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Décisions

CA Riom, ch. com., 4 septembre 2024, n° 23/00921

RIOM

Arrêt

Autre

CA Riom n° 23/00921

4 septembre 2024

COUR D'APPEL

DE RIOM

Troisième chambre civile et commerciale

ARRET N°

DU : 04 Septembre 2024

N° RG 23/00921 - N° Portalis DBVU-V-B7H-GAL7

FK

Arrêt rendu le quatre Septembre deux mille vingt quatre

décision dont appel : Jugement Au fond, origine Tribunal de Commerce de CLERMONT-FD, décision attaquée en date du 04 Mai 2023, enregistrée sous le n° 2022001363

COMPOSITION DE LA COUR lors des débats et du délibéré :

Mme Annette DUBLED-VACHERON, Présidente de chambre

Mme Virginie THEUIL-DIF, Conseiller

M. François KHEITMI, Magistrat Honoraire

En présence de : Mme Cécile CHEBANCE, Greffier placé, lors de l'appel des causes et Mme Christine VIAL, Greffier, lors du prononcé

ENTRE :

La société LAMAZUNA

société par actions simplifiées immatriculée au RCS de Romans sous le n° 522 516 319

[Adresse 5]

[Localité 4]

Représentants : Me Sophie LACQUIT, avocat au barreau de CLERMONT-FERRAND (postulant) et Me Sémir GHARBI de la SELARL SEMIR GHARBI, avocat au barreau de LYON (plaidant)

La S.E.L.A.R.L. [D]

[Adresse 6]

[Localité 3]

prise en la personne de Me [S] [D], ès-qualités de mandataire judiciaire de la société LAMAZUNA, société par actions simplifiées immatriculée au RCS de Romans sous le n° 522 516 319, dont le siège social est sis [Adresse 5]

Représentants : Me Sophie LACQUIT, avocat au barreau de CLERMONT-FERRAND (postulant) et Me Sémir GHARBI de la SELARL SEMIR GHARBI, avocat au barreau de LYON (plaidant)

La S.E.L.A.R.L. AJ PARTENAIRES

[Adresse 1]

[Localité 3]

agissant en la personne de Me [F] [R], ès-qualités d'administrateur judiciaire de la société LAMAZUNA, société par actions simplifiées immatriculée au RCS de Romans sous le n° 522 516 319, dont le siège social est sis [Adresse 5]

Représentants : Me Sophie LACQUIT, avocat au barreau de CLERMONT-FERRAND (postulant) et Me Sémir GHARBI de la SELARL SEMIR GHARBI, avocat au barreau de LYON (plaidant)

APPELANTES

ET :

La société MUZARD

société à responsabilité limitée immatriculée au RCS de Clermont-Ferrand sous le n° 789 100 203

[Adresse 2]

[Localité 7]

Représentants : Me Sébastien RAHON, avocat au barreau de CLERMONT-FERRAND (postulant) et Me François VACCARO de la SELARL ORVA-VACCARO & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS (plaidant)

INTIMÉE

DEBATS : A l'audience publique du 15 Mai 2024 Monsieur KHEITMI a fait le rapport oral de l'affaire, avant les plaidoiries, conformément aux dispositions de l'article 785 du CPC. La Cour a mis l'affaire en délibéré au 04 Septembre 2024.

ARRET :

Prononcé publiquement le 04 Septembre 2024, par mise à disposition au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile ;

Signé par Mme Annette DUBLED-VACHERON, Présidente de chambre, et par Mme Christine VIAL, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

Exposé du litige :

Suivant un acte sous seing privé du 24 février 2021, la SAS Lamazuna, société de distribution de produits d'hygiène à orientation écologique, a conclu avec la SARL Muzard un contrat ayant pour objet la fabrication et la fourniture de nettoyeurs d'oreille en bois, de marque Oriculi. Il était notamment précisé que la SAS Lamazuna s'engageait à acheter à la SARL Muzard, société fabricante, « au moins 750 000 produits contractuels par an », pendant une durée de cinq ans à compter du 1er mars 2021.

En décembre 2021, la SAS Lamazuna a fait part à la SARL Muzard de graves difficultés qu'elle rencontrait, en raison d'une chute brutale de son chiffre d'affaires, et demandé à la société fabricante de renégocier les termes de leur contrat ; les deux sociétés n'ont pas pu parvenir à un accord, malgré une tentative de règlement amiable en mars 2022, et le 24 mars 2022 la SAS Lamazuna a fait assigner la SARL Muzard devant le tribunal de commerce de Clermont-Ferrand, en demandant entre autres le prononcé de la rupture du contrat, et à titre subsidiaire sa révision, sur le fondement de l'article 1195 du code civil, ayant trait à l'imprévision.

