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Décisions

CA Versailles, ch. civ. 1-1, 2 juillet 2024, n° 22/04807

VERSAILLES

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

CEC (SAS), Caisse d'Épargne et de Prévoyance de Bourgogne Franche Comté (SA)

Défendeur :

Caisse d'Epargne et de Prévoyance de Bourgogne Franche Comté (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Manes

Conseillers :

Mme Cariou, Mme Du Crest

Avocats :

Me Dupuis, Me Margotton, Me Debray, Me Matteoli, Me Lafon, Me De Monjour, Me Lafont-Gaudriot, Me Charlemagne

TJ Versailles, du 5 juill. 2022, n° 20/0…

5 juillet 2022

FAITS ET PROCÉDURE

Au cours de l'automne 2014, la société des établissements [R] (ci-après, autrement dénommée 'la société [R]'), qui a pour objet la distillerie et la fabrication de liqueurs et spiritueux, a fait l'objet d'une vérification de comptabilité par l'administration fiscale sur les exercices portant sur la période allant de 2011 à 2013. À cette période, M. [V] était son commissaire aux comptes (ou 'CAC') et la société CEC, son expert-comptable.

A la suite de cette vérification, a été révélée l'existence de détournements des fonds au préjudice de cette société de la part de M. [S], son comptable salarié, consistant en des majorations artificielles de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) déductible. Le comptable utilisait les comptes-chèques de la société pour libeller des chèques à son ordre et les encaisser sur son compte personnel, lequel était ouvert dans les livres de la Caisse d'épargne et de prévoyance de Bourgogne Franche-Comté (ci-après, autrement dénommée, 'la Caisse d'Epargne').

La société des établissements [R] a reversé à l'administration fiscale le montant de la TVA ainsi détournée.

Elle a confié au cabinet Ekyllis le soin de décrire les opérations de détournement, le rôle et les obligations de chaque partie (entreprise, expert-comptable, commissaire aux comptes, organisme bancaire) et de donner son avis sur la conformité des contrôles effectués par chacun au regard de ses obligations respectives. Ekyllis a ainsi déposé son rapport amiable, non contradictoire, dénommé le rapport '[I]'.

Par jugement correctionnel du 26 avril 2016, M. [S] a été déclaré coupable de contrefaçon ou falsification de chèques et d'usage de chèques contrefaits ou falsifiés pour un montant total de 402 383,96 euros. Il a été condamné à une peine de dix-huit mois d'emprisonnement avec sursis.

Par jugement correctionnel sur intérêts civils rendu le 14 mars 2017, le tribunal de grande instance de Dijon (devenu tribunal judiciaire), a condamné M. [S] à verser à la société des établissements [R] les sommes suivantes : 278 987,74 euros au titre des droits, 13 763 euros au titre des intérêts, 13 885,83 euros au titre des frais financiers, 800 euros au titre du préjudice d'image et enfin 800 euros en vertu de l'article 475-1 du code de procédure pénale avec intérêts au taux légal à compter du jugement.

Par exploits d'huissier de justice des 10 et 11 mai 2016, la société des Établissements [R] a respectivement fait assigner M. [B] [V], la société CEC et la société Caisse d'Épargne et de Prévoyance de Bourgogne Franche-Comté, devant le tribunal de grande instance de Versailles, devenu tribunal judiciaire, aux fins notamment de les voir condamner in solidum à lui payer la somme de 472 724 euros (quatre cent soixante-douze mille sept cent trente-quatre euros).

Par conclusions d'incident signifiées le 10 novembre 2016, M. [B] [V] a demandé au juge de la mise en état, au visa des articles 15, 132, 133, 134, 138, 139 et 142 du code de procédure civile, d'enjoindre la communication ou la production, par la société SEC, de l'intégralité du dossier pénal et de la procédure ayant trait aux faits de détournements commis par M. [S], d'ordonner le sursis à statuer jusqu'à ce que cette communication soit intervenue et de réserver les dépens.

Par ordonnance en date du 7 juin 2017, le juge de la mise en état du tribunal de grande instance de Versailles a débouté M. [B] [V] de sa demande de communication de pièces et a dit n'y avoir lieu à surseoir à statuer.

Par jugement avant dire droit du 14 mai 2019, le tribunal de grande instance de Versailles a ordonné une expertise judiciaire, ayant pour finalité suivante :

- procéder à l'examen des pièces comptables au regard des obligations de l'expert-comptable et du commissaire aux comptes,
- examiner les écritures passées par la société des Établissements [R] au cours des exercices 2011, 2012 et 2013,
- rechercher l'existence d'irrégularités comptables et dire, le cas échéant, si ces irrégularités avaient pu, au regard des normes professionnelles et des bonnes pratiques en vigueur, être décelées par l'expert-comptable, le commissaire aux comptes, l'organisme bancaire ou par tout autre intervenant,
- décrire le rôle et les obligations de chaque partie,
- déterminer et chiffrer les préjudices de toutes sortes subis par la société et enfin fournir tous les éléments permettant de déterminer les responsabilités encourues.

M. [D] [U], l'expert désigné, a déposé son rapport d'expertise le 24 janvier 2020.

Par ordonnance du 30 mars 2020, le tribunal judiciaire de Versailles a ordonné le rétablissement de l'affaire au rôle général de la Première Chambre, de l'instance 16/04119 enregistrée sous le nouveau numéro N° RG 20/01694.

Par jugement contradictoire rendu le 5 juillet 2022, le tribunal judiciaire de Versailles a :

- Déclaré irrecevable comme étant prescrite l'action de la société des Établissements [R] à l'encontre de M. [B] [V] s'agissant de l'exercice 2011 et des exercices antérieurs,
- Débouté la société des Établissements [R] de toutes ses demandes,
- Dit que les demandes d'appel en garantie formées par la société Caisse d'Epargne et de Prévoyance de Bourgogne Franche-Comté sont sans objet,
- Dit que la demande de garantie de M. [B] [V] formée à l'encontre de la société Caisse d'Epargne et de Prévoyance de Bourgogne Franche-Comté est sans objet,
- Condamné la société des Établissements [R] à payer à la société CEC la somme de trois mille euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- Condamné la société des Établissements [R] à payer à la société Caisse d'Epargne et de Prévoyance de Bourgogne Franche-Comté la somme de trois mille euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- Condamné la société des Établissements [R] à payer à M. [B] [V] la somme de trois mille euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- Condamné la société des Établissements [R] aux dépens,
- Dit qu'il n'y a pas lieu d'ordonner l'exécution provisoire du présent jugement.

La société des établissements [R] a interjeté appel de ce jugement le 20 juillet 2022 à l'encontre de M. [B] [V], de la société CEC et de la société Caisse d'épargne et de prévoyance de Bourgogne Franche Comté.

Par ses dernières conclusions notifiées le 5 avril 2023 (72 pages), auxquelles il convient de se reporter pour l'exposé détaillé de ses prétentions et moyens, la société des établissements [R] demande à la cour, au fondement des articles L. 882-18 et L. 225-254 du code de commerce, L. 822-17 du code de commerce, 1134 et suivants du code civil, 1382, 1383 et suivants anciens du code civil, L. 561-6 et suivants du code monétaire et financier, de :

- La déclarer recevable et bien-fondée en son appel ;

Y faisant droit,
- Infirmer le jugement en ce qu'il a :

- Déclaré irrecevable comme étant prescrite l'action de la société des Établissements [R] à l'encontre de M. [B] [V] s'agissant de l'exercice 2011 et des exercices antérieurs,
- Débouté la société des Établissements [R] de toutes ses demandes,
- Condamné la société des Établissements [R] à payer à la société CEC la somme de trois mille euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- Condamné la société des Établissements [R] à payer à la société Caisse d'Épargne et de Prévoyance de Bourgogne Franche-Comté la somme de trois mille euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- Condamné la société des Établissements [R] à payer à M. [B] [V] la somme de trois mille euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- Condamné la société des Établissements [R] aux dépens.

