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Décisions

CA Besançon, 1re ch., 13 août 2024, n° 22/01534

BESANÇON

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Protheos Industrie (SA)

Défendeur :

SNCF Voyageurs (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Wachter

Conseillers :

M. Saunier, Mme Manteaux

Avocats :

Me Mordefroy, Me Cariou, Me Gauthier, Me Amirou, Me Lorach

TJ Montbéliard, du 22 août 2022, n° 20/0…

22 août 2022

EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE

M. [I] [X], né le [Date naissance 2] 1970, a bénéficié, en septembre 2011, de l'implantation d'une prothèse totale de hanche type « tige fémorale, Theos sans ciment, Theos HAP 11-03-08 lot P401 », fabriquée et distribuée par la SA Protheos Industrie, spécialisée dans la fabrication de matériel médico-chirurgical et dentaire.

Il exerçait à l'époque des fait une activité de conducteur de train au sein de la SNCF.

Le 15 juin 2015, lors d'un déplacement à pied classique pour se rendre à son travail, M. [X] a subi une rupture brutale du col de la tige fémorale. Il a été opéré pour un remplacement de sa prothèse et souhaite être indemnisé par la société Protheos, son fabricant, des différents dommages qu'il a subis du fait de cette rupture brutale et prématurée.

Il a donc saisi, le 7 juin 2018, le tribunal judiciaire de Montbéliard pour diligenter une expertise judiciaire médicale, laquelle a été ordonnée ; une provision de 10 000 euros a été accordée à M. [X]. Le rapport rédigé par le Dr [P] a été déposé le 22 juillet 2019.

Par assignation délivrée à la société Protheos les 16 et 21 juillet 2020, M. [X] a saisi le tribunal judiciaire de Montbéliard aux fins d'être indemnisé de l'ensemble de ses préjudices.

La société SNCF, en qualité d'auto-assureur et d'employeur de M. [X] aux lieu et place de la Caisse de prévoyance et de retraite du personnel de la SNCF, est intervenue volontairement à l'instance.

Par jugement rendu le 22 août 2022, le tribunal judiciaire de Montbéliard a :

- condamné la société Protheos à payer à M. [X] la somme de 177 626,66 euros à titre de réparation de son préjudice corporel, en deniers ou quittances, provisions non déduites, avec intérêts au taux légal à compter de la signification du jugement ;

- condamné la société Protheos à payer à la société SNCF la somme de 95 752,35 euros, avec intérêts au taux légal à compter de la signification du jugement ;

- rejeté la demande d'expertise de la société Protheos ;

- condamné la société Protheos au paiement des entiers dépens ;

- condamné la société Protheos à payer à M. [X] la somme de 2 000 euros et à la société SNCF la somme de 700 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

- rejeté la demande de la société Protheos au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Pour parvenir à cette décision, le juge de première instance a notamment considéré que :

- il existait des présomptions graves, précises et concordantes établissant le caractère défectueux de la tige fémorale de la prothèse fabriquée par la société Protheos, au regard de l'absence de chute, de choc ou de surcharge subis par M. [X] avant la rupture de sa prothèse, de l'absence de preuve d'une faute caractérisée du premier chirurgien dans la pose de la prothèse et l'absence d'incidence du décalage de l'insert cotyloïdien ; la cause de la fracture était donc intrinsèque au patient ;

- si le taux de rupture des prothèses de deuxième génération est de 0,015 % , la société Protheos n'est pas pour autant exemptée de toute responsabilité du fait d'un produit défectueux ;

- le producteur peut être responsable du défaut alors même qu'il a été fabriqué dans le respect des règles de l'art ou de normes existantes ou qu'il a fait l'objet d'une autorisation administrative ;

- les différentes expertises ordonnées en justice ou produites d'initiative par le fabricant suffisent à éclairer le tribunal sans avoir besoin de faire droit à la nouvelle expertise sollicitée.

Par déclaration transmise le 29 septembre 2022, la société Protheos a interjeté appel de ce jugement. M. [X] a formé appel incident.

En application de l'article 467 du code de procédure civile, le présent arrêt est contradictoire.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 30 avril 2024 et l'affaire a été appelée à l'audience du 21 mai 2024 suivant et mise en délibéré au 13 août 2024.

EXPOSE DES PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

Selon ses dernières conclusions transmises le 26 avril 2024, la société Protheos conclut au principal à l'infirmation du jugement et demande à la cour de :

- juger que sa responsabilité ne saurait être engagée en l'absence d'un quelconque défaut de la prothèse ;

- débouter M. [X] et la société SNCF de l'ensemble de leurs demandes.

A titre subsidiaire, elle demande à la cour d'infirmer le jugement en ce qu'il :

a alloué à M. [X] les sommes de :

. 2 047,71 euros au titre de la perte de gains professionnels actuels

. 1 700 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire

. 143 778,95 euros au titre de la perte de gains professionnels futurs

. 10 000 euros au titre de l'incidence professionnelle

. 7 600 euros au titre du déficit fonctionnel permanent

a alloué à la société SNCF les sommes de 95 752,35 euros au titre de ses débours

l'a condamnée à verser au titre de l'article 700 du code de procédure civile, les sommes de 2 000 euros au profit de M. [X] et de 700 euros au profit de la société SNCF ;

et statuant à nouveau et y ajoutant :

- débouter M. [X] de sa demande au titre de la perte de gains professionnels actuels ;

- réduire sa demande au titre du déficit fonctionnel temporaire à de plus justes proportions sans excéder la somme de 1 545,60 euros ;

- le débouter de sa demande au titre de la perte de gains professionnels futurs ;

- réduire sa demande au titre de l'incidence professionnelle à de plus justes proportions sans excéder la somme de 5 000 euros ;

- le débouter de sa demande au titre du déficit fonctionnel permanent ;

- débouter la société SNCF de l'ensemble de ses demandes ;

- condamner tout succombant à lui verser la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens dont distraction au profit de l'avocat constitué.

Elle fait notamment valoir que :

- le rapport d'expertise qu'elle a confié à un organisme tiers, le CRITT, ne fait état d'aucun défaut de la prothèse, que ce soit au niveau de la matière ou de la structure, de sa conception ou de sa fabrication ;

- cette prothèse respecte l'état de l'art au moment de sa pose et n'a jamais fait l'objet d'un rappel ;

- il n'existe donc pas de présomptions graves, précises et concordantes de l'existence d'un défaut du matériel prothétique ;

- la rupture de la prothèse ne saurait induire à elle seule la mise en évidence de la défectuosité du produit mais constitue un aléa thérapeutique ;

- l'expert ayant indiqué qu'il n'entrait pas dans sa mission de se prononcer sur la prothèse et sur une éventuelle défectuosité de celle-ci , une nouvelle expertise doit être ordonnée ;

- la société SNCF n'apporte pas la preuve de la réalité de ses débours, ni de leur lien avec les faits de la cause.

M. [X] a répliqué en dernier lieu par conclusions transmises le 30 avril 2024 pour demander à la cour de confirmer le jugement entrepris sauf en ce qu'il :

l'a débouté de ses demandes au titre :

. des dépenses de santé

. des frais divers

. des dépenses de santé futures

. du préjudice d'agrément

. du préjudice sexuel ;

. du préjudice d'établissement ;

fixé ses préjudices aux montants suivants :

. 2047,21 euros pour ses préjudices professionnels temporaires

. 1 500 euros pour son préjudice esthétique temporaire

. 28 112,67 euros + 2 2635 euros pour son préjudice au titre de ses pertes sur salaire

. 10 000 euros pour son préjudice au titre de l'incidence professionnelle

. 7 600 euros pour son préjudice au titre du déficit fonctionnel permanent

. 3 000 euros pour son préjudice esthétique permanent ;

a imputé sur le montant qui lui était dû les sommes supportées par la SNCF au titre du maintien de salaire (14 863,72 euros) et de l'indemnité pour accident de travail (1 952,33 euros) ;

Il demande à la cour, statuant sur ces chefs du jugement à infirmer, de :

- condamner la société Protheos à lui payer la somme globale de 368 370 euros détaillée comme suit :

avant consolidation :

a) préjudices patrimoniaux temporaires :

. dépenses de santé : 5 000 euros

. frais divers : 3 000 euros

. pertes de gains professionnels temporaires : 9 757 euros

b) préjudices extra-patrimoniaux temporaires :

. déficit fonctionnel temporaire : 1 700 euros

. souffrances endurées : 8 000 euros

. préjudice esthétique temporaire : 2 500 euros

après consolidation :

a) préjudices patrimoniaux permanents :

. dépenses de santé futures : 15 000 euros

. pertes de gains professionnels futurs : 75 955 euros au titre des perte de salaires futurs et 109 848 euros au titre des pertes de revenu de retraite

. incidence professionnelle : 50 000 euros

b) préjudices extra-patrimoniaux permanents :

. déficit fonctionnel permanent : 27 610 euros

. préjudice d'agrément : 15 000 euros

. préjudice esthétique permanent : 10 000 euros

. préjudice sexuel : 15 000 euros

. préjudice d'établissement : 20 000 euros

- condamner la société Protheos à lui verser la somme de 6 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens.

Il fait valoir que :

- il n'est pas nécessaire de rapporter une preuve scientifique irréfutable du défaut du produit :

- la preuve de la défectuosité du produit est établie dès lors qu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre, ce qui est le cas lorsque la tige fémorale d'une prothèse de hanche se rompt prématurément, soit moins de 4 ans après son implantation ; de même, le fait que l'analyse métallurgique n'ait pas mise en évidence d'anomalie au niveau de la tige fémorale ne dédouane par le fabricant de sa responsabilité ; la prothèse totale de « hanche-tige fémorale, THEOS sans ciment, THEOS HAP 11-03-08 lot P401 », qui lui a été implantée est défectueuse au sens des articles 1245-3 et 1245 et suivants du code civil ;

- le lien de causalité entre le défaut et le dommage est établi ;

- le fabricant est responsable de la rupture prématurée de la prothèse ;

- la demande d'expertise complémentaire de la Société PROTHEOS est irrecevable.

Par ordonnance rendue le 11 octobre 2023, le conseiller de la mise en état a déclaré irrecevables les premières conclusions de la société SNCF transmises le 22 mars 2022 comme ses conclusions ultérieures.

Pour l'exposé complet des moyens des parties, la cour se réfère à leurs dernières conclusions susvisées, conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Aux termes des articles 1245 et suivants du code civil, le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit, qu'il soit ou non lié par un contrat avec la victime.

L'article 1245-3 du code civil précise qu'un produit est défectueux lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre et que, dans l'appréciation de cette notion de sécurité, il doit être tenu compte de toutes les circonstances et notamment de la présentation du produit, de l'usage qui peut en être raisonnablement attendu et du moment de sa mise en circulation.

Il appartient au demandeur de prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre eux en application de l'article 1245-8 du code civil.

La simple imputabilité du dommage au produit incriminé ne suffit cependant pas à établir son défaut et le lien de causalité de ce dernier avec le dommage (1re civ. 27 juin 2018, n° 17-17.469).

Cette preuve peut être rapportée par des présomptions, pourvu qu'elles soient graves, précises et concordantes (1re Civ. 18 octobre 2017, n° 15-20.791).

Le rapport d'expertise technique extra-judiciaire du 30 octobre 2015 du CRITT, le Centre Régional d'Innovation et de Transfert de Technologie, qui a analysé, à la demande de la société Protheos, la tige fémorale rompue au niveau de son col monobloc en alliage de titane, n'a relevé aucun défaut particulier de la prothèse et une conformité aux normes en vigueur ; il conclut que la rupture de la tige fémorale n'est pas due à une anomalie matière en termes de microstructure et dureté mais constitue une rupture par fatigue, conséquence d'une fissuration progressive lente qui s'achève par une rupture brutale. Le rapport précise que la rupture est probablement due à un problème mécanique dans la zone de raccordement dont le rayon est extrêmement faible, cette partie de la tige fémorale étant une zone privilégiée de concentration de contraintes, associé à un état de surface non optimal (probablement due à l'usinage).

L'expert non judiciaire énonce donc une probabilité concernant la cause de rupture, provenant de différents facteurs associés qui n'exclut pas un facteur d'usinage pouvant être imputé à l'acte chirurgical.

Il résulte de l'ensemble de ces éléments que la prothèse s'est brisée 45 mois après son implantation sans qu'aucune cause ne soit réellement déterminée tant au niveau du comportement de M. [X] au moment des faits, de ses habitudes de vie dans les quatre années précédant la rupture, de son poids, que de la structure et la matière propres de la prothèse.

M. [X] soutient que la prothèse litigieuse, qui est une tige Theos sans ciment référence 11-03-08 de marque Protheos lot P401 (pièce 12 de M. [X]), aurait dû faire l'objet d'un rappel pour défaut comme une série d'autres prothèses. Or, il résulte de la pièce 58 du dossier de M. [X] que le rappel des prothèses de référence 11-01-04 à 11-03-11 Protheos effectué en avril 2004 ne concernent que les lots inférieurs à D074 et donc pas le lot P401 qui est un lot supérieur. Il ne s'agissait donc pas d'une prothèse faisant l'objet d'un rappel.

Si dans le cas d'espèce le délai de rupture de prothèse peut apparaît comme anormalement court par rapport à ce qu'un patient est légitimement en droit d'attendre de sa longévité, cela ne représente qu'un élément de présomption qui aurait dû être corroboré par d'autres apportées par M. [X] afin que le juge puisse disposer de présomption précises, graves et concordantes permettant d'actionner la garantie des produits défectueux.

Dès lors, faute pour M. [X] d'établir des présomptions graves, précises et concordantes de l'existence d'un défaut de la prothèse, la cour retient que cette rupture constitue un aléa thérapeutique dont M. [X] avait été informé dès l'implantation.

La cour infirme le jugement et rejette toutes les demandes de M. [X] et de la société SNCF à l'encontre de la société Protheos.

L'équité ne commande pas de voir fait droit à la demande présentée par la société Protheos au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS,

La cour, statuant contradictoirement, après débats en audience publique :

Infirme, dans les limites de l'appel, en toutes ses dispositions le jugement rendu entre les parties le 22 août 2022 par le tribunal judiciaire de Montbéliard ;

Statuant à nouveau et y ajoutant :

Dit n'y avoir lieu à responsabilité de la SAS Protheos Industrie au titre des produits défectueux ;

Déboute M. [I] [X] et la SA SNCF Voyageurs de toutes leurs demandes dirigées contre la SAS Protheos Industrie ;

Condamne M. [I] [X] aux entiers dépens de première instance et d'appel ;

Accorde aux avocats de la cause qui l'ont sollicité, le droit de se prévaloir des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile ;

Et, vu l'article 700 du code de procédure civile, déboute toutes les parties de leurs demandes.

Ledit arrêt a été signé par Michel Wachter, président de chambre, magistrat ayant participé au délibéré et Fabienne Arnoux, greffier.