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Décisions

CJUE, 4e ch., 5 septembre 2024, n° C-86/23

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

Question préjudicielle

PARTIES

Défendeur :

HUK-COBURG-Allgemeine Versicherung AG

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. C. Lycourgos

Juges :

Mme O. Spineanu‑Matei, M. J.‑C. Bonichot, M. S. Rodin, Mme L. S. Rossi

Avocat général :

M. M. Szpunar

Avocats :

Me G. I. Ilieva, Me L. I. Todev

CJUE n° C-86/23

4 septembre 2024

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 16 du règlement (CE) no 864/2007 du Parlement européen et du Conseil, du 11 juillet 2007, sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (« Rome II ») (JO 2007, L 199, p. 40).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant E.N.I. et Y.K.I., des ressortissants bulgares, à HUK-COBURG-Allgemeine Versicherung AG (ci-après « HUK-COBURG ») au sujet de l’indemnisation par cette dernière, au titre de la responsabilité civile obligatoire résultant de la circulation des véhicules à moteur, du préjudice immatériel que les premiers ont subi du fait du décès de leur fille lors d’un accident de la circulation, survenu en Allemagne.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

 Le règlement Rome II

3        Aux termes des considérants 6, 7, 14, 16 et 32 du règlement Rome II :

« (6)      Le bon fonctionnement du marché intérieur exige, afin de favoriser la prévisibilité de l’issue des litiges, la sécurité quant au droit applicable et la libre circulation des jugements, que les règles de conflit de lois en vigueur dans les États membres désignent la même loi nationale, quel que soit le pays dans lequel l’action est introduite.

(7)      Le champ d’application matériel et les dispositions du présent règlement devraient être cohérents par rapport au règlement (CE) no 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1),] [...] et les instruments relatifs à la loi applicable aux obligations contractuelles.

[...]

(14)      L’exigence de sécurité juridique et la nécessité de rendre la justice en fonction de cas individuels sont des éléments essentiels d’un espace de justice. Le présent règlement prévoit que les facteurs de rattachement les plus appropriés permettent d’atteindre ces objectifs. Par conséquent, le présent règlement prévoit une règle générale et des règles spécifiques ainsi que, pour certaines dispositions, une “clause dérogatoire” qui permet de s’écarter de ces règles s’il résulte de l’ensemble des circonstances que le fait dommageable présente des liens manifestement plus étroits avec un autre pays. Cet ensemble de règles crée donc un cadre flexible de règles de conflit de lois. Dans le même temps, la juridiction saisie est à même de traiter les cas individuels de manière appropriée.

[...]

(16)      Le recours à des règles uniformes devrait améliorer la prévisibilité des décisions de justice et assurer un équilibre raisonnable entre les intérêts de la personne dont la responsabilité est invoquée et ceux de la personne lésée. Le rattachement au pays du lieu où le dommage direct est survenu (“lex loci damni”) crée un juste équilibre entre les intérêts de la personne dont la responsabilité est invoquée et ceux de la personne lésée et correspond également à la conception moderne du droit de la responsabilité civile et au développement des systèmes de responsabilité objective.

[...]

(32)      Des considérations d’intérêt public justifient, dans des circonstances exceptionnelles, le recours par les tribunaux des États membres aux mécanismes que sont l’exception d’ordre public et les lois de police. En particulier, l’application d’une disposition de la loi désignée par le présent règlement qui conduirait à l’octroi de dommages et intérêts exemplaires ou punitifs non compensatoires excessifs peut être considérée comme contraire à l’ordre public du for, compte tenu des circonstances de l’espèce et de l’ordre juridique de l’État membre de la juridiction saisie. »

4        L ’article 4, paragraphe 1, de ce règlement dispose :

« Sauf dispositions contraires du présent règlement, la loi applicable à une obligation non contractuelle résultant d’un fait dommageable est celle du pays où le dommage survient, quel que soit le pays où le fait générateur du dommage se produit et quels que soient le ou les pays dans lesquels des conséquences indirectes de ce fait surviennent. »

5        L’article 15, sous c), dudit règlement prévoit :

« La loi applicable à une obligation non contractuelle en vertu du présent règlement régit notamment :