Statuant à nouveau :
- Déclarer recevable comme non prescrite l'ensemble de l'action de la société les Établissements [R] diligentée à l'encontre de M. [B] [V] s'agissant notamment de l'exercice 2011,

- Juger que :

* M. [B] [V] en sa qualité de commissaire aux comptes de la société les Établissements [R] a engagé sa responsabilité au titre des manquements commis pendant l'exécution de sa mission de commissaire aux comptes de la société des Établissements [R],
* la société CEC a engagé sa responsabilité au titre des manquements commis pendant l'exécution de sa mission en sa qualité d'expert-comptable de la société des Établissements [R],

* la Caisse d'Épargne et de Prévoyance de Bourgogne Franche-Comté a engagé sa responsabilité délictuelle à l'encontre de la société des Établissements [R],

- Condamner in solidum M. [B] [V], la société CEC et la caisse d'épargne et de prévoyance de Bourgogne France Comté à réparer l'entier préjudice subi par la société des Établissements [R] et à lui payer la somme de 493 644 euros (quatre cent quatre-vingt-treize mille six cent quarante-quatre euros), à laquelle s'ajoute la somme de 120 000 euros (cent vingt mille euros) au titre de la perte de chance et de laquelle doit être déduite la somme de 27 081 euros (vingt-sept mille quatre-vingt-un euros) correspondant aux remboursements effectués par M. [S], soit la somme totale de 586 563 euros (cinq cent quatre-vingt-six mille cinq cent soixante-trois euros),
À titre subsidiaire,
- Condamner M. [B] [V], la société CEC et la caisse d'épargne et de prévoyance de Bourgogne France Comté à réparer, chacun à proportion de sa part de responsabilité en raison de ses fautes et négligences l'entier préjudice subi par la société des Établissements [R] et à lui payer la somme de 493 644 euros (quatre cent quatre-vingt-treize mille six cent quarante-quatre euros), à laquelle s'ajoute la somme de 120 000 euros (cent vingt mille euros) au titre de la perte de chance et de laquelle doit être déduite la somme de 27 081 euros (vingt-sept mille quatre-vingt-un euros) correspondant aux remboursements effectués par M. [S], soit la somme totale de 586 563 euros (cinq cent quatre-vingt-six mille cinq cent soixante-trois euros).

En tout état de cause,
- Condamner in solidum M. [B] [V], la société CEC et la caisse d'épargne et de prévoyance de Bourgogne France Comté à payer à la société des Établissements [R] la somme de 25 000 euros (vingt-cinq mille euros) au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
- Débouter M. [B] [V], la société CEC et la caisse d'épargne et de prévoyance de Bourgogne Franche Comté de l'ensemble de leurs conclusions, fins et prétentions,
- Condamner in solidum M. [B] [V], la société CEC et la caisse d'épargne et de prévoyance de Bourgogne Franche Comté au paiement des frais et dépens en ce compris les frais d'expertise judiciaire relative au dépôt du rapport d'expertise de l'expert [U] du 24 janvier 2020.

Par ses dernières conclusions notifiées le 16 janvier 2023 (17 pages), la société Caisse d'épargne et de prévoyance de Bourgogne Franche Comté demande à la cour, au visa des articles 1382 (ancien) et suivants du code civil, de :

- Confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la société des établissements [R] de l'ensemble de ses demandes.
- Débouter la société des établissements [R] et toute autre partie de leurs demandes dirigées contre elle.
- Condamner la société des établissements [R] à lui payer la somme de 6 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
- Condamner la société des établissements [R] aux entiers dépens.

À titre subsidiaire,
- Juger que la société des établissements [R] devra conserver à sa charge la majeure partie de son préjudice et la débouter en conséquence de la majeure partie de ses demandes pour tenir compte de la part de responsabilité qui lui sera dévolue par le 'tribunal' (sic).
- Juger que la Caisse d'Épargne et de Prévoyance de Bourgogne Franche-Comté ne pourrait être tenue de réparer qu'une petite fraction du préjudice sur la base d'une perte de chance de limiter le préjudice.
- Condamner M. [B] [V] et la société CEC à la garantir des condamnations pouvant intervenir à son encontre en principal, intérêts et frais au-delà de la part de responsabilité qui pourrait leur être dévolue.

Par ses dernières conclusions notifiées le 29 mars 2023 (38 pages), auxquelles il convient de se reporter pour l'exposé détaillé de ses prétentions et moyens, la société CEC demande à la cour, au fondement de l'article 1231-1 du code civil, de :

- Confirmer le jugement déféré rendu par le tribunal judiciaire de Versailles le 5 juillet 2022 enregistré sous le n° RG 20/01694 en ce qu'il :

- Déboute la société des Établissements [R] de toutes ses demandes ;
- Dit que les demandes d'appel en garantie formées par la société Caisse d'Épargne et de Prévoyance de Bourgogne Franche-Comté sont sans objet ;
- Condamne la société des Établissements [R] à payer à la société CEC la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamne la société des Établissements [R] aux dépens ;
- Dit qu'il n'y a pas lieu d'ordonner l'exécution provisoire du présent jugement.

En conséquence,

À titre principal,
- Débouter la société [R] de l'ensemble de ses demandes et prétentions formées à son encontre ;

À titre subsidiaire,
- Débouter également la Caisse d'Épargne et de Prévoyance de l'ensemble de ses demandes et prétentions à son encontre et notamment de sa garantie infondée.

En toute hypothèse,
- Condamner la société [R] ou toute partie succombant au paiement d'une somme de 6 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens dont distraction au profit de M. Franck Lafon, avocat, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Par ses dernières conclusions notifiées le 29 mars 2023 (53 pages), auxquelles il convient de se reporter pour l'exposé détaillé de ses prétentions et moyens, M. [B] [V] demande à la cour de :

À titre principal,

- Déclarer l'appel fondé,

Sur la prescription partielle,

Vu l'article 122 du code de procédure civile,
Vu les articles L. 822-18 et L. 225-254 du code de commerce,

- Confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a jugé prescrite l'action de SEC au titre de l'exercice clos au 31 décembre 2011 et a fortiori de tous les exercices antérieurs,
- Débouter en conséquence SEC de toutes ses demandes, fins et prétentions au titre de cet exercice et des exercices antérieurs.

Sur le fond,

Vu l'article L. 822-17 du code de commerce,
Vu l'article 1382 du code civil,

- Confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a jugé que M. [V] n'a commis aucune faute dans l'exercice de sa mission de commissaire aux comptes de SEC,
- Juger que SEC ne rapporte pas la preuve du préjudice prétendument subi par elle, ni du lien de causalité entre ce préjudice et la faute alléguée par elle à l'encontre de M. [V],
- Débouter en conséquence SEC de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions à l'encontre de M. [V],

- Débouter en conséquence la Caisse d'Epargne de sa demande de garantie.

À titre subsidiaire,

Vu l'article 1240 du code civil

- Condamner la Caisse d'Epargne à relever et garantir M. [V] de l'ensemble des condamnations pouvant intervenir à son encontre,

En tout état de cause,

Vu l'article 700 du code de procédure civile,

- Condamner SEC in solidum avec la Caisse d'Epargne à payer à M. [V] la somme de 25 000 euros (vingt-cinq mille euros) au titre des frais irrépétibles, ainsi qu'aux entiers dépens.

La clôture de l'instruction a été ordonnée le 7 mars 2024.

SUR CE, LA COUR,

Sur les limites de l'appel et à titre liminaire,

La société [R] poursuit l'infirmation du jugement en toutes ses dispositions.

Les autres parties sollicitent la confirmation du jugement.

Il sera rappelé que, par application des dispositions de l'article 954 du code de procédure civile, seules les prétentions récapitulées au dispositif des conclusions saisissent la cour et que des moyens au soutien de demande qui ne figurent pas au dispositif de celles-ci sont inopérants.

La cour constate que M. [V] a adressé à la cour la synthèse de ses moyens qui lui avait été réclamée. La société [R] et la société CEC n'ont pas déféré à cette demande.

Pour la bonne compréhension du litige, il sera indiqué que les détournements litigieux opérés par M. [S], comptable de la société [R], ont fait l'objet d'une enquête pénale qui a révélé qu'entre 2011 et 2014 le montant total de ceux-ci s'est élevé à 385 162 euros. Les productions enseignent encore que l'administration fiscale a réclamé à la société [R] la somme de 384 727,40 euros pour cette même période ; que les faits frauduleux antérieurs au 6 novembre 2011 ont été déclarés prescrits ; que la juridiction répressive a retenu que le préjudice en lien avec l'infraction pour laquelle le comptable de la société [R] a été condamné s'en est trouvé réduit à la somme de 282 727,40 euros ; qu'elle a en outre déduit de cette somme les retenues pratiquées sur le salaire de M. [S] en octobre et novembre 2014 ce qui a ramené le montant des droits de la société [R] à la somme de 278 987,74 euros.

Le tribunal correctionnel a dès lors condamné M. [S] à verser à la société [R] la somme de 278 987,74 euros au titre des droits.