Le tribunal de commerce de Clermont-Ferrand, suivant jugement contradictoire du 4 mai 2023, a débouté la SAS Lamazuna de toutes ses demandes, prononcé la résiliation du contrat aux torts de cette société, et l'a condamnée à payer à la SARL Muzard la somme de150 000 euros en réparation du préjudice qu'elle lui a causé par l'inexécution de ses obligations contractuelles, outre 5 000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile ; le tribunal a en outre opposé une fin de non-recevoir, au visa de l'article L. 442-1 du code de commerce, à une demande reconventionnelle formée par la SARL Muzard.

Le tribunal a énoncé, dans les motifs du jugement, que la SAS Lamazuna n'avait pas respecté les dispositions de l'article 1195 du code civil, qui l'obligeaient à poursuivre l'exécution de ses obligations pendant qu'elle négociait une modification des termes du contrat ; que cette société échouait d'autre part à établir que ses difficultés soient résultées d'un changement imprévisible de circonstances objectives, la pandémie de Covid 19 ayant produit ses effets dès avant la signature du contrat ; et qu'elle échouait aussi à établir l'existence d'un cas de force majeure.

La SAS Lamazuna a été placée en redressement judiciaire par le tribunal de commerce de Romans-sur-Isère, suivant jugement du 30 mars 2023.

La SAS Lamazuna, son mandataire judiciaire la SELARL [D], et son administrateur judiciaire la SELARL AJ Partenaires, ont interjeté appel, suivant une déclaration reçue au greffe de la cour le 12 juin 2023, du jugement prononcé le 4 mai 2023 par le tribunal de commerce de Clermont-Ferrand.

Les appelantes demandent à la cour de réformer le jugement, et de prononcer la résiliation du contrat par application de l'article 1195 du code civil. Elles demandent à titre subsidiaire la révision du contrat, par la limitation à 35 000 unités par an de l'engagement quantitatif annuel de 750 000 unités, conclu entre les deux parties dans l'acte du 24 février 2021. Elles font valoir qu'à la date de la signature du contrat, l'activité de la SAS Lamazuna était en progression constante, portée par celle du marché du « bio/vrac », mais que ce marché s'est effondré de manière imprévisible au cours de l'année 2021, de sorte que cette société n'a pu acquérir, au cours de cette même année, que 28 460 unités de bâtonnets Oriculi, nombre très inférieur à son engagement contractuel ; que cet effondrement est résulté de la crise économique, conséquence elle-même de la crise sanitaire survenue en 2020, et qui a constitué selon les appelantes un changement de circonstances imprévisible.

Les appelantes contestent d'ailleurs la faute reprochée à la SAS Lamazuna, d'avoir suspendu d'elle-même l'exécution de ses obligations pendant qu'elle demandait la renégociation du contrat : elles exposent qu'il lui était alors impossible, vu les importantes pertes d'exploitation qu'elle a connues en 2021, de poursuivre les commandes dans les quantités prévues au contrat. Elles invoquent à titre subsidiaire, pour le cas où la cour ne retiendrait pas l'imprévision, l'existence d'une force majeure, vu le caractère imprévisible de la crise : elles soulignent que le chiffre d'affaires et le résultat d'exploitation de la SAS Lamazuna étaient en pleine expansion au 31 mars 2021, et que cette société ne pouvait prévoir la chute considérable de ses résultats lors de l'exercice suivant, chute qui s'est poursuivie au cours de l'année 2022.

La SARL Muzard conclut à la confirmation du jugement, sauf sur les condamnations à des dommages et intérêts, prononcées à son profit ; formant appel incident, elle demande à la cour de fixer au passif de la SAS Lamazuna une créance de 342 117,12 euros, à titre de dommages et intérêts pour le préjudice résultant de l'inexécution du contrat pendant les années 2021 à 2023 ; ainsi qu'une autre créance, de 18 197,72 euros, en réparation du préjudice causé par la rupture des relations entre les deux sociétés, pour la fabrication de rasoirs de sécurité.

