TUE, président, 12 août 2024, n° T-284/24 R
TRIBUNAL DE L'UNION EUROPÉENNE
Ordonnance
Rejet
PARTIES
Demandeur :
Nuctech Warsaw Company Limited sp. z o.o., Nuctech Netherlands BV
Défendeur :
Commission européenne
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Avocats :
Me Bellis, Me Ross
LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL
1 Par leur demande fondée sur les articles 278 et 279 TFUE, les requérantes, Nuctech Warsaw Company Limited sp. z o.o. et Nuctech Netherlands BV, sollicitent le sursis à l’exécution de la décision de la Commission européenne du 16 avril 2024 imposant à une entreprise active dans le secteur des systèmes de détection des menaces de se soumettre à des inspections en vertu de l’article 14, paragraphe 3, du règlement (UE) 2022/2560 du Parlement européen et du Conseil (affaire FS.100068 – MARE) (ci après la « décision attaquée ») et de tout acte ou demande subséquent fondé sur celle ci.
Antécédents du litige et conclusions des parties
2 Les requérantes sont actives dans le développement, la production et la fourniture d’équipements d’inspection de sécurité et de services après vente de ces équipements.
3 Les requérantes sont des filiales à 100 % de Nuctech Hong Kong Co. Ltd, une société enregistrée à Hong Kong (Chine). Nuctech Hong Kong est contrôlée en dernier ressort par Tsinghua Tongfang Co. Limited, une société enregistrée en Chine et cotée à la bourse de Shanghai (Chine). Tsinghua Tongfang contrôle également Tongfang Nuctech Technology Co., Ltd., une société enregistrée en Chine.
4 Le 16 avril 2024, la Commission européenne a adopté la décision attaquée, ordonnant une inspection conformément à l’article 14, paragraphe 3, du règlement (UE) 2022/2560 du Parlement européen et du Conseil, du 14 décembre 2022, relatif aux subventions étrangères faussant le marché intérieur (JO 2022, L 330, p. 1).
5 Entre le 23 et le 26 avril 2024, la Commission a effectué une inspection dans les locaux des requérantes.
6 Lors de ces inspections, la Commission a demandé le contenu des boîtes aux lettres électroniques de plusieurs employés.
7 En réponse à la demande de la Commission, les requérantes l’ont informé que la correspondance électronique des employés en cause, qui sont des citoyens de République populaire de Chine, n’était pas stockée sur les serveurs locaux, mais sur les serveurs de leur société mère, établie en Chine.
8 La Commission a demandé aux requérantes de placer sous scellés virtuels les messageries électroniques des employés dont les données se trouvent sur des serveurs situés en Chine.
9 Par courriel du 8 mai 2024, la Commission a informé les requérantes que les demandes concernant la fourniture des données au cours de ces inspections restaient valables et les a exhortées à prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre les données à sa disposition le plus rapidement possible et au plus tard à la date du début de la poursuite de l’inspection, qui a été ultérieurement fixée le 27 mai 2024.
10 Par requête déposée au greffe du Tribunal le 29 mai 2024, les requérantes ont introduit un recours tendant notamment à l’annulation de la décision attaquée, ainsi que de tout acte ou demande ultérieure de la Commission et des demandes de mise sous scellés virtuels, y compris la demande d’informations concernant les données stockées en Chine.
11 Par acte séparé déposé au greffe du Tribunal le même jour, les requérantes ont introduit la présente demande en référé, dans laquelle elles concluent à ce qu’il plaise au président du Tribunal :
– ordonner le sursis à l’exécution de la décision attaquée, ainsi que tout acte ou demande ultérieure de la Commission et des demandes de mise sous scellés virtuels, y compris la demande d’informations concernant les données stockées en Chine ;
– condamner la Commission aux dépens.
12 Dans ses observations sur la demande en référé, déposées au greffe du Tribunal le 14 juin 2024, la Commission conclut, en substance, à ce qu’il plaise au président du Tribunal :
– rejeter la demande en référé ;
– réserver les dépens.
En droit
Considérations générales
13 Il ressort d’une lecture combinée des articles 278 et 279 TFUE, d’une part, et de l’article 256, paragraphe 1, TFUE, d’autre part, que le juge des référés peut, s’il estime que les circonstances l’exigent, ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou prescrire les mesures provisoires nécessaires, et ce en application de l’article 156 du règlement de procédure du Tribunal. Néanmoins, l’article 278 TFUE pose le principe du caractère non suspensif des recours, les actes adoptés par les institutions de l’Union européenne bénéficiant d’une présomption de légalité. Ce n’est donc qu’à titre exceptionnel que le juge des référés peut ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou prescrire des mesures provisoires (ordonnance du 19 juillet 2016, Belgique/Commission, T 131/16 R, EU:T:2016:427, point 12).