Le tribunal correctionnel a encore condamné M. [S] à verser à la société [R] les sommes de :

* 13 763 euros au titre des intérêts moratoires,

* 13 885,83 euros au titre des frais financiers générés par les emprunts souscrits pour financer l'imposition supplémentaire

* 800 euros au titre du préjudice d'image

* 800 euros en application de l'article 475-1 du code de procédure civile.

Il sera rappelé que le propre de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l'équilibre détruit par le dommage, et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l'acte dommageable ne s'était pas produit. Il s'agit donc pour la victime d'obtenir réparation de son entier préjudice de sorte qu'en application de ce principe, la victime ne doit pouvoir ni s'appauvrir, ni s'enrichir. Il s'ensuit que les préjudices qui ont été réparés par le tribunal correctionnel ne peuvent pas donner lieu à une autre condamnation sous peine d'aboutir à une situation d'enrichissement de la victime.

Dès lors, la société [R] disposant d'un titre exécutoire à l'encontre de M. [S] :

* pour un montant de 282 727,40 euros correspondant aux droits dus à l'administration fiscale au titre de la TVA due et non réglée pour les années 2011 à 2014,

* pour un montant de 13 885, 83 euros au titre des frais financiers,

en application du principe de la réparation intégrale, elle n'est plus fondée à réclamer aux intimés ces sommes en réparation de mêmes préjudices.

A supposer donc que la responsabilité du CAC, de l'expert comptable ou de la banque soient retenues, ces demandes ne pourront qu'être rejetées.

Sur la prescription de certaines demandes formées à l'encontre du commissaire aux comptes, M. [V]

Le tribunal, se fondant sur les dispositions des articles L. 822-18 et L. 225-254 du code de commerce, a rappelé que la responsabilité du commissaire aux comptes s'apprécie exercice par exercice ; que le jour du fait dommageable est la date de certification des comptes litigieux ou la découverte d'une faute éventuelle, étant précisé que seule la dissimulation par ce dernier des irrégularités ou des anomalies affectant les comptes sociaux, dont il a eu connaissance, permet de repousser le point de départ de la prescription au jour de la révélation à la victime du fait dommageable.

Constatant que le rapport général de M. [V] au titre de l'exercice clos le 31 décembre 2011 est daté du 24 mai 2012 et que la société [R] ne justifiait pas d'une dissimulation opérée par le commissaire aux comptes, il en a conclu que le point de départ du délai de prescription devait être fixé au 24 mai 2012 s'agissant de l'exercice 2011 de sorte que l'action était prescrite le 24 mai 2015. Par voie de conséquence, en agissant en mai 2016, l'action de la société [R] à l'encontre de M. [V] était prescrite.

' Moyens des parties

La société [R] poursuit l'infirmation du jugement de ce chef et fait valoir que :

- par son jugement du 14 mai 2019, le tribunal de grande instance de Versailles a jugé que son action à l'encontre du commissaire aux comptes n'était pas prescrite (motifs de la décision page 6, pièce 29 de l'appelante) ;

- le détournement n'a été connu qu'à l'occasion du contrôle fiscal intervenu en 2014 et non lors de la clôture des comptes ;

- le commissaire aux comptes a commis de véritables fautes et pas de simples négligences de sorte que la jurisprudence citée par M. [V] est inopérante (Cour de cassation 17 décembre 2002) qui, selon la jurisprudence de la Cour de cassation (com., 18 février 1997, pourvoi n° 94-20.163, Bulletin 1997, IV, n° 60), s'apparentaient à une dissimulation ; le délai de prescription commence dès lors à courir à compter de la révélation du détournement, lors du contrôle fiscal de 2014, de sorte que l'action engagée contre lui n'était pas prescrite.

Selon elle, les fautes de M. [V] sont caractérisées en ce qu'il n'a pas :

* consulté le journal d'achat ni le journal de vente,

* comparé la TVA des comptes de charges avec le montant de la TVA déduite sur les déclarations de chiffre d'affaires,

* effectué une circularisation sérieuse des fournisseurs,

* effectué ses travaux, en particulier les sondages, de façon sérieuse,

* insisté pour se faire communiquer le journal des achats malgré l'absence de communication de ce document comptable.

Elle en déduit que ces manquements constituent des fautes graves qui s'apparentent manifestement à une dissimulation de sorte que le point de départ de la prescription doit être reporté à la date de la révélation du fait dommageable, à savoir à la suite du contrôle fiscal de 2014 de sorte que l'action engagée contre M. [V] au titre des exercices 2011 n'est pas prescrite.

M. [V] poursuit la confirmation du jugement de ce chef.

' Appréciation de la cour

La cour observe que le jugement du 14 mai 2019 rendu par le tribunal de grande instance de Versailles ne statue pas sur la recevabilité des demandes formées contre M. [V] au titre des exercices 2011 et antérieurement à ceux-ci (cf dispositif de cette décision pages 10 à 12, pièce 29 de l'appelante). Le moyen tiré de l'autorité de la chose jugée manque dès lors en fait.

L'article L. 822-18 du code de commerce dispose que 'Les actions en responsabilité contre les commissaires aux comptes se prescrivent dans les conditions prévues à l'article L. 225-254.'

Selon l'article L. 225-254 du même code, 'L'action en responsabilité contre les administrateurs ou le directeur général, tant sociale qu'individuelle, se prescrit par trois ans, à compter du fait dommageable ou s'il a été dissimulé, de sa révélation. Toutefois, lorsque le fait est qualifié crime, l'action se prescrit par dix ans.'

Conformément à l'article L. 225-254 du code de commerce, auquel renvoie l'article L. 822-18, la détermination du point de départ du délai de prescription de l'action en responsabilité contre le commissaire aux comptes est subordonnée à la circonstance que le fait dommageable reproché au commissaire a ou n'a pas été dissimulé.

S'il n'a pas été dissimulé, la prescription commence à courir à compter du jour du fait dommageable, à savoir au jour de la certification des comptes (Com., 17 décembre 2002, pourvoi n° 99-21.553, Bull. 2002, IV, n° 201 ; Com., 11 octobre 2005, pourvoi n° 03-17.382).

S'il a été dissimulé, la prescription commence à courir à compter de la révélation du fait dommageable. Le report du point de départ de la prescription constitue une sanction au comportement du commissaire aux comptes lui-même et non de celui de l'auteur du détournement.

La dissimulation suppose la volonté du commissaire aux comptes de cacher les faits dont il a connaissance par la certification des comptes (V. par ex. Com. 11 oct 2005, précité).

Cependant, ne caractérise pas une telle volonté, la simple négligence, le défaut de diligence (Com., 14 février 2006, pourvoi n° 04- 11.969), la fausse certification (Com., 13 février 2007, pourvoi n° 03-13.577), le caractère incomplet du rapport du commissaire aux comptes (Com. 1er juillet 2008, pourvoi n° 01-17.729).

Il revient à celui qui invoque l'existence d'une dissimulation de la part du commissaire aux comptes de rapporter la preuve d'une dissimulation susceptible de lui être imputable, pour retarder le point de départ de la prescription, impliquant donc de sa part la volonté d'éviter que ses clients ou des tiers prennent connaissance du fait (Com. 28 juin 2005, n° 03-11.207 ).

La certification pure et simple de comptes irréguliers, même si elle a pu retarder la prise de conscience de la victime, ne constitue pas une man'uvre dissimulatrice de la part du commissaire aux comptes si le demandeur ne parvient pas à prouver que le fait dommageable a été délibérément voilé (Com. 17 déc. 2002, précité). Dès lors, pour retarder le point de départ du délai de prescription de l'action, il faut pouvoir caractériser la volonté du commissaire aux comptes de cacher le fait dommageable à son client.

Lorsque le fait dommageable a donc ainsi été dissimulé, le point de départ du délai de prescription de l'action en responsabilité contre le commissaire aux comptes court à compter de sa révélation. La jurisprudence a pu ainsi retenir comme point de départ du délai de prescription de l'action en responsabilité contre le commissaire aux comptes la date à laquelle des comptes infidèles sont certifiés avec réserves (1re Civ., 3 mars 1993, pourvoi n° 90-16.165, 90-15.283). De même, est susceptible de caractériser une volonté de dissimulation de sa part le fait pour un commissaire aux comptes de présenter une situation nette positive d'une société à la clôture d'un exercice de 2 690 000 francs, alors qu'elle semble négative à hauteur de 13 373 000 francs (Com., 18 février 1997, pourvoi n° 94-20.163, Bulletin 1997, IV, n° 60).