[...]

c)      l’existence, la nature et l’évaluation des dommages, ou la réparation demandée ;

[...] »

6        A ux termes de l’article 16 du même règlement, intitulé « Dispositions impératives dérogatoires » :

« Les dispositions du présent règlement ne portent pas atteinte à l’application des dispositions de la loi du for qui régissent impérativement la situation, quelle que soit la loi applicable à l’obligation non contractuelle. »

 Le règlement Rome I

7        L’article 9, intitulé « Lois de police », du règlement (CE) n° 593/2008 du Parlement européen et du Conseil, du 17 juin 2008, sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) (JO 2008, L 177, p. 6), prévoit, à ses paragraphes 1 et 2 :

« 1.      Une loi de police est une disposition impérative dont le respect est jugé crucial par un pays pour la sauvegarde de ses intérêts publics, tels que son organisation politique, sociale ou économique, au point d’en exiger l’application à toute situation entrant dans son champ d’application, quelle que soit par ailleurs la loi applicable au contrat d’après le présent règlement.

2.      Les dispositions du présent règlement ne pourront porter atteinte à l’application des lois de police du juge saisi. »

 Le droit bulgare

8        La responsabilité délictuelle en droit bulgare est régie par les dispositions des articles 45 à 54 du zakon za zadalzheniyata i dogovorite (loi sur les obligations et les contrats, DV no 275, du 22 novembre 1950), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après le « ZZD »).

9        L’article 45 du ZZD prévoit :

« (1)      Toute personne est tenue de réparer les dommages causés à autrui.

(2)      Dans tous les cas de fait délictuel, la faute est présumée jusqu’à preuve du contraire. »

10      L’article 52 du ZZD dispose :

« La réparation du préjudice immatériel est déterminée par le juge en équité. »

 Le droit allemand

 Le BGB

11      Sous le titre « Préjudice immatériel », l’article 253 du Bürgerliches Gezetzbuch (code civil ), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après le « BGB »), est libellé comme suit :

« (1)      Il n’est possible d’exiger une réparation pécuniaire pour un préjudice immatériel que dans les cas précisés par la loi.

(2)      Lorsque des dommages-intérêts doivent être versés au titre d’une lésion corporelle, d’une atteinte à la santé, à la liberté ou à l’autodétermination sexuelle, il est possible de demander également une réparation pécuniaire équitable du dommage immatériel. »

12      L’article 823 du BGB, intitulé « Obligation de réparer le préjudice », prévoit, à son paragraphe 1 :

« Quiconque, agissant intentionnellement ou par négligence, porte atteinte de manière illicite à la vie, au corps, à la santé, à la liberté, à la propriété ou à tout autre droit d’autrui, est tenu à l’égard de celui-ci de réparer le préjudice qui en résulte. »

 La loi sur la circulation routière

13      L’article 7 du Straßenverkehrsgesetz (loi sur la circulation routière), dans sa version applicable au litige au principal, intitulé « Responsabilité du détenteur du véhicule, utilisation du véhicule automoteur à l’insu et sans l’accord du détenteur », prévoit, à son paragraphe 1 :

« Si, lors de l’utilisation d’un véhicule automoteur, une personne est tuée, subit une lésion corporelle ou une atteinte à sa santé, ou si une chose est endommagée, le détenteur est tenu de réparer le dommage qui en résulte pour la partie lésée. »

14      L ’article 11 de la loi sur la circulation routière, dans sa version applicable au litige au principal, est intitulé « Étendue de l’obligation de réparation en cas de préjudice corporel ». Cet article dispose :

« En cas de lésion corporelle ou d’atteinte à la santé, la réparation devra couvrir les frais engagés par la victime pour recouvrer sa santé et le préjudice pécuniaire qu’elle a subi en raison de l’incapacité temporaire ou permanente ou de la diminution de la capacité de gain ou de l’augmentation temporaire ou permanente des besoins résultant de la lésion corporelle ou de l’atteinte à la santé. Une réparation pécuniaire équitable peut également être demandée pour les préjudices moraux. »

 La loi sur le contrat d’assurance

15      Intitulé « Droit d’action directe », l’article 115 du Gesetz über den Versicherungsvertrag (loi sur le contrat d’assurance), du 23 novembre 2007 (BGBl. 2007 I, p. 2631), dans sa version applicable au litige au principal, dispose, à son paragraphe 1 :

« Le tiers peut également faire valoir son droit à réparation contre l’assureur,

1.      s’il s’agit d’une assurance de la responsabilité civile ayant pour objet l’exécution d’une obligation d’assurance résultant de la loi sur l’assurance obligatoire [...]