14 L’article 156, paragraphe 4, première phrase, du règlement de procédure dispose que les demandes en référé doivent spécifier « l’objet du litige, les circonstances établissant l’urgence ainsi que les moyens de fait et de droit justifiant à première vue l’octroi de la mesure provisoire à laquelle elles concluent ».
15 Ainsi, le sursis à exécution et les autres mesures provisoires peuvent être accordés par le juge des référés s’il est établi que leur octroi est justifié à première vue en fait et en droit (fumus boni juris) et qu’ils sont urgents, en ce sens qu’il est nécessaire, pour éviter un préjudice grave et irréparable aux intérêts de la partie qui les sollicite, qu’ils soient édictés et produisent leurs effets avant la décision dans l’affaire principale. Ces conditions sont cumulatives, de telle sorte que les demandes de mesures provisoires doivent être rejetées dès lors que l’une d’elles fait défaut. Le juge des référés procède également, le cas échéant, à la mise en balance des intérêts en présence (voir ordonnance du 2 mars 2016, Evonik Degussa/Commission, C 162/15 P R, EU:C:2016:142, point 21 et jurisprudence citée).
16 Dans le cadre de cet examen d’ensemble, le juge des référés dispose d’un large pouvoir d’appréciation et reste libre de déterminer, au regard des particularités de l’espèce, la manière dont ces différentes conditions doivent être vérifiées ainsi que l’ordre de cet examen, dès lors qu’aucune règle de droit ne lui impose un schéma d’analyse préétabli pour apprécier la nécessité de statuer provisoirement [voir ordonnance du 19 juillet 2012, Akhras/Conseil, C 110/12 P(R), non publiée, EU:C:2012:507, point 23 et jurisprudence citée].
17 Compte tenu des éléments du dossier, le président du Tribunal estime qu’il dispose de tous les éléments nécessaires pour statuer sur la présente demande en référé, sans qu’il soit utile d’entendre, au préalable, les parties en leurs explications orales.
Sur la condition relative au fumus boni juris
18 Selon une jurisprudence constante, la condition relative au fumus boni juris est remplie lorsqu’au moins un des moyens invoqués par la partie qui sollicite les mesures provisoires à l’appui du recours au fond apparaît, à première vue, non dépourvu de fondement sérieux. Tel est notamment le cas lorsque l’un de ces moyens révèle l’existence de questions de droit complexes dont la solution ne s’impose pas d’emblée et mérite donc un examen approfondi, qui ne saurait être effectué par le juge des référés, mais doit faire l’objet de la procédure au fond, ou lorsque le débat mené entre les parties dévoile l’existence d’une controverse juridique importante dont la solution ne s’impose pas à l’évidence [voir ordonnance du 24 mai 2022, Puigdemont i Casamajó e.a./Parlement et Espagne, C 629/21 P(R), EU:C:2022:413, point 188 et jurisprudence citée].
19 Aux fins de démontrer que la décision attaquée est, à première vue, entachée d’illégalité, les requérantes invoquent cinq moyens présentés à l’appui du recours principal.
20 Par leur premier moyen, les requérantes font valoir que la Commission a violé le droit de l’Union et le droit international public en exigeant qu’elles produisent des documents stockés sur des serveurs situés en Chine.
21 Premièrement, selon les requérantes, la demande de la Commission concernant les documents situés en Chine viole le droit international public. La Commission ne peut étendre ses pouvoirs d’enquête à des territoires ou à des particuliers qui ne relèvent pas de la compétence de l’Union.
22 Deuxièmement, les requérantes font observer que, en l’espèce, la Commission a, pour la première fois, cherché à étendre ses pouvoirs d’enquête dans le cadre d’une enquête d’office à des informations localisées sur le territoire d’un pays tiers.
23 Troisièmement, les requérantes font valoir que l’article 14, paragraphe 2, sous b), du règlement 2022/2560 n’autorise pas la Commission à examiner ou à demander des documents qui ne sont pas accessibles à « l’entité faisant l’objet de l’inspection ».
24 Par leur deuxième moyen, les requérantes allèguent que la décision attaquée est illégale dans la mesure où le respect de cette décision obligerait les requérantes et le groupe auquel elles appartiennent, sous peine d’amendes et d’astreintes, à enfreindre le droit chinois, y compris le droit pénal.
25 Par leur troisième moyen, les requérantes font valoir que la décision attaquée viole leur droit à l’inviolabilité des locaux commerciaux et à la vie privée.