En revanche, une société ne saurait situer le point de départ du délai de prescription à l'époque où lui a été notifié le redressement fiscal faisant suite à un détournement que le commissaire n'a pas su déceler.

Il est donc jugé de manière constante que le report du point de départ de la prescription de l'action en responsabilité engagée contre un commissaire aux comptes suppose la preuve du caractère intentionnelle de son action. Il faut donc que les faits caractérisent la volonté de sa part de dissimuler à ses clients le fait dommageable.

En l'espèce, la société [R] ne démontre pas l'existence d'une telle volonté de dissimulation de la part de M. [V]. Il n'a émis aucune réserve à sa certification des comptes, il n'apparaît pas qu'il se soit aperçu des irrégularités constatées par l'expert judiciaire postérieurement, la démonstration n'est donc pas faite de sa volonté de dissimuler les comptes à la société [R]. Dès lors, l'arrêt cité par l'appelante rendu le 18 février 1997 (pourvoi n° 94-20.163, Bulletin 1997, IV, n° 60, précité) n'apparaît donc pas transposable.

En tout état de cause, compte tenu des développements subséquents, c'est à tort que la société [R] entend obtenir que le point de départ de la prescription soit différé. La prescription de l'action exercée contre le CAC a commencé à courir à compter de la certification des comptes, le 25 mai 2012, s'agissant de l'exercice 2011.

Il s'ensuit que l'action de la société [R] à l'encontre de M. [V] s'agissant de l'exercice 2011 et antérieurement engagée le 10 mai 2016 était prescrite depuis le 25 mai 2015.

Le jugement sera confirmé de ce chef.

Sur la responsabilité de M. [V], commissaire aux comptes

Se fondant sur les dispositions des article L.823-9 et L. 823-10 du code de commerce, les normes en vigueur applicables, les rapports d'expertise, amiable et judiciaire, les notes des experts, les productions, le tribunal a retenu que ce n'était qu'à l'aune de la connaissance de la fraude que les journaux d'achats sont apparus comme étant une pièce essentielle de la détection de cette fraude alors que leur contrôle n'est pas une obligation pour les commissaires aux comptes. Il a ajouté que compte tenu du risque faible tel que déterminé par M. [V], s'agissant du cycle TVA à contrôler, il a procédé à un contrôle par sondages à partir du grand livre qui n'a pas révélé d'anomalie. Il en a donc déduit qu'aucune faute ne pouvait être reprochée à M. [V].

' Moyens des parties

La société [R] poursuit l'infirmation du jugement de ce chef.

Elle fait valoir, se fondant sur le rapport d'expertise judiciaire de M. [U], que le commissaire aux comptes a commis différents manquements :

* non-application des normes professionnelles applicables,

* examen défaillant du cycle Fournisseurs/achats alors que des faiblesses ont été constatées au cours de l'analyse des procédures de la société,

* absence de détection et de signalement du problème de procédure au sujet de la conservation et du contrôle des chéquiers ce qui, selon l'expert, aurait permis de découvrir la fraude de M. [S],

* absence de circularisation des fournisseurs les plus importants par le flux financier qu'ils génèrent laquelle aurait permis de déceler les anomalies,

* absence de vérification de l'adéquation des factures fournisseurs et l'exercice pertinent ; l'examen des journaux d'achats de décembre et janvier suivant aurait permis d'identifier les factures fournisseurs qui ne sont pas comptabilisées à la bonne période, le seul examen du facturier ne permettant pas de traiter les factures non ou mal classées pas plus que les factures fictives ; l'examen du journal d'achat aurait immanquablement fait apparaître les anomalies (doublons, libellé incohérence...) ; le fait que le journal d'achat de décembre 2013 ne fasse pas apparaître d'anomalie ne change rien dans la mesure où ceux de 2011 à 2012 soient éloquents en ce qu'ils font apparaître qu'une charge est imputée sur un compte de TVA déductible ce qui constitue une aberration comptable qui doit faire réagir tout professionnel du chiffre et lui faire suspecter l'existence d'une fraude (pièces 10.3, 10.6, 10.7 annexes au rapport [I] , journaux d'achat) ;

* la jurisprudence retient qu'un commissaire aux comptes normalement diligent, effectuant son contrôle par sondage, sans procéder à une recherche comptable minutieuse et approfondie, aurait pu découvrir la fraude s'il avait procédé au contrôle de la justification des factures inscrites sur le journal des achats avec le libre compte fournisseurs ; en ne le faisant pas, sa faute est caractérisée ;

* la note de M. [T] du 7 août 2020 commandée par M. [V], réalisée de manière non contradictoire, est inopérante et partiale ;

* contrairement à ce qu'a retenu le jugement, l'expert n'avait pas à énumérer l'ensemble des normes NEP qui s'imposait au commissaire aux comptes ; les normes NEP 200, 240, 06, 05, NEP 315 auraient dû être appliquées avec discernement et il lui appartenait de mettre en place des procédures lui permettant d'identifier des opérations ou des événements inhabituels ;

* l'appelante observe que le CAC avait sollicité l'édition du journal d'achat ce qui lui a été refusé par le comptable sous des prétextes techniques qui auraient dû alerter le CAC de la nécessité de procéder plus avant conformément à l'exigence d' 'esprit critique' guidant sa mission ;

* compte tenu de l'activité de la société, fabriquant et distributeur de boissons, du fait que M. [V] était le CAC habituel de celle-ci, il savait que l'exercice de cette activité de fabriquant nécessitait l'achat de différentes matières premières et des emballages pour réaliser un produit final ; que ces achats représentaient 70% du chiffre d'affaires de la société de sorte que le contrôle des achats était fondamental ; dès lors, pour contrôler le cycle des achats, le contrôle du journal des achats apparaissait incontournable ;

* de même, les sondages qu'il prétend avoir réalisés apparaissent bien peu pertinents dès lors que, par exemple, sur la période février mars 2012, le CAC n'a pas détecté un nombre important de doublons (cf annexe 6 du rapport [I] en pièce 10-5) soit 19% de TVA frauduleuse seulement.

S'agissant spécialement de la circularisation des fournisseurs, la société [R] prétend que :

* M. [V] s'est contenté de consulter la balance fournisseurs et une édition du grand livre fournisseurs qui ne reprend que les factures non réglées au 31 décembre et non le grand libre des comptes fournisseurs qui reprend toutes les factures de l'exercice et qui est le seul moyen d'avoir une vision globale de l'activité avec chaque fournisseur,

* sur la balance ou le grand livre, 20 fournisseurs dépassent 45 000 euros de facturation annuelle et 9 à 13 dépassent 100 00 euros de facturation annuelle, 5 à 8 seulement dépassent 150 000 euros de facturation annuelle selon les années ; il est raisonnable de considérer que ces quelques fournisseurs (plus de 150 000 euros) auraient pu être choisis pour la circularisation ; or, ni le compte Fondberg (proche de la barre des 150 000 euros ou le compte Filiber n'ont attiré l'attention du CAC.

M. [V] poursuit la confirmation du jugement. Il prétend que les expertises, tant amiable que judiciaire, devront être écartées des débats, dans la mesure où la méthode d'investigation des experts est critiquable puisqu'ils n'ont pas recherché sans connaître les méthodes de détournement utilisées par M. [S], mais ils savaient comment ce dernier avait procédé. Or, selon lui, cette information change tout puisqu'il est plus facile de trouver ce que l'on recherche.

Il objecte encore que la mission de l'expert judiciaire n'a pas été respectée puisqu'il lui avait été demandé de procéder à ses travaux sans lire au préalable le processus de détournement mis en place par le comptable, M. [S], instructions que l'expert judiciaire n'a pas respectées. Il souligne que l'expert amiable a agi de la même manière.

Il invoque la note de M. [T] qui démontre que l'expert judiciaire n'a pas tenu compte :

* de la norme NEP 630 autorisant le CAC de s'appuyer sur les travaux de l'expert comptable ;

* de la norme NEP 315, paragraphe 14, sur la sensibilité de la direction au contrôle interne et aux déclarations de la direction faites au CAC sur le contrôle interne à l'époque du contrôle (pièce 9, page 12) ;

* du contexte réel de l'entreprise à l'époque du contrôle, l'expert judiciaire s'étant fondé sur les seules déclarations de la dirigeante au moment de l'expertise, sans contextualiser le travail du CAC au moment de l'exercice de sa mission (exemple, sur le contrôle de l'utilisation du chéquier de l'entreprise).

