CA Bordeaux, 4e ch. com., 3 septembre 2024, n° 22/03113
BORDEAUX
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Alter'oak (SAS)
Défendeur :
Querceo (SAS), B'OAK (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Franco
Conseillers :
Mme Goumilloux, Mme Masson
Avocats :
Me Paray, Me Vagnat
FAITS ET PROCÉDURE
La SAS Alter Ego est spécialisée dans la maturation de vins, bières et spiritueux. Elle a employé M. [Y] en qualité de directeur du développement à partir du 1er juin 2016.
Le 13 janvier 2020, M. [Y] a saisi le conseil de Prud'hommes de Bordeaux d'une demande de résolution judiciaire de son contrat de travail. Le 31 janvier 2020, la société Alter Ego a licencié M. [Y] pour faute grave.
Par jugement du 25 février 2022, le conseil de prud'hommes a fait droit à la demande du salarié de résiliation judiciaire de son contrat de travail, produisant les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse, en raison de privation par l'employeur du paiement de la part variable de sa rémunération, et a condamné la société Alter Ego à lui payer diverses sommes à titre d'indemnités et de rappel de commissions. Cette décision est présentée comme définitive.
La SAS Querceo a été créée le 1er octobre 2019, Mme [Y] née [S] [C] en étant l'associée unique et la présidente, avec pour activité le négoce des vins et spiritueux.
La SAS à associé unique B'oak a été créée le 3 novembre 2020 et se trouve présidée par M. [Y], avec une offre de services similaires à ceux de la société Alter Ego.
La société Alter Ego a estimé qu'elle avait eu à subir un détournement de clientèle en raison de l'activité des sociétés Querceo et B'oak, et elle a fait assigner ces sociétés devant le tribunal de commerce de Bordeaux par acte d'huissier du 27 juillet 2021 pour leur demander le paiement de 130 000 euros à titre de dommages-intérêts.
Par jugement du 24 mai 2022, le tribunal de commerce de Bordeaux a débouté la société Alter Ego de l'ensemble de ses demandes, l'a condamnée à payer 1 500 euros à chacune des sociétés Querceo et B'oak en application de l'article 700 du code de procédure civile, et l'a condamnée aux dépens.
Par déclaration du 28 juin 2022, la société Alter Ego a interjeté appel de cette décision, énonçant les chefs de la décision expressément critiqués, intimant les sociétés Querceo et B'oak.
PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Par conclusions déposées en dernier lieu le 29 août 2022, auxquelles il convient de se reporter pour le détail des moyens et arguments, la SAS Alter'oak, nouvelle dénomination de la société Alter Ego, demande à la cour de :
Déclarer la concluante recevable et fondée en son appel,
Y faisant droit,
Réformer en toutes ses dispositions le jugement déféré et statuant à nouveau,
Vu les dispositions de l'article 1240 du code civil,
Vu les pièces versées au débat,
Dire et juger que les sociétés Queceo et B'Oak se sont livrées à des actes de concurrence déloyale et de parasitisme commercial au préjudice de la concluante,
Les condamner solidairement entre elles à payer à la concluante la somme de 130.000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du trouble commercial qu'elle a subi,
Les condamner sous la même solidarité au paiement d'une indemnité de 5.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens
La société Alter'oak fait notamment valoir que la société Querceo avait commencé son activité à une date à laquelle M. [Y] était encore son salarié ; que la société Querceo a développé une activité directement concurrente à la sienne sous l'impulsion dynamique de M. [Y], le tout à son insu ; que Mme [Y] n'avait aucune compétence en matière de vins et spiritueux et que sa désignation ne constitue qu'une façade permettant à M. [Y] d'agir en coulisses ; que le siège social était fixé au domicile de M. [Y], qui correspondait par courriel avec ses clients alors qu'il était encore salarié ; qu'elle n'a jamais approuvé la création de Querceo.
Elle ajoute que la société B'oak est l'associée unique de Querceo avec laquelle elle partage siège social, coordonnées téléphoniques, adresse mail, site web et clientèle, dans une parfaite confusion de patrimoine et d'activité ; que cette société proposait déjà des boisés sur le marché indien dès le 5 mars 2020 ; que ce faisant, les produits avaient nécessairement été conçus, testés et mis en production alors que M. [Y] était encore son salarié ; que B'oak a tiré profit de son savoir-faire en se plaçant dans son sillage commercial et en reproduisant de manière servile ses emballages ; que des détournements de clients sont intervenus avant le licenciement de M. [Y] ; que les man'uvres déloyales de M. [Y], gérant de fait de Querceo, ont provoqué le départ de cette clientèle, qui serait autrement resté la sienne ; que ses demandes comprennent le chiffre d'affaires perdu, l'atteinte à sa notoriété commerciale et l'exploitation de son savoir-faire.