26 Par leur quatrième moyen, les requérantes soutiennent que la décision attaquée est arbitraire, parce que la Commission ne disposait pas d’indices suffisants pour les soupçonner d’avoir reçu des subventions étrangères entraînant une distorsion de la concurrence sur le marché intérieur.
27 Par leur cinquième moyen, les requérantes avancent que la décision attaquée viole l’article 14, paragraphe 3, du règlement 2022/2560, l’obligation de motivation incombant à la Commission en vertu de l’article 296, paragraphe 2, TFUE et leurs droits de la défense.
28 La Commission conteste l’argumentation des requérantes.
29 À cet égard, à titre liminaire, il y a lieu de constater que, dans leur demande en référé, les requérantes se limitent à énoncer les troisième, quatrième et cinquième moyens.
30 Or, une description en une seule phrase d’un moyen, qui ne constitue qu’une simple assertion, ne suffit pas pour s’acquitter de la charge qui incombe aux requérantes de démontrer l’existence d’un fumus boni juris à l’égard des moyens concernés. Ainsi, étant donné que la demande en référé ne contient aucun élément établissant l’existence d’une probabilité suffisante que la condition relative au fumus boni juris soit remplie en ce qui concerne les troisième, quatrième et cinquième moyens, il est impossible pour la Commission de préparer des observations de fond sur ces moyens ou pour le juge des référés d’apprécier le fumus boni juris de ces moyens.
31 En effet, il ressort de la jurisprudence qu’une demande en référé doit être suffisamment claire et précise pour permettre, à elle seule, à la partie défenderesse de préparer ses observations et au juge des référés de statuer sur cette demande, le cas échéant, sans autres informations à l’appui, les éléments essentiels de fait et de droit sur lesquels celle ci se fonde devant ressortir d’une façon cohérente et compréhensible du texte même de ladite demande [ordonnances du 30 avril 2010, Ziegler/Commission, C 113/09 P(R), non publiée, EU:C:2010:242, point 13, et du 7 mars 2013, EDF/Commission, C 551/12 P(R), EU:C:2013:157, point 39].
32 Par conséquent, la simple énonciation des troisième, quatrième et cinquième moyens ne satisfait pas aux exigences de l’article 156, paragraphe 4, du règlement de procédure, en vertu duquel les demandes de mesures provisoires spécifient, entre autres, les moyens de fait et de droit justifiant à première vue l’octroi de la mesure provisoire à laquelle elles concluent.
33 Par conséquent, il y a lieu de constater que ces moyens sont irrecevables.
34 Quant aux premier et deuxième moyens, force est de constater qu’ils ne sont pas de nature à établir, à suffisance de droit, l’existence d’un fumus boni juris.
35 En premier lieu, s’agissant du premier moyen, tout d’abord, il convient d’observer que l’approche de la Commission consistant à adresser une décision d’inspection à une entreprise constituée en dehors de l’Union, mais opérant dans l’Union, et à effectuer des inspections dans les locaux de cette entreprise situés dans l’Union n’est pas nouvelle. Cette approche a été suivie à maintes reprises sur la base de l’article 20 du règlement (CE) no 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101] et [102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1), article qui contient des dispositions équivalentes à celles prévues à l’article 14 du règlement 2022/2560.
36 En effet, il ressort de la jurisprudence applicable en matière de droit de la concurrence que, pour justifier la compétence de la Commission au regard du droit international public, il suffit d’établir soit les effets qualifiés de la pratique, soit sa mise en œuvre dans l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 12 juin 2014, Intel/Commission, T 286/09, EU:T:2014:547, point 244).
37 Afin de justifier l’application du critère de la mise en œuvre, la Cour a souligné que faire dépendre l’applicabilité des interdictions édictées par le droit de l’Union du lieu de formation de la pratique aboutirait à l’évidence à fournir aux entreprises un moyen facile de se soustraire auxdites interdictions (voir, par analogie, arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission, C 413/14 P, EU:C:2017:632, point 44 et jurisprudence citée).
38 Le critère des effets qualifiés poursuit le même objectif, à savoir appréhender des comportements qui n’ont certes pas été adoptés sur le territoire de l’Union, mais dont les effets sont susceptibles de se faire sentir sur le marché de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission, C 413/14 P, EU:C:2017:632, point 45).
39 En effet, l’application du droit de l’Union au comportement des entreprises est légitime, indépendamment du lieu où il se produit, dans la mesure où ce comportement a des effets prévisibles, immédiats et substantiels dans l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 6 septembre 2017, Intel/Commission, C 413/14 P, EU:C:2017:632, points 40 à 47).