Il dit encore que M. [T] a pu constater que le rapport [I] ne pouvait qu'être écarté car il admet ne pas avoir analysé les dossiers de travail des professionnels du chiffre, donc de la réalité de leurs diligences.

Il conteste l'existence d'un manquement au titre de la circularisation des fournisseurs dès lors que :

* le cycle 'Fournisseurs' était un cycle à risque faible sur les contrôles de réalité et moyen sur la bonne application des règles de séparation des exercices et de classification comptable, mais malgré tout, le CAC a procédé chaque année à des circularisations auprès des fournisseurs et ce dans des proportions significatives ;

* les demandes de confirmation aux tiers ou circularisations réalisées par le CAC sont importantes ; pour l'exercice 2012, il a sélectionné et circularisé 13 fournisseurs (pièce 1) représentant 80% du solde du compte fournisseurs ; pour l'exercice 2013, il a sélectionné et circularisé 9 fournisseurs (pièce 2) le tout représentant 75% du solde du compte fournisseurs ;

* il rappelle les termes de la norme professionnelle NEP 505, paragraphe 9, qui précise que 'le commissaire aux comptes a la maîtrise de la sélection des tiers à qui il souhaite adresser les demandes de confirmation' ;

* il souligne que ces contrôles, qui n'ont pas porté sur les mêmes fournisseurs d'une année sur l'autre, contrairement aux affirmations de l'appelante, ne lui ont pas permis de 'tomber' sur les fournisseurs dont les comptes ont été utilisés pour la commission des fraudes.

S'agissant du grief lié à l'absence de contrôle des journaux d'achat, M. [V] rappelle qu'un CAC n'a nullement l'obligation de procéder à l'analyse de ces journaux d'achat et qu'aucune norme ne l'y oblige ce que M. [T] (pièce 8, page 13) confirme.

Selon lui, en l'espèce, le contrôle de ces journaux ne présentait aucune pertinence pour le contrôle du CAC :

* en effet, selon lui, l'analyse des journaux d'achat n'était pas indiquée en l'espèce, puisque le contrôle du cycle de charges avait principalement pour objectif la vérification de la bonne répartition des charges par exercice (donc le risque visé) ;

* or, l'examen de tous les journaux d'achat, en l'absence de centralisation des écritures, comme moyen de contrôle n'aurait pas été pertinent ni adapté à cet examen car un tel examen :

- aurait pris un temps très important, injustifié au regard du risque et aurait porté atteinte au programme d'audit et au budget ;

- n'aurait pu qu'être réalisé que sur un nombre limité de lignes et pour des montants significatifs ; que rien ne permet donc d'affirmer qu'une sélection aurait permis de détecter la fraude, la mission du CAC en l'absence de tout indice, n'étant pas de la rechercher.

M. [V] soutient donc que la technique qu'il a retenue est celle usuellement appliquée par la profession pour le contrôle du cycle Charges et est pratiquée à partir du grand livre et non des journaux d'achat. Or, le contrôle à partir du grand livre n'a pas permis de détecter l'existence l'existence de doublons dans les numéros de factures et, partant, de détecter la fraude.

Il ajoute que l'expert judiciaire n'a contrôlé les journaux d'achat que pour rechercher les détournements, mais ne les aurait pas contrôlés dans le cadre d'un contrôle normal.

Il fait enfin valoir que, compte tenu des différents éléments recueillis, en particulier de la part de la direction de la société [R], aux normes applicables, le risque de fraude a été justement considéré comme faible de sorte qu'il ne peut lui être fait aucun reproche et aucun élément ne justifiait à l'époque du contrôle la vérification de l'ensemble des journaux d'achats. Il insiste sur le fait que la technique retenue par le CAC consistant à se référer au grand libre qui se présente ligne par ligne, sans cumul ; il s'ensuit qu'il lui était impossible de détecter le système de fraude mise en place.

Il en conclut que c'est bien à l'aune de la connaissance de la fraude que les journaux d'achats apparaissent comme étant une pièce essentielle à la détection de celle-ci alors que leur contrôle n'est pas une obligation pour les CAC.

' Appréciation de la cour

Le mécanisme des détournements

Les griefs développés par M. [V] contre l'expertise judiciaire sont inopérants dès lors qu'il ne sollicite pas sa nullité.

La cour observe cependant qu'effectivement, le fait de s'être fait décrire le mécanisme de cette fraude astucieuse mis en oeuvre par M. [S] avant d'opérer l'examen des comptes, alors que le juge qui lui avait confié la mission l'a expressément invité 'à procéder sans lire le processus de détournement mis en place par le comptable de la société et avant toute lecture préalable des pièces et conclusions du dossier à l'examen des pièces comptables au regard des obligations des différents experts du chiffre (CAC, expert comptable et banque)' n'est pas sans conséquence sur le déroulé de sa mission. En tout état de cause, il n'a pas respecté les termes de sa mission. Cependant, les travaux de l'expert ont pu être discutés contradictoirement, son impartialité n'est pas contestée, pas plus que le caractère contradictoire de l'exécution de cette mission, les parties ayant pu émettre des dires auxquels il a été répondu et aucune des parties ne sollicitent de complément d'expertise ou de contre expertise. La cour s'en tiendra donc aux éléments de preuve versés aux débats.

Il résulte de la procédure et des productions que l'auteur des détournements occupait le poste de comptable unique de la société [R] ; qu'il réceptionnait les factures, les comptabilisait, préparait les règlements et avait accès aux chéquiers. La direction, en la personne de Mme [R], vérifiait les virements et les chèques de règlement des fournisseurs et inscrivait ses initiales '[O]' à côté du total de la facture afin d'indiquer que celle ci a été payée.

Le mécanisme de la fraude, sur lequel il n'y a pas de débats, s'organisait de cette façon :

- l'auteur créait une écriture comptable en utilisant le numéro d'une facture réelle qui ne comportait pas de TVA récupérable ('doublons'),

- il enregistrait ensuite des opérations frauduleuses dans un compte de TVA déductible en indiquant :

* le numéro de pièce existant mais correspondant à un fournisseur réel pour lequel il n'y avait pas de TVA déductible (débit du compte 445600),

* un libellé d'écriture correspondant aux noms des fournisseurs les plus récurrents et plus importants (crédit du compte 401xxxx),

- il réglait le fournisseur de l'opération frauduleuse en établissant un chèque à son ordre (de l'auteur du détournement donc) en imitant la signature des dirigeants ; il encaissait sur son compte personnel les sommes correspondantes, en prenant soin de faire plusieurs chèques de montant différents par opération,

- il rédigeait le libellé de talon de chèque en reprenant le nom de fournisseurs important en volume et nombre de pièces et sans aucun rapport avec le libellé enregistré en comptabilité,

- en fin de mois, il soldait les opérations et le lettrage des comptes fournisseurs afin que les dettes fournisseurs apparaissant dans les états financiers de la société reflètent la réalité des dettes de la société à cette date ;

- il établissait la déclaration mensuelle de TVA sur laquelle étaient déduits les montants détournés, minorant en cela les versements au Trésor Public du fait d'une TVA déductible surévaluée.

Les sommes détournées étaient réparties par opération dont le montant était compris en général entre 500 et 50000 euros, toujours avec des centimes, jamais de sommes arrondies. L'auteur des détournements prenait en outre soin de ne jamais comptabiliser de montants identiques et approchables.

Les irrégularités n'avaient aucune incidence sur les résultats de la société. Les détournements étaient réalisés au préjudice du Trésor public puisqu'ils étaient affectés à de la TVA récupérée déduite de la TVA à payer au Trésor public.

Les textes applicables

L'article L.823-9, alinéa 1er, du code de commerce, dans sa rédaction applicable au litige, issue de l'ordonnance du 8 septembre 2005, applicable jusqu'au 17 juin 2015, dispose que 'Les commissaires aux comptes certifient, en justifiant de leurs appréciations, que les comptes annuels sont réguliers et sincères et donnent une image fidèle du résultat des opérations de l'exercice écoulé ainsi que de la situation financière et du patrimoine de la personne ou de l'entité à la fin de cet exercice.'

Selon l'article L. 823-10, alinéa 1er, du code de commerce, alors applicable, 'Les commissaires aux comptes ont pour mission permanente, à l'exclusion de toute immixtion dans la gestion, de vérifier les valeurs et les documents comptables de la personne ou de l'entité dont ils sont chargés de certifier les comptes et de contrôler la conformité de sa comptabilité aux règles en vigueur.'

