CA Aix-en-Provence, ch. 1-8, 10 juillet 2024, n° 19/04956
AIX-EN-PROVENCE
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Défendeur :
La Madeleine de Montigny (EURL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Coulange
Conseillers :
Mme Robin-Karrer, M. Patriarche
Avocats :
Me Plantard, Me Molines, Me Lambert
EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE ANTÉRIEURE
Suivant acte conclu sous signatures privées le 25 octobre 1967, Monsieur [A] [S] a donné à bail commercial aux époux [E] des locaux sis [Adresse 2] à [Localité 3] pour y exploiter un commerce de boulangerie-pâtisserie, comprenant accessoirement un appartement à usage d'habitation situé à l'étage supérieur, pour une durée de 9 ans ayant commencé à courir le 29 septembre précédent.
Ledit bail a été renouvelé à chacune de ses échéances, le montant du loyer annuel ayant fait l'objet d'une décision judiciaire de déplafonnement à compter du 29 septembre 1994 en raison d'une évolution des facteurs locaux de commercialité, pour être fixé à 102.800 francs.
L'EURL LA MADELEINE DE MONTIGNY, ayant pour gérant et associé unique Monsieur [Z] [H], a acquis le fonds de commerce par acte notarié du 25 octobre 2001, tandis que les consorts [V] sont devenus propriétaire des murs.
Le bail venu à échéance le 29 septembre 2003 s'est tacitement poursuivi jusqu'à la demande de renouvellement formulée par le preneur le 18 mai 2005, et acceptée par les bailleurs aux mêmes clauses et conditions.
Par acte extra-judiciaire signifié le 14 janvier 2014, le preneur a formulé une demande de renouvellement à compter du 1er juillet suivant.
Par acte signifié dans les mêmes formes le 7 avril 2014, MM. [I] et [Z] [V] ont déclaré consentir à un nouveau bail de 9 ans prenant effet à la date susdite, mais ont demandé que le loyer annuel soit de nouveau déplafonné pour être porté à 38.000 €.
Les parties n'ayant pu parvenir à un accord, les consorts [V] ont saisi le tribunal d'Aix-en-Provence afin d'entendre fixer le loyer annuel du bail renouvelé à la somme de 29.982 € hors taxes, en raison de travaux d'amélioration du logement réalisés par le preneur précédent et dont ils avaient acquis la propriété par voie d'accession.
Par jugement rendu le 10 octobre 2016, le tribunal a constaté l'accord des parties pour renouveler le bail à compter du 1er juillet 2014, mais débouté les bailleurs de leur demande de déplafonnement du loyer, considérant qu'ils n'avaient pas assumé, directement ou indirectement, la charge des améliorations apportées aux locaux loués, au sens de l'article R145-8 du code de commerce.
Cette décision a été confirmée par un arrêt de la cour de céans rendu le 11 janvier 2018, lequel a été cependant censuré par la Cour de cassation aux termes d'un arrêt prononcé le 14 mars 2019, au motif que les travaux d'amélioration financés par le preneur deviennent, par l'effet de l'accession, la propriété du bailleur lors du premier renouvellement du bail qui suit leur réalisation, et sont susceptibles d'entraîner un déplafonnement du loyer à l'occasion du second renouvellement, sauf clause contraire.
Les parties ont donc été renvoyées devant la cour de céans, autrement composée, saisie le 26 mars 2019 à l'initiative des consorts [V].
Par arrêt avant dire droit rendu le 6 février 2020, la cour a retenu que le précédent preneur avait effectivement réalisé dans les locaux d'habitation des travaux d'amélioration susceptibles de justifier un déplafonnement du loyer, et ordonné une expertise à l'effet de déterminer la valeur locative à la date du renouvellement du bail.
L'expert [W] [O] a clos son rapport le 23 novembre 2022, proposant de fixer le loyer annuel à 31.750 € hors taxes pour le cas où le bail renouvelé aurait pris effet le 1er juillet 2014, ou à 31.400 € en cas de prise d'effet au 29 septembre 2014, cette date ayant été discutée par les parties au cours des opérations d'expertise.
MOYENS ET PRÉTENTIONS DES PARTIES
Aux termes de conclusions récapitulatives notifiées le 2 mai 2024, Monsieur [Z] [V], désormais seul propriétaire des murs depuis le décès de son père [I] survenu le 19 janvier 2021, se range à l'avis de l'expert et demande à la cour :
- à titre principal, de fixer le loyer annuel du bail renouvelé à compter du 1er juillet 2014 à la somme de 31.750 € hors taxes, et de condamner le preneur à verser la somme de 135.160,20 € au titre du différentiel de loyer provisoirement arrêté au 30 juin 2023,
- à titre subsidiaire, de fixer le loyer du bail renouvelé à compter du 29 septembre 2014 à la somme de 31.400 € hors taxes, et de condamner le preneur à verser la somme de 128.425,08 € au titre du différentiel de loyer provisoirement arrêté au 30 juin 2023,
- en tout état de cause, de dire que les sommes dues produiront intérêts au taux légal à compter de l'assignation,
- et de condamner l'intimée aux entiers dépens, ainsi qu'au paiement d'une somme de 6.000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Par conclusions récapitulatives notifiées le 12 avril 2024, l'EURL LA MADELEINE DE MONTIGNY s'oppose principalement au déplafonnement du loyer, aux motifs que les travaux invoqués par le bailleur n'ont pas entraîné une modification notable de la chose louée, ni une amélioration des conditions d'exploitation du fonds de commerce, mais ont uniquement consisté en une mise en conformité du logement à sa destination.