[...]

Le droit d’action directe découle de l’obligation de l’assureur résultant du rapport d’assurance et, à défaut d’obligation, de l’article 117, paragraphes 1 à 4. L’assureur doit verser la réparation en argent. L’assureur et le preneur d’assurance tenu à la réparation du dommage sont solidairement responsables. »

 Le litige au principal et la question préjudicielle

16      Le 27 juillet 2014, la fille de E.N.I. et de Y.K.I., requérants au principal, est décédée lors d’un accident de la circulation routière survenu en Allemagne. L’auteur de l’accident était assuré au titre de la responsabilité civile obligatoire auprès de HUK-COBURG, une compagnie d’assurances établie en Allemagne.

17      Le 25 juillet 2017, les requérants au principal ont introduit une action contre HUK-COBURG devant le Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia, Bulgarie), tendant au versement d’une indemnité de 250 000 leva bulgares (BGN) (environ 125 000 euros) pour chacun d’entre eux à titre de réparation du préjudice immatériel subi du fait du décès de leur fille.

18      Le 27 septembre 2017, HUK-COBURG a versé à chacun des parents la somme de 2 500 euros à titre de réparation du préjudice causé par ce décès.

19      Par son jugement du 23 décembre 2019, le Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia) a partiellement fait droit à la demande des requérants au principal en accordant à chacun d’eux une indemnité d’un montant de 100 000 BGN (environ 50 000 euros), dont la somme d’environ 2 500 euros versée par l’assureur a été déduite.

20      Ce jugement a été réformé par l’Apelativen sad – Sofia (cour d’appel de Sofia, Bulgarie). Celui-ci a rejeté l’action des requérants au principal dans son intégralité, estimant qu’ils n’avaient pas démontré que la douleur et les souffrances morales subies avaient entraîné un dommage pathologique, ce qui, en vertu du droit allemand applicable conformément à l’article 4, paragraphe 1, du règlement Rome II, constituerait une condition préalable à la réparation d’un préjudice immatériel. Cette juridiction a rejeté leur argumentation selon laquelle s’appliquerait, en vertu de l’article 16 du règlement Rome II, non pas la loi allemande, mais la loi du for, à savoir l’article 52 du ZZD. Selon ladite juridiction, les montants déjà versés par HUK-COBURG ne constituent pas une reconnaissance, de la part de l’assureur, du bien-fondé des prétentions des requérants au principal et correspondent à la « petite indemnisation » pour préjudice immatériel, prévue à l’article 253, paragraphe 2, du BGB.

21      Les requérants au principal ont formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt devant le Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation, Bulgarie), qui est la juridiction de renvoi.

22      Cette juridiction observe, tout d’abord, que la réglementation allemande qui serait applicable dans la présente affaire en vertu de l’article 4 du règlement Rome II est identique à celle en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 15 décembre 2022, HUK-COBURG-Allgemeine Versicherung (C‑577/21, EU:C:2022:992), qui concernait le même accident de la circulation que celui en cause dans la présente affaire.

23      Ensuite, ladite juridiction relève que, dans cet arrêt, la Cour a considéré que cette réglementation allemande relevait du droit national matériel de la responsabilité civile auquel renvoie la directive 2009/103/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 septembre 2009, concernant l’assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation de véhicules automoteurs et le contrôle de l’obligation d’assurer cette responsabilité (JO 2009, L 263, p. 11). Ladite réglementation allemande prévoirait un critère objectif permettant d’identifier le préjudice immatériel susceptible de faire l’objet d’une indemnisation d’un membre de la famille proche de la victime d’un accident de la circulation. La Cour aurait jugé que la directive 2009/103 ne s’opposerait pas à une réglementation nationale qui fixe des critères contraignants pour la détermination des préjudices immatériels susceptibles d’être réparés.