L'article L. 822-17, alinéa 1er, du code de commerce, dans sa rédaction applicable au litige, dispose que 'Les commissaires aux comptes sont responsables, tant à l'égard de la personne ou de l'entité que des tiers, des conséquences dommageables des fautes et négligences par eux commises dans l'exercice de leurs fonctions.'

Il revient encore au commissaire aux comptes d'exercer sa mission conformément à des normes d'exercice professionnel (NEP) adoptées par le Haut Conseil au commissariat aux comptes, après avis de la compagnie nationale des commissaires aux comptes, et homologuées par arrêté du garde des sceaux, ministre de la justice.

Tenu à une obligation de moyen, la responsabilité du commissaire aux comptes peut être engagée lorsqu'il est établi qu'il n'a pas mis en 'uvre les diligences normales qui lui incombait dans le cadre de sa mission, sous réserve que soit démontré un préjudice en lien direct avec sa faute. Dans le cadre de sa mission, le commissaire aux comptes, qui n'est pas tenu à un examen approfondi de la comptabilité, peut procéder notamment par sondages afin d'obtenir l'assurance raisonnable que les comptes annuels ne comportent pas d'anomalies significatives.

D'après la NEP 320, l'anomalie significative est définie comme l'information comptable ou financière inexacte, insuffisante ou omise, en raison d'erreurs ou de fraude d'une importance telle que, seule ou cumulée avec d'autres, elle peut influencer le jugement de l'utilisateur d'une information financière ou comptable.

Selon la norme NEP 630, le CAC peut utiliser les travaux réalisés par l'expert-comptable de l'entité auditée afin de lui éviter de réaliser les mêmes travaux.

L'expert judiciaire a estimé que si le CAC avait appliqué les normes NEP 200, 240, 265, 315, 330, 500 et 520, figurant en annexes 4 à 10 de son rapport, annexes qu'aucune des parties à la présente procédure n'a jugé bon de produire devant cette cour, 'il aurait dû découvrir les malversations puisqu'il les avait découvertes en examinant le cycle fournisseurs - achats, examen qui s'imposait particulièrement du fait des faiblesses constatées au cours de l'analyse des procédures de la société'.

Toutefois, il n'explicite pas à quel titre ces normes sont pertinentes, en quoi elles n'ont pas été respectées et dans quelle mesure ces normes, si elles avaient été appliquées de la manière, selon lui, opérante, qu'il n'explicite cependant pas, auraient pu permettre au CAC de déceler les anomalies qui apparaissent très astucieuses alors que le CAC n'a pas vocation à réaliser des diligences servant à révéler les irrégularités, erreurs et fraudes. Il convient en outre de rappeler que les travaux du CAC sont réalisés selon la technique des sondages et que M. [V] souligne sans être sérieusement démenti qu'il a sélectionné et circularisé un nombre de fournisseurs conséquent représentant un pourcentage important du solde du compte fournisseur.

L'expert judiciaire ne précise pas en quoi le montant de la TVA détourné, dans les circonstances susmentionnées, aurait dû alerter un CAC normalement diligent. Il ne fournit aucun élément chiffré permettant à la cour de comprendre et de mesurer en quoi ce montant de TVA détourné, sur les trois exercices litigieux, 2011 à 2013, par rapport au montant habituellement perçu au cours des exercices précédents aurait dû l'alerter.

Il ne précise pas les éléments sur le fondement desquels le CAC, à l'époque du contrôle qu'il mettait en oeuvre, qui auraient dû attirer son attention, auraient dû le conduire à procéder à la vérification de l'ensemble des journaux d'achats, alors que d'une part le contrôle de ces journaux n'est pas une obligation pour lui et d'autre part, compte tenu des données recueillies, y compris de la direction de la société [R], le risque de fraude apparaissait faible pour les exercices 2011 à 2013.

En résumé, l'expertise judiciaire réalisée par l'expert [U] ne permet pas de caractériser l'existence de manquements imputables au CAC, qui sont tous contestés par l'intéressé, pour ne pas avoir décelé l'existence d'anomalie significative, au sens de la norme susvisée.

C'est donc exactement que le jugement a écarté l'existence de manquement imputable à M. [V].

Le jugement sera confirmé de ce chef.

Sur la responsabilité de l'expert comptable

L'expert judiciaire a conclu que seul le contrôle de la TVA récupérable aurait permis de découvrir les détournements litigieux et que ce contrôle, non systématiquement effectués par les experts comptables, ne figurait pas dans sa lettre de mission.

Le tribunal a suivi les conclusions de l'expert judiciaire et a retenu qu'aucun élément de preuve versé aux débats ne permettait de caractériser l'existence de manquements de sa part.

- Moyens des parties

La société [R] poursuit l'infirmation du jugement de ce chef et soutient que :

- la société CEC aurait dû déceler la fraude ;

- elle aurait dû contrôler la TVA récupérable ;

- elle aurait dû procéder à des sondages sur les comptes afin de s'assurer que ceux-ci ne présentaient pas des anomalies manifestes ;

- elle aurait dû examiner attentivement les journaux d'achats de décembre et janvier suivant afin de s'assurer que tous les problèmes de 'cut off' ont été correctement réglés, ce qui auraient fait apparaître les anomalies (doublons, libellés multiples incohérents, écritures anormales....) ;

- cette obligation résulte non seulement de son travail de présentation des comptes annuels mais également des travaux complémentaires d' 'établissements des déclarations fiscales afférentes à ces comptes' expressément prévus par la lettre de mission et des travaux 'journaux opérations diverses' là encore expressément mis à la charge de l'expert comptable ;

- la société CEC a été également défaillante dans sa mission d'assistance et de conseil au chef d'entreprise pour ne pas avoir, le cas échéant, attiré son attention sur les bonnes pratiques professionnelles en matière de procédures d'organisation administratives ;

- le rapport [I] met en évidence une insuffisance de diligences et de conseils de la part de l'expert-comptable ce qui a, selon elle, manifestement contribué au préjudice ;

- la jurisprudence de la Cour de cassation rappelle encore dans un arrêt du 13 novembre 2013 (Com., 13 novembre 2013, pourvoi n° 12-20.833) que même investi d'une simple mission de présentation des comptes annuels, il lui revenait de contrôler les factures forunisseurs et de comptabiliser les chèques ce qui lui aurait permis de mettre à jour les agissements de la comptable salariée.

La société CEC poursuit la confirmation du jugement et rétorque que :

- le périmètre de sa mission était restreint à la présentation des comptes annuels qui peut être définie ainsi :

* une mission purement contractuelle consistant à présenter la liasse fiscale (donc le bilan et le compte de résultat) de la société considérée à partir des balances comptables éditées par cette dernière qui tient elle-même sa propre comptabilité ;

* l'expert comptable appréhende dans ce cadre la simple régularité formelle des états financiers pris dans l'ensemble ;

* il exerce sa mission une fois par an, après la clôture de l'exercice (dans les six mois) ;

* elle n'est pas une mission d'audit ;

* elle n'a pas pour objet le contrôle des stocks, la circularisation des tiers et notamment des fournisseurs, la vérification des existants ou encore la recherche de fraude ;

- que ce type de mission n'est pas une prestation en matière de tenue de comptabilité ou de suivi des relevés bancaires, la comptabilité étant tenue sous la responsabilité de la société [R] elle-même.

Elle rappelle les termes de la lettre de mission ainsi que le référentiel normatif lesquels convergent pour rappeler qu'une mission de présentation des comptes annuels n'est pas une mission d'audit, n'a pas pour objet la recherches des fraudes, et un pointage des comptes à cet effet. Elle ajoute qu'en l'espèce, les fraudes opérées étaient particulièrement astucieuses.

Elle souligne que la Cour de cassation a pu juger que 'la mission de présentation des comptes annuels dévolue à (l'expert comptable) lui permettait seulement de vérifier la cohérence et la vraisemblance des comptes de l'hôtel en opérant par la voie de sondages' (Com., 2 février 2016, pourvoi n° 14-50.030).

La société CEC souligne le mode opératoire utilisé par M. [S] était particulièrement habile ce que confirme l'expert judiciaire qui précise que les détournements n'avaient aucun impact sur le compte de résultat, ni sur la trésorerie de l'entreprise (les montants étant détournés au préjudice du Trésor Public) ; l'expert précise ainsi en page 20 de son rapport que 'les détournements effectués étaient comptabilisés dans un compte TVA récupérable et de ce fait étaient déduits de la TVA à payer au Trésor public. Aucune charge relative à ces détournements n'était comptabilisée et les analyses des comptes de produits et des comptes de charges effectuées par l'Expert comptable ne permettaient pas de constater les détournements'.

