat a reproché à la société Alila Promotion d'avoir brutalement rompu leur relation commerciale par LRAR du 8 octobre 2019 et invoqué un préjudice de 293 960,60 euros.
Et par acte du 10 juin 2020, elle l'a assignée en indemnisation devant le tribunal de commerce de Lyon.
Par jugement du 2 décembre 2021, le tribunal de commerce de Lyon a :
- Jugé que les demandes de la société Ecovbat à l'encontre de la société Alila Promotion sont irrecevables ;
- Débouté la société Ecovbat de l'ensemble de ses demandes fins et conclusions ;
- Rejeté la demande de la société Alila Promotion de voir condamner la société Ecovbat à payer la somme de 15 000 euros au titre de dommages et intérêts pour procédure abusive ;
- Condamné la société Ecovbat au paiement de la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Prononcé l'exécution provisoire du présent jugement ;
- Condamné la société Ecovbat aux entiers dépens.
La société Ecovbat a interjeté appel de ce jugement par déclaration reçue au greffe de la Cour le 13 janvier 2022, elle demande à la Cour, par ses dernières conclusions, transmises par RPVA le 19 septembre 2022, vu l'article L.442-1 du code de commerce et l'article D 442-3 du code de commerce, d'Infirmer ce jugement en toutes ses dispositions, à l'exception de celle portant sur le rejet de la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive présentée par la société Alila Promotion ;
Statuant à nouveau :
- Débouter la société Alila Promotion de toutes ses demandes, fins et conclusions ;
- Dire et juger la société Alila Promotion responsable envers la société Ecovbat au titre de la rupture brutale des relations commerciales établies ;
- Condamner la société Alila Promotion à payer à la société Ecovbat la somme de 270 374,80 euros à titre de dommages et intérêts ;
- Condamner la société Alila Promotion à payer à la société Ecovbat la somme de 7 000,00 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- La condamner aux entiers dépens tant de première instance que d'appel dont distraction au profit de la SELARL Sevellec Dauchel cresson en application de l'article 699 du code de procédure civile.
La société Alila Promotion par ses dernières conclusions, transmises par RPVA le 20 juin 2022, demande à la Cour de :
Vu les articles 1240 et 1353 du code civil,
Vu l'article L.442-1 du code de commerce,
Vu les pièces versées aux débats,
- Déclarer irrecevables les demandes de la société Ecovbat pour défaut de qualité à agir,
- Confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a :
* Jugé que les demandes de la société Ecovbat à l'encontre de la société Alila Promotion sont irrecevables ;
* Débouté la société Ecovbat de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions; *Condamné la société Ecovbat au paiement de la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
* Condamné la société Ecovbat aux entiers dépens.
- Infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a :
* Rejeté la demande de la société Alila Promotion de voir condamner la société Ecovbat à payer la somme de 15 000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive.
Statuant à nouveau sur ce chef de jugement :
- Condamner la société Ecovbat à payer à la société Alila promotion la somme de 15 000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive,
Y ajoutant :
- Condamner la société Ecovbat à payer à la société Alila promotion la somme de 7 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile pour la cause d'appel.
- Condamner la société Ecovbat aux entiers dépens dont distraction au profit de la SCP Grappotte Benetreau en application de l'article 699 du CPC.
Par ordonnance sur incident du 20 septembre 2022 la Cour a :
- Rejeté la demande de radiation de l'affaire du rôle de la cour d'appel ;
- Dit que le conseiller de la mise en état n'est pas compétent pour statuer sur la demande d'irrecevabilité de la société Alila Promotion dévolue à la Cour ;
- Dit n'y avoir lieu à l'application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamné la société Alila Promotion aux dépens de l'incident.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 23 avril 2024.
La Cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
MOTIVATION
1. Sur la recevabilité des demandes d'Ecovbat
La société Alila Promotion soutient à tort au visa de 122 du code de procédure civile que la société Ecovbat n'a pas d'intérêt à agir faute de flux d'affaire direct avec elle qu'il considère comme un préalable à l'action dès lors que l'existence d'une relation commerciale établie entre les parties n'est pas une condition de la recevabilité mais du bien-fondé des demandes fondées sur une rupture brutale de relation commerciale établie.
Sa demande sera donc rejetée.
2. Sur la rupture brutale des relations commerciales établies
La société Ecovbat soutient :
- Sur le caractère établi de la relation que
' La société Ecovbat a été économiste permanent pour la société Alila Promotion du mois de juillet 2017 au mois de juillet 2019, date de la fin abrupte de la relation commerciale ;
' la société Alila Promotion lui a procuré "un volume de chiffre d'affaires conséquent", ce que celle-ci reconnaît elle-même dans ses conclusions .
