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Décisions

CA Douai, 3e ch., 29 août 2024, n° 23/05076

DOUAI

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

La Médicale (SA)

Défendeur :

Caisse Primaire d'Assurance Maladie de l'Artois (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Salomon

Conseillers :

Mme Bertin, Mme Belkaid

Avocats :

Me Lalieu, Me Navarro, Me Druart

TJ Béthune, du 25 oct. 2023, n° 23/00216

25 octobre 2023

EXPOSE DU LITIGE ET DE LA PROCEDURE

M. [T] [B] a consulté M. [I] [X], médecin hépato-gastro-entérologue, en 2010 et en 2015.

Le 2 octobre 2018, l'état de santé de M. [B] s'est subitement dégradé. Les examens médicaux prescrits par M. [X] n'ont pas révélé de pathologie.

Puis, une coloscopie prescrite le 29 août 2019 par M. [X] a mis en évidence une lésion néoplasique hémi-circonférentielle infiltrative localisée au niveau de l'angle colique versant transverse. Les examens suivants ont conclu à la présence d'une métastase d'un adénocarcinome lieberkühnien d'origine colique, et une chimiothérapie a été mise en place.

Considérant que le diagnostic de sa pathologie avait été tardif, par actes du 13 et 20 juillet 2021, M. [B] a fait assigner M. [X], la caisse primaire d'assurance maladie de l'Artois (la Cpam) et le Centre hospitalier universitaire de [Localité 11] devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Béthune afin de voir ordonner une expertise médicale.

Par ordonnance du 29 septembre 2021, le juge des référés de Béthune a ordonné une expertise, et a désigné le docteur [E] [G] pour y procéder.

M. [G] a déposé son rapport le 21 mars 2022 aux termes duquel il a notamment conclu que M. [B] présentait un cancer du côlon métastatique évolutif, nécessitant plusieurs phases de traitements lourds médico-chirurgicaux, dont la poursuite d'une chimiothérapie. Il a conclu également que M. [X] était responsable d'un manquement et d'un retard de diagnostic, et que la date de consolidation ne pouvait être fixée au jour du dépôt du rapport.

À la suite du dépôt de ce rapport, la SA La médicale (La médicale), assureur responsabilité civile professionnelle de M. [X], a versé une provision de

30 000 euros à M. [B] le 12 octobre 2022.

Par courrier du 6 juillet 2023, le conseil de M. [B] a sollicité auprès du conseil de La médicale le versement d'une provision complémentaire de 45 000 euros.

Aucun accord n'étant intervenu, par actes du 25, 26 et 27 juillet 2023, M. [B] a fait assigner M. [X], La médicale et la Cpam devant le tribunal judiciaire de Béthune aux fins de voir M. [X] et La médicale condamnés à lui verser une provision de 45 000 euros.

Par ordonnance du 25 octobre 2023, le juge des référés du tribunal judiciaire de Béthune a :

condamné solidairement M. [X] et La médicale à verser à M. [B] la somme de 30 000 euros à titre de provision à valoir sur l'évaluation de ses préjudices ;

condamné solidairement M. [X] et La médicale à verser à la Cpam la somme de 30 288,13 euros, à titre de provision à valoir sur les débours exposés par l'organisme pour M. [B] ;

condamné in solidum M. [X] et La médicale à verser à M. [B] la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

condamné in solidum M. [X] et La médicale à verser à la Cpam la somme de 800 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

condamné in solidum M. [X] et La médicale aux dépens de l'instance ;

débouté les parties du surplus de leurs demandes.

Par déclaration au greffe du 16 novembre 2023, M. [X] et La médicale ont interjeté appel de l'ordonnance querellée en toutes ses dispositions, dans des conditions de délai et de forme qui ne sont pas critiquées.