40 Il découle de ce qui précède que la Commission doit également être en droit de demander des informations à des entreprises situées en dehors de l’Union afin de vérifier si leur comportement viole le droit de l’Union et s’il est susceptible de produire un effet substantiel sur le marché intérieur. Ce constat s’impose d’autant plus pour les distorsions de concurrence au sein de ce marché causées par les subventions étrangères visées à l’article 1er du règlement 2022/2560.
41 Si la Commission ne disposait pas d’un tel droit, elle ne serait pas en mesure de mener son enquête de manière efficace, ce qui compromettrait sa capacité à tenir des entités de pays tiers pour responsables de comportements affectant substantiellement le marché intérieur. Une telle situation inciterait également les entités établies dans l’Union à stocker leurs données en dehors de l’Union pour tenter d’empêcher les enquêtes de la Commission.
42 Ensuite, il y a lieu de constater que le premier moyen concerne, pour le reste, des faits qui se sont déroulés après l’adoption de la décision attaquée. Il s’agit notamment des demandes d’information que les inspecteurs de la Commission ont adressées aux représentants des requérantes lors des inspections dans leurs bureaux en Pologne et aux Pays Bas. Or, ainsi que la Commission le fait observer à juste titre, la légalité de la décision attaquée doit être appréciée au regard des faits et des circonstances connus au moment de son adoption et ne saurait donc dépendre d’événements subséquents. Toutefois, quand bien même ces faits ultérieurs devaient être pris en considération, les requérantes n’ont pas fait valoir d’arguments qui permettraient, à première vue, de constater l’existence d’une violation d’une règle de droit de l’Union.
43 D’une part, les requérantes n’ont ni expliqué ni étayé leur allégation selon laquelle elles n’ont pas accès aux informations stockées sur des serveurs situés en Chine. En effet, comme le fait valoir la Commission, les requérantes n’allègent pas qu’elles ne peuvent pas accéder aux informations demandées, notamment à partir d’ordinateurs reliés aux serveurs localisés en Chine. Selon les requérantes, dès lors que les informations sont stockées en Chine, il appartiendrait à leur société mère et non à elles-mêmes de répondre à la demande relative à ces informations. C’est d’ailleurs leur société mère, établie en Chine, qui a estimé devoir tenir compte du droit chinois pour déterminer s’il convenait de fournir les informations demandées à la Commission.
44 Toutefois, les requérantes ont non seulement omis de préciser la raison pour laquelle elles n’ont pas accès aux informations demandées, mais elles n’expliquent pas non plus comment le droit chinois pourrait les empêcher, en tant qu’entités établies sur le territoire de l’Union, de répondre aux demandes de la Commission et pourquoi les dispositions du droit chinois sont pertinentes à leur égard.
45 D’autre part, en ce qui concerne, en particulier, les dispositions du droit chinois prévoyant des sanctions pénales, la Commission fait observer à juste titre que les requérantes n’ont démontré ni que ces dispositions s’appliquent aux informations demandées ni qu’elles ont cherché à obtenir les autorisations nécessaires en vue de leur transmission à la Commission. En outre, les requérantes n’ont pas proposé d’autres méthodes permettant de fournir les informations sans enfreindre le droit chinois.
46 En second lieu, s’agissant du deuxième moyen, force est de constater que les requérantes se contentent d’avancer, de façon extrêmement laconique, de simples affirmations générales, qui ne permettent pas au juge des référés de procéder à une appréciation juridique du caractère à première vue fondé de ce moyen.
47 En outre, il y a lieu d’observer, à l’instar de la Commission, que la validité de la décision attaquée et de toute mesure prise en vertu de celle ci doit être appréciée au regard du droit de l’Union et non du droit chinois.
48 Il s’ensuit que, dans la mesure où les requérantes n’établissent pas la violation d’une règle du droit de l’Union, la décision attaquée et les mesures prises pour la mettre en œuvre ne pourraient être remises en question que si elles violaient le droit international public. Or, les requérantes n’ont pas démontré, ne serait-ce que par un commencement de preuve, que tel pourrait, à première vue, être le cas.
49 Il résulte de l’ensemble de ce qui précède que, sans nullement préjuger la position du Tribunal sur le recours dans l’affaire principale, il ne saurait être conclu à l’existence d’un fumus boni juris.