Par conclusions déposées en dernier lieu le 6 septembre 2022, auxquelles il convient de se reporter pour le détail des moyens et arguments, les sociétés Querceo et B'Oak demandent à la cour de :
Confirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Bordeaux le 24 mai 2022 ;
Y ajoutant :
Condamner la société Alter'Oak à payer les sommes suivantes :
- 3.000 euros à titre d'indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, au profit de la SAS Querceo ;
- 3.000 euros à titre d'indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, au profit de la SAS B'Oak,
Débouter la société Alter'Oak (anciennement Alter Ego) de l'ensemble de ses demandes ;
Condamner la société Alter'Oak (anciennement Alter Ego) aux entiers dépens, en ce compris le timbre fiscal et les frais d'exécution (si ceux-ci étaient nécessaires).
Les sociétés Querceo et B'oak font notamment valoir que la société Querceo a pour dirigeante Mme [Y] ; que cette idée a été suggérée par le dirigeant de Alter Ego avant même l'embauche de M. [Y] pour créer une société complémentaire ; que les deux sociétés ne sont pas concurrentes ; que, pour la société B'oak, M. [Y] n'avait pas de clause de non-concurrence dans son contrat de travail et que la société a été créée 9 mois après son licenciement ; qu'aucun client d'Alter Ego ne ne vient au soutien de la demanderesse, alors que d'autres clients ont tenu à apporter leur soutien à M. [Y] ; et qu'elle n'a accompli aucune démarche en vue de capter les clients de Alter Oak.
La clôture de la procédure a été prononcée selon ordonnance du 21 mai 2024 et l'affaire renvoyée à l'audience du 4 juin 2024.
MOTIFS DE LA DECISION :
1- La société appelante Alter'oak, anciennement Alter Ego, recherche la condamnation des société Querceo et B'oak à lui payer des dommages-intérêts en réparation d'actes de concurrence déloyale qu'elle leur impute; elle invoque à ce égard un détournement de clientèle et un parasitisme des deux société intimées.
2- Les sociétés intimées contestent toute faute et toute responsabilité.
Sur ce:
3- Fondée sur les dispositions des articles 1240 et 1241 du code civil, la concurrence déloyale est une forme particulière de faute engageant la responsabilité civile de droit commun en raison d'un abus de la liberté de la concurrence caractérisé par un comportement déloyal, du fait d'un recours à des procédés concurrentiels contraires à la loi ou aux usages, constitutifs d'une faute intentionnelle ou non, et de nature à causer un préjudice aux concurrents.
Le parasitisme est un acte de concurrence déloyale qui a été défini par la jurisprudence comme l'ensemble des comportements par lesquels un agent économique s'immisce dans le sillage d'un autre afin de tirer profit, sans rien dépenser, de ses efforts et de son savoir-faire.
4- Par conséquent, il incombait au demandeur de démontrer l'existence de telles fautes, d'un préjudice et d'un lien de causalité entre les deux.
A ce titre, la faute, conformément à la responsabilité civile de droit commun, n'a pas à être intentionnelle.
S'agissant de la société Querceo :
5- Il est constant que la société Querceo, dirigée par Mme [Y], a été créée alors que M. [Y] était le salarié de Alter Ego. Pour autant, cette circonstance ne saurait caractériser à elle seule un acte de concurrence déloyale.
6- La société Alter'oak invoque une carte de visite de Querceo portant le nom de « [X] [Y] ». Pour autant, aucune carte n'est fournie et la pièce n° 5 produite est une feuille de papier standard, de sorte qu'il n'est même pas possible de vérifier qu'il s'agirait d'une carte de visite, outre l'absence de toute indication de date susceptible de caractériser son utilisation à une période où M. [Y] était encore salarié de l'appelante.
7- En outre, et malgré les dénégations de Alter'oak, il apparaît bien que, comme le soutiennent les intimées, M. [O], dirigeant de Alter Ego, proposait par courriel du 3 mai 2016 à M. [Y] la création d'une « société simple au nom de [J] », [J] étant le prénom de Mme [Y] (Pièce n° 11 des intimées), ainsi que la « création d'une société commune pour laquelle les objets de manquent pas » (sic).
