Cass. mixte, 19 juillet 2024, n° 20-23.527
COUR DE CASSATION
Autre
Cassation
PARTIES
Demandeur :
V (Consorts), A, D, I (Consorts), H (Consorts)
Défendeur :
SCP (W) (G) et Bernard Dumas, (W) (G)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Soulard
Rapporteur :
M. Bruyère
Avocat général :
Mme Cazaux-Charles
Avocats :
Me Piwnica et Molinié, Me Boré, Salve de Bruneton et Mégret
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Versailles, 3 novembre 2020), statuant sur renvoi après cassation (1re Civ., 14 novembre 2019, pourvoi n° 18-22.114), suivant acte établi le 27 mars 1998 par M. [G] (le notaire), membre de la société [G] et Dumas (la société notariale), [X] [H] et son épouse, depuis lors décédés, qui avaient antérieurement donné la nue-propriété des actions de la société GLN à leurs cinq enfants, leur en ont cédé l'usufruit sous la condition suspensive de la cession de ces titres à la société AON avant le 31 janvier 1999.
3. Par acte reçu le 30 mars 1998 par le notaire, les cinq enfants [H] ont consenti à leurs propres enfants une donation de la nue-propriété de leurs droits sur ces actions, sous la même condition suspensive.
4. Le 15 juin 1998, après cession de leurs droits à la société AON, le notaire a dressé les actes constatant la réalisation de la condition suspensive des donations, qui sont devenues définitives.
5. Le 7 décembre 2001, estimant que les donations portaient, non pas sur les actions de la société, mais sur le produit de leur vente, et qu'elles avaient pour objet d'éluder le paiement de l'impôt sur la plus-value, l'administration fiscale a notifié aux enfants [H] un redressement d'un montant de 6 226 893 euros.
6. Par arrêts des 29 avril 2011, 10 juin 2011, 6 juillet 2011 et 24 novembre 2011, une cour administrative d'appel a rejeté leur recours et, par décisions des 22 février 2012 et 21 mai 2012, le Conseil d'Etat a déclaré non admis les pourvois formés contre ces arrêts.
7. Le 14 novembre 2013, [N] [H], ses enfants (M. [C] [H] et Mmes [Z] [H] épouse [V], [K] [H] épouse [A], [U] [H] épouse [D]) et leurs conjoints (MM. [S] [V], [B] [A], [J] [D]), ainsi que Mmes [M] [I] et [P] [I], en qualité d'ayants droit de leur mère [R] [H], ont assigné le notaire et la société notariale en responsabilité et indemnisation. [N] [H] étant décédée en cours d'instance, celle-ci a été reprise par ses enfants et Mmes [M] [I] et [P] [I]. [Z] [H] étant décédée en cours d'instance, celle-ci a été reprise par ses héritiers (M. [T] [V], M. [E] [V], Mme [O] [V], Mme [F] [V], Mme [Y] [V] et M. [S] [V]).
Examen du moyen
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
8. Les consorts [H] font grief à l'arrêt de déclarer leur action prescrite, alors « que les actions personnelles se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits permettant de l'exercer ; que le recours en garantie contre un tiers responsable ne peut être exercé avant la condamnation irrévocable de la victime ; qu'en l'espèce, ils n'ont été en mesure d'exercer leur action en garantie contre le notaire qu'à compter du jour où la juridiction administrative, mettant un terme à leur contestation, les a condamnés par une décision irrévocable, rendant leur dette fiscale certaine et définitive ; qu'en retenant pour point de départ de la prescription de l'action contre le notaire, la notification de l'avis de mise en recouvrement, la cour d'appel a violé l'article 2224 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 2224 du code civil :
9. Aux termes de ce texte, les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer.
10. Il s'en déduit que le délai de prescription de l'action en responsabilité civile court à compter du jour où celui qui se prétend victime a connu ou aurait dû connaître le dommage, le fait générateur de responsabilité et son auteur ainsi que le lien de causalité entre le dommage et le fait générateur.
