CJUE, gr. ch., 3 septembre 2024, n° C-611/22 P
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
Annulation
PARTIES
Demandeur :
Illumina Inc., Grail LLC
Défendeur :
Commission européenne
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Lenaerts
Présidents de chambre :
Mme Prechal, Mme Jürimäe, M. Lycourgos, M. Biltgen
Vice-président :
M. Bay Larsen
Juges :
M. Rodin, M. Xuereb, Mme Rossi, M. Jääskinen, M. Wahl (rapporteur), Mme Ziemele, M. Passer
Avocat général :
M. Emiliou
Avocats :
Me Chappatte, Me González Díaz, Me Rizza, Me Siragusa, Me Verheyden, Me Wright, Me Amory, Me Barbier de La Serre, Me Perraut, Me Van Mullem, Me Giraud, Me Jiménez-Laiglesia Oñate, Me Ruiz Calzado, Me Troch, Me Magraner Oliver
LA COUR (grande chambre),
1 Par leurs pourvois respectifs, Illumina Inc. (affaire C 611/22 P) et Grail LLC (affaire C 625/22 P) demandent l’annulation de l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 13 juillet 2022, Illumina/Commission (T 227/21, ci après l’« arrêt attaqué », EU:T:2022:447), par lequel celui-ci a rejeté le recours d’Illumina tendant à l’annulation, premièrement, de la décision C(2021) 2847 final de la Commission européenne, du 19 avril 2021, accueillant la demande de l’autorité nationale de concurrence française tendant à ce que la Commission examine l’opération de concentration visant l’acquisition par Illumina du contrôle exclusif de Grail (affaire COMP/M.10188 – Illumina/Grail) (ci-après la « décision litigieuse »), deuxièmement, des décisions C(2021) 2848 final, C(2021) 2849 final, C(2021) 2851 final, C(2021) 2854 final et C(2021) 2855 final de la Commission, du 19 avril 2021, accueillant les demandes des autorités nationales de concurrence grecque, belge, norvégienne, islandaise et néerlandaise de se joindre à cette demande de renvoi (ci-après, désignées ensemble avec la décision litigieuse, les « décisions litigieuses »), et, troisièmement, de la lettre de la Commission du 11 mars 2021 informant Illumina et Grail de ladite demande de renvoi (ci-après la « lettre d’information »).
Le cadre juridique
2 Les considérants 5 à 8, 11, 14 à 16, 24 et 25 du règlement (CE) no 139/2004 du Conseil, du 20 janvier 2004, relatif au contrôle des concentrations entre entreprises (« le règlement CE sur les concentrations ») (JO 2004, L 24, p. 1), énoncent :
« (5) Il convient [...] de s’assurer que le processus de restructuration n’entraîne pas de préjudice durable pour la concurrence. Par conséquent, le droit communautaire doit comporter des dispositions applicables aux concentrations susceptibles d’entraver de manière significative une concurrence effective dans le marché commun ou une partie substantielle de celui-ci.
(6) Un instrument juridique spécifique est donc nécessaire sous la forme d’un règlement qui permette un contrôle effectif de toutes les concentrations en fonction de leur effet sur la structure de concurrence dans la Communauté et qui soit le seul applicable à de telles concentrations. Le règlement (CEE) no 4064/89 du Conseil[, du 21 décembre 1989, relatif au contrôle des opérations de concentration entre entreprises (JO 1989, L 395, p. 1),] a permis de développer une politique communautaire dans ce domaine. Il convient toutefois aujourd’hui, à la lumière de l’expérience acquise, de refondre ce règlement par des dispositions législatives adaptées aux défis d’un marché plus intégré et de l’élargissement futur de l’Union européenne. Conformément aux principes de subsidiarité et de proportionnalité énoncés à l’article 5 [CE], le présent règlement n’excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif, qui est de faire en sorte que la concurrence ne soit pas faussée dans le marché commun, conformément au principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre.
(7) Les articles 81 et 82 [CE], tout en étant applicables, selon la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes, à certaines concentrations, ne suffisent pas pour contrôler toutes les opérations qui risquent de se révéler incompatibles avec le régime de concurrence non faussée visé par le traité [CE]. Le présent règlement devrait par conséquent être fondé non seulement sur l’article 83 [CE], mais principalement sur l’article 308 [CE], en vertu duquel la Communauté peut se doter des pouvoirs d’action additionnels nécessaires à la réalisation de ses objectifs, également en ce qui concerne les concentrations sur les marchés des produits agricoles énumérés à l’annexe I du traité [CE].
(8) Les dispositions à arrêter dans le présent règlement devraient s’appliquer aux modifications structurelles importantes dont l’effet sur le marché s’étend au-delà des frontières nationales d’un État membre. Ces concentrations devraient, en règle générale, être examinées exclusivement au niveau de la Communauté, en application du système du “guichet unique” et conformément au principe de subsidiarité. [...]
[...]
(11) Les règles régissant le renvoi des concentrations de la Commission aux États membres et des États membres à la Commission devraient constituer un mécanisme correcteur efficace à la lumière du principe de subsidiarité. Ces règles protègent de façon idoine les intérêts des États membres quant à la concurrence et prennent en considération le besoin de sécurité juridique et le principe du guichet unique.
[...]
(14) La Commission et les autorités compétentes des États membres devraient former ensemble un réseau d’autorités publiques utilisant leurs compétences respectives en étroite coopération à l’aide de mécanismes efficaces d’échange d’informations et de consultation, en vue de garantir qu’une affaire est traitée par l’autorité la plus appropriée, à la lumière du principe de subsidiarité et de manière à garantir que des notifications multiples d’une concentration donnée sont évitées dans toute la mesure du possible. Les renvois de concentrations de la Commission aux États membres et des États membres à la Commission devraient être effectués avec efficacité et de manière à éviter, dans toute la mesure du possible, les cas de renvoi d’une concentration à la fois avant et après sa notification.
(15) La Commission devrait pouvoir renvoyer à un État membre les concentrations notifiées de dimension communautaire qui menacent d’affecter de manière significative la concurrence sur un marché à l’intérieur de cet État membre qui présente toutes les caractéristiques d’un marché distinct. Si la concentration affecte la concurrence sur un tel marché, qui ne constitue pas une partie substantielle du marché commun, la Commission devrait être tenue, sur demande, de renvoyer l’ensemble ou une partie de l’affaire à l’État membre en question. Un État membre devrait pouvoir renvoyer à la Commission une concentration qui n’a pas de dimension communautaire mais qui a des effets sur les échanges entre États membres et menace d’affecter de manière significative la concurrence sur son territoire. Les autres États membres également compétents pour examiner la concentration devraient pouvoir se joindre à la demande. Dans ce cas, afin d’assurer l’efficacité et la prévisibilité du système, il convient de suspendre les délais nationaux jusqu’à ce qu’une décision ait été prise quant au renvoi de l’affaire. La Commission devrait avoir le pouvoir d’examiner et de traiter une opération de concentration au nom d’un ou plusieurs États membres requérants.
(16) Les entreprises concernées devraient avoir la possibilité de demander le renvoi d’une concentration à ou par la Commission avant sa notification, afin d’améliorer encore l’efficacité du système de contrôle des concentrations dans la Communauté. [...] À la demande des entreprises concernées, la Commission devrait pouvoir renvoyer à un État membre une concentration de dimension communautaire susceptible d’affecter de manière significative la concurrence sur un marché à l’intérieur de cet État membre qui présente toutes les caractéristiques d’un marché distinct ; les entreprises concernées ne devraient toutefois pas être tenues d’apporter la preuve que les effets de la concentration seraient néfastes à la concurrence. La Commission ne doit pas renvoyer une concentration à un État membre ayant exprimé son désaccord sur ce renvoi. Avant la notification aux autorités nationales, les entreprises concernées devraient également pouvoir demander qu’une concentration dépourvue de dimension communautaire susceptible d’être examinée en vertu du droit national de la concurrence d’au moins trois États membres soit renvoyée à la Commission. [...]
[...]
(24) Pour garantir un régime dans lequel la concurrence n’est pas faussée dans le marché commun, aux fins d’une politique menée conformément au principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre, le présent règlement doit permettre un contrôle effectif de toutes les concentrations du point de vue de leur effet sur la concurrence dans la Communauté. En conséquence, le règlement [no 4064/89] a établi le principe selon lequel les concentrations de dimension communautaire qui créent ou renforcent une position dominante ayant comme conséquence qu’une concurrence effective dans le marché commun ou une partie substantielle de celui-ci serait entravée de manière significative devraient être déclarées incompatibles avec le marché commun.
(25) Eu égard aux conséquences possibles des concentrations réalisées dans le cadre de structures de marché oligopolistiques, il est d’autant plus nécessaire de maintenir une concurrence effective sur ces marchés. Un grand nombre de marchés oligopolistiques montrent un sain degré de concurrence. Toutefois, dans certaines circonstances, les concentrations impliquant l’élimination des fortes contraintes concurrentielles que les parties à la concentration exerçaient l’une sur l’autre, ainsi qu’une réduction des pressions concurrentielles sur les autres concurrents, peuvent, même en l’absence de probabilité de coordination entre les membres de l’oligopole, avoir pour conséquence une entrave significative à une concurrence effective. Toutefois, les juridictions communautaires n’ont pas, à ce jour, expressément interprété le règlement [no 4064/89] comme exigeant que soient déclarées incompatibles avec le marché commun les concentrations donnant lieu à des effets non coordonnés de ce type. Il convient donc, par souci de sécurité juridique, de préciser que le présent règlement prévoit un contrôle effectif de toutes ces concentrations en établissant que toute concentration qui entraverait de manière significative une concurrence effective, dans le marché commun ou une partie substantielle de celui-ci, devrait être déclarée incompatible avec le marché commun. La notion d’“entrave significative à une concurrence effective” figurant à l’article 2, paragraphes 2 et 3, devrait être interprétée comme s’étendant, au-delà du concept de dominance, seulement aux effets anticoncurrentiels d’une concentration résultant du comportement non coordonné d’entreprises qui n’auraient pas une position dominante sur le marché concerné. »
3 L’article 1er du règlement no 139/2004, intitulé « Champ d’application », prévoit :
« 1. Sans préjudice de l’article 4, paragraphe 5, et de l’article 22, le présent règlement s’applique à toutes les concentrations de dimension communautaire telles qu’elles sont définies au présent article.
2. Une concentration est de dimension communautaire lorsque :
a) le chiffre d’affaires total réalisé sur le plan mondial par l’ensemble des entreprises concernées représente un montant supérieur à 5 milliards d’euros, et
b) le chiffre d’affaires total réalisé individuellement dans la Communauté par au moins deux des entreprises concernées représente un montant supérieur à 250 millions d’euros,
à moins que chacune des entreprises concernées réalise plus des deux tiers de son chiffre d’affaires total dans la Communauté à l’intérieur d’un seul et même État membre.
3. Une concentration qui n’atteint pas les seuils fixés au paragraphe 2 est de dimension communautaire lorsque :
a) le chiffre d’affaires total réalisé sur le plan mondial par l’ensemble des entreprises concernées représente un montant supérieur à 2,5 milliards d’euros ;
b) dans chacun d’au moins trois États membres, le chiffre d’affaires total réalisé par toutes les entreprises concernées est supérieur à 100 millions d’euros ;
c) dans chacun d’au moins trois États membres inclus aux fins du point b), le chiffre d’affaires total réalisé individuellement par au moins deux des entreprises concernées est supérieur à 25 millions d’euros, et
d) le chiffre d’affaires total réalisé individuellement dans la Communauté par au moins deux des entreprises concernées représente un montant supérieur à 100 millions d’euros,
à moins que chacune des entreprises concernées réalise plus des deux tiers de son chiffre d’affaires total dans la Communauté à l’intérieur d’un seul et même État membre.
4. Sur la base des données statistiques susceptibles d’être régulièrement fournies par les États membres, la Commission fait rapport au Conseil sur la mise en œuvre des seuils et critères figurant aux paragraphes 2 et 3 avant le 1er juillet 2009, et peut présenter des propositions conformément au paragraphe 5.
5. À la suite du rapport visé au paragraphe 4 et sur proposition de la Commission, les seuils et les critères mentionnés au paragraphe 3 peuvent être révisés par le Conseil statuant à la majorité qualifiée. »
4 Aux termes de l’article 3, paragraphe 1, de ce règlement :
« Une concentration est réputée réalisée lorsqu’un changement durable du contrôle résulte :
a) de la fusion de deux ou de plusieurs entreprises ou parties de telles entreprises, ou
b) de l’acquisition, par une ou plusieurs personnes détenant déjà le contrôle d’une entreprise au moins ou par une ou plusieurs entreprises, du contrôle direct ou indirect de l’ensemble ou de parties d’une ou de plusieurs autres entreprises, que ce soit par prise de participations au capital ou achat d’éléments d’actifs, contrat ou tout autre moyen. »
5 L’article 4 dudit règlement, intitulé « Notification préalable des concentrations et renvoi en prénotification à la demande des parties notifiantes », dispose :
« 1. Les concentrations de dimension communautaire visées par le présent règlement doivent être notifiées à la Commission avant leur réalisation et après la conclusion de l’accord, la publication de l’offre publique d’achat ou d’échange ou l’acquisition d’une participation de contrôle.
[...]
2. Les concentrations qui consistent en une fusion au sens de l’article 3, paragraphe 1, point a), ou dans l’établissement d’un contrôle en commun au sens de l’article 3, paragraphe 1, point b), doivent être notifiées conjointement par les parties à la fusion ou à l’établissement du contrôle en commun. Dans les autres cas, la notification doit être présentée par la personne ou l’entreprise qui acquiert le contrôle de l’ensemble ou de parties d’une ou de plusieurs entreprises.
[...]
4. Avant la notification d’une concentration au sens du paragraphe 1, les personnes ou entreprises visées au paragraphe 2 peuvent informer la Commission, au moyen d’un mémoire motivé, que la concentration risque d’affecter de manière significative la concurrence sur un marché à l’intérieur d’un État membre qui présente toutes les caractéristiques d’un marché distinct et qu’elle doit par conséquent être examinée, en tout ou en partie, par cet État membre.
La Commission transmet sans délai ce mémoire à tous les États membres. L’État membre visé dans le mémoire motivé doit, dans un délai de quinze jours ouvrables suivant la réception du mémoire, exprimer son accord ou son désaccord sur la demande de renvoi de l’affaire. Lorsque cet État membre ne prend pas de décision dans ce délai, il est réputé être d’accord.
Sauf si cet État membre exprime son désaccord, la Commission, lorsqu’elle considère qu’un tel marché distinct existe et que la concurrence sur ce marché risque d’être affectée de manière significative par la concentration, peut décider de renvoyer tout ou partie de l’affaire aux autorités compétentes de cet État membre en vue de l’application du droit national de la concurrence de cet État.
La décision de renvoyer ou de ne pas renvoyer l’affaire en application du troisième alinéa doit être prise dans un délai de vingt-cinq jours ouvrables à compter de la réception du mémoire motivé par la Commission. La Commission informe de sa décision les autres États membres et les personnes ou les entreprises concernées. Si elle ne prend pas de décision dans ce délai, elle est réputée avoir adopté une décision de renvoi de l’affaire conformément au mémoire présenté par les personnes ou entreprises concernées.
Si la Commission décide ou est réputée avoir décidé, conformément aux troisième et quatrième alinéas, de renvoyer l’ensemble de l’affaire, il n’y a pas lieu de procéder à une notification conformément au paragraphe 1 et le droit national de la concurrence s’applique. L’article 9, paragraphes 6 à 9, est applicable mutatis mutandis.
5. Dans le cas d’une concentration telle que définie à l’article 3, qui n’est pas de dimension communautaire au sens de l’article 1er et qui est susceptible d’être examinée en vertu du droit national de la concurrence d’au moins trois États membres, les personnes ou entreprises visées au paragraphe 2 peuvent, avant toute notification aux autorités compétentes, informer la Commission, au moyen d’un mémoire motivé, que la concentration doit être examinée par elle.
La Commission transmet sans délai ce mémoire à tous les États membres.
Tout État membre compétent pour examiner la concentration en vertu de son droit national de la concurrence peut, dans un délai de quinze jours ouvrables suivant la réception du mémoire motivé, exprimer son désaccord sur la demande de renvoi.
Lorsque au moins un État membre a exprimé son désaccord conformément au troisième alinéa dans le délai de quinze jours ouvrables, l’affaire n’est pas renvoyée. La Commission informe alors sans délai tous les États membres et les personnes ou entreprises concernées du désaccord exprimé.
Lorsque aucun État membre n’a exprimé son désaccord conformément au troisième alinéa dans le délai de quinze jours ouvrables, la concentration est réputée avoir une dimension communautaire et doit être notifiée à la Commission conformément aux paragraphes 1 et 2. Dans ce cas, aucun État membre n’applique son droit national de la concurrence à cette concentration.
[...] »
6 L’article 9 du règlement no 139/2004, intitulé « Renvoi aux autorités compétentes des États membres », se lit comme suit :
« 1. La Commission peut, par voie de décision qu’elle notifie sans délai aux entreprises concernées et dont elle informe les autorités compétentes des autres États membres, renvoyer aux autorités compétentes de l’État membre concerné un cas de concentration notifiée, dans les conditions suivantes.