Sur la condition relative à l’urgence
50 Afin de vérifier si les mesures provisoires demandées sont urgentes, il convient de rappeler que la finalité de la procédure de référé est de garantir la pleine efficacité de la future décision définitive, afin d’éviter une lacune dans la protection juridique assurée par le juge de l’Union. Pour atteindre cet objectif, l’urgence doit, de manière générale, s’apprécier au regard de la nécessité qu’il y a de statuer provisoirement afin d’éviter qu’un préjudice grave et irréparable ne soit occasionné à la partie qui sollicite la protection provisoire. Il appartient à cette partie d’apporter la preuve qu’elle ne saurait attendre l’issue de la procédure relative au recours au fond sans subir un préjudice grave et irréparable (voir ordonnance du 14 janvier 2016, AGC Glass Europe e.a./Commission, C 517/15 P R, EU:C:2016:21, point 27 et jurisprudence citée).
51 C’est à la lumière de ces critères qu’il convient d’examiner si les requérantes parviennent à démontrer l’urgence.
52 En l’espèce, pour démontrer le caractère grave et irréparable du préjudice invoqué, en premier lieu, les requérantes font valoir que la poursuite de l’inspection crée un préjudice grave et irréparable pour leur réputation et leur viabilité financière.
53 Selon les requérantes, le fait qu’elles soient soumises à ces inspections causera une atteinte à leur réputation sur un marché sur lequel il y a très peu d’acteurs. Le fait qu’elles aient été visées par des inspections sur place a fait l’objet d’une large couverture dans la presse.
54 En outre, les requérantes allèguent que la perte d’opportunités de remporter des appels d’offres pour des marchés et l’attribution de ces marchés à des concurrents entraîneraient un préjudice irréparable. En définitive, cela pourrait compromettre leur viabilité financière à l’avenir. Le fait que leur viabilité financière puisse être menacée constitue un motif valable pour l’octroi de mesures provisoires.
55 En second lieu, les requérantes soutiennent que se conformer aux demandes de renseignements de la Commission les contraindrait à violer les obligations légales qui leur sont imposées en vertu de la législation chinoise, y compris le droit pénal, à savoir les articles 31 et 36 de la loi sur la sécurité des données, l’article 41 de la loi sur la protection des informations à caractère personnel et l’article 28 de la loi sur la protection des secrets d’État. Ainsi, le groupe auquel appartiennent les requérantes serait placé dans la situation intenable dans laquelle il serait passible de sanctions de l’Union s’il ne fournissait pas à la Commission les informations demandées situées sur des serveurs en Chine ou pourrait faire l’objet de sanctions pénales en Chine s’il fournissait les informations demandées à la Commission. Le préjudice que la présente demande en référé vise à prévenir serait manifestement grave et irréparable et satisferait donc à la condition relative à l’urgence.
56 La Commission conteste l’argumentation des requérantes.
57 À cet égard, en premier lieu, s’agissant de l’argument des requérantes concernant l’atteinte à leur réputation, il ne saurait être suivi en ce qui concerne le préjudice moral qui découlerait, en substance, d’une atteinte grave et irréparable à leur réputation découlant du fait qu’elles sont soumises à des inspections.
58 Tout d’abord, selon la jurisprudence, l’éventuel sursis à l’exécution d’une décision ne pourrait réparer le préjudice à la réputation, à le supposer établi, et pour l’essentiel concrétisé, pas plus que ne le ferait, à l’avenir, une éventuelle annulation de ladite décision au terme de la procédure dans l’affaire principale (voir ordonnance du 17 février 2017, Janssen Cases/Commission, T 688/16 R, non publiée, EU:T:2017:107, point 20 et jurisprudence citée).
59 En effet, en l’espèce, le préjudice que les requérantes prétendent subir découle de l’incidence que la couverture médiatique de l’inspection a prétendument eue sur leur réputation.
60 Bien que la décision attaquée ne soit pas publique et que la Commission n’ait pas divulgué l’identité des sociétés qui ont fait l’objet des inspections en cause, la presse a rendu compte des inspections qui ont eu lieu dans les locaux des requérantes. Il s’avère que ce sont les déclarations faites par la Chambre de commerce de la République populaire de Chine auprès de l’Union et par les requérantes elles mêmes qui ont permis de faire le lien avec l’inspection. Par conséquent, toute atteinte alléguée à leur réputation existe déjà.
61 Or, la finalité d’une procédure de référé ne consiste pas à assurer la réparation d’un préjudice qui s’est déjà réalisé (ordonnance du 8 mai 2024, Lattanzio KIBS e.a./Commission, T 113/24 R, non publiée, EU:T:2024:306, point 24), un tel préjudice ne pouvant plus être évité par l’octroi des mesures provisoires sollicitées.
62 À supposer que la réputation des requérantes soit effectivement compromise par la décision attaquée, il est de jurisprudence bien établie que son annulation au terme de la procédure principale constituerait une réparation suffisante du préjudice moral allégué [voir, en ce sens, ordonnances du 25 mars 1999, Willeme/Commission, C 65/99 P(R), EU:C:1999:176, points 14, 61 et 62 ; du 22 juillet 2010, H/Conseil e.a., T 271/10 R, non publiée, EU:T:2010:315, point 36, et du 18 novembre 2011, EMA/Commission, T 116/11 R, non publiée, EU:T:2011:681, point 21].
63 En deuxième lieu, en ce qui concerne l’argument des requérantes selon lequel leur viabilité financière pourrait être menacée, il y a lieu de constater que le préjudice allégué est purement financier.
64 Or, selon la jurisprudence, lorsque le préjudice invoqué est d’ordre financier, les mesures provisoires sollicitées se justifient s’il apparaît que, en l’absence de ces mesures, la partie qui les sollicite se trouverait dans une situation susceptible de mettre en péril sa viabilité financière avant l’intervention de la décision mettant fin à la procédure au fond ou que ses parts de marché seraient modifiées de manière importante au regard, notamment, de la taille et du chiffre d’affaires de son entreprise ainsi que, le cas échéant, des caractéristiques du groupe auquel elle appartient (voir ordonnance du 12 juin 2014, Commission/Rusal Armenal, C 21/14 P R, EU:C:2014:1749, point 46 et jurisprudence citée). L’imminence de la disparition du marché constituant effectivement un préjudice tant irrémédiable que grave, l’adoption de la mesure provisoire demandée apparaît justifiée dans une telle hypothèse (ordonnance du 9 juin 2010, Colt Télécommunications France/Commission, T 79/10 R, non publiée, EU:T:2010:228, point 37).
65 En outre, selon une jurisprudence bien établie, un préjudice d’ordre pécuniaire ne saurait, sauf circonstances exceptionnelles, être considéré comme étant irréparable, une compensation pécuniaire étant, en règle générale, à même de rétablir la personne lésée dans la situation antérieure à la survenance du préjudice. Un tel préjudice pourrait, notamment, être réparé dans le cadre d’un recours en indemnité introduit sur la base des articles 268 et 340 TFUE [voir ordonnance du 23 avril 2015, Commission/Vanbreda Risk & Benefits, C 35/15 P(R), EU:C:2015:275, point 24 et jurisprudence citée].
66 Il est également de jurisprudence constante que, pour pouvoir apprécier si le préjudice allégué présente un caractère grave et irréparable et justifie donc de suspendre, à titre exceptionnel, l’exécution de l’acte en cause, le juge des référés doit, dans tous les cas, disposer d’indications concrètes et précises, étayées par des preuves documentaires détaillées et certifiées, qui démontrent la situation dans laquelle se trouve la partie sollicitant les mesures provisoires et permettent d’apprécier les conséquences qui résulteraient vraisemblablement de l’absence des mesures demandées. Il s’ensuit que ladite partie, notamment lorsqu’elle invoque la survenance d’un préjudice de nature financière, doit, en principe, produire, pièces à l’appui, une image fidèle et globale de sa situation financière (voir, en ce sens, ordonnance du 10 juillet 2018, Synergy Hellas/Commission, T 244/18 R, non publiée, EU:T:2018:422, point 27 et jurisprudence citée).
67 En l’espèce, il y a lieu de constater que les requérantes n’établissent ni même n’allèguent qu’elles se trouvent dans une situation susceptible de mettre en péril leur viabilité financière avant l’intervention de la décision mettant fin à la procédure au fond, au regard de leur taille, de leur chiffre d’affaires et des caractéristiques du groupe auquel elles appartiennent.
68 En effet, les requérantes n’apportent aucun élément chiffré, comptable ou autre, sur la situation financière du groupe de sociétés auquel elles appartiennent de nature à étayer l’existence d’un préjudice grave et irréparable.
69 En troisième lieu, s’agissant de l’argument des requérantes selon lequel se conformer à la décision attaquée et à la demande de renseignements qui y est afférente soumettrait le groupe auquel elles appartiennent et leurs représentants au risque de sanctions pénales en Chine, il y a lieu de constater que les requérantes mentionnent, dans leur demande en référé, plusieurs dispositions spécifiques du droit chinois.
70 À cet égard, il y a lieu d’observer que chacune des dispositions spécifiques du droit chinois énumérées dans la demande en référé ne pourrait être violée que si les données demandées par la Commission étaient divulguées en l’absence des autorisations préalables nécessaires octroyées par les autorités chinoises compétentes.
71 En outre, il ressort des descriptions figurant dans la demande en référé que, en cas de violation du droit chinois, les sanctions de nature administrative applicables sont généralement de nature pécuniaire. Comme indiqué au point 65 ci dessus, un tel préjudice financier ne peut, sauf circonstances exceptionnelles, être considéré comme irréparable, dès lors qu’il peut faire l’objet d’une compensation financière ultérieure. En outre, les requérantes n’ont pas démontré que les sanctions dont elles pourraient faire l’objet sont de nature à mettre en péril leur viabilité avant l’intervention de la décision mettant fin à la procédure au fond, au regard, notamment, de leur taille et de leur chiffre d’affaires et de ceux de leur société mère ainsi que des caractéristiques du groupe auquel elles appartiennent.
72 En ce qui concerne, en particulier, les dispositions du droit chinois prévoyant des sanctions pénales, il ressort de la demande en référé que l’article 28 de la loi sur la protection des secrets d’État prévoit que si les données demandées contiennent des secrets d’État, la société en cause ne peut pas exporter les données demandées stockées en Chine ni les communiquer à la Commission sans l’approbation de l’autorité compétente en vertu de la loi sur la protection des secrets d’État. En l’espèce, une violation de cet article 28 expose tant les représentants de l’entreprise à des sanctions administratives que les personnes directement responsables du non respect de ces dispositions à des sanctions pénales pouvant aller jusqu’à sept ans d’emprisonnement.
73 Toutefois, comme le fait observer la Commission, les requérantes n’ont pas démontré que l’une des messageries en cause contenait effectivement des secrets d’État, ni, si tant est que ces messageries contiennent des secrets d’État, que les requérantes, ou leur société mère, ont pris les mesures nécessaires pour obtenir les autorisations requises pour leur divulgation et qu’une telle demande a été rejetée. Par conséquent, les requérantes n’ont pas démontré que les demandes de la Commission les obligent à commettre une infraction pénale et qu’elles risquent donc de subir un préjudice grave et irréparable.
74 Il résulte de ce qui précède que, au regard des éléments soumis au juge des référés, il doit être considéré que les requérantes n’ont pas établi à suffisance de droit qu’elles seraient contraintes, afin d’exécuter la décision attaquée, d’adopter un comportement dont il est probable qu’il pourrait justifier l’engagement de leur responsabilité pénale et, en conséquence, les exposer à des sanctions pénales.
75 Compte tenu des considérations qui précèdent, il convient de constater que la condition relative à l’urgence n’est pas remplie en l’espèce, la survenance probable, pour les requérantes, d’un préjudice grave et irréparable n’étant pas établie à suffisance de droit.
Sur la mise en balance des intérêts
76 Selon une jurisprudence bien établie, la mise en balance des intérêts consiste pour le juge des référés à déterminer si l’intérêt de la partie qui sollicite les mesures provisoires à en obtenir l’octroi prévaut ou non sur l’intérêt que présente l’application immédiate de l’acte litigieux en examinant, plus particulièrement, si l’annulation éventuelle de cet acte par le juge du fond permettrait le renversement de la situation qui aurait été provoquée par son exécution immédiate et, inversement, si le sursis à l’exécution dudit acte serait de nature à faire obstacle à son plein effet, au cas où le recours principal serait rejeté (voir ordonnance du 26 juin 2003, Belgique et Forum 187/Commission, C 182/03 R et C 217/03 R, EU:C:2003:385, point 142 et jurisprudence citée).
77 S’agissant plus particulièrement de la condition selon laquelle la situation juridique créée par une ordonnance de référé doit être réversible, il y a lieu de relever que la finalité de la procédure de référé se limite à garantir la pleine efficacité de la future décision au fond. Par conséquent, cette procédure a un caractère purement accessoire par rapport à la procédure principale sur laquelle elle se greffe, de sorte que la décision prise par le juge des référés doit présenter un caractère provisoire, en ce sens qu’elle ne saurait ni préjuger du sens de la future décision au fond ni la rendre illusoire en la privant d’effet utile (voir ordonnance du 1er septembre 2015, Pari Pharma/EMA, T 235/15 R, EU:T:2015:587, point 65 et jurisprudence citée).
78 En l’espèce, il s’agit de mettre en balance, d’une part, l’intérêt d’éviter le préjudice allégué pouvant découler du fait que les requérantes soient contraintes, afin d’exécuter la décision attaquée, d’adopter un comportement susceptible d’engager leur responsabilité juridique, y compris pénale, et, en conséquence, de les exposer à des sanctions administratives et pénales et, d’autre part, l’intérêt public de préserver l’efficacité du droit de l’Union.