La SARL Muzard expose qu'elle a pour activité notamment la conception et la fabrication de divers objets de haute qualité, réalisés principalement en matériaux naturels ; que ses relations avec la SAS Lamazuna ont débuté en mai 2019, lorsque cette société lui a commandé la fabrication de rasoirs de sécurité à hauteur de 200 à 1 000 pièces par mois, et qu'elles se sont poursuivies par la conclusion du contrat du 24 février 2021, portant sur la fourniture des bâtonnets Oriculi. La SARL Muzard affirme que la rupture brutale de leurs relations, survenues du fait de la société adverse en février 2021, lui a causé un important préjudice : elle avait effectué de lourds investissements pour réaliser cette production, en acquérant une machine destinée exclusivement à la production des bâtonnets Oriculi. Elle reproche à la SAS Lamazuna de ne lui avoir commandé que 15,33 % de la quantité de ces articles prévue au contrat pour une année, et d'avoir attendu la fin de l'année 2021 pour demander à renégocier les termes du contrat, en lui faisant alors des propositions (réduire à 35 000 unités par an le volume minimum des commandes) qui ne lui permettaient pas d'amortir les dépenses qu'elle avait engagées pour la conception et la mise en fabrication des articles commandés.

Elle souligne que les appelantes n'établissent pas que les conditions d'application de l'article 1195 soient réunies dans le cas particulier : les circonstances économiques ne se sont pas modifiées entre février 2021, mois de conclusion du contrat, et décembre 2021 lorsque la SAS Lamazuna a demandé une renégociation de ses clauses. Elle expose que les difficultés de cette société sont résultées de ses prévisions imprudentes, fondées sur ses résultats précédents, et qu'elle doit assumer le risque qu'elle a pris lors de son engagement ; qu'elle a de plus interrompu totalement ses commandes, quelques deux mois seulement après la signature du contrat, au mépris de l'article 1195 du code civil. Pour les mêmes motifs, la SARL Muzard conteste l'existence d'un cas de force majeure, faute de caractère imprévisible des difficultés rencontrées par la SAS Lamazuna. Elle évalue son préjudice pour les articles Oriculi sur la base de son manque à gagner, à partir des quantités contractuelles minimales, arrêtées au jour du prononcé du jugement , et demande réparation, à hauteur de 18 197,72 euros, de la brusque rupture de relations commerciales établies entre les deux sociétés depuis avril 2019 pour la commande de rasoirs, commandes qui s'étaient renouvelées tous les mois, jusqu'à ce qu'elles s'interrompent brutalement et sans explication, en février 2021.

L'ordonnance de clôture a été prononcée le 15 mai 2024.

Il est renvoyé, pour l'exposé complet des demandes et observations des parties, à leurs dernières conclusions, déposées le 10 avril et le 2 mai 2024.

Motifs de la décision :

Sur les demandes de résiliation ou de révision du contrat :

Le contrat conclu entre les parties le 24 février 2021, intitulé « Contrat de fabrication exclusive », contient un article 14 relatif à l'imprévision, ainsi rédigé :

« En cas de circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat, conformément aux dispositions de l'article 1195 du code civil, la partie qui n'a pas accepté d'assumer un risque d'exécution excessivement onéreuse peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant en cas de changement des circonstances économiques, sociales ou financières. / Il est expressément convenu entre les parties que chacune d'elles n'entend pas renoncer au bénéfice des dispositions relatives à l'imprévision. / Si le changement de circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat était définitif ou perdurait au-delà de six mois, les présentes seraient purement et simplement résolues selon les modalités définies à l'article 17.1».

L'article 1195 du code civil, auquel renvoie l'article 14 du contrat, contient des dispositions semblables à celles de cet article : si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l'exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n'avait pas accepté d'en assumer le risque, cette partie peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. L'article 1195 précise que la partie qui fait cette demande continue à exécuter ses obligations pendant la renégociation.

La SARL Muzard reproche à la SAS Lamazura d'avoir suspendu l'exécution de ses obligations, en interrompant les commandes pendant le cours des négociations, qu'elle n'a d'ailleurs demandé à engager que le 13 décembre 2021, soit près de dix mois après la signature de l'acte contractuel. La SAS Lamazura lui répond que sa situation financière ne lui permettait pas de remplir ses obligations.

La société appelante produit aux débats des documents comptables, incluant les comptes de résultat arrêtés au 31 mars 2021 et au 31 décembre 2021 ; il en ressort une baisse importante du chiffre d'affaires entre ces deux périodes : 6 494 969 euros au 31 mars 2021, et 3 503 317 euros au 31 décembre 2021 ; le résultat d'exploitation a connu une diminution semblable : perte de 552 095 euros au 31 mars 2021, et de 829 501 euros au 31 décembre suivant (pièce n°7 de la SARL Muzard).