Dans leurs conclusions d'appelants n° 2 notifiées le 29 février 2024, M. [X] et La médicale sollicitent, au visa des articles 834 et 835 du code de procédure civile, de :

=> confirmer l'ordonnance de référé entreprise en ce qu'elle a limité la somme susceptible de revenir à la Cpam au titre des débours exposés pour M. [B] à 30 288,13 euros ;

=> réformer l'ordonnance pour le surplus ;

statuant de nouveau,

dire que M. [X] n'est responsable que d'une perte de chance de 50% d'éviter l'évolution métastatique du cancer ;

débouter M. [B] en toutes ses demandes, fins et conclusions en ce qu'elles sont dirigées à leur encontre ;

condamner M. [B] à verser à chacun d'eux la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

M. [X] et La médicale soutiennent que :

le juge des référés a mal compris le rapport de l'expert, lequel a écarté la responsabilité de M. [X] pour la période d'avril 2015 à novembre 2018 et n'a retenu pour seule faute que le retard de diagnostic pour ne pas avoir pas réalisé de coloscopie en novembre 2018 ;

ainsi, M. [X] n'est pas responsable du cancer dont souffre M. [B], sa responsabilité n'étant que partiellement engagée s'agissant du passage de son cancer à un stade métastatique ;

les dommages imputables à cette faute doivent être évalués à 50% du préjudice corporel de M. [B], ce que celui-ci ne conteste pas ;

la consolidation interviendra probablement au moment de son décès, mais l'évolution de son état clinique est très satisfaisante, de sorte que la provision déjà versée est satisfactoire au vu de l'évaluation des préjudices temporaires retenue par l'expert.

Dans ses conclusions notifiées le 31 janvier 2024, M. [B] demande à la cour de :

à titre principal,

=> confirmer l'ordonnance du 25 octobre 2023 en ce qu'elle a condamné solidairement M. [X] et La médicale à lui verser une somme de 2 500 euros au titre des frais irrépétibles, outre les entiers frais et dépens ;

=> réformer l'ordonnance en ce qu'elle a condamné solidairement M. [X] et La médicale à lui verser une provision de 30 000 euros à valoir sur ses préjudices ;

statuant de nouveau,

condamner M. [X] à lui verser la somme de 45 000 euros à titre de provision à valoir sur l'indemnisation définitive de ses préjudices ;

débouter M. [X] et La médicale de leurs demandes, fins et conclusions ;

à titre subsidiaire,

=> confirmer l'ordonnance en toutes ses dispositions ;

en tout état de cause,

condamner M. [X] à lui verser une somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers frais et dépens ;

condamner La médicale à garantir M. [X] de toute condamnation ;

condamner M. [X] et La médicale aux émoluments fixés à l'article A. 444-32 du code de commerce.

M. [B] fait valoir que :

l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable, M. [X] et son assureur ne discutent que la part de responsabilité imputable à M. [X] en soutenant qu'elle ne serait que de 50% du préjudice corporel, or la détermination de la fraction de préjudice imputable à la perte de chance relève du juge du fond ;

la provision doit tenir compte des préjudices subis au-delà du 16 janvier 2021, date jusqu'à laquelle l'expert a pu évaluer son préjudice tout en précisant que la consolidation devrait probablement intervenir à son décès ;

contrairement à ce que prétend M. [X], son état de santé s'aggrave inexorablement et il ne peut être retenu qu'il « se porte bien » et que son état actuel ne justifierait pas le versement d'une provision complémentaire.

Dans ses conclusions notifiées le 12 janvier 2024, la Cpam demande à la cour de :

=> confirmer l'ordonnance du 25 octobre 2023 en ce qu'elle a :

condamné solidairement M. [X] et La médicale à lui verser la somme de 30 288,13 euros à titre de provision à valoir sur les débours qu'elle a exposés pour M. [B] ;

condamné in solidum M. [X] et La médicale à lui verser la somme de 800 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

condamné in solidum M. [X] et La médicale aux dépens de l'instance ;

débouté les parties du surplus de leurs demandes ;

y ajoutant,

condamner solidairement M. [X] et La médicale au paiement de la somme de 960 euros au titre des frais irrépétibles exposés ainsi qu'aux entiers dépens de l'appel.

La Cpam fait valoir que :

M. [X] ne conteste pas que sa responsabilité soit engagée sur le fondement de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique ;

elle a versé des prestations relevant du poste des dépenses de santé actuelles d'un montant provisoire s'élevant à la somme de 60 576,27 euros et elle bénéficie d'un recours subrogatoire non contesté ;

la somme sollicitée à titre de provision correspond à la part de responsabilité reconnue par M. [X], bien qu'elle n'acquiesce pas à son analyse sur la nature du préjudice de perte de chance.