79 À cet égard, s’agissant des intérêts des requérantes, il y a lieu de rappeler à titre préliminaire que, selon l’article 14, paragraphe 3, du règlement 2022/2560, intitulé « Inspections dans l’Union », l’entreprise ou l’association d’entreprises se soumet aux inspections que la Commission a ordonnées par voie de décision.
80 Or, en l’espèce, premièrement, force est de constater que les requérantes et leur société mère ont choisi d’exercer des activités commerciales sur le marché intérieur de l’Union. Comme tout autre opérateur économique, elles sont de ce fait soumises aux règles de l’Union qui régissent le fonctionnement de ce marché. Si la Commission cherche à vérifier si ces règles sont respectées par le biais d’inspections, telles que celles prévues à l’article 20 du règlement n° 1/2003, ou, comme dans le cas d’espèce, à l’article 14 du règlement 2022/2560, les requérantes ne sauraient, en principe, se prévaloir de règles d’un État tiers pour s’opposer à l’application du droit de l’Union auquel elles se sont volontairement soumises.
81 Deuxièmement, quand bien même les risques découlant de l’application du droit d’un État tiers devraient exceptionnellement être mis en balance avec la nécessité de faire respecter le droit de l’Union, l’inspection ordonnée par la décision attaquée concerne des informations sur les messageries professionnelles que les employés ou les cadres des requérantes utilisent dans l’exercice de leurs fonctions commerciales quotidiennes dans l’Union.
82 Or, si les requérantes sont libres de choisir l’endroit où elles stockent leurs informations, elles ne sauraient se prévaloir d’une telle liberté pour refuser à la Commission l’accès à des informations qui transitent par ces messageries.
83 Troisièmement, il convient de relever, à l’instar de la Commission, que les requérantes n’expliquent pas la raison pour laquelle le simple fait que les informations soient stockées sur des serveurs en Chine entraînerait l’application des dispositions du droit chinois, y compris du droit pénal, et aurait pour effet d’empêcher la Commission d’obtenir des informations accessibles aux entités établies dans l’Union et exerçant leurs activités sur le territoire de l’Union, par l’intermédiaire des messageries des employés ou des cadres de ces entités.
84 Quatrièmement, comme mentionné au point 71 ci dessus, il ressort des descriptions figurant dans la demande en référé que, en cas de violation du droit chinois, les sanctions de nature administrative applicables sont généralement de nature pécuniaire. En ce qui concerne, en particulier, les dispositions du droit chinois prévoyant des sanctions pénales, les requérantes n’ont pas démontré que les messageries concernées contenaient effectivement des secrets d’État, ni, si tant est que les messageries contiennent des secrets d’État, que les requérantes, ou leur société mère, ont pris les mesures nécessaires pour obtenir les autorisations nécessaires à leur divulgation et qu’une telle demande a été rejetée.
85 En revanche, s’agissant des intérêts de la Commission, il convient de rappeler qu’elle a pour mission de veiller à ce que les conditions de concurrence au sein du marché intérieur de l’Union ne soient pas faussées. Comme mentionné au point 41 ci dessus, la Commission doit donc être en droit de mener ses enquêtes de manière efficace et de demander des informations à toutes les entreprises exerçant des activités commerciales dans l’Union, qu’elles soient contrôlées par des entités relevant des États membres ou d’États tiers, afin de vérifier si leur comportement au sein de ce marché viole le droit de l’Union. Si tel n’était pas le cas, les entreprises contrôlées à partir d’États tiers bénéficieraient d’un avantage concurrentiel et procédural par rapport à celles qui sont contrôlées par des entités situées à l’intérieur de l’Union.
86 En ce qui concerne plus précisément l’accès à des données transitant par des messageries utilisées par les employées de sociétés contrôlées à partir d’États tiers dans l’exercice de leur fonctions commerciales au sein de l’Union, il convient encore d’observer que le bon déroulement des enquêtes de la Commission pourrait être compromis si ces sociétés pouvaient se soustraire à des demandes d’information en décidant de stocker leurs données en dehors de l’Union.
87 Il résulte de ce qui précède que l’intérêt des requérantes doit céder devant l’intérêt défendu par la Commission.
88 À la lumière de tout ce qui précède, il convient dès lors de rejeter la présente demande en référé.
89 En vertu de l’article 158, paragraphe 5, du règlement de procédure, il convient de réserver les dépens.
Par ces motifs,
LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL
ordonne :
1) La demande en référé est rejetée.
2) Les dépens sont réservés.