8- Mme [J] [Y] atteste d'ailleurs dans le même sens (pièce n° 13 des intimées), et, bien que Alter'oak proteste de l'impossibilité de se constituer une preuve à soi-même, cette société n'est pas allée jusqu'à s'inscrire en faux ou à déposer une plainte pénale.
9- Ainsi, il n'est pas établi que la société Querceo aurait été créée par M. [Y] à l'insu de son employeur, et non plus qu'il en aurait été le dirigeant de fait, alors même que Alter'oak échoue à établir des actes positifs en ce sens de la part de M. [Y].
Notamment, les autres allégations de l'appelante relatives à des comptes rendus de déplacement, des livraisons et autres, ne sont pas établies par des pièces à l'appui, à supposer que ces événements seraient significatifs pour caractériser une concurrence déloyale.
S'agissant de la société B'oak :
10- La seule circonstance que la société B'oak serait proche de la société Querceo ne saurait constituer un élément d'une concurrence déloyale, dès lors notamment qu'il est notoire et non dissimulé que ces sociétés sont dirigées par deux époux.
11- La société B'oak rappelle à juste titre qu'elle a été créée 9 mois après le licenciement de M. [Y], et aussi que celui-ci n'avait pas de clause de non-concurrence dans son contrat de travail.
12- La société Alter'oak se borne à prétendre que B'oak aurait proposé dès le 5 mars 2020 sur le marché indien des boisés qu'elle n'aurait pas été en mesure de proposer si M. [Y] ne les avait pas mis au point alors qu'il était encore son salarié.
13- Pour autant, la seule pièce n° 17 présentée à l'appui de cette affirmation n'est pas exploitable, dès lors qu'elle ne présente que des photographies et des légendes non explicites extraites d'un site web, et que le nom B'oak et la date « 5 mars 2020 » ont été manifestement rajoutés en haut de la première page dans des circonstances inconnues, et encore que les factures produites, adressées par « Spirit Connections » à Alter Ego, ne sont nullement explicites.
14- Aucune faute génératrice de concurrence déloyale par la société B'oak n'est ainsi établie par la société Alter'oak
Sur les préjudices allégués:
15- La société Alter'oak évoque (pages 9 à 13) comme exemples de « détournements » des noms de clients qui avaient été en contact avec M. [Y] et qui ne sont plus ses clients mais qui seraient devenus ceux de Cerceo.
16- Pour autant, en vertu du principe de la liberté du commerce et de l'industrie, le démarchage de la clientèle d'autrui, fût-ce par un ancien salarié de celui-ci, est libre, dès lors que ce démarchage ne s'accompagne pas d'un acte déloyal, qui n'est pas établi ni même précisément invoqué en l'espèce.
17- Aucun acte de concurrence déloyale n'est ici établi par l'appelante.
18- C'est donc à juste titre que le tribunal de commerce a débouté la société Alter Ego, devenue Alter'oak, de l'ensemble de ses demandes.
Le jugement doit dès lors être confirmé.
Sur les autres demandes
19- Partie tenue aux dépens d'appel, la société Alter'oak paiera à Querceo la somme de 1 500 euros et à B'oak la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel.
20- La demande relative aux frais d'exécution présentée par les sociétés intimées en même temps que celle relative aux dépens dont elle est pourtant distincte, qui est en l'état purement hypothétique, rien ne laissant ici présumer une volonté de résistance de son adversaire, est au surplus inutile puisque la loi, notamment par les dispositions de l'article L. 111-8 du code des procédures civiles d'exécution, met déjà par principe les frais d'une exécution forcée nécessaire à la charge du débiteur, sous le contrôle du juge de l'exécution.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort,
Confirme le jugement rendu entre les parties par le tribunal de commerce de Bordeaux le 24 mai 2022,
Y ajoutant,
Condamne la SAS Alter'oak à payer à la SAS Querceo la somme de 1 500 euros et à la SAS B'oak la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel,
Condamne la SAS Alter'oak aux dépens d'appel,
Dit n'y avoir lieu à statuer ici sur des frais d'exécution.
Le présent arrêt a été signé par Monsieur Jean-Pierre FRANCO, président, et par Monsieur Hervé GOUDOT, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.