24      Enfin, la juridiction de renvoi précise que, contrairement à la même réglementation allemande, laquelle soumettrait le droit à réparation du préjudice immatériel à trois conditions, à savoir que la victime ait subi une atteinte à sa propre santé, qu’elle soit un membre de la famille proche de la victime directe et qu’il existe une relation causale entre la faute commise par le responsable de l’accident et cette atteinte, la réglementation bulgare, à savoir l’article 52 du ZZD, prévoit que l’indemnisation du préjudice immatériel est déterminée par la juridiction en équité. Il découlerait d’une jurisprudence contraignante du Varhoven sad (Cour suprême, Bulgarie) et du Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation), que, en droit bulgare, toutes les douleurs et souffrances morales subies par les parents en raison du décès de leur enfant à la suite d’un accident de la circulation causé par un acte délictuel ou quasi-délictuel seraient susceptibles de faire l’objet d’une indemnisation, sans qu’il soit nécessaire que le préjudice ait entraîné un dommage pathologique pour ces parents. Le montant des dommages et intérêts dépendrait des circonstances spécifiques caractérisant le cas d’espèce, le montant habituellement accordé pour un préjudice immatériel à un parent pour le décès d’un enfant dans un accident de la circulation survenu en 2014 étant d’environ 120 000 BGN (environ 61 000 euros). Selon la juridiction de renvoi, à supposer que la demande des requérants au principal doive être accueillie et qu’ils aient apporté la preuve d’un dommage pathologique, le montant maximal de l’indemnité que ceux-ci pourraient obtenir en application du droit allemand s’élèverait à 5 000 euros.

25      Dans ces conditions, le Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« L’article 16 du [règlement Rome II] doit-il être interprété en ce sens qu’une disposition de droit national telle que celle en cause au principal, qui prévoit l’application d’un principe fondamental du droit d’un État membre, tel que le principe d’équité, pour déterminer l’indemnisation du préjudice immatériel en cas de décès de proches survenu à cause d’un acte délictuel ou quasi délictuel, peut être considérée comme une disposition impérative dérogatoire au sens de cet article ? »

 Sur la question préjudicielle

26      Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 16 du règlement Rome II doit être interprété en ce sens qu’une disposition nationale qui prévoit que l’indemnisation du préjudice immatériel subi par les membres de la famille proche d’une personne décédée lors d’un accident de la circulation est déterminée par le juge en équité peut être considérée comme une « disposition impérative dérogatoire », au sens de cet article.

27      Conformément à l’article 4, paragraphe 1, du règlement Rome II, sauf disposition contraire de ce règlement, la loi applicable à une obligation non contractuelle résultant d’un fait dommageable est celle du pays où le dommage survient, quel que soit le pays où le fait générateur du dommage se produit et quels que soient le ou les pays dans lesquels des conséquences indirectes de ce fait surviennent. L’article 15, sous c), de ce règlement dispose que la loi applicable à une obligation non contractuelle en vertu de ce règlement régit notamment l’existence, la nature et l’évaluation des dommages, ou la réparation demandée.

28      Cependant, en vertu de l’article 16 du règlement Rome II, les dispositions de ce règlement ne portent pas atteinte à l’application des dispositions de la loi du for qui régissent impérativement la situation, quelle que soit la loi applicable à l’obligation non contractuelle.

29      En premier lieu, il convient d’observer qu’il ressort des termes de l’article 16 du règlement Rome II, d’une part, qu’il prévoit une dérogation à la loi applicable à l’obligation non contractuelle désignée conformément aux règles de conflit de lois établies par ce règlement, telles que l’article 4 et l’article 15, sous c), de celui-ci, en ce que cet article 16 autorise l’application de la loi de l’État membre du for.

30      Partant, ledit article 16 doit être interprété de manière restrictive (voir, par analogie, arrêt du 31 janvier 2019, Da Silva Martins, C‑149/18, EU:C:2019:84, point 29 et jurisprudence citée).