Elle relève que l'expert judiciaire lui-même indique que seul le rapprochement de la TVA récupérée et celle de la TVA calculée sur les charges assujetties à la TVA aurait pu permettre de découvrir la fraude, mais que ces travaux n'avaient pas été confiés à la société CEC.

La société CEC observe que les anomalies figurant dans les comptes fournisseurs n'apparaissaient pas sur les comptes non lettrés fournis à l'expert comptable ; que dans le cadre de sa mission de présentation des comptes annuels, elle ne travaillait que sur les comptes non lettrés sur lesquels figuraient uniquement les opérations non soldées en fin d'exercice, c'est à dire sur les factures non réglées. Elle rappelle que le CAC, qui lui effectue des sondages sur les comptes lettrés, a indiqué que dans le cadre des sondages effectués au cours de sa mission, n'a détecté aucun détournement. Elle en conclut que les développements de la société [R] à son endroit sont dès lors inopérants.

Elle s'insurge contre le rapport amiable non contradictoire qui, selon elle, a fait preuve d'une grande malhonnêteté intellectuelle puisque cet expert amiable n'a ni tenu compte des règles spécifiques gouvernant les différents intervenants (CAC, expert-comptable et banque) ni des termes de leurs missions.

S'agissant particulièrement du rapport amiable non contradictoire, elle relève que son affirmation selon laquelle 'un simple calcul issu d'une procédure d'examen analytique des comptes annuels 2013, (lui a permis de) détermin(er) un écart significatif important entre la TVA déductible issue des postes d'achats enregistrées au compte de résultat et la TVA déductible figurant au débit du compte de bilan correspondant' caractérise la méconnaissance de la mission de présentation des comptes annuels de l'expert comptable et une confusion volontaire de cet expert qui sait pourtant qu'un expert comptable titulaire d'une simple mission de présentation des comptes annuels ne procède pas à un audit des journaux d'achats de l'entreprise et n'établit pas les déclarations de TVA de l'entreprise ; qu'il ne 'contrôle' nullement la TVA déductible qui, au demeurant est extrêmement difficile à contrôler. Il ajoute que le compte TVA déductible ne constituait pas en l'espèce, un compte significatif dans le bilan de l'entreprise nécessitant donc une attention particulière de sa part ; qu'un tel compte n'avait en outre aucun impact sur la trésorerie de l'entreprise, donc sur le compte de résultat. Ainsi, selon lui, le contrôle réalisé par l'expert amiable dans le cadre d'une mission d'audit ne présentait aucun caractère obligatoire dans le cadre de la mission classique qui lui avait été confiée de présentation des comptes annuels.

' Appréciation de la cour

C'est exactement, par des motifs pertinents adoptés par cette cour, que le premier juge a écarté l'existence de manquements imputables à la société CEC dans le cadre de sa mission.

Il sera ajouté que la responsabilité de l'expert comptable trouve ses limites dans les termes de la lettre de mission que lui confie son client. De la même façon, son devoir d'information et de conseil est également circonscrit aux limites de sa mission.

Or, la lettre de mission de la société CEC telle que confiée par la société [R] (pièce 8 de la société [R]) indique ce qui suit :

'La mission de présentation de comptes ne constitue ni un audit, ni un examen limité.

Les travaux que nous mettons en oeuvre ont pour objectif de nous permettre d'exprimer une opinion sur la cohérence et la vraisemblance de vos comptes pris dans leur ensemble et d'attester de leur régularité en la forme au regard du référentiel comptable applicable à votre secteur d'activité.

Ils ne comportent ni le contrôle de la matérialité des opérations, ni le contrôle des inventaires physiques des actifs de votre entreprise à la clôture de l'exercice comptable.

Ils n'ont pas pour objectif de déceler les erreurs, les fraudes ou les actes illégaux pouvant ou ayant existé dans votre entreprise'.

Le référentiel normatif applicable à cette mission précise que la mission de présentation des comptes annuels s'entend ainsi : 'les procédures à mettre en oeuvre dans le cadre d'une mission de présentation ne comportent pas de contrôles portant sur la substance des comptes puisque l'objectif de la mission n'est pas d'exprimer une opinion sur la régularité, la sincérité et l'image fidèle des comptes'.

L'expert judiciaire a conclu que ses travaux lui ont permis de découvrir des irrégularités non prévues dans la lettre de mission de la société CEC. Il a retenu que la société CEC avait effectué une mission approfondie en matière de justification des soldes des comptes et d'analyse des comptes de gestion. Il a ajouté que cette mission ne permettait pas à la société CEC de découvrir les irrégularités qui n'avaient aucune incidence sur les résultats de la société ; que ces détournements étaient réalisés à la charge du Trésor public puisqu'ils étaient affectés à de la TVA récupérée déduite de la TVA à payer au Trésor public ; que seul un rapprochement de la TVA récupérée de la TVA calculée sur les charges assujetties à la TVA aurait pu permettre de déceler les fraudes ; que toutefois ces travaux ne relevaient pas de la mission confiée par la société [R] à la société CEC.

Lorsque l'expert-comptable n'est investi que d'une mission restreinte telle que la présentation des comptes annuels, il ne saurait voir sa responsabilité engagée pour n'avoir pas procédé à des vérifications et contrôles approfondis : une telle mission n'implique aucune tenue de la comptabilité, ni aucun audit, analyse ou examen approfondi des comptes. Elle ne consiste qu'à mettre en forme les comptes annuels à partir des documents comptables fournis par le client.

Lorsque sa mission est cantonnée à la présentation des comptes annuels, il convient de prendre en considération les limites de la mission et des techniques de sondages ou d'épreuves mises en oeuvre par l'expert-comptable, qui ne dispose pas des pouvoirs d'investigation d'un commissaire aux comptes : la responsabilité de l'expert-comptable s'en trouve allégée dès lors que ces techniques ne lui permettaient pas de découvrir les détournements ou fraudes imputables à des salariés ou à des dirigeants (Cass. com. 3 juin 2008, pourvoi n° 06-16.119).

La responsabilité d'un expert-comptable ne saurait être retenue dès lors que sa mission est limitée à la présentation des comptes annuels et que, comme en l'espèce, les détournements opérés n'étaient pas décelables par sondages (voir notamment Com 3 novembre 2004 pourvoi n° 03-11.169). Ce n'est que lorsque la mission s'étend au contrôle et à l'analyse des comptes

(mission complète), que la vérification que doit effectuer l'expert-comptable doit utiliser la technique du rapprochement bancaire. La preuve de la faute de l'expert-comptable, à la charge du client, se déduit d'un défaut des rapprochements bancaires indispensables dans ce type de mission (Cass. 1 ère civ. 12 juin 1990 : Bull. civ. I n° 56).

Ainsi, dans le cadre d'une mission limitée de présentation des comptes annuels, seule la vraisemblance de la comptabilité doit être vérifiée, par la technique du sondage, laquelle est moins fiable que des rapprochements bancaires et peut ne pas révéler des détournements.

L'expert-comptable, ayant une mission limitée à la présentation des comptes annuels, doit mettre en oeuvre une technique de sondage efficace pour s'assurer de la vraisemblance et de la cohérence des écritures comptables en les faisant porter spécialement sur les talons de chèques (sans à procéder à des rapprochements bancaires) et les factures fournisseurs.

En l'espèce, compte tenu de la méthode de détournement opérée par M. [S], de la mission confiée à la société CEC, des diligences accomplies par la société CEC, qualifiées d'approfondies par l'expert judiciaire, les griefs de la société [R] apparaissent injustifiés.

L'arrêt cité par la société [R] n'est pas transposable, les faits de l'espèce et les méthodes utilisées par les auteurs des détournements étant différents.

Le jugement, qui écarte l'existence d'une faute de la part de la société CEC, sera dès lors confirmé.

Sur la responsabilité de la Caisse d'Epargne

Selon le tribunal, aucune faute n'était caractérisée à l'encontre de la Caisse d'Epargne.