- Sur la brutalité de la rupture
' la réalité de la rupture brutale des relations qui ne peut être justifiée par des manquements contractuels qui lui seraient imputés est incontestablement matérialisée par des courriers recommandés du 8 octobre 2019.
- Sur le préjudice
' Elle a subi un préjudice qu'elle évalue à hauteur de 270 374,80 euros qui correspond à sa perte de marge.
La société Alila Promotion rétorque :
- Sur le caractère établi de la relation que
' La société Ecovbat n'a jamais contracté avec elle mais uniquement avec des structures ad hoc du groupe Alila constituées pour chaque programme immobilier, elle ne rapporte donc pas la preuve d'un courant d'affaires direct avec la société Alila Promotion ;
' La société Ecovbat a été réglée par les différentes sociétés HPL avec lesquelles elle a contracté, raison pour laquelle ce sont bien les sociétés HPL qu'Ecovbat a assigné par ailleurs en paiement des contrats ;
' Retenir l'existence d'une relation commerciale établie entre la société Alila Promotion et la société Ecovbat alors que cette dernière n'a fait que contracter avec des structures ad hoc du groupe Alila reviendrait à confondre les personnalités juridiques distinctes de chacune des sociétés ;
' L'activité d'économiste est par nature précaire et ne peut créer de relation commerciale établie, les missions étant confiées au cas par cas en fonction des opportunités de promotion immobilière qui sont aléatoires ;
' La société Ecovbat n'a jamais bénéficié d'un engagement d'exclusivité, ni même d'une exclusivité de fait et a été mise en concurrence avec d'autres économistes.
- Sur la brutalité de la rupture que
' il n'y a pas eu de rupture brutale mais un simple arrêt de consultation de la société Ecovbat pour les nouveaux projets, en raison des fautes répétées de cette dernière dans l'établissement des estimatifs sur les projets immobiliers, en évaluant mal les coûts de projets ce qui a généré des écarts significatifs avec le budget contractuellement fixé qui ont dû être supportés par les sociétés HPL et donc le groupe Alila.
- Sur le préjudice que
' Le tableau produit par l'appelante pour justifier son préjudice est une preuve qu'elle s'est constituée à elle-même et les informations contenues dans ce document sont nécessairement biaisées car elles sont fondées sur un chiffre d'affaires TTC alors que les chiffres à prendre en compte s'agissant du calcul d'une perte de marge doivent être HT ;
' Ce tableau n'est en rien validée par l'expert-comptable;
' Toutes les charges de production doivent être déduites pour établir la marge sur coûts variables et pas seulement une sélection non contradictoire au titre de charges directement liées en moyenne au chiffre d'affaires comme le fait de façon discrétionnaire l'expert-comptable dans son attestation ;
' L'analyse des bilans permet d'établir que la moyenne du chiffre d'affaires annuel d'Ecovbat sur les trois exercices 2017 à 2019 est de 138 468,61 euros HT ce qui ne correspond pas au chiffre figurant dans l'attestation de l'expert-comptable communiquée, que le montant qu'elle indique avoir facturé pour les projets sur la période de 2017 à 2019 est de 170 293,50 euros HT alors que son chiffre d'affaires total réalisé sur la période est de 415 405,84 euros et qu'ainsi, les projets des sociétés HPL auraient représentés 40% du chiffre d'affaires annuel d'Ecovbat sur la période considérée. Elle en déduit qu'en retenant une moyenne annuelle de chiffre d'affaires de 138 468,61 euros dont 40% réalisée avec Alila avec un préavis de trois mois, la perte de marge d'Ecovbat pour trois mois de préavis correspondant à une relation commerciale établie de trois ans serait tout au plus de 12 877,58 euros ;
' Toute somme qui serait mise à la charge d'Alila par la cour d'appel au titre de la rupture brutale de la relation commerciale établie devrait nécessairement être minorée du montant réclamé par ailleurs par Ecovbat auprès des sociétés HPL au titre des contrats qui ont été résiliés à hauteur de 45 339,67 euros HT.
Réponse de la cour
En application de l'article L 442-1 II du code de commerce, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l'absence d'un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels. En cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l'auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d'une durée insuffisante dès lors qu'il a respecté un préavis de dix-huit mois. Ces dispositions ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure.
Au sens de ce texte, la relation, notion propre du droit des pratiques restrictives de concurrence qui n'implique aucun contrat (en ce sens, Com., 9 mars 2010, n° 09-10.216) et n'est soumise à aucun formalisme quoiqu'une convention ou une succession d'accords poursuivant un objectif commun puisse la caractériser, peut se satisfaire d'un simple courant d'affaires, sa nature commerciale étant entendue plus largement que la commercialité des articles L 110-1 et suivants du code de commerce comme la fourniture d'un produit ou d'une prestation de service (en ce sens, Com., 23 avril 2003, n° 01-11.664).