31      En outre, l’objectif poursuivi par le règlement Rome II consiste notamment, ainsi qu’il ressort de ses considérants 6, 14 et 16, à garantir la sécurité quant au droit applicable quel que soit le pays dans lequel l’action est introduite et à améliorer la prévisibilité des décisions de justice ainsi qu’à assurer un équilibre raisonnable entre les intérêts de la personne dont la responsabilité est invoquée et ceux de la personne lésée [arrêt du 17 mai 2023, Fonds de Garantie des Victimes des Actes de Terrorisme et d’Autres Infractions (FGTI), C‑264/22, EU:C:2023:417, point 30]. Partant, une interprétation extensive de l’article 16 du règlement Rome II irait à l’encontre de cet objectif.

32      D’autre part, il ressort du libellé de cet article 16 que la dérogation qu’il prévoit s’applique lorsque les dispositions de la loi du for « régissent impérativement la situation ».

33      Néanmoins, pour que de telles dispositions puissent trouver application et justifier le recours audit article 16, il est nécessaire que la situation juridique soumise à l’examen de la juridiction nationale présente des liens suffisamment étroits avec l’État membre du for.

34      La mise à l’écart de la loi étrangère désignée par l’article 4 du règlement Rome II implique donc, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 52 de ses conclusions, que cette juridiction vérifie d’abord si cette situation juridique présente de tels liens avec cet État membre.

35      Ainsi, si ladite situation juridique présente des liens de rattachement avec plusieurs États membres, il est possible que ladite juridiction doive constater, notamment compte tenu des liens de rattachement de la même situation juridique avec l’État membre dont la loi est désignée en vertu des règles de conflit de lois, l’absence de liens suffisamment étroits avec l’État membre du for.

36      En l’occurrence, les requérants au principal, qui sont des ressortissants bulgares domiciliés en Bulgarie, ont saisi une juridiction de cet État membre. Cependant, l’accident de la circulation à la suite duquel la fille des requérants au principal est décédée est survenu en Allemagne. L’auteur de cet accident était assuré auprès d’une compagnie d’assurances établie dans cet État membre. Par ailleurs, tant la victime que l’auteur dudit accident étaient des ressortissants bulgares établis en Allemagne, comme il ressort des points 15 à 17 de l’arrêt du 15 décembre 2022, HUK-COBURG-Allgemeine Versicherung (C‑577/21, EU:C:2022:992), qui concerne, ainsi qu’il a été mentionné au point 22 du présent arrêt, le même accident de la circulation. C’est notamment sur la base de ces éléments factuels qu’il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier si des liens suffisamment étroits avec la Bulgarie existent dans l’affaire au principal.

37      En deuxième lieu, s’agissant de la qualification d’une norme nationale en tant que « disposition impérative dérogatoire », au sens de l’article 16 du règlement Rome II, il y a lieu de rappeler que cette notion est identique à celle de « loi de police », au sens de l’article 9 du règlement Rome I, si bien que l’interprétation, par la Cour, de cette dernière notion vaut également pour ce qui concerne la première, eu égard à l’exigence de cohérence dans l’application des règlements Rome I et Rome II (voir, en ce sens, arrêt du 31 janvier 2019, Da Silva Martins, C‑149/18, EU:C:2019:84, point 28).

38      L’article 9 du règlement Rome I définit une « loi de police » comme une disposition impérative dont le respect est jugé crucial par un pays pour la sauvegarde de ses intérêts publics, tels que son organisation politique, sociale ou économique, au point d’en exiger l’application à toute situation entrant dans son champ d’application, quelle que soit par ailleurs la loi applicable au contrat en vertu de ce règlement.

39      Selon la jurisprudence de la Cour relative à cet article 9, il revient au juge national, dans le cadre de son appréciation quant au caractère de « loi de police » de la loi nationale, de tenir compte non seulement des termes précis de cette loi, mais aussi de l’économie générale de celle-ci et de l’ensemble des circonstances dans lesquelles ladite loi a été adoptée pour pouvoir en déduire qu’elle revêt un caractère impératif, dans la mesure où il apparaît que le législateur national a adopté celle-ci en vue de protéger un intérêt jugé essentiel par l’État membre concerné (arrêt du 31 janvier 2019, Da Silva Martins, C‑149/18, EU:C:2019:84, point 30 et jurisprudence citée).

40      Par analogie, pour identifier l’existence d’une « disposition impérative dérogatoire », au sens de l’article 16 du règlement Rome II, la juridiction nationale doit constater, sur la base d’une analyse circonstanciée des termes, de l’économie générale, des objectifs ainsi que du contexte de l’adoption de la disposition nationale concernée, qu’elle revêt une importance telle dans l’ordre juridique national qu’elle justifie d’écarter la loi désignée en application de l’article 4 de ce règlement (arrêt du 31 janvier 2019, Da Silva Martins, C‑149/18, EU:C:2019:84, point 31). Il résulte des points 30 et 34 de cet arrêt que l’application d’une disposition impérative dérogatoire exige que cette juridiction identifie des raisons particulièrement importantes qui justifient son application.

41      L’application d’une telle disposition exige donc que la juridiction nationale vérifie, d’une part, outre les termes et l’économie générale de la disposition nationale supposément impérative, les motifs et les objectifs qui ont mené à son adoption, en vue de déterminer si le législateur national avait l’intention de conférer à celle-ci un caractère impératif. Ainsi, cette juridiction doit examiner si cette disposition a été adoptée en vue de protéger un ou plusieurs intérêts que l’État membre du for considère comme essentiels et si le respect de ladite disposition est jugé crucial par ledit État membre pour la sauvegarde de ces intérêts.

42      D’autre part, il doit résulter de l’appréciation, par la juridiction nationale, de la situation juridique dont elle est saisie que l’application de la même disposition s’avère absolument nécessaire pour protéger l’intérêt essentiel concerné dans le contexte du cas d’espèce.

43      Il s’ensuit que la juridiction nationale ne saurait recourir à la dérogation prévue à l’article 16 du règlement Rome II si l’objectif de protection de l’intérêt en cause poursuivi par la disposition concernée de la loi du for peut aussi être atteint par l’application de la loi désignée en vertu des règles de conflit de lois de ce règlement.  

44      En troisième lieu, il convient d’observer que le recours, par les juridictions des États membres, aux lois de police n’est possible que dans des circonstances exceptionnelles, lorsque, ainsi que l’énonce le considérant 32 du règlement Rome II, « des considérations d’intérêt public » le justifient. À cet égard, il ressort de la définition de la notion de « loi de police », rappelée au point 38 du présent arrêt, laquelle, eu égard à la jurisprudence rappelée au point 37 de celui-ci, revêt une portée identique à celle de « disposition impérative dérogatoire », visée à l’article 16 de ce règlement, qu’une telle loi ou disposition doit nécessairement tendre à la protection d’intérêts publics d’une importance particulière, tels que ceux relatifs à l’organisation politique, sociale ou économique de l’État membre du for. Sont concernés des intérêts jugés essentiels par cet État membre, ainsi qu’il résulte de la jurisprudence citée au point 39 du présent arrêt.

45      Il découle, certes, de la référence, au considérant 32 du règlement Rome II, à des règles relatives à l’évaluation de la réparation d’un dommage que le législateur de l’Union n’a pas exclu, par principe, la possibilité que des normes protégeant des intérêts individuels puissent, le cas échéant, être considérées comme des dispositions impératives dérogatoires. Il résulte en effet de la seconde partie de ce considérant que les conceptions sur lesquelles sont fondées les règles en matière de réparation d’un préjudice extracontractuel en vigueur dans un État membre sont susceptibles de justifier l’application de la loi du for en vertu de l’article 16 de ce règlement.

46      Toutefois, eu égard à la définition de la notion de « loi de police », des dispositions nationales qui viseraient à protéger des intérêts individuels ne sauraient être appliquées, par une juridiction nationale, au titre de « dispositions impératives dérogatoires » que pour autant que l’analyse circonstanciée à laquelle elle est tenue de procéder fasse clairement apparaître que la protection des intérêts individuels d’une catégorie de personnes, à laquelle tendent ces dispositions nationales, correspond à un intérêt public essentiel dont elles assurent la sauvegarde. Comme M. l’avocat général l’a souligné au point 62 de ses conclusions, l’existence d’un lien suffisant avec un tel intérêt public qui est jugé essentiel au sein de l’ordre juridique de l’État membre du for doit être établie.

47      En l’occurrence, ainsi qu’il découle du point 40 du présent arrêt, l’article 52 du ZZD ne pourrait être appliqué à la situation juridique en cause au principal, en lieu et place de la loi allemande qui est en principe désignée en vertu de l’article 4 du règlement Rome II, que si son application était justifiée par des raisons particulièrement importantes, qui traduisent des intérêts publics jugés essentiels dans l’ordre juridique bulgare. À cet égard, la juridiction de renvoi a relevé que le principe d’équité, mis en œuvre à l’article 52 du ZZD, est un principe fondamental du droit bulgare et fait partie de l’ordre public bulgare. Dans la mesure où cette disposition vise à protéger des intérêts individuels d’une catégorie de personnes physiques, il y a lieu de rappeler que l’analyse circonstanciée à laquelle la juridiction nationale doit procéder implique en outre de faire clairement apparaître que cette protection correspond à un intérêt public essentiel dont ladite disposition assure la sauvegarde, de sorte que son respect est jugé crucial par l’État membre concerné.

48      Par ailleurs, s’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier une disposition nationale à l’aune des critères cités au point 40 du présent arrêt, il y a lieu de rappeler qu’il résulte du point 43 du présent arrêt que le recours à la dérogation prévue à l’article 16 du règlement Rome II est exclu lorsque l’application de la loi désignée par ce règlement permet également d’atteindre l’objectif de protection de l’intérêt public essentiel que la disposition concernée de la loi du for vise à sauvegarder.

49      En l’occurrence, il ressort de la demande de décision préjudicielle que si, en vertu de l’article 52 du ZZD, le juge doit déterminer la réparation du préjudice immatériel « en équité », la loi allemande prévoit, quant à elle, la possibilité d’« une réparation équitable » du même préjudice, de telle sorte que ces réglementations nationales paraissent se fonder toutes deux sur le principe d’équité.

50      Toutefois, il ressort également de la demande de décision préjudicielle, d’une part, que le montant maximal de l’indemnisation qui peut être accordé en application de la loi allemande serait d’environ 5 000 euros, alors que le montant habituellement accordé en application de l’article 52 du ZZD s’élèverait à environ 120 000 BGN (environ 61 000 euros). Cependant, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé, en substance, au point 32 de ses conclusions, le seul fait que l’application de la loi du for conduise, en ce qui concerne le montant de la réparation, à une solution différente de celle qui aurait résulté de l’application de la loi désignée par la règle de conflit de lois ne permet pas de conclure que l’application de cette dernière loi ne peut pas atteindre l’objectif de protection de l’intérêt public essentiel que la disposition concernée de l’État membre du for vise, le cas échéant, à sauvegarder.

51      D’autre part, il ressort de la demande de décision préjudicielle que, en vertu de l’article 52 du ZZD, une compensation pécuniaire pourrait être systématiquement accordée pour les souffrances et douleurs morales, alors que la loi allemande désignée en vertu de l’article 4 du règlement Rome II n’admettrait une indemnisation à ce titre que lorsque le fait dommageable a entraîné un préjudice pathologique. Ainsi, sous réserve des vérifications à opérer par la juridiction de renvoi, cette loi allemande et la loi bulgare semblent reposer, à ces deux égards, sur des conceptions totalement différentes en ce qui concerne le droit à indemnisation.

52      Par conséquent, il ne saurait être exclu que, dans des cas identiques, la victime pourrait obtenir, au titre des souffrances et des douleurs morales qu’elle a subies et qui n’ont entraîné aucun dommage pathologique, en vertu du droit bulgare, une réparation pouvant s’élever à environ 120 000 BGN (environ 61 000 euros), alors que, en vertu du droit allemand, cette personne ne pourrait obtenir aucune indemnisation.

53      Dès lors, il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer si l’application de la loi allemande, qui ne prévoit pas la réparation des souffrances et des douleurs morales n’entraînant pas un dommage pathologique, permet d’atteindre l’objectif de protection de l’intérêt public essentiel que l’article 52 du ZZD vise, le cas échéant, à sauvegarder.