Elle conclut à la confirmation du jugement déféré, sauf en ce qu'il a fixé la date de renouvellement du bail au 1er juillet 2014, et forme appel incident de ce chef, demandant à la cour de fixer celle-ci au 29 septembre 2014 en application des dispositions de l'article L 145-12 du code de commerce, dans leur rédaction en vigueur au 18 mai 2005.
Subsidiairement, elle conteste la méthode d'évaluation retenue par l'expert, et par voie de conséquence ses conclusions, faisant notamment valoir :
- qu'il n'a pas été tenu compte de la concurrence des commerces situés à proximité, ni de l'incidence des travaux publics effectués par la Ville d'[Localité 3] aux abords immédiat du magasin, ayant réduit la fréquentation de la clientèle durant plusieurs années,
- que les loyers de référence retenus par l'expert sont en nombre insuffisant, concernent des commerces sans rapport avec l'activité exercée, et ont été négociés à une époque postérieure, sans que l'expert ait tenu compte de l'évolution des facteurs locaux de commercialité dans l'intervalle,
- et que les prix moyens retenus pour évaluer la valeur locative des locaux d'habitation ne sont pas davantage pertinents.
Elle demande à la cour de débouter le bailleur de son action faute d'établir la valeur locative réelle des locaux, et de juger que le montant du loyer annuel du bail renouvelé ne peut être supérieur à celui résultant de l'indexation, s'établissant actuellement à 16.732,20 €.
À titre infiniment subsidiaire, pour le cas où la cour retiendrait un montant supérieur, elle sollicite l'application des dispositions de l'article L 145-34 alinéa 4 du code de commerce issues de la loi du 18 juin 2014, suivant lesquelles le déplafonnement du loyer ne peut conduire à des augmentations supérieures, pour une année, à 10 % du loyer acquitté au cours de l'année précédente.
En tout état de cause, elle conclut au rejet de la demande en paiement du loyer différentiel formée par l'appelant, aux motifs qu'elle excéderait les pouvoirs dévolus au juge des loyers commerciaux et constituerait une demande nouvelle en cause d'appel, et partant irrecevable.
Elle réclame enfin accessoirement paiement d'une somme de 10.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, outre ses dépens.
La clôture de l'instruction a été prononcée à l'audience, avant l'ouverture des débats.
DISCUSSION
Sur la date de renouvellement du bail :
Suivant les dispositions de l'alinéa 3 de l'article L 145-12 du code de commerce, dans leur rédaction antérieure à l'entrée en vigueur de la loi du 4 août 2008, le nouveau bail prend effet à compter de l'expiration du bail précédent, ou, le cas échéant, de sa reconduction, cette dernière date étant soit celle pour laquelle un congé a été donné, soit, si une demande de renouvellement a été faite, le terme d'usage qui suit cette demande.
La Cour de cassation a précisé que la référence au terme d'usage s'entendait de celui résultant des usages locaux.
En l'espèce, le bail venu à expiration le 29 septembre 2003 s'était tacitement prolongé au-delà et le preneur, qui avait formulé une demande de renouvellement le 18 mai 2005, n'établit pas à quelle date celle-ci devait prendre effet suivant les usages locaux alors en vigueur.
D'autre part, il résulte des actes extra-judiciaires respectivement signifiés par les parties les 14 janvier et 7 avril 2014 que celles-ci se sont entendues sur le principe d'un nouveau bail pour une durée de neuf ans à compter du 1er juillet 2014.
Il convient en conséquence de confirmer le jugement déféré en ce qu'il a fixé la date de renouvellement du bail au 1er juillet 2014.
Sur le déplafonnement du loyer :
En vertu de l'article L 145-34 du code de commerce, le taux de variation du loyer applicable lors de la prise d'effet du bail renouvelé ne peut excéder celle de l'indice de référence retenu par les parties, à moins d'une modification notable des éléments mentionnés aux 1° à 4° de l'article L 145-33, au rang desquels figurent les caractéristiques du local considéré.
Suivant l'article R 145-4, il convient de prendre également en compte les locaux accessoires donnés en location par le même bailleur et susceptibles d'une utilisation conjointe avec les locaux principaux. Tel est le cas en l'espèce de l'appartement situé au-dessus de la boulangerie.