11. Lorsque le dommage invoqué par une partie dépend d'une procédure contentieuse l'opposant à un tiers, la Cour de cassation retient qu'il ne se manifeste qu'au jour où cette partie est condamnée par une décision passée en force de chose jugée (1re Civ., 9 septembre 2020, pourvoi n° 18-26.390, publié ; 1re Civ., 9 mars 2022, pourvoi n° 20-15.012 ; 1re Civ., 29 juin 2022, pourvoi n° 21-14.633) ou devenue irrévocable (2e Civ., 3 mai 2018, pourvoi n° 17-17.527) et que, son droit n'étant pas né avant cette date, la prescription de son action ne court qu'à compter de cette décision.
12. Ainsi, en matière fiscale, il est jugé que le préjudice n'est pas réalisé et que la prescription n'a pas couru tant que le sort des réclamations contentieuses n'est pas définitivement connu ou que le dommage résultant d'un redressement n'est réalisé qu'à la date à laquelle le recours est rejeté par le juge de l'impôt (Com., 3 mars 2021, pourvoi n° 18-19.259 ; 1re Civ., 29 juin 2022, pourvoi n° 21-10.720, publié ; Com., 9 novembre 2022, pourvoi n° 21-10.632).
13. En revanche, en matière d'action récursoire, il est jugé que la prescription applicable au recours d'une personne assignée en responsabilité contre un tiers qu'il estime coauteur du même dommage a pour point de départ l'assignation qui lui a été délivrée, même en référé, si elle est accompagnée d'une demande de reconnaissance d'un droit. Tel est le cas du recours d'un constructeur, assigné en responsabilité par le maître de l'ouvrage, contre un autre constructeur ou son sous-traitant (3e Civ., 14 décembre 2022, pourvoi n° 21-21.305, publié). De même, la prescription biennale de l'action récursoire en garantie des vices cachés court à compter de l'assignation (Ch. mixte, 21 juillet 2023, pourvois n° 20-10.763 et n° 21-19.936, publiés).
14. Cette différence s'explique par la nature respective des actions.
15. Les premières sont des actions principales en responsabilité tendant à l'indemnisation du préjudice subi par le demandeur, né de la reconnaissance d'un droit contesté au profit d'un tiers. Seule la décision juridictionnelle devenue irrévocable établissant ce droit met l'intéressé en mesure d'exercer l'action en réparation du préjudice qui en résulte. Il s'en déduit que cette décision constitue le point de départ de la prescription.
16. Les secondes sont des actions récursoires tendant à obtenir la garantie d'une condamnation prononcée ou susceptible de l'être en faveur d'un tiers victime. De telles actions sont fondées sur un préjudice unique causé à ce tiers par une pluralité de faits générateurs susceptibles d'être imputés à différents coresponsables. Or, une personne assignée en responsabilité civile a connaissance, dès l'assignation, des faits lui permettant d'agir contre celui qu'elle estime responsable en tout ou partie de ce même dommage, sauf si elle établit qu'elle n'était pas, à cette date, en mesure d'identifier ce responsable.
17. Ces solutions, ainsi précisées, assurent un juste équilibre entre les intérêts respectifs des parties et contribuent à une bonne administration de la justice, en limitant, pour la première, des procédures prématurées ou injustifiées et en favorisant, pour la seconde, la possibilité d'un traitement procédural dans une même instance du contentieux engagé par la victime.
18. Pour déclarer prescrite l'action principale en responsabilité des consorts [H] contre le notaire et la société notariale au titre de manquements à leurs obligations, l'arrêt retient que le délai de prescription a couru à compter de la notification par l'administration fiscale de l'avis de mise en recouvrement, qu'il fixe au 30 septembre 2002.
19. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le second moyen, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 3 novembre 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris ;
Condamne M. [G] et la société [G] et Dumas aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par M. [G] et la société [G] et Dumas et les condamne à payer à M. [C] [H], Mme [K] [H] épouse [A], Mme [U] [H], M. [S] [V], M. [B] [A], Mme [M] [I], Mme [P] [I], M. [T] [V], M. [E] [V], Mme [O] [V], Mme [F] [V] et Mme [Y] [V], la somme globale de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, siégeant en chambre mixte, et prononcée par le premier président en son audience publique du dix-neuf juillet deux mille vingt-quatre.