Pour un plus ample exposé des moyens de chacune des parties, il y a lieu de se référer aux conclusions précitées en application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS DE LA DECISION

Sur la demande de provision de M. [B]

Aux termes de l'article 835 alinéa 3 du code de procédure civile, dans tous les cas où l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable, le président du tribunal judiciaire ou le juge du contentieux de la protection peuvent accorder une provision au créancier, ou ordonner l'exécution de l'obligation même s'il s'agit d'une obligation de faire.

La cour rappelle qu'une contestation sérieuse survient lorsque l'un des moyens de défense opposé aux prétentions du requérant n'apparaît pas immédiatement vain, et laisse subsister un doute sur le sens de la décision au fond, qui pourrait éventuellement intervenir par la suite sur ce point, si les parties entendaient saisir le juge du fond ; qu'en conséquence, la contestation sérieuse est celle qui paraît susceptible de prospérer au fond.

Il appartient au débiteur de l'obligation de démontrer le caractère sérieusement contestable de son obligation de payer.

Sur ce,

M. [X] et son assureur, La médicale, ne contestent pas que celui-ci a commis une faute engageant sa responsabilité et ne discutent que le contour de celle-ci et l'amplitude de ses conséquences à hauteur de 50%. Par conséquent, l'obligation n'est pas sérieusement contestable.

En outre, la discussion relative à la fraction du préjudice corporel de M. [B] qui est imputable à M. [X] relève du juge du fond ; il n'entre pas dans les pouvoirs juridictionnels du juge des référés de statuer sur la demande des appelants tendant à dire que M. [X] n'est responsable que d'une perte de chance de 50% d'éviter l'évolution métastatique du cancer.

Il sera néanmoins observé que l'expert a retenu que le retard de diagnostic de 10 à 11 mois lié à la non-réalisation d'une coloscopie de contrôle a causé un diagnostic de cancer colique à un stade métastatique et avancé, « ce qui a conduit à une stratégie thérapeutique médico-chirurgicale complexe et aléatoire quant aux risques de complications et d'efficacité sur le moyen terme ». L'expert a ainsi retenu que l'imputabilité entre ce retard de diagnostic et le stade avancé du cancer colique est de 100% et qu'il en résulte, selon lui, une perte de chance de survie pour le malade d'au moins 50% en raison de la découverte du cancer à un stade métastatique et une autre perte de chance de survie de 80% compte tenu de l'apparition du cancer colique d'intervalle.

L'expert a par conséquent précisé que les préjudices temporaires évalués dans son rapport étaient tous imputables à 100% à M. [X] de façon directe et certaine.

Sur ce point, l'expert a retenu un déficit fonctionnel temporaire total de 61 jours et un déficit fonctionnel temporaire partiel évalué de la manière suivante :

du 30 août 2019 au 15 juillet 2020 à hauteur de 25%, soit pendant 321 jours ;

du 18 au 22 juillet 2020 à hauteur de 50%, soit pendant 5 jours ;

du 11 au 24 août 2020 à hauteur de 75%, soit pendant 14 jours ;

du 28 août au 2 septembre 2020 à hauteur de 75%, soit pendant 6 jours ;

du 10 septembre 2020 au 10 janvier 2021 à hauteur de 50%, soit pendant 123 jours ;

du 22 janvier 2021 au 16 décembre 2021, date de la réunion d'expertise, à hauteur de 25%, soit pendant 360 jours.

De plus, l'expert a retenu jusqu'au 16 décembre 2021 des souffrances endurées à hauteur de 4/7 et un préjudice esthétique temporaire de 4/7.

L'expert a précisé que la consolidation n'était pas acquise à la date du 16 décembre 2021 dès lors que ni une guérison ni une rémission complète n'étaient à cette date envisageables et qu'une nouvelle mission d'expertise apparaissait « inéluctable ». Sur ce point, il sera noté que les parties se sont accordées à retenir que la consolidation interviendra probablement au moment du décès de M. [B], celui-ci étant âgé de 76 ans au jour où la cour statue.