D'autre part, les travaux d'amélioration financés par le preneur deviennent, par l'effet de l'accession, la propriété du bailleur lors du premier renouvellement du bail qui suit leur réalisation, et sont susceptibles d'entraîner un déplafonnement du loyer à l'occasion du second renouvellement, sauf clause contraire.
Il résulte du mémoire rédigé le 22 décembre 2015 par Madame [M] [G] que le précédent preneur M. [Y] [R] avait réalisé entre 2001 et 2005 dans les locaux du premier étage des travaux importants consistant dans :
- la création d'une salle d'eau,
- la création d'un vestiaire avec bac à douche, wc, lavabo,
- l'installation d'une cuisine,
- la réfection des sols,
- l'installation d'un chauffage,
- la pose d'un double vitrage sur certaines fenêtres,
- et la pose d'un faux-plafond.
Ces travaux ont amélioré non seulement le confort et l'habitabilité de l'appartement, mais également les conditions de travail du personnel du fait de la création du vestiaire précité, de sorte qu'ils ont eu une incidence favorable sur l'activité exercée par le preneur.
Ils doivent être distingués de ceux effectués par le bailleur pour se conformer aux normes de décence du logement en suite du rapport d'expertise déposé le 16 avril 2000 par M. [T] [L], visés dans le protocole d'accord transactionnel conclu le 17 octobre 2001.
Il convient dès lors de considérer que les conditions d'un déplafonnement du loyer étaient réunies au 1er juillet 2014.
Sur la détermination de la valeur locative :
Selon l'article L 145-33 du code de commerce, la valeur locative doit être déterminée d'après:
1° Les caractéristiques du local considéré ;
2° La destination des lieux ;
3° Les obligations respectives des parties ;
4° Les facteurs locaux de commercialité ;
5° Les prix couramment pratiqués dans le voisinage.
L'article R 145-7 précise que les prix couramment pratiqués dans le voisinage concernent des locaux équivalents. À défaut, les références recueillies peuvent, à titre indicatif, être utilisées pour la détermination des prix de base, sauf à être corrigées en fonction des différences constatées avec le local loué. Les références proposées de part et d'autre portent sur plusieurs locaux et sont corrigées à raison des différences qui peuvent exister entre les dates de fixation des prix et les modalités de cette fixation (soit amiable, soit judiciaire).
En l'espèce, l'expert M. [O] a retenu trois loyers de référence, concernant :
- une boutique de vente de vêtements d'une surface utile de 10,19 m² ;
- des bureaux de syndic, administrateur de biens et agence immobilière ;
- et un restaurant.
Les prix au mètre carré résultant de ces trois baux sont très dissemblables, variant du simple au triple.
D'autre part, aucune de ces références ne se rapproche de l'activité exercée par l'EURL LA MADELEINE DE MONTIGNY, alors que son bail est à usage exclusif de boulangerie-pâtisserie.
Enfin, les baux dont s'agit ont été conclus en 2019, après l'achèvement des travaux publics dits 'des trois places' qui ont grandement contribué à améliorer l'attractivité commerciale du quartier, l'expert ayant appliqué des correctifs pour remonter jusqu'à l'année 2014 suivant une méthode mathématique dite de 'rétro-actualisation' qui apparaît très contestable, la cour renvoyant sur ce point aux observations développées dans les conclusions de l'intimée, dont elle adopte la teneur.
Si M. [O] fait justement observer dans son rapport qu'il n'appartient pas uniquement à l'expert de rechercher des éléments de comparaison, il reste que celui-ci ne peut valablement se prononcer qu'au vu de références pertinentes. Il convient en outre de relever que M. [V], demandeur au déplafonnement du loyer, n'a communiqué pour sa part aucune référence utile.
La cour ne peut donc se fonder sur les conclusions du rapport d'expertise judiciaire pour fixer la valeur locative.
Elle ne peut davantage retenir le mémoire de Madame [G], qui a été commandé par le bailleur.
En conséquence, faute pour l'appelant d'établir la valeur locative réelle, il convient de le débouter de sa demande de déplafonnement, le montant du loyer du bail renouvelé à compter du 1er juillet 2014 devant dès lors être déterminé conformément à la variation de l'indice de référence retenu par les parties.
Le jugement déféré sera donc confirmé par substitution de motifs, et Monsieur [Z] [V] débouté de sa demande en paiement d'un différentiel de loyer.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire,
Confirme le jugement rendu le 10 octobre 2016 par le tribunal de grande instance d'Aix-en-Provence,
Y ajoutant,
Déboute Monsieur [Z] [V] de sa demande en paiement d'un différentiel de loyer,
Le condamne aux entiers dépens de première instance et d'appel, en ce compris les frais d'expertise taxés à la somme de 9.268,73 euros,
Rejette les demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile.