Cass. 3e civ., 27 juin 2024, n° 23-10.340
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Teiller
Rapporteur :
M. David
Avocats :
SCP Alain Bénabent, SCP Boucard-Maman, SCP Waquet, Farge et Hazan
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Grenoble, 1er décembre 2022), le 3 mai 2017, la société civile immobilière Les Alpilles (la bailleresse) a donné à bail à la société Pro Soccer 5 (la locataire) des locaux commerciaux destinés à l'exercice d'une activité de football en salle.
2. Le 17 janvier 2018, la locataire a informé la bailleresse d'infiltrations réitérées en provenance de la toiture affectant son activité commerciale.
3. Après exécution de travaux, la bailleresse a, le 25 juillet 2018, signifié à la locataire un commandement, visant la clause résolutoire insérée au bail, de payer le loyer du troisième trimestre 2018.
4. Le 24 août 2018, la locataire et son dirigeant, M. [C], ont assigné la bailleresse en opposition au commandement susvisé et en indemnisation de leurs préjudices.
5. Un jugement du 6 juillet 2021 a ouvert la liquidation judiciaire de la locataire et a désigné M. [P] en qualité de liquidateur.
Examen des moyens
Sur le deuxième moyen
6. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Mais sur le premier moyen
Enoncé du moyen
7. La bailleresse fait grief à l'arrêt, d'une part, de dire qu'elle avait manqué à son obligation de délivrance pendant un minimum de cinquante-deux semaines et de rejeter, en conséquence, ses demandes tendant à voir condamner la locataire à lui payer une certaine somme correspondant aux loyers, charges et indemnités due au 10 octobre 2020, constater le jeu de la clause résolutoire et la résiliation du bail, subsidiairement, prononcer la résiliation judiciaire du bail pour défaut de paiement des loyers, en tout état de cause, ordonner l'expulsion de la locataire et la condamner à lui payer une indemnité d'occupation, d'autre part, de la condamner à payer à M. [P], ès qualités, certaines sommes au titre du préjudice de jouissance et du préjudice financier subis par la locataire, alors « que l'exception d'inexécution ne peut être opposée qu'en raison d'une inexécution suffisamment grave ; qu'en matière de bail, elle suppose que le preneur qui s'abstient de payer tout loyer soit privé totalement de la jouissance de la chose louée ; qu'en se bornant, pour admettre l'exception d'inexécution au profit de la société Pro Soccer 5, à affirmer que la SCI Les Alpilles avait manqué à son obligation de délivrance entre le 3 mai 2017 et le 28 novembre 2018 dès lors qu'au cours de cette période, certaines fuites provenant de la toiture avaient, suivant les affirmations du preneur, « partiellement » perturbé l'activité de ce dernier en limitant l'usage de « certains » terrains et que les gouttières étaient par endroits encombrées, sans expliquer en quoi ces désordres partiels étaient suffisamment graves et de nature à justifier la mise en oeuvre de l'exception d'inexécution, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1219 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1219 du code civil :
8. Selon ce texte, une partie peut refuser d'exécuter son obligation si l'autre n'exécute pas la sienne et si cette inexécution est suffisamment grave.
9. Pour rejeter les demandes de la bailleresse, l'arrêt retient qu'il résulte des éléments produits que celle-ci a manqué à son obligation de délivrance et que, s'agissant de l'obligation principale du bailleur, la locataire a valablement opposé l'exception d'inexécution, en refusant de régler l'intégralité des loyers et de la taxe d'habitation.
10. En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme il le lui était demandé, si les infiltrations alléguées avaient rendu les locaux loués impropres à l'usage auquel ils étaient destinés, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
Sur le troisième moyen
Enoncé du moyen
11. La bailleresse fait grief à l'arrêt de la condamner à payer à M. [P], ès qualités, une certaine somme au titre du préjudice financier subi par la locataire, alors « que le juge ne peut, pour évaluer un préjudice, se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée unilatéralement à la demande d'une partie ; que pour évaluer le préjudice financier prétendument subi par la société Pro Soccer 5 à la somme de 332 997,26 euros HT, la cour d'appel s'est exclusivement fondée sur l'expertise amiable établie de façon non contradictoire par l'expert-comptable commis par le preneur ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a violé l'article 16 du code de procédure civile, ensemble l'article 6 §1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 16 du code de procédure civile :
12. Il résulte de ce texte que le juge ne peut se fonder sur un rapport d'expertise réalisé unilatéralement à la demande d'une partie que si ce rapport a été soumis à la libre discussion des parties et est corroboré par d'autres éléments de preuve.
13. Pour condamner la bailleresse à payer une certaine somme au titre du préjudice financier subi par la locataire, l'arrêt retient que les données de l'analyse réalisée par l'expert-comptable commis par celle-ci sont pertinentes et ne peuvent qu'être reprises, n'étant remises en cause par aucun autre élément.
14. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui s'est exclusivement fondée sur le rapport d'une expertise réalisée unilatéralement à la demande de l'une des parties, a violé le texte susvisé.
Et sur le quatrième moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
15. La bailleresse fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande en condamnation de la locataire à lui payer certaines sommes aux titres des loyers, charges et indemnités dus au 10 octobre 2020 et des indemnités de retard, alors « que le juge commet un déni de justice en refusant d'évaluer une créance dont il constate l'existence en son principe ; qu'en déboutant la SCI Les Alpilles de sa demande de paiement des loyers dus au 10 octobre 2020, motif pris qu'aucun décompte n'était produit permettant de calculer « les sommes restant dues par la société Pro Soccer 5 », la cour d'appel a commis un déni de justice en violation de l'article 4 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 4 du code civil :
16. Il résulte de ce texte que le juge ne peut refuser d'évaluer le montant d'une créance dont il constate l'existence en son principe.
17. Pour rejeter la demande de la bailleresse en paiement de certaines sommes aux titres des loyers, charges et indemnités dus au 10 octobre 2020 et des indemnités de retard, l'arrêt retient que la bailleresse n'ayant pu produire de décompte de sa créance, la cour d'appel n'est pas dans la capacité d'apprécier le montant de la créance retenue par le premier juge et qu'aucune autre pièce des appelants ne permet de calculer les sommes restant dues par la locataire.
18. En statuant ainsi, en refusant d'évaluer le montant d'un dommage dont elle constatait l'existence en son principe, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Mise hors de cause
19. En application de l'article 625 du code de procédure civile, il y a lieu de mettre hors de cause M. [C], dont la présence n'est pas nécessaire devant la cour d'appel de renvoi.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur l'autre grief du quatrième moyen, la Cour :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il :
- dit que la société civile immobilière Les Alpilles a manqué à son obligation de délivrance pendant un minimum de cinquante-deux semaines,
- condamne la société civile immobilière Les Alpilles à payer à M. [P], pris en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société Pro Soccer 5, la somme de 68 294,70 euros hors taxe au titre du préjudice de jouissance subi,
- condamne la société civile immobilière Les Alpilles à rembourser à M. [P], pris en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société Pro Soccer 5, la facture de 300 euros pour l'entretien de la gouttière et la réparation du joint en silicone,
- condamne la société civile immobilière Les Alpilles à payer à M. [C] les sommes de 5 000 euros à titre de dommages-intérêts et de 1 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,
l'arrêt rendu le 1er décembre 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Grenoble ;
Remet, sauf sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Chambéry.