54      Enfin, en quatrième lieu, il importe de rappeler que, selon la jurisprudence de la Cour, la loi d’un État membre qui satisfait à la protection minimale prescrite par une directive de l’Union peut être écartée en faveur de la loi du for pour un motif tiré de son caractère impératif lorsque la juridiction saisie constate de façon circonstanciée que, dans le cadre de la transposition de cette directive, le législateur de l’État membre du for a jugé crucial, au sein de son ordre juridique, d’accorder à la personne concernée une protection allant au-delà de celle prévue par ladite directive, en tenant compte à cet égard de la nature et de l’objet de telles dispositions impératives (voir, en ce sens, arrêt du 17 octobre 2013, Unamar, C‑184/12, EU:C:2013:663, points 50 à 52).

55      Toutefois, aux points 34 à 37, 42 et 48 de l’arrêt du 15 décembre 2022, HUK-COBURG-Allgemeine Versicherung (C‑577/21, EU:C:2022:992), la Cour a considéré, en substance, que, s’il appartient aux États membres de veiller à ce que l’indemnisation du préjudice immatériel subi par les proches des victimes d’accidents de la circulation soit couverte par une assurance obligatoire à hauteur au moins des montants minimaux prévus par la directive 2009/103, cette directive ne pose pas d’exigences spécifiques quant au choix d’un régime de responsabilité civile pour déterminer l’étendue de l’indemnisation à accorder sur la base de la responsabilité civile de l’assuré, laquelle est, essentiellement, régie par le droit national.

56      Partant, dès lors que ladite directive ne vise pas à harmoniser l’étendue de l’indemnisation du dommage d’une victime indirecte d’un accident de la circulation et que l’article 52 du ZZD, qui vise à déterminer l’étendue de la réparation du préjudice immatériel subi par une telle victime, ne peut donc pas être considéré comme ayant été adopté dans le cadre de la transposition de cette directive, cet article 52 ne relève pas de l’hypothèse visée par la jurisprudence rappelée au point 54 du présent arrêt.

57      Il résulte de l’ensemble des motifs qui précèdent qu’il convient de répondre à la question posée que l’article 16 du règlement Rome II doit être interprété en ce sens qu’une disposition nationale qui prévoit que l’indemnisation du préjudice immatériel subi par les membres de la famille proche d’une personne décédée lors d’un accident de la circulation est déterminée par le juge en équité ne peut pas être considérée comme une « disposition impérative dérogatoire », au sens de cet article, à moins que, lorsque la situation juridique en cause présente des liens suffisamment étroits avec l’État membre du for, la juridiction saisie constate, sur la base d’une analyse circonstanciée des termes, de l’économie générale, des objectifs ainsi que du contexte de l’adoption de cette disposition nationale, que son respect est jugé crucial au sein de l’ordre juridique de cet État membre, au motif qu’elle poursuit un objectif de protection d’un intérêt public essentiel qui ne peut pas être atteint par l’application de la loi désignée en vertu de l’article 4 de ce règlement.

 Sur les dépens

58      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit :

L’article 16 du règlement (CE) no 864/2007 du Parlement européen et du Conseil, du 11 juillet 2007, sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (« Rome II »),

doit être interprété en ce sens que :

une disposition nationale qui prévoit que l’indemnisation du préjudice immatériel subi par les membres de la famille proche d’une personne décédée lors d’un accident de la circulation est déterminée par le juge en équité ne peut pas être considérée comme une « disposition impérative dérogatoire », au sens de cet article, à moins que, lorsque la situation juridique en cause présente des liens suffisamment étroits avec l’État membre du for, la juridiction saisie constate, sur la base d’une analyse circonstanciée des termes, de l’économie générale, des objectifs ainsi que du contexte de l’adoption de cette disposition nationale, que son respect est jugé crucial au sein de l’ordre juridique de cet État membre, au motif qu’elle poursuit un objectif de protection d’un intérêt public essentiel qui ne peut pas être atteint par l’application de la loi désignée en vertu de l’article 4 de ce règlement.