' Moyens des parties

La société [R] poursuit l'infirmation du jugement de ce chef et fait valoir que :

* plus de 200 chèques correspondant aux détournements opérés par M. [S] ont été encaissés sur le compte sur lequel ses salaires étaient également virés par son employeur,

* la banque aurait dû être alertée par le volume de rentrées sur le compte de M. [S] représentant en réalité 3 fois les salaires qu'il percevait par virement,

* sur une période allant du 1er janvier 2011 au 31 août 2014, 384 162 euros ont ainsi transité sur le compte de M. [S] ce qui caractérise le caractère anormal du fonctionnement de ce compte,

* deux arrêts de la Cour de cassation sont transposables et permettent ainsi de retenir la responsabilité de la banque, rendues en 2012 et en 1996,

* l'obligation de vigilance et de contrôle est associée à une obligation de mise en garde et d'alerte et en l'espèce, elle connaissait les revenus de M. [S] qui lui ont été demandés à l'ouverture du compte, lors d'une demande de crédit ou à l'occasion d'un contact les banques sollicitent en outre souvent la copie de la feuille d'impôt de ses clients de sorte qu'elle s'est montrée négligente en ne détectant pas l'incohérence des recettes imputées sur le compte courant de M. [S].

La Caisse d'Epargne poursuit la confirmation du jugement et rétorque que :

* la jurisprudence pose le principe de la non-immixtion des banques dans la gestion des comptes de leurs clients, quelle que soit l'importance des mouvements et leur origine (Com 14 juin 2015, n° 04-11.241) ; ni la modicité des opérations antérieurement inscrites au compte, ni l'ancienneté des relations existantes ne doivent le conduite à s'interroger sur la cause ou l'opportunité des mouvements ordonnés par son client (Com 14 juin 2000, n° 97.15.132) ;

* le banquier doit seulement surveiller la régularité formelle des opérations de son client et n'a pas à s'immiscer dans ses affaires ;

* en l'absence d'anomalie apparente, la mission de surveillance du banquier dépositaire des fonds de son client consiste seulement à vérifier qu'il peut exécuter l'ordre sans s'immiscer dans l'opération sollicitée .

' Appréciation de la cour

Le principe de non-ingérence trouve une limite dans le devoir de vigilance incombant au banquier, encore appelé obligation générale de prudence.

Le banquier, teneur de compte, parce qu'il est tenu de ne pas s'immiscer dans les affaires de son client, n'a pas, en principe, à effectuer de recherches ou à réclamer de justifications pour s'assurer que les opérations qui lui sont demandées par son client sont régulières, non dangereuses pour lui et qu'elles ne sont pas susceptibles de nuire à un tiers (Com., 12 juill. 2017, n° 15-27.891), sauf son obligation spéciale de vigilance en matière de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, qui résulte des articles L. 561-1 et suivants du code monétaire et financier.

Ce principe de non-immixtion, ou de non-ingérence, conduit à considérer que le banquier ne commet pas de faute s'il ne s'aperçoit pas, dans l'exercice d'une de ses missions, qu'il prête involontairement la main aux agissements coupables de son client ou d'un tiers.

N'étant investi d'aucune mission générale de police de la relation bancaire, que ce soit dans l'intérêt public ou dans l'intérêt des tiers, ni même de sa clientèle, le banquier n'a pas à accomplir de diligence particulière pour s'assurer de la régularité et de l'opportunité des actes de son client.

Si le devoir de non-immixtion trouve sa limite dans le devoir de surveillance du banquier, celui-ci est limité à la détection des seules anomalies apparentes, qu'elles soient matérielles, lorsqu'elles affectent les mentions figurant sur les documents ou effets communiqués au banquier, ou intellectuelles, lorsqu'elles portent sur la nature des opérations effectuées par le client et le fonctionnement du compte.

La jurisprudence de la chambre commerciale retient une conception stricte de la

responsabilité du banquier teneur de compte, qui prend en considération, essentiellement, l'apparence de l'anomalie de l'opération. Elle retient tout particulièrement que, sauf indices évidents, propres à faire douter de la régularité des opérations effectuées par son client, la banque n'a pas à procéder à des investigations sur l'origine et l'importance des fonds qu'il verse sur son compte (Com., 30 janv. 1990, n° 88-13.703 ; Com., 15 juin 1993, n° 91-15.431 ; Com., 5 nov. 2002, n° 00-11.314, Bull. N 157 ; Com., 14 juin 2005, n° 04-11.241 ; 04-11.494 ; Com., 30 sept. 2008, n° 07-18.988 ; Com., 16 mars 2010, n° 08-21.091; Com., 12 mai 2012, n° 11-13.179 ; Com., 4 novembre 2021, pourvoi n° 19-23.368).

En l'espèce, M. [S] avait imité la signature de son employeur et il n'est nullement démontré par la société [R] que la contrefaçon de cette signature était grossière, aurait pu être décelée aisément par un employé de banque normalement diligent.

A cet égard, la cour observe que l'expert judiciaire mentionne (page 18 de son rapport) que l'examen des signatures figurant sur les chèques ne lui permet pas de conclure qu'elles auraient dû attirer l'attention de la banque.

L'arrêt cité par la société [R] du 9 juillet 1996 n° 94-17.119 est inopérant car dans cette espèce la Cour de cassation avait cassé l'arrêt attaqué qui avait retenu la responsabilité de la banque sans caractériser l'existence d'une contrefaçon de signature décelable par un employé de banque normalement diligent.

Dans l'arrêt du 22 mai 2012 (Com., 22 mai 2012, pourvoi n° 11-13.179), la Cour de cassation a rejeté le pourvoi contre l'arrêt d'une cour d'appel qui avait écarté la responsabilité du banquier. La Cour de cassation a considéré que la cour d'appel avait exactement retenu qu'en l'absence de chèques porteurs d'une anormalité, le banquier n'était pas tenu de procéder à des vérifications, qu'il n'était pas plus tenu de contrôler les fonds encaissés et l'adéquation au train de vie du client dont il ne connaît les revenus que par ses propres déclarations ; que l'alerte finalement donnée par la banque ne caractérise pas un manquement rétrospectif de cette dernière à son devoir de vigilance, l'information apportée étant au contraire l'expression d'une vigilance excédant celle normalement attendue d'un banquier diligent à l'égard d'un tiers.

L'anomalie apparente est caractérisée dès lors que les chèques sont 'dactylographiés' et 'raturés à la machine' (Com., 12 juill. 2004, n° 02-16.750) ; que la banque permet le retrait pendant une période de 23 jours consécutifs, 22 retraits journaliers de 3000 francs, alors que la convention "Champ libre accueil" n'autorisait qu'un solde débiteur de 3 000 francs devant être couvert au plus tard le trentième jour et qu'il n'était par ailleurs allégué ni l'existence d'une autre autorisation de découvert, ni même l'existence antérieure d'un découvert tacite (Com., 6 fév. 2007, n° 05-14.872) ; une société qui fait transiter les fonds investis par un compte ouvert dans les livres d'une banque après que son dirigeant et des complices soient condamnés pénalement pour détournement de fonds.

La société [R] ne démontre nullement, mais procède par affirmation, en soutenant que la Caisse d'Epargne connaissait les revenus de M. [S], qu'elle disposait de sa feuille d'impôt, de ses bulletins de paye ou de son contrat de travail. Elle n'explique ni ne justifie l'existence d'éléments de nature à permettre à la banque de douter de la régularité des opérations pratiquées par M. [S] sur son compte. Elle ne démontre pas non plus qu'elle aurait pu suspecter l'existence de détournement ou de fraude alors que l'obligation spéciale de vigilance est limitée en matière de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme.

Il s'ensuit que c'est exactement que le premier juge a écarté l'existence d'une faute commise par la Caisse d'Epargne.

Le jugement sera confirmé sur ce point.

Sur les demandes accessoires

Le sens du présent arrêt conduit à confirmer le jugement en ses dispositions relatives aux dépens et à l'article 700 du code de procédure civile.

La société [R], partie perdante, supportera les dépens d'appel qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile. Par voie de conséquence, ses demandes fondées sur les dispositions de l'article 700 du code de procédure civile seront rejetées.

L'équité commande d'allouer des sommes aux intimés. La société [R] sera dès lors condamnée à verser à chacun d'entre eux la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour,

CONFIRME le jugement ;

Y ajoutant

CONDAMNE la société des établissements [R] aux dépens d'appel ;

DIT qu'ils seront recouvrés conformément à l'article 699 du code de procédure civile ;

CONDAMNE la société des établissements [R], sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile à verser les sommes suivantes :

* 4 000 euros à M. [V],

* 4 000 euros à la société CEC,

* 4 000 euros à la société Caisse d'épargne et de prévoyance de Bourgogne Franche Comté ;

REJETTE toutes autres demandes.

- prononcé par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,

- signé par Madame Anna MANES, présidente, et par Madame Natacha BOURGUEIL, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.