2. Dans le délai de quinze jours ouvrables à compter de la réception de la copie de la notification, un État membre peut, de sa propre initiative ou sur invitation de la Commission, faire savoir à la Commission, qui en informe les entreprises concernées, que :
a) une concentration menace d’affecter de manière significative la concurrence dans un marché à l’intérieur de cet État membre qui présente toutes les caractéristiques d’un marché distinct, ou
b) une concentration affecte la concurrence dans un marché à l’intérieur de cet État membre qui présente toutes les caractéristiques d’un marché distinct et qui ne constitue pas une partie substantielle du marché commun.
3. Si la Commission considère que, compte tenu du marché des produits ou services en cause et du marché géographique de référence au sens du paragraphe 7, un tel marché distinct et une telle menace existent :
a) soit elle traite elle-même le cas conformément au présent règlement ;
b) soit elle renvoie tout ou partie du cas aux autorités compétentes de l’État membre concerné en vue de l’application du droit national de la concurrence dudit État.
Si, au contraire, la Commission considère qu’un tel marché distinct ou une telle menace n’existent pas, elle prend une décision à cet effet qu’elle adresse à l’État membre concerné et traite elle-même le cas conformément au présent règlement.
Dans les cas où un État membre informe la Commission, conformément au paragraphe 2, point b), qu’une concentration affecte un marché distinct à l’intérieur de son territoire, qui n’est pas une partie substantielle du marché commun, la Commission renvoie tout ou partie du cas afférent à ce marché distinct, si elle considère qu’un tel marché distinct est affecté.
[...] »
7 L’article 22 de ce règlement, intitulé « Renvoi à la Commission », est libellé comme suit :
« 1. Un ou plusieurs États membres peuvent demander à la Commission d’examiner toute concentration, telle que définie à l’article 3, qui n’est pas de dimension communautaire au sens de l’article 1er, mais qui affecte le commerce entre États membres et menace d’affecter de manière significative la concurrence sur le territoire du ou des États membres qui formulent cette demande.
Une telle demande doit être présentée au plus tard dans un délai de quinze jours ouvrables à compter de la date de notification de la concentration ou, si aucune notification n’est requise, de sa communication à l’État membre intéressé.
2. La Commission informe sans délai les autorités compétentes des États membres et les entreprises concernées de toute demande reçue conformément au paragraphe 1.
Tout autre État membre a le droit de se joindre à la demande initiale dans un délai de quinze jours ouvrables à compter de la date à laquelle la Commission l’a informé de la demande initiale.
Tous les délais nationaux relatifs à la concentration sont suspendus jusqu’à ce que, conformément à la procédure prévue au présent article, le lieu d’examen de la concentration ait été fixé. Dès qu’un État membre informe la Commission et les entreprises concernées qu’il ne souhaite pas se joindre à la demande, la suspension de ses délais nationaux prend fin.
3. La Commission peut, dans un délai de dix jours ouvrables suivant l’expiration du délai fixé au paragraphe 2, décider d’examiner la concentration si elle estime que celle-ci affecte le commerce entre États membres et menace d’affecter de manière significative la concurrence sur le territoire du ou des États membres qui formulent la demande. Si la Commission ne prend pas de décision dans ce délai, elle est réputée avoir adopté une décision d’examen de la concentration conformément à la demande.
La Commission informe tous les États membres et les entreprises concernées de sa décision. Elle peut demander qu’une notification lui soit faite conformément à l’article 4.
Le ou les États membres ayant formulé la demande n’appliquent plus leur droit national de la concurrence à la concentration concernée.
4. L’article 2, l’article 4, paragraphes 2 et 3, les articles 5 et 6 ainsi que les articles 8 à 21 sont applicables lorsque la Commission examine une concentration conformément au paragraphe 3. L’article 7 est applicable pour autant que la concentration n’ait pas été réalisée à la date à laquelle la Commission informe les entreprises concernées qu’une demande a été déposée.
Lorsqu’une notification au sens de l’article 4 n’est pas requise, le délai fixé à l’article 10, paragraphe 1, pendant lequel la procédure peut être ouverte court à compter du jour ouvrable suivant celui où la Commission informe les entreprises concernées qu’elle a décidé d’examiner la concentration en vertu du paragraphe 3.
5. La Commission peut informer un ou plusieurs États membres qu’elle considère qu’une concentration répond aux critères énoncés au paragraphe 1. Dans ce cas, elle peut inviter ce ou ces États membres à présenter une demande sur la base du paragraphe 1. »
8 L’accord sur l’Espace économique européen, du 2 mai 1992 (JO 1994, L 1, p. 3, ci-après l’« accord EEE »), comporte un protocole 24 concernant la coopération dans le domaine du contrôle des opérations de concentration. L’article 6, paragraphe 3, deuxième alinéa, de ce protocole prévoit qu’un ou plusieurs États de l’Association européenne de libre-échange (AELE) peuvent se joindre à une demande adressée à la Commission par un État membre conformément à l’article 22 du règlement no 139/2004 lorsque la concentration affecte les échanges entre un ou plusieurs États membres et un ou plusieurs États de l’AELE et menace d’entraver de manière significative la concurrence sur le territoire du ou des États de l’AELE se joignant à la demande.
Les antécédents du litige
9 Les antécédents du litige ont été exposés aux points 6 à 35 de l’arrêt attaqué et peuvent, pour les besoins de la présente procédure, être résumés de la manière suivante.
Sur les entreprises concernées et la concentration en cause
10 Illumina est une société établie aux États-Unis qui offre des solutions en matière d’analyse génétique et génomique par séquençage et par puces.
11 Le 20 septembre 2020, Illumina a conclu un accord et un plan de fusion visant à l’acquisition du contrôle exclusif de Grail (anciennement Grail Inc.), qui est également une société établie aux États-Unis et qui développe des tests sanguins de dépistage précoce des cancers, dont elle détenait déjà 14,5 % du capital (ci-après la « concentration en cause »).
12 Le 21 septembre 2020, Illumina et Grail ont publié un communiqué de presse annonçant cette concentration.
Sur l’absence de notification
13 Le chiffre d’affaires d’Illumina et de Grail ne dépassant pas les seuils pertinents, notamment compte tenu du fait que Grail ne réalisait de chiffre d’affaires ni dans l’Union européenne ni ailleurs dans le monde, la concentration en cause ne présentait pas de dimension européenne, au sens de l’article 1er du règlement no 139/2004, et n’a donc pas été notifiée à la Commission conformément à l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement.
14 La concentration en cause n’a pas non plus été notifiée dans les États membres de l’Union ou dans des autres États parties à l’accord EEE, dès lors qu’elle ne relevait pas du champ d’application de leur réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations.
Sur la demande de renvoi à la Commission
15 La Commission a été saisie, le 7 décembre 2020, d’une plainte visant la concentration en cause.
16 Le 19 février 2021, la Commission a adressé aux États membres et aux autres États parties à l’accord EEE, en application de l’article 22, paragraphe 5, du règlement no 139/2004, une lettre les informant de la concentration en cause, leur expliquant les raisons pour lesquelles elle considérait que cette concentration apparaissait remplir les critères énoncés à l’article 22, paragraphe 1, de ce règlement et les invitant à lui présenter une demande de renvoi au titre de cette dernière disposition afin qu’elle examine ladite concentration (ci-après la « lettre d’invitation »).
17 Le 4 mars 2021, la Commission a informé Illumina et Grail de l’envoi de la lettre d’invitation aux États membres et aux autres États parties à l’accord EEE et de ce que ceux-ci avaient la possibilité de lui adresser une demande de renvoi au titre de l’article 22, paragraphe 1, du règlement no 139/2004.
18 Le 9 mars 2021, l’autorité nationale de concurrence française a demandé à la Commission, sur le fondement de cette disposition, d’examiner la concentration en cause (ci-après la « demande de renvoi »).
19 Le 10 mars 2021, la Commission a, conformément à l’article 22, paragraphe 2, du règlement no 139/2004, informé les autorités nationales de concurrence des autres États membres et des autres États parties à l’accord EEE ainsi que l’Autorité de surveillance AELE de la demande de renvoi. Le 11 mars 2021, la Commission a adressé à Illumina et à Grail la lettre d’information, par laquelle elle les a informées de cette demande en leur rappelant que, en application de l’article 7 et de l’article 22, paragraphe 4, premier alinéa, seconde phrase, de ce règlement, elles ne pouvaient réaliser la concentration en cause avant qu’elle ait rejeté ladite demande ou qu’elle ait déclaré cette concentration compatible avec le marché intérieur.
20 Les 16 et 29 mars 2021, Illumina et Grail ont présenté à la Commission des observations s’opposant à la demande de renvoi. Les 2, 7 et 12 avril 2021, Illumina a répondu aux demandes de renseignements que la Commission lui avait adressées les 26 mars et 8 avril 2021.
21 Par lettres des 24, 26 et 31 mars 2021, les autorités nationales de concurrence islandaise, norvégienne, belge, néerlandaise et grecque ont demandé à se joindre à la demande de renvoi, sur le fondement de l’article 22, paragraphe 2, du règlement no 139/2004 et, s’agissant des autorités nationales de concurrence islandaise et norvégienne, sur le fondement de l’article 6, paragraphe 3, du protocole 24 de l’accord EEE (ci-après les « demandes de jonction »).
22 Le 31 mars 2021, la Commission a publié les orientations concernant l’application du mécanisme de renvoi établi à l’article 22 du règlement sur les concentrations à certaines catégories d’affaires (JO 2021, C 113, p. 1).
Sur les décisions litigieuses
23 Par les décisions litigieuses, la Commission a accueilli la demande de renvoi et les demandes de jonction.
24 La Commission a, premièrement, considéré que la demande de renvoi avait été présentée dans le délai de quinze jours ouvrables prévu à l’article 22, paragraphe 1, second alinéa, du règlement no 139/2004, à compter de la date à laquelle elle avait, par la lettre d’invitation, porté à la connaissance notamment de la République française la concentration en cause.
25 Deuxièmement, la Commission a également estimé que les demandes de jonction avaient été introduites par les autorités nationales de concurrence islandaise, norvégienne, belge, néerlandaise et grecque dans le délai de quinze jours ouvrables, prévu à l’article 22, paragraphe 2, second alinéa, de ce règlement, à compter de la date à laquelle elle avait, par sa lettre du 10 mars 2021, informé ces autorités de la demande de renvoi.
26 Troisièmement, la Commission a considéré que la concentration en cause remplissait les critères énoncés à l’article 22, paragraphe 1, du règlement no 139/2004 de sorte que les États membres pouvaient lui demander d’examiner cette concentration, alors même que celle-ci n’était pas de dimension européenne.
27 Elle a estimé, à cet égard, que les États membres pouvaient lui demander d’examiner toute concentration « pour laquelle ils n’avaient pas de compétence », pour autant que les conditions énoncées à l’article 22 de ce règlement soient remplies.
La procédure devant le Tribunal
28 Par requête déposée au greffe du Tribunal le 28 avril 2021, Illumina a introduit le recours inscrit sous le numéro d’affaire T 227/21.
29 Par ordonnance du 2 juillet 2021, le président de la troisième chambre élargie du Tribunal a admis Grail à intervenir dans la procédure au soutien des conclusions d’Illumina.
30 Par décisions des 12 et 22 juillet ainsi que du 6 août 2021 et par ordonnance du 25 août 2021, le président de la troisième chambre élargie du Tribunal a respectivement admis le Royaume des Pays-Bas, la République française, la République hellénique et l’Autorité de surveillance AELE à intervenir dans la procédure au soutien des conclusions de la Commission.
31 Par acte déposé au greffe du Tribunal le 18 août 2021, Illumina a informé le Tribunal qu’elle avait acquis, le même jour, la totalité des parts sociales de Grail, mais qu’elle avait mis en place une séparation des éléments d’actif de manière à garantir qu’elle n’exerce pas de contrôle sur cette société.
32 Le 7 octobre 2021, la Commission a demandé au Tribunal que, compte tenu de cette acquisition, il retire à Grail la qualité de partie intervenante.
33 Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions orales posées par le Tribunal lors de l’audience du 16 décembre 2021.
L’arrêt attaqué
34 Dans l’arrêt attaqué, après avoir rejeté la demande de la Commission visant à retirer à Grail la qualité de partie intervenante (points 53 à 59) et avoir estimé que le recours devait être déclaré, d’une part, irrecevable en ce qu’il était dirigé contre la lettre d’information et, d’autre part, recevable en ce qu’il tendait à l’annulation des décisions litigieuses (points 60 à 82), le Tribunal a examiné les trois moyens invoqués par Illumina à l’appui de son recours. Le premier de ces moyens était tiré de l’incompétence de la Commission pour examiner une concentration n’entrant pas dans le champ d’application de la réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations de l’État membre qui lui a demandé de procéder à cet examen. Le deuxième moyen était tiré du caractère tardif de la demande de renvoi, qui n’aurait pas été présentée dans le délai fixé à l’article 22, paragraphe 1, second alinéa, du règlement no 139/2004, et de la violation des principes de sécurité juridique et de bonne administration, compte tenu du retard pris par la Commission pour adresser la lettre d’invitation. Le troisième moyen était tiré de la violation des principes de protection de la confiance légitime et de sécurité juridique, au motif qu’à la date à laquelle Illumina et Grail étaient convenues de la concentration en cause, la pratique décisionnelle de la Commission consistait à refuser d’examiner les concentrations n’entrant pas dans le champ d’application d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations.
35 Estimant qu’aucun de ces moyens n’était fondé, le Tribunal a rejeté ce recours dans son ensemble.
36 En premier lieu, s’agissant du moyen tiré de l’incompétence de la Commission, le Tribunal a jugé, au terme d’une interprétation littérale, historique, contextuelle et téléologique de l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 139/2004, que les États membres pouvaient, dans les conditions énoncées par cette disposition, demander le renvoi d’une concentration qui n’est pas de dimension européenne, indépendamment de l’existence ou de la portée de leur réglementation nationale en matière de contrôle ex ante des concentrations. Il en a déduit que la Commission avait pu à bon droit, par les décisions litigieuses, accueillir la demande de renvoi et les demandes de jonction (arrêt attaqué, points 183 et 184).
37 Le Tribunal a considéré, à cet égard, que les arguments d’Illumina et de Grail n’étaient pas de nature à remettre en cause cette interprétation.
38 Premièrement, le Tribunal a écarté l’affirmation d’Illumina selon laquelle un État membre, qui a adopté une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations qui ne sont pas de dimension européenne, n’a pas la possibilité de renvoyer à la Commission de telles concentrations lorsqu’elles ne relèvent pas de cette réglementation. Le Tribunal a estimé notamment que, conformément au principe d’attribution de compétences visé à l’article 4, paragraphe 1, TUE, lu en combinaison avec l’article 5 TUE, une concentration qui, en l’absence de dépassement des seuils de chiffres d’affaires prévus à l’article 1er du règlement no 139/2004, n’entre pas dans le champ d’application de ce règlement relève, par défaut, de la compétence des États membres. Dès lors, ces derniers seraient, du point de vue du droit de l’Union, toujours compétents pour la présentation d’une demande au titre de l’article 22 dudit règlement (arrêt attaqué, points 153 à 156).
39 Deuxièmement, le Tribunal a considéré que l’interprétation de l’article 22 du règlement no 139/2004, telle que retenue dans les décisions litigieuses, selon laquelle un État membre peut demander le renvoi d’une concentration au titre de cette disposition indépendamment de l’existence ou de la portée de sa réglementation nationale en matière de contrôle ex ante des concentrations respecte le principe de subsidiarité. En particulier, cette interprétation assurerait que cette disposition constitue un « mécanisme correcteur efficace » à la lumière de ce principe, au sens du considérant 11 de ce règlement, en protégeant les intérêts des États membres. En outre, elle garantirait, conformément au considérant 14 dudit règlement, qu’une affaire soit traitée par l’autorité la plus appropriée, à la lumière dudit principe (arrêt attaqué, points 157 à 166).
40 Troisièmement, le Tribunal a jugé que ladite interprétation respecte le principe de proportionnalité et, comme le législateur de l’Union l’a indiqué au considérant 6 du règlement no 139/2004, n’excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif de faire en sorte que la concurrence ne soit pas faussée dans le marché intérieur. Le Tribunal a indiqué notamment que l’interprétation de l’article 22 de ce règlement retenue dans les décisions litigieuses ne permet à la Commission d’examiner une concentration au titre de cet article que dans certains cas spécifiques lorsque les quatre critères cumulatifs prévus à l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, dudit règlement sont réunis (arrêt attaqué, points 167 à 172).
41 Quatrièmement, le Tribunal a considéré que l’interprétation de l’article 22 du règlement no 139/2004 préconisée par Illumina et par Grail, qui conditionne l’application de cette disposition au champ d’application des réglementations nationales en matière de contrôle des concentrations tout en prévoyant une exception pour les États membres qui ne disposent pas d’une telle réglementation, entraînerait une incertitude quant aux concentrations qui relèvent de ladite disposition. En revanche, l’interprétation retenue dans les décisions litigieuses ferait dépendre l’application de cet article uniquement de la réunion des quatre critères cumulatifs prévus à l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, de ce règlement, lesquels garantiraient l’application uniforme de cet article 22 dans l’Union, dans le respect du principe de sécurité juridique (arrêt attaqué, points 173 à 178).
42 Cinquièmement, le Tribunal a estimé que le caractère exceptionnel des renvois au titre de l’article 22 du règlement no 139/2004, dont se prévaut Illumina, est préservé par l’interprétation retenue dans les décisions litigieuses, en ce que la compétence d’examen de la Commission continue de dépendre principalement du dépassement des seuils des chiffres d’affaires définis à l’article 1er de ce règlement et que le mécanisme de renvoi au titre de l’article 22 dudit règlement ne constitue qu’une compétence subsidiaire permettant, dans certains cas spécifiques et dans des conditions bien précises, qu’une concentration ne dépassant pas ces seuils malgré ses effets transfrontaliers puisse également être examinée par la Commission à la demande d’un ou de plusieurs États membres, ce qui tient compte de la fonction de cet article 22 en tant que « mécanisme correcteur » (arrêt attaqué, point 182).
43 En deuxième lieu, s’agissant du moyen tiré du caractère tardif de la demande de renvoi et de la violation des principes de sécurité juridique et de bonne administration, le Tribunal a jugé, d’une part, que cette demande avait été présentée dans le délai de quinze jours suivant l’envoi de la lettre d’invitation, laquelle constituait la « communication », au sens de l’article 22, paragraphe 1, second alinéa, du règlement no 139/2004 (arrêt attaqué, point 214). Il a considéré, d’autre part, que si cette lettre avait été envoyée par la Commission dans un délai déraisonnable, cette seule circonstance ne suffisait pas à établir une violation des droits de la défense (arrêt attaqué, points 239 et 242).
44 En troisième et dernier lieu, s’agissant du moyen tiré de la violation des principes de protection de la confiance légitime et de sécurité juridique, le Tribunal a rejeté celui-ci au motif, notamment, qu’Illumina n’avait pas démontré que des assurances précises, inconditionnelles et concordantes lui avaient été données par la Commission concernant le traitement des concentrations n’entrant pas dans le champ d’application d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations (arrêt attaqué, point 263).
La procédure devant la Cour et les conclusions des parties aux pourvois
Sur la jonction
45 Par actes déposés au greffe de la Cour respectivement les 22 et 30 septembre 2022, Illumina et Grail ont introduit les présents pourvois.
46 Conformément à l’article 54, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour, le président de la Cour a décidé, le 21 décembre 2022, de joindre les présentes affaires aux fins de la phase orale de la procédure et de l’arrêt.
Sur les demandes d’intervention
47 Par décision du président de la Cour du 14 février 2023, la République d’Estonie a été admise à intervenir dans l’affaire C 625/22 P au soutien des conclusions de Grail.
48 Par ordonnance du président de la Cour du 10 mars 2023, Illumina/Commission (C 611/22 P, EU:C:2023:205), Biocom California a été admise à intervenir dans l’affaire C 611/22 P au soutien des conclusions d’Illumina.
49 Par ordonnance du président de la Cour du 10 mars 2023, Grail/Commission (C 625/22 P, EU:C:2023:227), les demandes d’intervention présentées par l’association française des juristes d’entreprise (AFJE) et par l’association européenne des juristes d’entreprise (AEJE) ont, en revanche, été rejetées.
Sur les demandes de procédure accélérée
50 Par actes séparés déposés au greffe de la Cour les 8 et 20 décembre 2022, la Commission a demandé à ce que les présentes affaires soient soumises à la procédure accélérée prévue aux articles 133 à 136 du règlement de procédure, applicables aux pourvois en vertu de l’article 190, paragraphe 1, de ce règlement.
51 À l’appui de ses demandes, la Commission a fait valoir, en substance, que les décisions relatives à la concentration en cause, en particulier la décision C(2022) 6454 final de la Commission, du 6 septembre 2022, déclarant une concentration incompatible avec le marché intérieur et le fonctionnement de l’accord sur l’Espace économique européen, prise en application de l’article 8, paragraphe 3, du règlement no 139/2004, les décisions au titre de l’article 8, paragraphe 5, sous a) et c), de ce règlement et toute décision future exigeant la dissolution de cette concentration en vertu de l’article 8, paragraphe 4, dudit règlement et infligeant des amendes pour violation de l’article 7, paragraphe 1, du même règlement, sont ou seront fondées sur le postulat que la Commission est compétente pour examiner ladite concentration. Il serait ainsi dans l’intérêt tant de la Commission que d’Illumina et de Grail, et plus généralement de la bonne administration de la justice, que la question de la compétence de la Commission, qu’il appartient à la Cour de trancher, soit résolue dès que possible.
52 L’article 133, paragraphe 1, du règlement de procédure prévoit que, à la demande soit de la partie requérante, soit de la partie défenderesse, le président de la Cour peut, l’autre partie, le juge rapporteur et l’avocat général entendus, décider de soumettre une affaire à une procédure accélérée lorsque la nature de cette affaire exige son traitement dans de brefs délais.
53 Le 10 janvier 2023, le président de la Cour a décidé, les autres parties, le juge rapporteur et l’avocat général entendus, de ne pas faire droit aux demandes de la Commission.
54 En effet, eu égard à leur caractère sensible et complexe, les présentes affaires se prêtaient difficilement à l’application d’une procédure accélérée, étant donné, notamment, qu’il n’apparaissait pas approprié d’écourter la phase écrite de la procédure devant la Cour (voir, par analogie, arrêt du 18 mai 2021, Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » e.a., C 83/19, C 127/19, C 195/19, C 291/19, C 355/19 et C 397/19, EU:C:2021:393, point 103 ainsi que jurisprudence citée).
55 Il apparaissait d’autant moins opportun de traiter les affaires selon la procédure accélérée que, outre l’importance systémique et la difficulté des questions posées, des objections sérieuses ont été formulées par Illumina et Grail, qui n’avaient pas eu, à ce stade, l’occasion de prendre connaissance des mémoires en réponse de la Commission et ne devaient pas a priori être privées de la possibilité de déposer des mémoires en réplique.
56 À cet égard, l’intérêt des institutions de l’Union, certes légitime, à déterminer le plus rapidement possible la portée des droits et des prérogatives qu’elles tirent du droit de l’Union n’est pas dans tous les cas de nature à établir l’existence d’une circonstance exceptionnelle propre à justifier qu’une affaire soit soumise à la procédure accélérée [voir, en ce sens, arrêt du 14 juillet 2022, Commission/Pologne (Protocole no 36), C 207/21 P, EU:C:2022:560, point 40 et jurisprudence citée].
57 Toutefois, eu égard à l’importance des présentes affaires, le président de la Cour a décidé de faire juger celles-ci par priorité, au titre de l’article 53, paragraphe 3, du règlement de procédure (voir, en ce sens, ordonnance du président de la Cour du 18 octobre 2017, Weiss e.a., C 493/17, EU:C:2017:792, points 13 et 14, ainsi que arrêt du 8 septembre 2020, Commission et Conseil/Carreras Sequeros e.a., C 119/19 P et C 126/19 P, EU:C:2020:676, point 41).
Sur les conclusions des parties aux pourvois
58 Par leurs pourvois respectifs, Illumina (affaire C 611/22 P) et Grail (affaire C 625/22 P) demandent à la Cour :
– d’annuler l’arrêt attaqué ;
– d’annuler les décisions litigieuses, la demande de renvoi et la lettre d’information, et
– de condamner la Commission aux dépens de la présente procédure de pourvoi et de la procédure devant le Tribunal.
59 La Commission demande à la Cour :
– de rejeter les pourvois et
– de condamner Illumina et Grail aux dépens.
60 La République française demande à la Cour de rejeter les pourvois.
61 Le Royaume des Pays-Bas demande à la Cour :
– de rejeter les pourvois et
– de condamner Illumina et Grail aux dépens.
62 L’Autorité de surveillance AELE demande à la Cour :
– de rejeter les pourvois et
– de condamner Illumina et Grail aux dépens.
63 Biocom California, qui est intervenue au soutien d’Illumina (affaire C 611/22 P), demande à la Cour :
– d’annuler l’arrêt attaqué ;
– d’annuler les décisions litigieuses, la demande de renvoi et la lettre d’information, et
– de condamner la Commission aux dépens afférents à la présente procédure de pourvoi, y compris ses propres dépens.
64 La République d’Estonie, qui est intervenue au soutien de Grail (affaire C 625/22 P), n’a pas déposé de mémoire en intervention.
Sur les pourvois
65 À l’appui de son pourvoi dans l’affaire C 611/22 P, Illumina soulève trois moyens.
66 Par son premier moyen, Illumina soutient que le Tribunal a commis une erreur de droit en interprétant l’article 22, paragraphe 1, du règlement no 139/2004 en ce sens qu’il permettrait à un État membre doté d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations de demander à la Commission d’examiner une concentration qui ne remplit pas les conditions requises pour être examinée sur le fondement de cette réglementation. Par son deuxième moyen, Illumina fait valoir que le Tribunal a commis une erreur de droit en rejetant le moyen tiré du caractère tardif de la demande de renvoi et de la violation des principes de sécurité juridique et de bonne administration. Le troisième moyen invoqué par Illumina est tiré d’erreurs de droit dans l’appréciation, par le Tribunal, de son argumentation tirée d’une violation des principes de la confiance légitime et de la sécurité juridique, eu égard aux assurances précises, inconditionnelles et concordantes prétendument données par la vice-présidente exécutive de la Commission.
67 À l’appui de son pourvoi dans l’affaire C 625/22 P, Grail soulève également trois moyens, tirés respectivement de l’erreur de droit commise dans l’interprétation de l’article 22 du règlement no 139/2004, de l’erreur de droit concernant le retard déraisonnable de la Commission et de l’erreur de droit dans l’appréciation du moyen fondé sur la confiance légitime et la sécurité juridique, qui se recoupent en grande partie avec ceux avancés par Illumina.
68 Il y a lieu, tout d’abord, d’examiner ensemble le premier moyen des pourvois, tiré d’erreurs dans l’interprétation de l’article 22 du règlement no 139/2004, et notamment de son paragraphe 1.
Argumentation des parties
69 Illumina soutient que l’interprétation du Tribunal, selon laquelle l’article 22, paragraphe 1, du règlement no 139/2004 permet à un État membre de demander le renvoi à la Commission d’une concentration que sa propre réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations ne lui permet pas de contrôler, est erronée.
70 En premier lieu, le Tribunal n’aurait pas correctement tenu compte des principes de sécurité juridique, de proportionnalité et de subsidiarité.
71 Tout d’abord, Illumina fait valoir que le régime établi par le règlement no 139/2004 concrétise le principe de sécurité juridique, en recourant à des seuils de chiffres d’affaires objectifs pour définir les concentrations de dimension européenne relevant de la compétence de la Commission et à des délais stricts pour procéder à l’examen des concentrations. Or, l’interprétation du Tribunal, en particulier aux points 174 et 175 de l’arrêt attaqué, entraînerait une insécurité juridique évidente, en ce qu’elle rendrait possible le contrôle de concentrations qui n’atteignent ni les seuils de chiffres d’affaires pour revêtir une dimension européenne ni les seuils de contrôle définis au niveau national. Ce contrôle potentiel supplémentaire, en dehors des régimes établis par ce règlement et par les législations nationales, augmenterait l’insécurité à laquelle des parties à une concentration sont confrontées pour savoir si celle-ci est susceptible de faire l’objet d’un contrôle et, partant, d’être interdite, modifiée ou retardée.
72 L’interprétation du Tribunal créerait également une insécurité juridique dans la mesure où les règles de compétence qu’elle définit reposeraient exclusivement sur les critères qualitatifs énoncés à l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 139/2004, au mépris de l’approche adoptée dans d’autres dispositions de ce règlement et dans les réglementations nationales relatives au contrôle des concentrations adoptées par les États membres.
73 Cette interprétation, qui n’impose aucun délai aux États membres pour demander le renvoi de concentrations à la Commission, créerait, en outre, une incertitude temporelle et des risques de retard dans l’examen de ces concentrations.
74 Ensuite, quant au principe de proportionnalité, les appréciations du Tribunal figurant aux points 167 à 172 de l’arrêt attaqué seraient également entachées d’erreurs de droit. Illumina fait notamment valoir que l’interprétation du Tribunal contraint les parties à des concentrations qui n’atteignent ni les seuils de chiffres d’affaires fixés dans le règlement no 139/2004 ni les seuils de contrôle définis au niveau national, de notifier ces concentrations, dans un souci de sécurité juridique, à chacun des États membres, qui, à leur tour, seront contraints de traiter ces notifications.
75 Enfin, le Tribunal aurait erronément examiné, aux points 160 à 166 de l’arrêt attaqué, le principe de subsidiarité et le pouvoir de la Commission, en permettant à celle-ci de contourner la procédure législative et de modifier de facto les seuils de compétence fixés par le règlement no 139/2004. La Commission tenterait, avec l’approbation du Tribunal, de combler les prétendues lacunes des réglementations en matière de contrôle des concentrations de l’Union et des États membres en permettant le contrôle des concentrations n’atteignant ni les seuils de chiffres d’affaires pour revêtir une dimension européenne ni les seuils de contrôle définis au niveau national et en contournant ainsi les exigences réglementaires fondamentales pour la modification du droit de l’Union et des règles nationales pertinentes.
76 En deuxième lieu, le Tribunal aurait erronément identifié et examiné l’objet du règlement no 139/2004 et de l’article 22 de celui-ci.
77 Selon Illumina, les points 140 et 142 de l’arrêt attaqué refléteraient une compréhension erronée des considérants de ce règlement et dénatureraient l’approche interprétative que doit suivre le Tribunal. Premièrement, il serait erroné d’affirmer que les concentrations ayant des effets significatifs sur la structure de la concurrence dans l’Union sont exclusivement examinées au niveau de l’Union. Deuxièmement, ledit règlement ne prévoirait pas de régime global pour assurer que toutes les concentrations affectant la structure de la concurrence dans l’Union soient contrôlées. Il conviendrait plutôt de remédier aux lacunes éventuelles uniquement par la voie législative. Troisièmement, l’affirmation du Tribunal au point 142 de l’arrêt attaqué, selon laquelle le règlement no 139/2004 contiendrait des mécanismes pour remédier aux lacunes inhérentes à l’utilisation de seuils de chiffres d’affaires, omettrait le fait que ces seuils ont fait l’objet de longs débats lors de l’élaboration du règlement no 4064/89, puis du règlement no 139/2004. En utilisant des seuils de chiffres d’affaires objectifs, plutôt que des critères d’évaluation qualitatifs, le législateur de l’Union offrirait une sécurité juridique aux parties à une concentration et aux États membres, qui refléterait le compromis auquel sont parvenus ceux-ci et la Commission.
78 La description par le Tribunal de l’objet du règlement no 139/2004 l’aurait amené à adopter une interprétation excessivement large des « mécanismes correcteurs » prévus, en particulier, à l’article 22 de ce règlement, de nature à modifier la répartition des compétences entre les États membres et l’Union, en faveur de celle-ci. En outre, dans son appréciation téléologique, le Tribunal aurait ignoré la question de savoir comment il convenait, selon le législateur de l’Union, d’interpréter l’article 22 dudit règlement afin d’identifier l’autorité « la plus appropriée » pour traiter de l’affaire, au sens du considérant 14 du même règlement, lorsque ni les autorités nationales de concurrence ni les autorités de l’Union ne sont compétentes pour examiner une concentration.
79 En troisième lieu, Illumina, se fondant notamment sur l’arrêt du 3 avril 2003, Royal Philips Electronics/Commission (T 119/02, EU:T:2003:101, point 354), soutient que le Tribunal n’a pas, au point 182 de l’arrêt attaqué, correctement apprécié le caractère dérogatoire de l’article 22 du règlement no 139/2004 ni respecté la règle selon laquelle une disposition dérogatoire doit faire l’objet d’une interprétation stricte.
80 En quatrième lieu, le Tribunal n’aurait pas correctement appliqué les principes d’interprétation littérale, historique, contextuelle et téléologique dans son analyse de l’article 22, paragraphe 1, du règlement no 139/2004.
81 Grail soutient également que le Tribunal a commis une erreur d’interprétation en jugeant que l’article 22 du règlement no 139/2004 donnait compétence à la Commission pour examiner une concentration dépourvue de dimension européenne qui lui est renvoyée par un État membre qui n’est pas lui-même compétent, en vertu de sa réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations, pour examiner cette concentration. Aucune des méthodes d’interprétation, correctement appliquées, ne soutiendrait cette interprétation du Tribunal.
82 En premier lieu, Grail fait valoir que l’interprétation littérale du Tribunal attribue à tort une grande valeur au terme « any » (toute) qui précède le mot « concentration » dans la version anglaise de l’article 22 du règlement no 139/2004 (arrêt attaqué, points 91 et 94) et qu’elle omet de tenir compte des autres versions linguistiques de ce règlement.
83 En deuxième lieu, l’interprétation historique du Tribunal comporterait de nombreuses lacunes. Tout d’abord, cette interprétation ne reposerait que sur trois documents, tous rédigés par la Commission, et négligerait d’autres éléments d’interprétation, dont les travaux préparatoires du règlement no 4064/89, du règlement (CE) no 1310/97 du Conseil, du 30 juin 1997, modifiant le règlement no 4064/89 (JO 1997, L 180, p. 1), et du règlement no 139/2004. Ensuite, tous les documents sur lesquels le Tribunal se fonderait pour interpréter l’objectif initial de l’article 22 du règlement no 4064/89 (arrêt attaqué, point 96) auraient été publiés après l’adoption de ce règlement, alors même qu’il convenait de se référer à des informations sur l’intention du législateur au moment où il a adopté ledit règlement. De plus, plusieurs points clés du raisonnement historique suivi par le Tribunal ne seraient pas concluants dans la mesure où ils ne répondent pas à la question centrale de savoir si, en vertu de l’article 22 du règlement no 139/2004, la Commission est compétente pour examiner une concentration que lui renvoie un État membre disposant d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations, mais qui n’entre pas dans le champ d’application de cette réglementation. En outre, aucune des sources limitées citées dans l’arrêt attaqué ne corroborerait l’interprétation historique retenue par le Tribunal, qui repose sur l’idée que cette disposition poursuivrait un autre objectif que celui de permettre à des États membres ne disposant pas d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations de renvoyer des concentrations à la Commission. Enfin, cette interprétation contiendrait des affirmations manifestement erronées, notamment aux points 107 à 109 de l’arrêt attaqué.
84 Grail estime qu’une analyse correcte des travaux préparatoires permet de conclure que, au moment de son adoption, l’article 22 du règlement no 4064/89 s’appliquait non pas aux États membres dotés d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations, mais aux États membres dépourvus d’une telle réglementation afin que ceux-ci puissent demander à la Commission d’examiner et, le cas échéant, d’interdire les concentrations n’atteignant pas les seuils de chiffre d’affaires de ce règlement. Les amendements successifs de cette disposition, en 1997 et en 2004, ont uniquement ajouté à cet objectif celui de réduire le risque d’examen parallèle d’une même concentration par les États membres en permettant aux États membres compétents pour examiner une concentration de renvoyer celle-ci à la Commission s’ils estiment que celle-ci est mieux placée pour agir.
85 Les travaux préparatoires ne soutiendraient donc pas les conclusions auxquelles est parvenu le Tribunal dans l’arrêt attaqué, mais les contrediraient.
86 En troisième lieu, l’interprétation contextuelle du Tribunal comporterait également des lacunes importantes. Les arguments avancés, en particulier, aux points 126 à 130 et 132 de l’arrêt attaqué seraient ainsi peu concluants. En outre, le Tribunal aurait à tort refusé de prendre en compte un certain nombre de documents, dont la communication de la Commission sur le renvoi des affaires en matière de concentrations (JO 2005, C 56, p. 2), qui sont pourtant pertinents pour l’interprétation contextuelle.
87 En outre, selon Grail, plusieurs dispositions du règlement no 139/2004 auraient en grande partie été ignorées par le Tribunal et seraient incompatibles avec la lecture qu’il fait de l’article 22 de ce règlement. Elle se réfère plus particulièrement à l’article 1er, paragraphes 4 et 5, ainsi qu’à l’article 22, paragraphe 2, troisième alinéa, et paragraphe 3, troisième alinéa, dudit règlement. Grail fait également valoir que le libellé du considérant 15 du même règlement, qui emploie l’expression « également compétents », est en contradiction avec l’interprétation retenue par la Commission et validée par le Tribunal.
88 En quatrième lieu, l’interprétation téléologique du Tribunal serait tout aussi lacunaire. Premièrement, l’indication du Tribunal selon laquelle l’objectif du règlement no 139/2004 est de permettre le contrôle de « toutes les opérations de concentration » affectant la concurrence dans l’Union, indépendamment des seuils de chiffres d’affaires (arrêt attaqué, points 140 à 143), ne serait pas étayée. Deuxièmement, l’affirmation du Tribunal selon laquelle les mécanismes de renvoi constituent un « mécanisme correcteur efficace » pour remédier aux lacunes inhérentes aux seuils de chiffres d’affaires ne se fonderait sur aucun précédent et serait dépourvue de tout fondement (arrêt attaqué, point 142).
89 Le raisonnement du Tribunal retenu au titre de l’interprétation téléologique produirait, selon Grail, des résultats incompatibles avec le règlement no 139/2004. Premièrement, cette interprétation permettrait à la Commission de procéder à un examen ex post des concentrations, comme celle-ci l’a explicitement admis au point 21 de ses orientations concernant l’application du mécanisme de renvoi établi à l’article 22 du règlement sur les concentrations à certaines catégories d’affaires. Elle irait ainsi à l’encontre de l’objectif de mise en place d’un système d’examen ex ante, qui exige que les concentrations soient examinées dans des délais stricts, et représenterait un « changement copernicien » dans le régime de contrôle des concentrations de l’Union. Deuxièmement, si elle n’était pas rectifiée, ladite interprétation aurait d’importantes conséquences pratiques sur les entreprises et les autorités nationales de concurrence, en sapant les principes d’efficacité et de sécurité juridique qui sous-tendent le contrôle des concentrations dans l’Union depuis plus de 30 ans. Troisièmement, la même interprétation permettrait de contourner les seuils de chiffres d’affaires prévus par le règlement no 139/2004 et porterait ainsi atteinte à la prévisibilité du régime de contrôle des concentrations que ce règlement instaure, ce qui aurait de graves conséquences pour la sécurité juridique. Quatrièmement, Grail indique que si l’intention du législateur de l’Union était de permettre à la Commission d’examiner toutes les concentrations, ce qui ne ressort nullement des travaux préparatoires dudit règlement, il serait alors permis de s’interroger sur la raison d’être d’un régime fondé sur des renvois incertains de la part des États membres plutôt que sur un droit direct de la Commission d’examiner toute concentration potentiellement problématique, indépendamment des seuils de chiffre d’affaires européens et nationaux.
90 Biocom California, qui intervient au soutien d’Illumina dans l’affaire C 611/22 P, estime également que l’interprétation du Tribunal, selon laquelle une demande au titre de l’article 22 du règlement no 139/2004 peut être présentée, et être acceptée, indépendamment du champ d’application des réglementations nationales en matière de contrôle des concentrations, n’est pas conforme aux principes fondamentaux de sécurité juridique et de proportionnalité.
91 La Commission conteste l’argumentation avancée par Illumina et Grail au soutien de leur premier moyen de leurs pourvois.
92 Pour ce qui est du premier moyen de pourvoi d’Illumina, la Commission indique, à titre liminaire, que celui-ci repose sur deux erreurs fondamentales quant à la nature du règlement no 139/2004. La première erreur aurait trait à la circonstance qu’Illumina invoque à tort le système du « guichet unique », instauré par ce règlement, qui renverrait uniquement aux concentrations de dimension européenne, dès lors qu’il est constant que l’arrêt attaqué ne porte pas sur une telle concentration. La seconde erreur fondamentale résiderait dans le fait qu’Illumina considère à tort que les droits accordés aux États membres en vertu dudit règlement dépendent de la réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations. Il serait en effet possible de se fonder sur l’article 308 CE (devenu article 352 TFUE), sur la base duquel le règlement no 139/2004 a été adopté, « pour créer des titres nouveaux qui viennent se superposer aux titres nationaux ». Illumina omettrait de tenir compte de l’existence même de l’article 22 de ce règlement, qui constitue « un exemple de droit conféré par le droit de l’Union superposé aux droits nationaux » ainsi que du droit que, en vertu de l’article 352 TFUE, il confère aux États membres pour saisir la Commission d’une concentration, nonobstant la circonstance qu’ils ne seraient pas compétents pour examiner celle-ci.
93 Selon la Commission, le premier moyen de pourvoi d’Illumina serait inopérant. En effet, Illumina ne remettrait aucunement en cause les points 90 à 94 de l’arrêt attaqué, par lesquels le Tribunal a considéré, au terme d’une interprétation littérale de l’article 22 du règlement no 139/2004, que le libellé clair de cette disposition suffit à soutenir la thèse de la Commission. La Commission estime, à cet égard, que dans la mesure où le point 95 de l’arrêt attaqué doit être interprété en ce sens qu’il était néanmoins nécessaire de s’appuyer sur d’autres méthodes d’interprétation pour formuler la conclusion exposée au point 183 de cet arrêt, le Tribunal a commis une erreur de droit. Elle considère donc qu’il y a lieu pour la Cour de procéder à une substitution de motifs de l’arrêt attaqué sur ce point et de juger qu’une interprétation littérale de l’article 22, paragraphe 1, du règlement no 139/2004 suffit pour rejeter le premier moyen de la requête en première instance. Dans ces conditions, étant donné que les arguments soulevés dans le cadre du premier moyen de pourvoi d’Illumina reposent tous sur des méthodes d’interprétation autres que l’interprétation littérale, ce moyen serait inopérant et ne devrait pas être examiné.
94 À titre subsidiaire, la Commission soutient que ce premier moyen est dénué de fondement. À supposer que les méthodes d’interprétation invoquées dans la requête en pourvoi doivent être prises en considération, Illumina n’expliquerait pas dans cette requête en quoi ses allégations fondées sur ces autres méthodes suffisent à écarter le sens clair de l’article 22, paragraphe 1, du règlement no 139/2004.
95 Selon la Commission, l’affirmation générale selon laquelle l’arrêt attaqué entraîne une insécurité juridique repose sur des erreurs fondamentales, en ce qu’elle ne tient pas compte du fait que cette disposition confère aux États membres un droit de procéder à un renvoi, qui est superposé aux réglementations nationales en matière de contrôle des concentrations. En ce qui concerne l’argument selon lequel la compétence au titre de l’article 22 du règlement no 139/2004 n’est délimitée par aucune forme de seuils de chiffres d’affaires objectifs, la Commission fait valoir qu’il est irrecevable au motif qu’il s’agit d’un argument nouveau. Cet argument serait par ailleurs erroné en droit et en fait, dans la mesure notamment où il n’est nullement établi que tout seuil de compétence en matière de contrôle des concentrations devrait reposer sur le chiffre d’affaires. Quant au reproche portant sur l’absence de délai dans lequel un État membre peut déclencher un renvoi au titre de l’article 22 du règlement no 139/2004, il reposerait sur une lecture biaisée du point 181 de l’arrêt attaqué.
96 Quant au respect du principe de proportionnalité, la Commission fait valoir qu’Illumina n’a invoqué devant le Tribunal aucun moyen selon lequel, à l’époque de la décision litigieuse, la concentration en cause n’était pas une concentration susceptible d’entraver de manière significative une concurrence effective dans le marché intérieur. Il n’existerait donc aucun fondement sur lequel Illumina, dans la requête en pourvoi, pourrait contester la proportionnalité de la décision litigieuse. En tout état de cause, à supposer que la Cour estimerait nécessaire d’examiner la requête en pourvoi sur ce point, la Commission fait valoir que les allégations d’Illumina sont dénuées de pertinence et non étayées.
97 Quant à la prétendue méconnaissance du principe de subsidiarité, la Commission considère que le Tribunal a commis une erreur de droit en jugeant qu’il était compétent pour répondre aux arguments d’Illumina concernant l’application de ce principe. Elle soutient, d’une part, qu’Illumina n’a pas invoqué l’inapplicabilité de l’article 22 du règlement no 139/2004 au motif de son incompatibilité avec le principe de subsidiarité. Elle estime, d’autre part, qu’Illumina n’était pas recevable à contester la compatibilité de la décision litigieuse avec ce principe, puisque celui-ci n’intervient pas dans le contrôle de la légalité des actes adoptés en vertu de cet article. La Commission fait donc valoir à titre principal qu’il n’y avait pas lieu pour le Tribunal d’examiner les arguments tirés de la méconnaissance du principe de subsidiarité et qu’il convient pour la Cour de procéder sur ce point à une substitution de motifs en rejetant les arguments d’Illumina comme étant dénués de pertinence.
98 En toute hypothèse, à supposer même que la Cour juge nécessaire d’examiner ces arguments, la Commission souligne que ceux-ci contredisent les arguments invoqués dans la requête devant le Tribunal, qu’ils sont dépourvus de fondement s’agissant d’une demande de renvoi adressée par un État membre et qu’ils méconnaissent la nature même de l’article 22 du règlement no 139/2004.
99 Quant à l’objet du règlement no 139/2004 et de l’article 22 de celui-ci, la Commission estime qu’Illumina dénature la portée des points 140 et 142 de l’arrêt attaqué et méconnaît le fait que, loin de poursuivre un objectif différent de celui de ce règlement, l’interprétation de la Commission permet un « contrôle effectif de toutes les concentrations en fonction de leur effet sur la structure de concurrence dans l’[Union] », conformément à l’objectif énoncé au considérant 6 dudit règlement.
100 Pour ce qui est du caractère dérogatoire de l’article 22 du règlement no 139/2004, la Commission souligne que, même à supposer que l’argumentation d’Illumina ne soit pas inopérante, elle serait dénuée de fondement. Ce serait notamment à tort qu’Illumina tente de rapprocher les présentes affaires de celle ayant donné lieu à l’arrêt du 3 avril 2003, Royal Philips Electronics/Commission (T 119/02, EU:T:2003:101, point 354).
101 S’agissant des arguments spécifiquement avancés dans le premier moyen du pourvoi de Grail, la Commission soutient qu’ils doivent également être écartés.
102 À titre introductif, la Commission souligne que l’appréciation du Tribunal, au point 142 de l’arrêt attaqué, selon laquelle l’objectif du règlement no 139/2004 est de « permettre un contrôle des concentrations susceptibles d’entraver de manière significative une concurrence effective dans le marché intérieur » est conforme aux considérants 6 et 7 du règlement no 4064/89, selon lesquels les articles 85 et 86 du traité CE (devenus articles 81 et 82 CE, eux-mêmes devenus articles 101 et 102 TFUE) ne suffisaient pas « pour saisir toutes les opérations qui risquent de se révéler incompatibles avec le régime de concurrence non faussée visé par le traité » et que, dès lors, il était nécessaire de créer une législation fondée sur l’article 235 du traité CE (devenu article 308 CE, lui-même devenu article 352 TFUE), qui « permette un contrôle effectif de toutes les opérations de concentration en fonction de leur effet sur la structure de concurrence dans la Communauté ». La Commission estime que Grail n’aborde nullement les implications de ce recours à l’article 352 TFUE. Or, la faculté conférée par l’article 22 du règlement no 139/2004 aux États membres de demander le renvoi d’une concentration serait un exemple de l’exercice d’un droit conféré par le droit de l’Union superposé aux droits nationaux.
103 La Commission fait valoir que le premier moyen de pourvoi de Grail est inopérant pour deux raisons. Premièrement, Grail ne contesterait pas de manière certaine les points 183 et 184 de l’arrêt attaqué, par lesquels le Tribunal a jugé que les États membres peuvent demander le renvoi d’une concentration indépendamment de l’existence ou de la portée de leur réglementation nationale en matière de contrôle ex ante des concentrations et que, dès lors, la Commission, dans la décision litigieuse, n’avait pas commis d’erreur en acceptant la demande de renvoi qui lui était présentée. Or, il serait essentiel que les moyens et les arguments de droit invoqués identifient avec précision les points des motifs de la décision du Tribunal qui sont contestés. Compte tenu de l’absence de contestation des points 183 et 184 de l’arrêt attaqué, les arguments dirigés contre les étapes intermédiaires de la motivation du Tribunal seraient inopérants. Deuxièmement, dans la mesure où Grail, à l’instar d’Illumina, ne contesterait pas de manière recevable l’interprétation littérale de l’article 22, paragraphe 1, du règlement no 139/2004 retenue dans l’arrêt attaqué, le premier moyen de Grail, qui repose entièrement sur l’allégation selon laquelle le libellé clair et précis de cette disposition est insuffisant pour soutenir l’interprétation de la Commission, serait privé de son effet utile.
104 À titre subsidiaire, la Commission estime que le premier moyen de pourvoi de Grail est dénué de fondement, dans la mesure où Grail n’explique pas dans sa requête en pourvoi en quoi les méthodes d’interprétation historique, contextuelle et téléologique qu’elle invoque seraient de nature à justifier une interprétation s’écartant du sens clair des termes de l’article 22, paragraphe 1, du règlement no 139/2004.
105 Pour ce qui est, premièrement, de l’interprétation historique, la Commission estime que la critique de Grail selon laquelle l’examen des travaux préparatoires du règlement no 139/2004 effectué par le Tribunal serait lacunaire est inopérante et, en tout état de cause, en grande partie irrecevable. La Commission relève que Grail ne conteste pas uniquement l’interprétation par le Tribunal des documents, tels que les livres verts, qui lui avaient été soumis, mais produit également de nombreux éléments de preuve nouveaux qui n’ont pas été présentés au Tribunal.
106 La Commission estime donc que le premier moyen de pourvoi de Grail, en tant qu’il est fondé sur des travaux préparatoires produits dans le cadre de la requête en pourvoi ou ultérieurement, est irrecevable. En outre, la Commission, se fondant sur l’arrêt du 2 octobre 2019, Crédit mutuel Arkéa/BCE (C 152/18 P et C 153/18 P, EU:C:2019:810, point 39), soutient que les documents interprétatifs, annexés à la requête en pourvoi, qui ont été présentés devant le Tribunal, ne sont recevables que dans la mesure où ils figurent également dans le texte même de cette requête ou sont, à tout le moins, suffisamment expliqués dans celle-ci.
107 Selon la Commission, l’argument selon lequel le Tribunal aurait fait preuve de négligence dans son interprétation historique ne saurait être retenu, sauf à exiger de celui-ci qu’il demande systématiquement aux institutions de lui fournir tous les travaux préparatoires de tout acte en cause devant lui. Grail aurait, en outre, éludé le fait que, dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a répondu aux arguments invoqués en première instance, par lesquels Illumina a interprété le règlement no 4064/89 en se référant à un document postérieur à celui-ci. La Commission estime que, contrairement à ce qui est affirmé dans la requête en pourvoi de Grail, l’interprétation historique exposée dans l’arrêt attaqué ne révèle aucune « déclaration manifestement erronée ». Il ne serait donc pas nécessaire que la Cour examine plus avant cette requête. En tout état de cause, Grail, qui se borne à une référence générale et laconique aux documents annexés à sa requête en pourvoi, n’aurait pas démontré en quoi un examen minutieux des travaux préparatoires montrerait que le Tribunal a commis une erreur de droit dans son interprétation historique.
108 Deuxièmement, pour ce qui est de l’interprétation contextuelle, la Commission est d’avis que les arguments de Grail ne sont pas de nature à étayer sa thèse. Cette société ne serait ainsi pas parvenue à démontrer pour quelles raisons précises les considérations retenues par le Tribunal dans l’examen du contexte de l’article 22 du règlement no 139/2004 étaient, ainsi qu’elle le soutient, non concluantes.
109 Troisièmement, s’agissant de l’interprétation téléologique de cette disposition, la Commission souligne que l’objectif du règlement no 139/2004 est de permettre le contrôle de toutes les concentrations affectant la concurrence dans l’Union indépendamment des seuils de chiffres d’affaires visés à l’article 1er de ce règlement, étant donné que ledit règlement est sans préjudice du droit des États membres de maintenir des réglementations nationales en matière de contrôle des concentrations et de déterminer les seuils à partir desquels ils sont compétents pour exercer leur contrôle en vertu de ces régimes. Le fait que la Commission ne soit principalement compétente que pour les concentrations de dimension européenne n’affecterait pas sa compétence pour accepter le renvoi de concentrations en vertu des mécanismes de renvoi prévus par le règlement no 139/2004. L’article 22 de ce règlement fournirait, comme indiqué au considérant 11 de celui ci, « un mécanisme correcteur efficace à la lumière du principe de subsidiarité » en ce qu’il permet de réaliser l’objectif dudit règlement, tout en limitant la compétence principale de la Commission aux concentrations relevant des seuils fixés par l’article 1er du même règlement.
110 Quatrièmement, la Commission estime que, contrairement à ce que soutient Grail, l’arrêt attaqué n’aboutit pas à des résultats incompatibles avec le règlement no 139/2004. Les arguments de Grail constitueraient, en substance, un « manifeste intéressé » sur la manière dont elle estime qu’un régime de contrôle des concentrations de l’Union devrait fonctionner, ce qui n’est pas une question qui relève de la compétence de la Cour.
111 La République française, le Royaume des Pays-Bas ainsi que l’Autorité de surveillance AELE contestent également les allégations d’Illumina et de Grail. Ces dernières méconnaîtraient notamment la prépondérance de l’interprétation littérale et ignoreraient le libellé clair et précis du premier membre de phrase de l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 139/2004, qui n’opérerait aucune distinction selon que l’État membre dispose ou non d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations. Les mécanismes de renvoi fonctionneraient comme des « mécanismes correcteurs » pour permettre un contrôle effectif de toutes les concentrations en fonction de leurs effets sur la structure de concurrence dans l’Union.
Appréciation de la Cour
112 Par le premier moyen de leurs pourvois, Illumina et Grail soutiennent que le Tribunal a commis plusieurs erreurs dans l’interprétation de l’article 22 du règlement no 139/2004, et notamment de son paragraphe 1, qui était précisément visée par le premier moyen soulevé en première instance, tiré de l’incompétence de la Commission.
113 Dans l’examen de ce moyen, le Tribunal a jugé, en premier lieu, qu’il ressortait des interprétations littérale, historique, contextuelle et téléologique de l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 139/2004 que la Commission pouvait, comme elle l’a considéré dans les décisions litigieuses, accepter le renvoi d’une concentration au titre de cet article 22 dans une situation où l’État membre demandant ce renvoi n’est pas habilité, en vertu de sa réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations, à examiner cette concentration.
114 En second lieu, le Tribunal a estimé que cette appréciation ne saurait être remise en cause par les arguments d’Illumina et de Grail qui étaient pris, respectivement, de l’absence de possibilité de renvoyer des concentrations à la Commission dans le cas où un État membre a défini les conditions dans lesquelles il contrôle des concentrations sans dimension européenne, de la violation des principes de subsidiarité, de proportionnalité et de sécurité juridique ainsi que du caractère exceptionnel des renvois au titre de l’article 22 de ce règlement.
115 Dans ce contexte, il a retenu, en particulier au point 177 de l’arrêt attaqué, que cette disposition instaurait un « mécanisme correcteur » destiné à permettre un contrôle effectif de toutes les concentrations susceptibles d’entraver de manière significative une concurrence effective dans le marché intérieur et échappant, en raison de l’absence de dépassement des seuils de chiffres d’affaires, aux réglementations en matière de contrôle des concentrations de l’Union et des États membres.
116 À cet égard, conformément à une jurisprudence constante et ainsi que le Tribunal l’a rappelé au point 88 de l’arrêt attaqué, l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union requiert de tenir compte non seulement de ses termes, mais également du contexte dans lequel elle s’inscrit ainsi que des objectifs et de la finalité que poursuit l’acte dont elle fait partie. La genèse d’une disposition du droit de l’Union peut également révéler des éléments pertinents pour son interprétation [arrêts du 10 décembre 2018, Wightman e.a., C 621/18, EU:C:2018:999, point 47, ainsi que du 25 juin 2020, A e.a. (Éoliennes à Aalter et à Nevele), C 24/19, EU:C:2020:503, point 37 et jurisprudence citée].
117 Illumina et Grail estiment toutefois que la mise en œuvre par le Tribunal de ces méthodes d’interprétation est entachée de plusieurs erreurs et qu’une application correcte de celles-ci aurait dû conduire le Tribunal à juger que la Commission n’est, en vertu de l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 139/2004, pas compétente pour examiner une concentration lorsque cette dernière lui est renvoyée par un État membre disposant d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations et que cette concentration ne relève pas du champ d’application de cette réglementation.
118 D’emblée, il convient d’écarter l’objection formulée par la Commission selon laquelle le premier moyen des pourvois serait inopérant dans la mesure où les requérantes auraient fait état de certaines considérations d’ordre général sur le système de contrôle des concentrations et omis de contester les constatations faites par le Tribunal dans certains passages de l’arrêt attaqué. À cet égard, la Commission estime que la lettre de l’article 22, paragraphe 1, du règlement no 139/2004 suffit à fonder l’interprétation à laquelle le Tribunal est parvenu de cette disposition.
119 Pour qu’un moyen de pourvoi soit déclaré inopérant, il doit être avéré que, même s’il était déclaré fondé, il ne serait pas susceptible d’entraîner l’annulation de l’arrêt attaqué (voir, en ce sens, arrêt du 13 juillet 2023, Commission/CK Telecoms UK Investments, C 376/20 P, EU:C:2023:561, point 96 et jurisprudence citée). Or, il apparaît que, par le premier moyen de leurs pourvois, les requérantes ont indiqué, avec la précision requise, pour quels motifs elles font grief au Tribunal d’avoir interprété de manière erronée la nature et la portée du mécanisme de renvoi prévu à l’article 22 du règlement no 139/2004, de sorte que la Commission ne pouvait pas examiner la concentration en cause. Si un tel moyen était fondé, il serait susceptible d’entraîner l’annulation de l’arrêt attaqué, voire, le cas échéant, des décisions litigieuses.
120 En conséquence, il y a lieu d’apprécier le bien-fondé de l’interprétation à laquelle a procédé le Tribunal, en suivant, pour ce faire, les différentes étapes du raisonnement de celui-ci.
Sur l’interprétation littérale
121 Au point 89 de l’arrêt attaqué, le Tribunal, rappelant les termes de l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 139/2004, a fait observer que cette disposition énonçait quatre conditions cumulatives pour autoriser le renvoi d’une concentration à la Commission. Premièrement, la demande adressée à la Commission afin qu’elle examine une concentration doit émaner d’un ou de plusieurs États membres. Deuxièmement, l’opération faisant l’objet de cette demande doit répondre à la définition de la concentration figurant à l’article 3 de ce règlement sans atteindre les seuils de dimension européenne fixés à l’article 1er dudit règlement. Troisièmement, cette concentration doit affecter le commerce entre États membres. Quatrièmement, ladite concentration doit menacer d’affecter de manière significative la concurrence sur le territoire du ou des États membres ayant formulé ladite demande.
122 Le Tribunal en a déduit, au point 90 de l’arrêt attaqué, qu’« il ne ressort donc pas du libellé de cette disposition que, pour que soit permis le renvoi d’une concentration par un État membre à la Commission, cette concentration doit relever du champ d’application de la réglementation relative au contrôle des concentrations dudit État membre, ni que ce dernier doit disposer d’un tel régime de contrôle ». L’expression « toute concentration », telle qu’employée au premier membre de phrase de l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 139/2004, indiquerait, au contraire, qu’une concentration peut faire l’objet d’un renvoi indépendamment de l’existence ou de la portée d’une réglementation nationale en matière de contrôle ex ante des concentrations, pour autant que les critères cumulatifs rappelés au point 89 de l’arrêt attaqué soient remplis.
123 Le Tribunal a, dès lors, jugé, au point 94 de l’arrêt attaqué, que « sans permettre une conclusion définitive, l’interprétation littérale de l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 139/2004 indique qu’un État membre est en droit de renvoyer toute concentration qui remplit les conditions cumulatives qui y sont énoncées à la Commission, et ce indépendamment de l’existence ou de la portée d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations ».
124 Partant, ainsi qu’il ressort du point 95 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a estimé opportun de procéder à une interprétation historique, dès lors que celle-ci était susceptible d’apporter des précisions quant à l’intention du législateur de l’Union lorsqu’il a édicté l’article 22 du règlement no 139/2004, dont il convient de tenir compte dans le cadre des interprétations contextuelle et téléologique de cette disposition.
125 Ces considérations ne sont pas entachées d’une quelconque erreur.
126 Certes, il découle d’une jurisprudence constante qu’une interprétation d’une disposition du droit de l’Union ne saurait avoir pour résultat de retirer tout effet utile au libellé clair et précis de cette disposition (arrêts du 25 janvier 2022, VYSOČINA WIND, C 181/20, EU:C:2022:51, point 39, et du 13 octobre 2022, Gmina Wieliszew, C 698/20, EU:C:2022:787, point 83).
127 Le juge de l’Union ne se trouve pas pour autant privé de la possibilité de recourir dans certaines situations aux méthodes d’interprétation qu’il considère appropriées en vue d’éclairer la portée exacte d’une disposition du droit de l’Union en apparence claire, étant précisé que chaque disposition du droit de l’Union doit être replacée dans son contexte et interprétée à la lumière de l’ensemble des dispositions de ce droit, de ses finalités, et de l’état de son évolution à la date à laquelle l’application de la disposition en cause doit être faite (arrêts du 6 octobre 1982, Cilfit e.a., 283/81, EU:C:1982:335, point 20, ainsi que du 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi, C 561/19, EU:C:2021:799, point 46).
128 Dans les circonstances de l’espèce, où il apparaît que de nombreux éléments ont été portés à la connaissance du Tribunal en vue d’éclairer la portée du libellé prétendument clair de l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 139/2004, c’est à bon droit que celui-ci a jugé qu’il ne pouvait s’en tenir à une lecture isolée du libellé, à la fois concis et général, de cette disposition et s’abstenir d’une interprétation contextuelle et téléologique, éclairée par la genèse de ladite disposition.
Sur l’interprétation historique
129 L’interprétation historique, exposée aux points 96 à 117 de l’arrêt attaqué, a été envisagée, ainsi qu’il ressort des termes employés par le Tribunal, comme étant « susceptible d’apporter des précisions quant à l’intention du législateur de l’Union lorsqu’il a édicté l’article 22 du règlement no 139/2004, dont il convient de tenir compte dans le cadre des interprétations téléologique et contextuelle de cette disposition » (arrêt attaqué, point 95). Il ressort donc de l’économie de cet arrêt que cette interprétation historique revêt une importance particulière dans le raisonnement du Tribunal, puisqu’elle constitue le point d’appui des considérations retenues par celui-ci dans le cadre des interprétations téléologique et contextuelle.
130 En substance, le Tribunal a jugé que l’interprétation historique tend à indiquer que l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 139/2004 permet à un État membre, indépendamment de l’existence ou de la portée de sa réglementation nationale en matière de contrôle ex ante des concentrations, de renvoyer à la Commission des concentrations qui n’atteignent pas les seuils de chiffres d’affaires fixés à l’article 1er de ce règlement, mais qui risquent d’avoir des effets transfrontaliers significatifs.
131 Avant d’examiner le bien-fondé de l’argumentation des parties requérantes dirigée contre les différents pans de l’appréciation du Tribunal, il convient de se prononcer sur la recevabilité des éléments présentés par Grail dans ce contexte.
– Sur la recevabilité des éléments présentés par Grail
132 La Commission remet en cause, dans son mémoire en réponse dans l’affaire C 625/22 P, la recevabilité des éléments avancés par Grail à l’appui de ses griefs portant sur l’interprétation historique. La Commission soutient en effet que, alors qu’elle n’avait consacré que deux points à cette interprétation dans son mémoire en intervention en première instance, Grail se réfère dans sa requête en pourvoi à de nombreux documents élaborés dans le cadre des travaux préparatoires à l’adoption du règlement no 4064/89, du règlement no 1310/97 et du règlement no 139/2004 qu’elle a annexés à cette requête. Elle relève que ces documents, dont la majorité n’ont fait l’objet d’aucune publication, n’ont pas été portés à la connaissance du Tribunal et n’ont donc pas été débattus devant lui.
133 À cet égard, il est bien établi que permettre à une partie de soulever pour la première fois devant la Cour un moyen et des arguments qu’elle n’a pas soulevés devant le Tribunal reviendrait à l’autoriser à saisir la Cour, dont la compétence en matière de pourvoi est limitée, d’un litige plus étendu que celui dont a eu à connaître le Tribunal. Dans le cadre d’un pourvoi, la compétence de la Cour est donc limitée à l’appréciation de la solution légale qui a été donnée aux moyens et aux arguments débattus devant les premiers juges (arrêt du 21 septembre 2010, Suède e.a./API et Commission, C 514/07 P, C 528/07 P et C 532/07 P, EU:C:2010:541, point 126 ainsi que jurisprudence citée).
134 Cela étant, lorsqu’est en cause l’interprétation faite par le Tribunal d’une disposition du droit de l’Union, les travaux préparatoires, qui se rapportent directement à la portée de la législation de l’Union applicable, ne peuvent être analysés comme des éléments purement factuels qui auraient dû être évoqués en première instance. En effet, la détermination du sens de ladite législation relève de la seule compétence de la Cour. Dans l’hypothèse où, comme dans les présentes affaires, est remise en cause l’interprétation d’une disposition de droit dérivé, le juge de l’Union doit pouvoir se pencher, que ce soit d’office ou en raison d’éléments qui ont été valablement soumis à son appréciation, sur les documents élaborés dans le cadre des travaux préparatoires qui sont susceptibles de fournir des indications sur l’intention du législateur de l’Union.
– Sur le fond
135 Les considérations retenues par le Tribunal dans le cadre de l’interprétation historique tiennent, premièrement, au fait qu’il n’avait pas été exclu à l’origine que le mécanisme de renvoi d’une concentration à la Commission, initialement prévu à l’article 22, paragraphe 3, du règlement no 4064/89, bien qu’originairement conçu pour les États membres ne disposant pas encore d’un régime de contrôle des concentrations, puisse également être utilisé par des États membres disposant d’un tel régime (arrêt attaqué, points 96 à 99), deuxièmement, à la circonstance que les objectifs de ce mécanisme ont « successivement été étendus au fil du temps » en vue de renforcer l’application du droit de l’Union de la concurrence aux opérations de concentration entre entreprises ayant des effets transfrontaliers (arrêt attaqué, points 100 à 104), troisièmement, aux suites qui ont été données à la proposition de la Commission de règlement du Conseil relatif au contrôle des concentrations entre entreprises (« le règlement CE sur les concentrations ») (JO 2003, C 20, p. 4, ci-après la « proposition de 2003 ») dans le contexte de la refonte du règlement no 4064/89 et de l’adoption du règlement no 139/2004 (arrêt attaqué, points 105 à 114) et, quatrièmement, au défaut de pertinence des documents publiés par la Commission après l’adoption de ce dernier règlement (arrêt attaqué, point 115).
136 En premier lieu, s’agissant de l’appréciation du Tribunal selon laquelle il n’était pas exclu à l’origine que le mécanisme de renvoi d’une affaire de concentration à la Commission, prévu initialement à l’article 22, paragraphe 3, du règlement no 4064/89, puisse être utilisé non seulement par les États membres ne disposant pas d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations, mais également par ceux disposant d’une telle réglementation, force est de constater que cette appréciation se fonde sur plusieurs documents élaborés par la Commission, à savoir le livre vert de la Commission du 31 janvier 1996 concernant la révision du règlement sur les concentrations, COM(96) 19 final, le livre vert de la Commission du 11 décembre 2001 sur la révision du règlement no 4064/89 du Conseil, COM(2001) 745 final, et la proposition de 2003.
137 Certes, des documents élaborés par la Commission elle-même peuvent être de nature à fournir des indications précises sur l’intention du législateur lors de l’élaboration des règlements successifs en matière de contrôle des concentrations et, partant, revêtir une certaine valeur interprétative quant au sens et à la portée de l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 139/2004. En l’occurrence, toutefois, les documents cités au point précédent ne contiennent pas d’élément précis de nature à résoudre la question d’interprétation qui est au cœur du moyen tiré de l’incompétence de la Commission pour adopter les décisions litigieuses.
138 À cet égard, le Tribunal a, à juste titre, relevé, au point 98 de l’arrêt attaqué, qu’il ressortait du point 97 du livre vert de la Commission du 31 janvier 1996 concernant la révision du règlement sur les concentrations, COM(96) 19 final, que le mécanisme de renvoi a été généralement considéré comme étant un instrument utile, en particulier pour les États membres qui ne disposaient pas d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations, mais que son usage ne leur avait en aucun cas été réservé.
139 Cette constatation ne permet toutefois pas de répondre à la question de savoir si l’article 22 du règlement no 139/2004 permet aux États membres qui disposent d’une telle réglementation de renvoyer à la Commission des opérations qui ne relèvent pas de cette réglementation et qui ne doivent donc pas faire l’objet d’une notification au niveau national.
140 Il en va de même de la référence faite, au point 99 de l’arrêt attaqué, au fait que, déjà à la date de l’adoption du livre vert de la Commission du 11 décembre 2001 sur la révision du règlement no 4064/89 du Conseil, COM(2001) 745 final, seul le Grand-Duché de Luxembourg ne disposait pas d’une telle réglementation, ce qui a amené la Commission à constater, au point 85 de ce livre vert, que, « en pratique, [...] le potentiel d’application de l’article 22, paragraphe 3, [du règlement no 4064/89] sous sa forme originale [étai]t très limité ». Comme l’a relevé M. l’avocat général au point 87 des conclusions, ce passage du point 85 dudit livre vert laisse certes entendre que l’adoption par la plupart des États membres d’un régime national de contrôle des concentrations impliquait qu’ils avaient un intérêt plus limité à renvoyer l’examen d’une opération de concentration à la Commission. Il ne contient en revanche aucune indication, même implicite, selon laquelle la Commission serait compétente pour examiner des opérations qui lui sont renvoyées par un État membre ayant adopté un tel régime national indépendamment de la question de savoir si de telles opérations relèvent dudit régime.
141 En deuxième lieu, quant à la circonstance que les objectifs de ce mécanisme auraient « successivement été étendus au fil du temps » en vue de renforcer l’application du droit de l’Union de la concurrence aux opérations de concentration entre entreprises ayant des effets transfrontaliers, les considérations exposées à cet égard aux points 100 à 104 de l’arrêt attaqué reposent certes sur des constats corrects. Elles ne viennent toutefois pas davantage au soutien de l’approche préconisée par la Commission dans les présentes affaires quant à la portée du mécanisme de renvoi prévu à l’article 22 du règlement no 139/2004.
142 En particulier, si, certes, ainsi que le Tribunal l’a jugé au point 102 de l’arrêt attaqué, ce mécanisme visait à permettre aux États membres de demander à la Commission d’examiner une concentration lorsque les seuils prévus à l’article 1er de ce règlement ne sont pas atteints, cette clarification n’est toutefois pas concluante en vue de déterminer si l’article 22 dudit règlement permet aux États membres disposant d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations de renvoyer des opérations ne relevant pas de cette réglementation.
143 En troisième lieu, quant à la référence faite, aux points 105 à 114 de l’arrêt attaqué, aux suites qui ont été données à la proposition de 2003 dans le contexte de la refonte du règlement no 4064/89 et de l’adoption du règlement no 139/2004, elle ne vient pas davantage conforter l’interprétation défendue par la Commission. En effet, si les modifications du mécanisme de renvoi issues de cette proposition montrent que la Commission a privilégié un recours accru à ce mécanisme et a souhaité que les objectifs de celui-ci soient progressivement élargis, elles ne fournissent aucune indication sur le type de concentrations qui peuvent faire l’objet d’un renvoi.
144 En quatrième lieu, ainsi que le Tribunal l’a relevé au point 115 de l’arrêt attaqué, des documents de la Commission publiés après l’adoption du règlement no 139/2004 ne pouvaient pas être pris en compte par le législateur de l’Union et sont donc sans pertinence pour l’interprétation historique de l’article 22 de ce règlement.
145 Il résulte de l’ensemble de ces considérations que les éléments visés aux points 96 à 116 de l’arrêt attaqué ne sont pas de nature à étayer l’appréciation du Tribunal quant à la genèse de l’article 22 du règlement no 139/2004.
146 Un examen des travaux préparatoires des règlements successifs relatifs au contrôle des concentrations, en particulier les documents historiques relatifs à l’adoption des règlements nos 4064/89 et 139/2004, tend au contraire à contredire cette appréciation en ce que, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général en particulier aux points 102 et 105 de ses conclusions, aucun de ces documents n’atteste de la volonté du législateur de l’Union de recourir aux mécanismes de renvoi prévus respectivement à l’article 22, paragraphe 3, du règlement no 4064/89 et à l’article 22 du règlement no 139/2004 pour remédier aux prétendues lacunes découlant de la rigidité des seuils prévus à l’article 1er de chacun de ces règlements.
147 À cet égard, ainsi que le Tribunal l’a lui-même relevé au point 97 de l’arrêt attaqué et que l’ensemble des parties s’accordent à le reconnaître, le mécanisme de renvoi, institué à l’origine à l’article 22, paragraphe 3, du règlement no 4064/89, faisait suite au souhait du Royaume des Pays Bas, qui ne disposait pas à l’époque d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations, de faire examiner par la Commission des concentrations ayant des effets négatifs sur son territoire, à condition que ces concentrations affectent également le commerce entre États membres, raison pour laquelle ce mécanisme a été dénommé « clause néerlandaise » [point 133 du document de travail des services de la Commission accompagnant la communication de la Commission au Conseil – Rapport sur le fonctionnement du règlement no 139/2004 du 30 juin 2009, SEC(2009) 808 final/2]. En d’autres termes, ledit mécanisme s’était avant tout imposé parce que certains États membres ne disposaient pas de régime de contrôle préventif (ex ante) des concentrations.
148 Il ressort ainsi des documents et des travaux préparatoires, dont certains émanent du Conseil de l’Union européenne, relatifs à la version initiale du règlement no 4064/89 auxquels se réfèrent les parties, que, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général notamment au point 101 de ses conclusions, le législateur de l’Union a tenu compte du fait que, indépendamment du type et du montant des seuils choisis, certaines concentrations susceptibles d’affecter le marché intérieur échapperaient, en tout état de cause, à un contrôle ex ante de la Commission dans le cadre de ce règlement. Aucun de ces documents n’envisage le mécanisme de renvoi prévu à l’article 22, paragraphe 3, dudit règlement comme un « mécanisme correcteur » qui permettrait un renvoi à la Commission de toute concentration remplissant les conditions du paragraphe 1 de cet article indépendamment du point de savoir si celle ci relève du régime national de contrôle des concentrations de l’État membre qui en fait la demande.
149 Les documents historiques relatifs à l’adoption du règlement no 1310/97 et à celle du règlement no 139/2004 n’étayent pas davantage les appréciations du Tribunal concernant la volonté du législateur de l’Union de recourir au mécanisme de renvoi prévu à l’article 22 de ce dernier règlement pour remédier aux prétendues lacunes découlant de la rigidité des seuils prévus à l’article 1er dudit règlement.
150 Il découle de l’ensemble de ces considérations que, contrairement à ce que le Tribunal a jugé au point 116 de l’arrêt attaqué, l’interprétation historique ne permet pas de conclure que l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 139/2004 confère à la Commission la compétence d’examiner une concentration qui n’atteint pas les seuils de chiffres d’affaires prévus à l’article 1er de ce règlement indépendamment de la portée de la réglementation de l’État membre qui a fait une demande de renvoi en matière de contrôle des concentrations.
Sur l’interprétation contextuelle
151 À l’appui de son interprétation contextuelle selon laquelle un État membre peut demander le renvoi d’une concentration au titre de l’article 22 du règlement no 139/2004 indépendamment de la portée de sa réglementation nationale en matière de contrôle ex ante des concentrations, le Tribunal a retenu, aux points 118 à 138 de l’arrêt attaqué, un certain nombre de considérations. Celles-ci ont trait, premièrement, à la base juridique de ce règlement, deuxièmement, au fait que l’article 1er, paragraphe 1, dudit règlement, qui définit le champ d’application de celui-ci, fait explicitement référence à l’article 22 du même règlement, troisièmement, au constat selon lequel les conditions d’application de cette dernière disposition se distinguent fondamentalement de celles prévues à l’article 4, paragraphe 5, du règlement no 139/2004 – disposition qui permet également, à la demande des parties et avant sa notification, de renvoyer une concentration n’ayant pas une dimension européenne d’un État membre à la Commission –, quatrièmement, au fait que le mécanisme de renvoi prévu à l’article 22 de ce règlement diffère de ceux prévus à l’article 4, paragraphe 4, et à l’article 9 dudit règlement – dispositions qui régissent le renvoi d’une concentration de dimension européenne aux autorités compétentes d’un État membre – et, cinquièmement, à l’articulation entre l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du même règlement et les autres dispositions de cet article.
152 Il y a lieu, d’une part, de se pencher sur ces divers éléments précisément examinés par le Tribunal et, d’autre part, d’examiner si, ainsi que le soutiennent les requérantes, le Tribunal a omis de tenir compte d’autres éléments de contexte de nature à apporter des éclaircissements sur la portée du mécanisme de renvoi prévu à l’article 22 du règlement no 139/2004.
– Sur les éléments de contexte pris en compte par le Tribunal
153 S’agissant, en premier lieu, de la circonstance que le règlement no 139/2004 a pour base juridique non seulement l’article 83 CE (devenu article 103 TFUE), mais également l’article 308 CE (devenu article 352 TFUE), le Tribunal a estimé, en substance, que la référence faite à ce dernier article, en vertu duquel l’Union peut se doter des pouvoirs d’action additionnels nécessaires à la réalisation de ses objectifs, ne fournissait aucune indication sur le sens et la portée corrects de l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, de ce règlement. Le Tribunal a ainsi écarté la thèse d’Illumina selon laquelle les bases juridiques successivement choisies lors de l’adoption des règlements relatifs au contrôle des concentrations étayaient l’interprétation qu’elle proposait de cette disposition.
154 Il a notamment retenu, au point 120 de l’arrêt attaqué, que le fait que le règlement no 139/2004 était également fondé sur l’article 308 CE démontre simplement que le législateur de l’Union envisageait de recourir à une base juridique suffisamment large pour le régime de contrôle des concentrations de l’Union, ce qui est en conformité avec le protocole (no 27) sur le marché intérieur et la concurrence (JO 2016, C 202, p. 308), qui prévoit que le marché intérieur comprend un système garantissant que la concurrence n’est pas faussée et que, à cet effet, l’Union prend, si nécessaire, des mesures dans le cadre des dispositions des traités, y compris l’article 352 TFUE.
155 Cette appréciation du Tribunal n’est entachée d’aucune erreur de droit. Il ressort en effet du considérant 7 du règlement no 4064/89 et du considérant 7 du règlement no 139/2004 ainsi que des travaux préparatoires du règlement no 4064/89 que le législateur de l’Union a considéré que l’article 103 TFUE – qui permet l’adoption d’une réglementation « en vue de l’application des principes figurant aux articles 101 et 102 [TFUE] » – était, à lui seul, insuffisant pour instaurer un régime de contrôle des concentrations visant à empêcher la simple création de positions dominantes ainsi qu’à appréhender des concentrations sur le marché des produits agricoles qui, en vertu de l’article 38, paragraphe 3, TFUE et de l’annexe I au traité FUE, pourraient être soumises à un régime juridique spécifique prévoyant des exceptions à la pleine application des règles de concurrence de l’Union.
156 Cela étant, il n’a pas, à l’inverse, été établi que l’article 352 TFUE permet de fonder une compétence de la Commission de contrôler une concentration qui n’a pas de dimension européenne, même lorsque l’État membre ayant introduit une demande à cet effet sur le fondement de l’article 22 du règlement no 139/2004 dispose d’une réglementation nationale impliquant qu’il n’est pas lui-même compétent pour contrôler cette concentration.
157 En deuxième lieu, la référence faite, aux points 121 à 124 de l’arrêt attaqué, à l’article 1er du règlement no 139/2004 – qui définit les seuils au-dessus desquels une concentration est réputée avoir « une dimension communautaire » et doit donc être soumise au régime de notification obligatoire à la Commission et qui précise que ces seuils sont « sans préjudice de l’article 4, paragraphe 5, et de l’article 22 » – ne saurait être considérée comme étant déterminante.
158 En effet, si le Tribunal a correctement déduit de cet article 1er que « le champ d’application du règlement no 139/2004 et, par conséquent, la compétence d’examen de la Commission relative aux concentrations dépendent, à titre principal, du dépassement des seuils des chiffres d’affaires définissant la dimension européenne et, à titre subsidiaire, des mécanismes de renvoi prévus à l’article 4, paragraphe 5, et à l’article 22 de ce règlement, lesquels complètent lesdits seuils en autorisant l’examen, par la Commission, de certaines concentrations n’ayant pas une dimension européenne » (arrêt attaqué, point 123), cette considération n’offre pas d’indication précise sur le type de concentrations n’atteignant pas les seuils dudit règlement qui peuvent être contrôlées par la Commission conformément à l’article 22 du même règlement.
159 En l’occurrence, il est constant que l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 139/2004 permet à la Commission de contrôler certaines concentrations n’atteignant pas les seuils fixés à l’article 1er de ce règlement. Ce constat ne permet pas pour autant de déterminer, comme l’exigent les présentes affaires, quelles sont précisément les concentrations n’atteignant pas les seuils définis par ledit règlement qui peuvent être contrôlées par la Commission conformément à l’article 22 de celui-ci.
160 En troisième lieu, c’est également à bon droit que le Tribunal a jugé, au point 129 de l’arrêt attaqué, que l’article 22 du règlement no 139/2004, qui n’exige expressément ni que l’autorité nationale de concurrence demandant le renvoi de l’examen de l’opération de concentration à la Commission soit compétente pour examiner la concentration faisant l’objet du renvoi ni que cette concentration soit notifiée, ne saurait être interprété à la lumière des mécanismes de renvoi prévus à l’article 4, paragraphe 4, et à l’article 9 de ce règlement. Ces dispositions ne sont pas davantage de nature à conforter la position défendue par la Commission dans les présentes affaires.
161 En quatrième lieu, en ce qui concerne l’articulation entre l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 139/2004 et les autres dispositions de cet article, qui a été examinée aux points 130 à 137 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a tenu compte de sept éléments.
162 Premièrement, le Tribunal a estimé, au point 130 de l’arrêt attaqué, qu’il ne saurait être déduit du libellé de l’article 22, paragraphe 1, second alinéa, de ce règlement que cet article ne trouve à s’appliquer aux États membres disposant d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations que lorsque les concentrations concernées relèvent de cette réglementation.
163 Or, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 124 de ses conclusions, le libellé de l’article 22, paragraphe 1, second alinéa, du règlement no 139/2004, qui prévoit que le renvoi doit être demandé au plus tard dans un délai de quinze jours ouvrables à compter de la date de « notification » de la concentration ou, si aucune notification n’est requise, de sa « communication » à l’État membre intéressé, ne signifie pas que l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, de ce règlement régit les situations dans lesquelles les concentrations ne sont pas notifiées, mais simplement communiquées à l’État membre intéressé, soit parce que celles-ci ne relèvent pas du champ d’application de ladite réglementation, soit parce qu’une telle réglementation n’existe pas.
164 En effet, l’emploi du terme « communication » dans cette disposition était nécessaire afin précisément de permettre aux États membres ne disposant pas d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations de demander à la Commission de contrôler les concentrations susceptibles d’avoir des effets négatifs sur leur territoire, lorsque ces concentrations affectent également le commerce entre États membres.
165 Par ailleurs, la conclusion du Tribunal rappelée au point 162 du présent arrêt omet de tenir compte de la situation, dans laquelle l’article 22, paragraphe 1, second alinéa, du règlement no 139/2004 serait applicable, où un État membre dispose d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations, mais ne soumet pas les concentrations entrant dans le champ de cette réglementation à une obligation de notification, ce qui était précisément le cas du Royaume-Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord.
166 Deuxièmement, le Tribunal a estimé, au point 131 de l’arrêt attaqué, qu’Illumina et Grail ne pouvaient tirer argument du fait que l’article 22, paragraphe 2, premier alinéa, du règlement no 139/2004 dispose que « [l]a Commission informe sans délai les autorités compétentes des États membres et les entreprises concernées de toute demande [de renvoi] reçue conformément au paragraphe 1 [de cet article] », dans la mesure où la référence aux « autorités compétentes » ne vise qu’à assurer que les autorités nationales de concurrence soient informées par la Commission d’une telle demande.
167 Cette appréciation doit être approuvée, dans la mesure où cette référence générale, prise isolément, n’apparaît pas concluante pour déterminer le sens et la portée de l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 139/2004.
168 Troisièmement, le Tribunal a retenu, au point 132 de l’arrêt attaqué, que l’article 22, paragraphe 2, deuxième alinéa, du règlement no 139/2004 – qui prévoit que « [t]out autre État membre a le droit de se joindre à la demande initiale [de renvoi] » – était « en cohérence avec son paragraphe 1 et confirme que tout État membre peut présenter une demande de renvoi ou de jonction au titre de cet article, indépendamment de la portée de sa réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations ». Or, force est de constater que cette appréciation ne trouve aucun appui dans le libellé dudit article.
169 Quatrièmement, le Tribunal a jugé, au point 133 de l’arrêt attaqué, que le fait que, selon l’article 22, paragraphe 2, troisième alinéa, du règlement no 139/2004, « [t]ous les délais nationaux relatifs à la concentration sont suspendus » signifie uniquement que, si un tel délai national est en cours, il est suspendu. Or, cette disposition n’apporte aucune indication, que ce soit au soutien des requérantes ou de la Commission, quant à l’identification exacte des concentrations qui peuvent faire l’objet d’un renvoi à la Commission au titre de cet article.
170 Cinquièmement, quant à la référence à l’article 22, paragraphe 3, troisième alinéa, du règlement no 139/2004, qui prévoit que « [l]e ou les États membres ayant formulé la demande n’appliquent plus leur droit national de la concurrence à la concentration concernée », c’est sans commettre d’erreur que le Tribunal a constaté, au point 134 de l’arrêt attaqué, que cette disposition n’étayait pas les arguments des requérantes, étant donné que, en faisant référence au « droit national de la concurrence », cette disposition renvoie non seulement à la réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations, mais également aux dispositions nationales relatives aux accords anticoncurrentiels et aux abus de position dominante. Cela étant, un tel constat ne vient pas davantage au soutien de la thèse défendue par la Commission.
171 Sixièmement, le Tribunal a examiné, aux points 135 et 136 de l’arrêt attaqué, l’article 22, paragraphe 4, premier alinéa, du règlement no 139/2004, selon lequel l’article 2, l’article 4, paragraphes 2 et 3, ainsi que les articles 5, 6 et 8 à 21 de ce règlement sont applicables lorsque la Commission examine une concentration ayant fait l’objet d’un renvoi et selon lequel l’article 7 dudit règlement s’applique « pour autant que la concentration n’ait pas été réalisée à la date à laquelle la Commission informe les entreprises concernées qu’une demande a été déposée ». La Commission a déduit du libellé de cet article 7 que l’obligation de suspension qu’il prévoit s’imposait tant aux situations dans lesquelles la concentration dont le renvoi est demandé ne relève pas du champ d’application d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations qu’à celles dans lesquelles une telle réglementation est applicable, mais ne prévoit pas la suspension de cette concentration.
172 Or, si le Tribunal a, à bon droit, relevé que l’obligation de suspension prévue à l’article 7 du règlement no 139/2004 s’impose à toutes les concentrations dont le renvoi a été demandé à la Commission, et ce afin de garantir l’efficacité du système de contrôle instauré par ce règlement et d’éviter que des distorsions de concurrence n’aient lieu avant qu’il ne soit décidé si la Commission examinera l’affaire, le libellé de l’article 22, paragraphe 4, premier alinéa, dudit règlement ne conforte pas pour autant l’interprétation préconisée par la Commission dans les présentes affaires.
173 Septièmement, le Tribunal a relevé, au point 137 de l’arrêt attaqué, que, conformément à l’article 22, paragraphe 5, du règlement no 139/2004, « [l]a Commission peut informer un ou plusieurs États membres qu’elle considère qu’une concentration répond aux critères énoncés au paragraphe 1 [de cet article] ». Étant donné que ce libellé ne fait référence qu’à ces critères, le Tribunal a considéré que cette disposition n’exige pas que la concentration dont le renvoi est demandé relève du champ d’application d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations.
174 Or, cette disposition se limite à prévoir que la Commission peut informer les États membres d’une concentration et inviter ceux-ci à présenter une demande sur le fondement de l’article 22, paragraphe 5, de ce règlement. Dans la mesure où cette disposition se réfère à l’article 22, paragraphe 1, dudit règlement et où il a été constaté au point 128 du présent arrêt que le libellé de cette dernière disposition ne vient au soutien ni de l’interprétation défendue par la Commission ni de celle défendue par Illumina et Grail, un constat analogue doit être posé s’agissant de cet article 22, paragraphe 5.
175 Il ressort de l’ensemble de ces considérations que si les éléments précisément examinés par le Tribunal dans son interprétation contextuelle ne viennent pas nécessairement au soutien de la position défendue par les requérantes, ils ne s’avèrent pas davantage concluants afin de déterminer si la Commission était compétente pour adopter les décisions litigieuses.
176 Il convient, par ailleurs, d’examiner si, ainsi que le soutiennent les requérantes, le Tribunal a ignoré d’autres éléments de contexte de nature à contredire son interprétation.
– Sur les autres éléments de contexte éventuellement pertinents
177 En premier lieu, s’agissant de l’article 4, paragraphe 5, du règlement no 139/2004, qui prévoit un autre mécanisme de renvoi, permettant aux parties à une concentration qui n’est pas de dimension européenne et qui est susceptible d’être contrôlée en vertu du droit national de la concurrence d’au moins trois États membres de demander que cette concentration soit examinée par la Commission, c’est, certes, à juste titre que le Tribunal a, au point 126 de l’arrêt attaqué, constaté que cette disposition et l’article 22 du même règlement diffèrent sensiblement en ce qui concerne leurs conditions d’application et leurs finalités respectives.
178 Toutefois, il convient de relever que, contrairement aux concentrations qui, à l’origine, sont dépourvues de dimension européenne, mais sont susceptibles d’acquérir une telle dimension dans les conditions fixées à l’article 4, paragraphe 5, cinquième alinéa, du règlement no 139/2004, les concentrations examinées par la Commission sur le fondement de l’article 22 de ce règlement ne sont pas réputées revêtir une dimension européenne. En cohérence avec ce constat, ce ne sont que le ou les États membres qui ont formulé une demande au titre de l’article 22 dudit règlement qui sont, conformément au troisième alinéa du paragraphe 3 de cette disposition, privés de la possibilité d’appliquer leur droit national de la concurrence à la concentration concernée.
179 Dans le cadre de ce mécanisme, s’agissant d’une demande émanant d’un État membre disposant d’une réglementation nationale en matière de contrôle ex ante des concentrations, ou de plusieurs d’entre eux, l’examen de l’opération en cause par la Commission se substitue ainsi à celui qui, le cas échéant, aurait été conduit dans ce ou ces États membres, cette substitution étant sans préjudice d’un éventuel examen de cette opération dans d’autres États membres. En revanche, dans le cadre du mécanisme de renvoi prévu à l’article 4, paragraphe 5, du règlement no 139/2004, la circonstance que la concentration en cause est réputée avoir une dimension européenne et qu’elle doit être notifiée à la Commission conformément aux paragraphes 1 et 2 de cet article implique qu’aucun État membre n’applique son droit national de la concurrence à cette concentration.
180 Or, cette différence milite en faveur de l’interprétation de l’article 22 de ce règlement défendue par Illumina et Grail. En effet, s’agissant d’une demande de renvoi émanant d’un État membre disposant d’une réglementation nationale en matière de contrôle ex ante des concentrations, la compétence qu’attribue cette disposition à la Commission pour examiner l’opération en cause repose sur l’opportunité que celle-ci se substitue à une ou à plusieurs autorités nationales en dépit de la circonstance que cette opération n’est pas réputée avoir une dimension européenne. Une telle substitution présuppose néanmoins que, lorsque l’État membre demandeur dispose d’une telle réglementation, la compétence de l’autorité en charge du contrôle ex ante des concentrations au sein de celui-ci ne soit pas exclue par cette réglementation, notamment parce que l’opération en cause se situe en dessous des seuils de contrôle qu’elle définit.
181 En deuxième lieu, s’agissant des dispositions de l’article 22 du règlement no 139/2004, le Tribunal a constaté, au point 138 de l’arrêt attaqué, qu’elles ne contenaient aucun élément pertinent pouvant contribuer à éclairer davantage le contenu de l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, de ce règlement.
182 Cette considération ignore toutefois l’une des conditions d’application énoncée à cette dernière disposition, selon laquelle la concentration en question doit menacer d’affecter de manière significative la concurrence « sur le territoire du ou des États membres » qui demandent le renvoi de cette concentration. Cette condition indique, en effet, que le mécanisme de renvoi visé à l’article 22 du règlement no 139/2004 est destiné à permettre le contrôle des concentrations susceptibles de fausser la concurrence dans un État membre qui soit ne dispose pas d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations, soit estime que ce contrôle est à effectuer par la Commission eu égard à la nécessité, clairement évoquée lors de la modification du règlement no 4064/89 par le règlement no 1310/97, puis renforcée par l’adoption du règlement no 139/2004, d’élargir le principe du « guichet unique » en vue de permettre l’examen par la Commission d’une concentration notifiée ou notifiable dans plusieurs États membres, afin d’éviter de multiples notifications au niveau national.
183 En troisième lieu, s’agissant des autres dispositions du règlement no 139/2004, le Tribunal a omis, à tort, de tenir compte du fait que le règlement no 139/2004 prévoit, à l’instar du règlement no 4064/89, une procédure simplifiée en vue de réviser les seuils qui définissent le champ d’application de ces règlements. Ainsi, l’article 1er, paragraphes 4 et 5, du règlement no 139/2004 permet au Conseil, sur proposition de la Commission, de réviser les seuils et les critères qui, en vertu de cet article, définissent le champ d’application de ce règlement sur « la base des données statistiques susceptibles d’être régulièrement fournies par les États membres » et à la suite d’un rapport fait au Conseil avant le 1er juillet 2009.
184 Le législateur de l’Union a donc expressément prévu, dans le règlement no 139/2004, une possibilité d’ajustement rapide du champ d’application de ce règlement, si, en raison de l’évolution du marché, les critères de compétence utilisés ne sont plus aptes à appréhender des concentrations ayant des effets potentiellement préjudiciables.
– Conclusion sur l’interprétation contextuelle
185 Il résulte de l’ensemble de ces considérations que c’est donc à tort que le Tribunal a jugé, au point 139 de l’arrêt attaqué, qu’il découlait de l’interprétation contextuelle qu’une demande de renvoi au titre de l’article 22 du règlement no 139/2004 pouvait être présentée indépendamment de l’existence ou de la portée d’une réglementation nationale en matière de contrôle ex ante des concentrations.
Sur l’interprétation téléologique
186 Tant Illumina que Grail critiquent les développements du Tribunal relatifs à l’objectif du règlement no 139/2004 et de son article 22. Ce serait ainsi à tort que le Tribunal a considéré que ce règlement prévoit des « mécanismes correcteurs » pour remédier aux lacunes dans le contrôle, qui seraient inhérentes à un régime utilisant des seuils de chiffres d’affaires, pour attribuer une compétence à la Commission et qu’il a retenu une interprétation excessivement large de ces mécanismes. En réalité, ledit règlement aurait été conçu pour garantir un haut degré de prévisibilité et de sécurité juridique ainsi que pour assurer, comme l’énonce le considérant 14 du même règlement, que les affaires de concentration soient traitées par l’autorité la plus appropriée.
187 À cet égard, il convient de relever que, aux points 140 à 151 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a procédé à une interprétation téléologique de l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 139/2004, en se référant pour l’essentiel au texte des considérants de ce règlement.
188 En particulier, le Tribunal a estimé, aux points 140 à 144 de l’arrêt attaqué, que les considérants 5, 6, 8, 24 et 25 dudit règlement indiquent que l’objectif de celui-ci est « de permettre un contrôle effectif de toutes les concentrations ayant des effets significatifs sur la structure de la concurrence dans l’Union ». Le Tribunal a estimé, à cet égard, qu’il ressort du considérant 11 du règlement no 139/2004 que les procédures de renvoi créent un « mécanisme correcteur », ce qui indique qu’elles donnent lieu à « une compétence subsidiaire de la Commission lui conférant la flexibilité nécessaire pour atteindre l’objectif de ce règlement ».
189 En outre, le Tribunal a considéré, aux points 145 à 147 de l’arrêt attaqué, que les considérants 15 et 16 du règlement no 139/2004 corroborent le constat selon lequel les conditions d’application du mécanisme de renvoi prévu à l’article 22 de ce règlement se distinguent fondamentalement de celles des autres mécanismes de renvoi, et en particulier celui prévu à l’article 4, paragraphe 5, dudit règlement, qui exige explicitement que la concentration renvoyée à la Commission soit « susceptible d’être examinée en vertu du droit national de la concurrence d’au moins trois États membres ».
190 Sur la base de ces considérations, le Tribunal a jugé, au point 148 de l’arrêt attaqué, que l’interprétation téléologique confirme qu’une demande au titre de l’article 22 du règlement no 139/2004 peut être présentée indépendamment de l’existence ou de la portée d’une réglementation nationale en matière de contrôle ex ante des concentrations.
191 Cette conclusion est erronée à plusieurs titres.
192 En premier lieu, c’est à tort que le Tribunal a retenu que cet article devait, ainsi que cela découlerait du considérant 11 de ce règlement, être envisagé comme étant un « mécanisme correcteur » destiné à remédier aux lacunes du système de contrôle des concentrations, en permettant un contrôle d’opérations n’atteignant ni les seuils de l’Union ni les seuils nationaux. Comme cela ressort de l’exposé des motifs du règlement no 139/2004 et ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 179 de ses conclusions, ce considérant 11 fait référence à un mécanisme ayant une fonction corrective en termes de répartition des compétences entre la Commission et les autorités nationales de concurrence, tenant compte du besoin de sécurité juridique pour les entreprises concernées et du principe du « guichet unique ».
193 Sur ce point, il importe de relever que ledit considérant 11 ne figurait pas dans le règlement no 4064/89, mais qu’il n’a été inséré dans l’exposé des motifs du règlement no 139/2004 qu’en vue de répondre aux préoccupations nées de la possibilité, reconnue depuis l’année 1997, de notifications multiples. Il ne permet donc pas de déduire que le mécanisme de renvoi visé à l’article 22 du règlement no 139/2004 tend à combler une brèche dans le système de contrôle des concentrations, qui repose sur un principe de répartition précise des compétences de la Commission et des autorités nationales de concurrence, en permettant à la Commission d’examiner des concentrations se situant en dessous des seuils définis tant au niveau de l’Union qu’au niveau national.
194 En outre, le fait que certains considérants de ce règlement, en particulier ses considérants 6 et 24, se réfèrent à un contrôle effectif de « toutes les concentrations » ne vient pas davantage conforter la position défendue par la Commission, dans la mesure où cette formulation a trait aux seules concentrations de dimension européenne (voir, en ce sens, arrêt du 4 mars 2020, Marine Harvest/Commission, C 10/18 P, EU:C:2020:149, point 108 et jurisprudence citée), qui ne sont pas en cause dans les présentes affaires.
195 Il importe, à cet égard, de souligner que la mention faite dans ces considérants à « toutes » les concentrations, qui figurait déjà aux considérants 6 et 7 du règlement no 4064/89, se rapporte au souhait du législateur de l’Union de préciser que le règlement no 139/2004 constitue le seul instrument procédural applicable à l’examen préalable et centralisé des concentrations, qui, ainsi que le considérant 6 de celui ci l’énonce, doit permettre un contrôle effectif de toutes les concentrations en fonction de leur effet sur la structure de la concurrence. En vertu du système du « guichet unique » instauré par ce règlement, celui-ci constitue en effet un instrument procédural spécifique ayant vocation à s’appliquer à titre exclusif aux concentrations d’entreprises impliquant des modifications structurelles importantes dont l’effet sur le marché s’étend au-delà des frontières nationales d’un État membre, ainsi qu’il ressort du considérant 8 dudit règlement (arrêt du 16 mars 2023, Towercast, C 449/21, EU:C:2023:207, points 36 et 37 ainsi que jurisprudence citée).
196 En deuxième lieu, c’est à tort que le Tribunal a jugé, aux points 147 et 148 de l’arrêt attaqué, que les considérants 15 et 16 du règlement no 139/2004 corroboraient l’interprétation selon laquelle une demande au titre de l’article 22 de ce règlement peut être présentée indépendamment de la portée d’une réglementation nationale en matière de contrôle ex ante des concentrations.
197 Le considérant 15 dudit règlement, qui a trait à l’ensemble des mécanismes de renvoi, indique en effet que la Commission acquiert le pouvoir d’examiner et de traiter une opération de concentration « au nom » d’un ou de plusieurs États membres requérants. La formulation de ce considérant est difficilement conciliable avec l’interprétation, défendue par la Commission et retenue par le Tribunal, selon laquelle cet article donne compétence à la Commission pour contrôler certaines concentrations qui affectent la concurrence dans le « marché intérieur » au sens général, sans égard à la condition rappelée au point 182 du présent arrêt selon laquelle la concentration dont le renvoi est demandé doit menacer d’affecter de manière significative la concurrence « sur le territoire du ou des États membres » qui formulent cette demande.
198 En outre, il y a lieu de souligner que ledit considérant 15 se réfère aux « autres États membres également compétents pour examiner la concentration ». Or, une telle référence n’a de sens que si la compétence d’un État membre pour contrôler une concentration est une condition préalable pour que cet État membre puisse demander le renvoi de cette concentration à la Commission ou pour qu’il puisse se joindre à une telle demande.
199 En troisième lieu, tant l’interprétation historique que l’interprétation contextuelle du règlement no 139/2004 font apparaître que seuls deux objectifs principaux sont poursuivis par le mécanisme de renvoi prévu désormais à l’article 22 de ce règlement. Le premier objectif qui a motivé l’introduction du mécanisme de renvoi dans le règlement no 4064/89, désigné alors comme la « clause néerlandaise », était de permettre le contrôle des concentrations susceptibles de fausser la concurrence au niveau local, lorsque l’État membre en question ne dispose pas d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations. Le second objectif, introduit lors de la modification du règlement no 4064/89 par le règlement no 1310/97, puis renforcé par l’adoption du règlement no 139/2004 est, ainsi qu’il a été relevé aux points 192 et 193 du présent arrêt, celui d’un élargissement du principe du « guichet unique » en vue de permettre l’examen par la Commission d’une concentration notifiée ou notifiable dans plusieurs États membres, afin d’éviter de multiples notifications au niveau national et de renforcer ainsi la sécurité juridique pour les entreprises.
200 Il n’a, en revanche, pas été établi que ce mécanisme était destiné à remédier aux lacunes dans le système de contrôle inhérentes à un régime fondé principalement sur des seuils de chiffres d’affaires, qui est, par définition, insusceptible de couvrir toutes les opérations de concentration potentiellement problématiques.
201 Il découle de ces considérations que le Tribunal a, à tort, déduit des considérants du règlement no 139/2004 que l’article 22 de celui-ci constituait un « mécanisme correcteur » qui viserait un contrôle effectif de toutes les concentrations ayant des effets significatifs sur la structure de concurrence dans l’Union.
202 Cette interprétation est par ailleurs incompatible avec un certain nombre d’objectifs que le règlement no 139/2004, pris dans son ensemble, vise à poursuivre.
203 Appréhendés sous un angle systémique, il peut être déduit des considérants du règlement no 139/2004 que si celui-ci tend à instaurer « [u]n instrument juridique spécifique [...] sous la forme d’un règlement qui permette un contrôle effectif de toutes les concentrations en fonction de leur effet sur la structure de concurrence » (considérant 6), il vise également à mettre en place un système efficace et prévisible de contrôle, prenant en considération le besoin de sécurité juridique et fondé sur le principe du « guichet unique » (considérants 8 et 11). Ce système repose, tout à la fois, sur une répartition claire des tâches dévolues respectivement à la Commission et aux États membres et sur une définition précise des conditions de notification et de suspension qui s’imposent aux parties à une opération de concentration (voir, en ce sens, arrêt du 18 décembre 2007, Cementbouw Handel & Industrie/Commission, C 202/06 P, EU:C:2007:814, points 35 à 37 ainsi que jurisprudence citée).
204 À cette fin, à l’instar du règlement initial de contrôle des concentrations no 4064/89, le règlement no 139/2004 comporte des dispositions dont le but est de limiter, pour des raisons de sécurité juridique et dans l’intérêt des entreprises concernées, la durée des procédures de vérification des opérations qui incombent à la Commission. À cet égard, le législateur a souhaité assurer un contrôle des opérations de concentration dans des délais compatibles à la fois avec les exigences d’une bonne administration et celles de la vie des affaires (voir, en ce sens, arrêt du 22 juin 2004, Portugal/Commission, C 42/01, EU:C:2004:379, points 51 et 53 ainsi que jurisprudence citée).
205 Or, l’interprétation de l’article 22 du règlement no 139/2004 préconisée par la Commission, telle qu’elle a été entérinée par le Tribunal, est susceptible de rompre l’équilibre entre les différents objectifs poursuivis par ce règlement.
206 En particulier, cette interprétation compromet l’efficacité, la prévisibilité et la sécurité juridique qui doivent être garanties aux parties à une concentration.
207 En effet, si le règlement no 139/2004 vise effectivement à mettre en place un système de contrôle des concentrations d’entreprises potentiellement dommageables pour la concurrence, il tend dans le même temps à instaurer, d’une part, une claire répartition de compétences entre la Commission et les autorités nationales de concurrence et, d’autre part, un système efficace et prévisible de contrôle préalable pour les entreprises concernées. C’est en tenant compte de l’ensemble de ces objectifs et de leur mise en balance que doit être envisagé l’ensemble des dispositions de ce règlement et, en particulier, le mécanisme de renvoi prévu à son article 22.
208 Dans ce contexte, il convient de rappeler que, dans l’économie des régimes de contrôle préalable de concentrations d’entreprises successivement envisagés au niveau de l’Union, les seuils fixés pour définir si une opération doit ou non être notifiée sont d’une importance cardinale. Les entreprises potentiellement soumises à des obligations de notification et de suspension doivent en effet pouvoir aisément déterminer si leur projet d’opération doit faire l’objet d’un examen préalable et, dans l’affirmative, par quelle autorité et à quelle date une décision de cette autorité relative à cette opération peut être attendue.
209 La détermination de la compétence des autorités nationales de concurrence par référence à des critères liés aux chiffres d’affaires est un gage important de prévisibilité et de sécurité juridique pour les entreprises concernées qui doivent pouvoir aisément et rapidement identifier à quelle autorité elles doivent s’adresser et dans quel délai et sous quelle forme, notamment en ce qui concerne la langue et le contenu des informations requises, elles doivent saisir celle-ci lorsqu’elles s’engagent dans une opération de concentration.
210 Or, comme le souligne, en substance, M. l’avocat général aux points 206 à 213 de ses conclusions, d’une part, une notification informelle d’une concentration à chacune des autorités nationales de concurrence dans les États membres et dans les autres États parties à l’accord EEE, telle qu’elle a été suggérée par la Commission, serait incompatible avec l’objectif d’efficacité poursuivi par le règlement no 139/2004. D’autre part, si l’interprétation de l’article 22 de ce règlement envisagée par la Commission était entérinée, les exigences procédurales auxquelles seraient soumises les entreprises seraient particulièrement délicates à définir, ce qui ne serait pas conforme à l’objectif dudit règlement de prendre en considération le besoin de sécurité juridique des entreprises.
211 En quatrième lieu, la nécessité de permettre un contrôle effectif de l’ensemble des opérations ayant des effets significatifs sur la structure de la concurrence dans l’Union ne saurait, en tout état de cause, conduire à étendre la portée du règlement no 139/2004.
212 À cet égard, il importe de souligner que, depuis l’adoption du règlement no 4064/89, auquel a succédé le règlement no 139/2004, l’Union est dotée de règles spécifiques applicables aux concentrations susceptibles d’entraver de manière significative une concurrence effective dans le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci.
213 Ces règlements, fondés sur les articles 103 et 352 TFUE (anciennement, articles 83 et 308 CE), organisent plus précisément un contrôle préalable, reposant sur un système de notification obligatoire, de toutes les opérations de concentration dépassant les seuils prévus. Lesdits règlements font ainsi partie d’un ensemble législatif visant à mettre en œuvre les articles 101 et 102 TFUE ainsi qu’à établir un système de contrôle garantissant que la concurrence n’est pas faussée dans le marché intérieur de l’Union (arrêt du 7 septembre 2017, Austria Asphalt, C 248/16, EU:C:2017:643, point 31).
214 Toutefois, ainsi que la Cour l’a jugé, l’article 21, paragraphe 1, du règlement no 139/2004 ne s’oppose pas à ce qu’une opération de concentration d’entreprises dépourvue de dimension européenne au sens de l’article 1er de ce règlement et située en dessous des seuils de contrôle ex ante obligatoire prévus par le droit national soit analysée par une autorité nationale de concurrence d’un État membre comme étant constitutive, par exemple, d’un abus de position dominante prohibé à l’article 102 TFUE au regard de la structure de la concurrence sur un marché de dimension nationale. Le règlement no 139/2004 ne saurait s’opposer à ce qu’une opération de concentration de dimension non européenne, telle que la concentration en cause, puisse faire l’objet d’un contrôle par les autorités nationales de concurrence et par les juridictions nationales au titre de l’effet direct de l’article 102 TFUE en recourant à leurs propres règles procédurales (arrêt du 16 mars 2023, Towercast, C 449/21, EU:C:2023:207, points 50 et 53).
215 En cinquième et dernier lieu, comme l’a relevé, en substance, M. l’avocat général aux points 216 et 218 de ses conclusions, il apparaît que l’interprétation large de l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 139/2004 retenue par le Tribunal, qui induit potentiellement une extension du champ d’application de ce règlement et de la compétence de contrôle de la Commission sur les opérations de concentration, se heurte au principe de l’équilibre institutionnel, caractéristique de la structure institutionnelle de l’Union, découlant de l’article 13, paragraphe 2, TUE, qui requiert que chacune des institutions exerce ses compétences dans le respect de celles des autres [arrêt du 9 avril 2024, Commission/Conseil (Signature d’accords internationaux), C 551/21, EU:C:2024:281, point 62 et jurisprudence citée].
216 Ainsi que cela a été relevé au point 183 du présent arrêt, une procédure législative spécifique a été prévue en vue de réviser les seuils qui définissent le champ d’application dudit règlement. Dès lors, à supposer que l’efficacité des seuils de compétence fondés sur le chiffre d’affaires prévus par le règlement no 139/2004 devait s’avérer insuffisante pour contrôler certaines opérations susceptibles d’avoir une incidence significative sur la concurrence, il appartient au seul législateur de l’Union de revoir ceux-ci ou de prévoir un mécanisme de sauvegarde permettant à la Commission de contrôler une telle opération.
217 Par ailleurs, même à supposer que les évolutions observées sur certains marchés, impliquant notamment des entreprises innovantes qui jouent ou sont susceptibles de jouer un rôle concurrentiel important en dépit du fait qu’elles génèrent peu ou pas de chiffre d’affaires au moment de la concentration, justifient d’élargir le champ des opérations méritant un examen préalable, il est loisible aux États membres de revoir à la baisse leurs propres seuils de compétence fondés sur le chiffre d’affaires prévus par la législation nationale.
218 Il résulte de l’ensemble de ces considérations que le Tribunal a commis une erreur de droit dans l’interprétation de l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 139/2004 en jugeant que les États membres pouvaient, dans les conditions qui y sont énoncées, présenter une demande au titre de cette disposition indépendamment de la portée de leur réglementation nationale en matière de contrôle ex ante des concentrations. C’est donc à tort que le Tribunal a jugé que c’était à bon droit que la Commission avait, par les décisions litigieuses, accepté la demande de renvoi et les demandes de jonction au titre de l’article 22 du règlement no 139/2004.
219 Eu égard au bien-fondé du premier moyen des pourvois, il y a lieu d’annuler l’arrêt attaqué, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens des pourvois.
Sur le recours devant le Tribunal
220 Conformément à l’article 61, premier alinéa, deuxième phrase, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, la Cour peut, en cas d’annulation de la décision du Tribunal, statuer elle-même définitivement sur le litige, lorsque celui-ci est en état d’être jugé.
221 Tel est le cas en l’espèce, les moyens du recours tendant à l’annulation des décisions litigieuses et de la lettre d’information ayant fait l’objet d’un débat contradictoire devant le Tribunal et leur examen ne nécessitant d’adopter aucune mesure supplémentaire d’organisation de la procédure ou d’instruction du dossier.
222 À cet égard, il suffit de relever que, pour les motifs énoncés aux points 121 à 218 du présent arrêt, les décisions litigieuses doivent être annulées en ce que la Commission ne pouvait pas se fonder sur l’article 22 du règlement no 139/2004 pour connaître de la concentration en cause. En effet, la Commission a erronément interprété le règlement no 139/2004 en considérant, dans ces décisions, pouvoir accepter une demande au titre de l’article 22 de ce règlement dans une situation où les États membres présentant cette demande ne sont pas habilités, en vertu de leur réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations, à examiner la concentration faisant l’objet de ladite demande.
223 Pour ce qui est des conclusions tendant à l’annulation de la demande de renvoi et de la lettre d’information, elles doivent, en revanche, être rejetées.
224 S’agissant, en premier lieu, de la lettre d’information, celle-ci, qui ne fixe pas la position définitive de la Commission sur l’examen de la concentration en cause et ne soumet pas celle-ci de manière définitive à l’obligation de suspension prévue à l’article 7 du règlement no 139/2004, doit être considérée comme étant un acte intermédiaire et préparatoire des décisions litigieuses non susceptible de recours.
225 En deuxième lieu, s’agissant de la demande de renvoi, elle doit également, en l’absence de chef de conclusions la visant dans le recours en première instance, être déclarée irrecevable.
Sur les dépens
226 En vertu de l’article 184, paragraphe 2, du règlement de procédure, lorsque le pourvoi est fondé et que la Cour juge elle-même définitivement le litige, elle statue sur les dépens.
227 L’article 138, paragraphe 1, de ce règlement, rendu applicable à la procédure de pourvoi en vertu de l’article 184, paragraphe 1, dudit règlement, dispose que toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens.
228 La Commission ayant succombé en l’essentiel de ses conclusions, il convient de la condamner à supporter, outre ses propres dépens, ceux exposés par Illumina et Grail, afférents, conformément aux conclusions de ces dernières, tant à la procédure de première instance qu’à celle de pourvoi. Il y a également lieu de condamner la Commission à supporter les dépens exposés par Biocom California dans le cadre de son intervention dans l’affaire C 611/22 P, conformément aux conclusions de cette dernière.
229 En vertu de l’article 140, paragraphe 1, du règlement de procédure, applicable à la procédure de pourvoi en vertu de l’article 184, paragraphe 1, de ce règlement, les États membres et les institutions de l’Union qui sont intervenus au litige supportent leurs propres dépens. Conformément à cette disposition, il y a lieu de décider que la République d’Estonie, la République hellénique, la République française et le Royaume des Pays-Bas supportent leurs propres dépens.
230 En vertu de l’article 140, paragraphe 2, du règlement de procédure, également rendu applicable à la procédure de pourvoi par l’article 184, paragraphe 1, de ce règlement, l’Autorité de surveillance AELE supporte ses propres dépens lorsqu’elle est intervenue au litige.
231 Par conséquent, en tant que partie intervenante dans le cadre du présent pourvoi, l’Autorité de surveillance AELE supporte ses propres dépens.
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) déclare et arrête :
1) L’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 13 juillet 2022, Illumina/Commission (T 227/21, EU:T:2022:447), est annulé.
2) La décisionC(2021) 2847 final de la Commission européenne, du 19 avril 2021, accueillant la demande de l’autorité nationale de concurrence française tendant à ce que la Commission examine l’opération de concentration visant l’acquisition par Illumina Inc. du contrôle exclusif de Grail LLC (affaire COMP/M.10188 – Illumina/Grail), est annulée.
3) Les décisions C(2021) 2848 final, C(2021) 2849 final, C(2021) 2851 final, C(2021) 2854 final et C(2021) 2855 final de la Commission, du 19 avril 2021, accueillant les demandes des autorités nationales de concurrence grecque, belge, norvégienne, islandaise et néerlandaise de se joindre à cette demande de renvoi, sont annulées.
4) Le recours est rejeté pour le surplus.
5) La Commission européenne est condamnée à supporter, outre ses propres dépens, ceux exposés, d’une part, par Illumina Inc. et Grail LLC en première instance ainsi que dans la procédure de pourvoi et, d’autre part, par Biocom California dans la procédure de pourvoi dans l’affaire C 611/22 P.
6) La République d’Estonie, la République hellénique, la République française, le Royaume des Pays-Bas ainsi que l’Autorité de surveillance AELE supportent leurs propres dépens.