Sans pouvoir les évaluer, l'expert a également relevé l'existence d'un préjudice d'établissement, de dépenses de santé futures, de frais de logement adapté, de frais de véhicule adapté et d'un besoin d'assistance par tierce personne estimé à :

une heure par jour du 17 octobre 2019 au 22 juillet 2020 ;

3 heures par jour du 11 août 2020 au 12 janvier 2021 ;

une heure par jour du 22 au 31 janvier 2021 ;

une heure par jour du 26 octobre au 16 décembre 2021.

Dès lors que M. [B] justifie de la poursuite de ses traitements par chimiothérapie au-delà du 16 décembre 2021 et de l'ordonnance querellée, il convient de retenir que ses préjudices temporaires évoluent et perdurent en l'absence de consolidation de son état.

Si une première provision de 30 000 euros a déjà été versée à M. [B], une telle somme apparaît insuffisante eu égard aux préjudices évolutifs décrits ci-dessus.

Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, il convient de condamner in solidum M. [X] et La médicale à verser à M. [B] la somme de 45 000 euros à titre de provision à valoir sur l'indemnisation de ses préjudices.

L'ordonnance querellée sera ainsi réformée en ce qu'elle les a condamnés solidairement à verser à M. [B] la somme de 30 000 euros.

Sur les frais de recouvrement forcés

Les émoluments proportionnels de recouvrement ou d'encaissement des huissiers de justice sont en application de l'article R. 444-55 du code de commerce à la charge du débiteur pour ceux mentionnés au numéro 128 du tableau 3-1 annexé à l'article R. 444-3 du code de commerce (recouvrement ou encaissement après avoir reçu mandat ou pouvoir à cet effet, des sommes dues en application d'une décision de justice, d'un acte ou d'un titre en forme exécutoire) et à la charge du créancier pour ceux mentionnés au numéro 129 du tableau 3-1 annexé à l'article R. 444-3 du code de commerce (recouvrement ou encaissement, après avoir reçu mandat ou pouvoir à cet effet, des sommes dues par un débiteur).

Cette répartition ne peut être remise en cause par le juge, sauf dans les litiges nés du code de la consommation en application de l'article R. 631-4 du code de la consommation.

Le présent litige n'étant pas un litige de consommation, la demande tendant à voir inclure dans les dépens l'intégralité du droit de recouvrement ou d'encaissement prévu par l'article R. 444-55 du code de commerce sera rejetée.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

Le sens de l'arrêt conduit à confirmer l'ordonnance querellée sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile.

M. [X] et La médicale qui succombent seront condamnés in solidum aux entiers dépens d'appel et au paiement d'une somme de 1 500 euros à M. [B] et d'une somme de 960 euros à la Cpam au titre des frais irrépétibles d'appel.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Confirme l'ordonnance rendue le 25 octobre 2023 par le juge des référés du tribunal judiciaire de Béthune en toutes ses dispositions critiquées, sauf en ce qu'elle a condamné solidairement M. [I] [X] et la SA La médicale à verser à M. [T] [B] la somme de 30 000 euros à titre de provision à valoir sur l'évaluation de ses préjudices,

La réforme en cette seule disposition,

Statuant à nouveau et y ajoutant,

Dit n'y avoir lieu à référé sur la demande de M. [I] [X] et la SA La médicale tendant à dire que M. [I] [X] n'est responsable que d'une perte de chance de 50% d'éviter l'évolution métastatique du cancer,

Condamne in solidum M. [I] [X] et la SA La médicale à verser à M. [T] [B] la somme de 45 000 euros à titre de provision à valoir sur l'indemnisation de ses préjudices,

Condamne in solidum M. [I] [X] et la SA La médicale aux dépens d'appel,

Condamne in solidum M. [I] [X] et la SA La médicale à payer à M. [T] [B] la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre de la procédure d'appel,

Condamne in solidum M. [I] [X] et la SA La médicale à payer à la caisse primaire d'assurance maladie de l'Artois la somme de 960 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre de la procédure d'appel,

Déboute les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.