Elle s'entend néanmoins d'échanges commerciaux conclus directement entre les parties (Com, 7 octobre 2014, n° 1320390).
Elle est établie dès lors qu'elle présente, au moment de la rupture, un caractère suivi, stable et habituel laissant entendre à la victime de la rupture qu'elle pouvait raisonnablement anticiper, pour l'avenir, une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial (en ce sens, Com., 15 septembre 2009, n° 08-19.200 qui évoque "la régularité, le caractère significatif et la stabilité de la relation commerciale").
Le recours aux appels d'offre mettant en concurrence le partenaire commercial avec d'autres prestataires, introduit un aléa dans la relation commerciale qui a pour effet de la précariser, la circonstance que ce partenaire ait été choisi durant plusieurs années n'étant pas de nature à elle seule à démontrer la stabilité de la relation commerciale (Com., 20 sept. 2011, n° 10-15.750; 18 oct. 2017, n° 16-15.139; 7 déc. 2022, n° 21-15.649).
En l'espèce, la cour retient au vu des pieces produites, à l'instar du jugement entrepris, que :
- la société Ecovbat a contracté uniquement avec chacune des structures ad hoc constituées pour chaque opération immobilière, lesquelles ont des personnalités morales distinctes, ont réglées les prestations correspondantes (pièces intimé 5-8) et sont par ailleurs été assignées en paiement,
- la société Ecovbat se borne à affirmer que la gérante de la société Alila est la même que celle des sociétés ad hoc précitées, que la société Alila Promotion a dirigé la mission d'économiste de la société Ecovbat conclue avec ces sociétés ad hoc et a participé aux appels d'offre lancés par ceux-ci, sans expliciter en quoi ses pièces volumineuses 6,7 et 11 qu'elle n'explicite pas l'établissent, ni, au demeurant, en quoi ces circonstances suffisent à établir des échanges commerciaux directs entre les parties,
- au demeurant encore, la société Ecovbat ne justifie d'aucune exclusivité, ni en fait ni en droit, ni d'aucune garantie de volume, ses offres étant systématiquement soumises à négociations et n'ayant pas toujours été retenues (pièce appelante 6 dont mails des 17 et 28 mai 2019) de sorte qu'à supposer établi un courant d'affaires direct entre les parties, que la société Ecovbat elle-même ne chiffre pas - se bornant à invoquer sans l'étayer utilement "un volume d'affaire conséquent" (conclusions p.3) sans indication de la part dans son chiffre d'affaires total de ce courant d'affaires réalisée avec les sociétés ad hoc - cette précarité le prive de la stabilité requise pour permettre de lui laisser entendre qu'elle pouvait raisonnablement en anticiper, pour l'avenir, une certaine continuité. En effet, les annexes jointes à l'attestation d'expert-comptable (pièce 8) ne comportent aucune entête ni tampon permettant de l'y rattacher, "l'estimation perte de marge" (pièce 5) est une preuve qu'elle s'est constituée à elle-même et la société Ecovbat ne propose aucune analyse de ses bilans 2017-2019 produits(pièce 9), alors que, comme la société Alila Promotion le fait valoir sans être contredite, cette analyse établit que la moyenne du chiffre d'affaires 2017-1019 soit 138 468,61 € ne correspond pas au chiffre figurant sur l'attestation de l'expert-comptable, étant ajouté que celle-ci la chiffre à 168.898,14 € pour les années 2018-2019.
Par suite, la société Ecovbat ne peut prétendre à la rupture brutale alléguée.
3. Sur les demandes accessoires
La société Alila Promotion ne justifie d'aucune circonstance particulière pertinente rendant fautive l'action en justice de la société Ecovbat qui a pu se méprendre sur la portée de ses droits. Sa demande à ce titre ne peut donc être accueillie.
Le jugement entrepris a fait une exacte application de l'article 696 du code de procédure civile et une application équitable de l'article 700 de ce code.
La société Ecovbat, partie perdante doit suporter les dépens d'appel et l'équité commande de la condamner à payer l'indemnité de procédure qui suit.
Le jugement entrepris doit être infirmé en ce qu'il déclare irrecevables les demandes de la société Ecovbat à l'encontre de la société Alila Promotion et confirmé en ce qu'il déboute la société Ecovbat de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions et rejette la demande de la société Alila Promotion en dommages-intérêts pour procédure abusive.
PAR CES MOTIFS
La Cour,
Confirme le jugement entrepris en ses dispositions soumises à la cour, sauf du chef de l'irrecevabilité des demandes de la société Ecovbat ;
Statuant à nouveau et y ajoutant,
Rejette la demande de la société Alila Promotion tendant à l'irrecevabilité des demandes adverses ;
Condamne la société Ecovbat aux dépens et à payer à la société Alila Promotion une indemnité de procédure de 5.000 euros ;
Rejette toute autre demande.