Cette grave détérioration de la situation financière de la SAS Lamazura ne lui permettait pas de satisfaire à ses obligations contractuelles, qui comportaient l'achat de 750 000 articles par an au prix unitaire de 0,23 euro, soit une dépense annuelle hors taxe de 172 500 euros. Il ne peut donc être fait grief à cette société d'avoir suspendu ses commandes, vu l'impossibilité qui était la sienne d'honorer le volume minimum de commandes auquel elle s'était obligée. Sa demande n'est pas irrecevable au motif de cette inexécution, il convient de l'examiner sur le fond.

La SAS Lamazura expose qu'il lui était impossible de prévoir la crise qui est à l'origine de ses difficultés, et qui se trouve liée selon elle à la chute de la vente des produits « bio ».

Dans son message du 13 décembre 2021, cette société n'invoquait cependant pas d'autre cause à ses difficultés que « la crise économique en lien avec la pandémie mondiale de la Covid-19 », sans faire état d'une crise propre au commerce des produits « bio » ; or, ainsi que le fait valoir la SARL Muzard et que l'a justement retenu le tribunal, la pandémie ou épidémie de Covid-19 est apparue sur le territoire français en février 2020, et a donné lieu à des mesures de confinement pendant deux périodes, pour la première fois du 15 mars au 19 juin 2020 ; il s'agissait donc d'un événement antérieur, d'environ un an, à la conclusion du contrat en cause le 24 février 2021.

La SAS Lamazura a ensuite expliqué ses difficultés par les conséquences économiques, sur l'ensemble du marché, de la crise sanitaire (ainsi dans la lettre de son avocat à la société donneur d'ordres, le 17 décembre 2021) ; elle produit en ce sens des documents d'information économique, faisant état d'une crise particulière affectant la vente des produits « bio », avec notamment une baisse de l'ouverture de magasins de détail dans ce secteur d'activité, et une augmentation du nombre des fermetures : pièces n°30 à 32.

Il résulte cependant de ces mêmes documents que la baisse des ventes spécifique aux produits « bio » s'est manifestée à partir de l'année 2021, donc lors de l'année même de conclusion du contrat en cause ; cette mévente, apparue à la suite de la crise générale provoquée par la pandémie, ne constituait pas un événement économique imprévisible, s'agissant d'un secteur d'activité de vente au détail considéré comme plutôt onéreux : les difficultés de pouvoir d'achat résultant de la crise générale, survenue dès 2020, comportaient alors un risque certain de crise propre au commerce des produits « bio », risque qui pouvait être raisonnablement anticipé lors de l'année 2020.

Cette crise spécifique a d'ailleurs atteint la SAS Lamazura pendant cette même année 2020, et pendant le début de l'année 2021: son résultat d'exploitation, positif à la clôture de l'exercice du 31 mars 2020 (1 904 973 euros), est devenu négatif au 31 mars 2021, soit le mois suivant celui de la conclusion du contrat, avec une perte de 552 095 euros, comme déjà énoncé (pièces n°5 et 6 de la société appelante) ; de même, le chiffre d'affaires s'est réduit de manière notable, de l'un à l'autre de ces exercices : 9 047 018 euros au 31 mars 2020, 6 494 969 euros à la clôture de l'exercice annuel suivant ; au vu de ces chiffres inquiétants, résultant de la comptabilité de la SAS Lamazura elle-même, et qui révélaient une baisse importante de ses ventes dès avant le 24 février 2021, cette société ne pouvait ignorer à cette date les risques qui se présentaient à elle, de poursuivre le développement de son activité, vu la crise affectant en particulier la vente des produits « bio ».

Le tribunal a donc estimé à bon droit que les difficultés rencontrées par la SAS Lamazura ne provenaient pas d'une modification de circonstances objectives, qui aurait été imprévisible à la date de son engagement : la dégradation des conditions du commerce des produits « bio » était au contraire prévisible, et avait même déjà commencé de produire ses effets, à la date de conclusion du contrat en cause. La SAS Lamazura a pris le risque de cette dégradation, dans des circonstances qui lui permettaient d'avoir conscience du risque. Cette société n'est pas fondée à solliciter le prononcé de la rupture du contrat, en application de l'article 1195 du code civil.

Elle n'est pas non plus fondée à demander, sur le fondement du même article ou de l'article 14 du contrat, la révision du contrat : les conditions légales ou contractuelles d'une révision sont les mêmes que celles d'une rupture : l'existence d'un changement imprévisible des circonstances, condition dont il est constaté qu'elle n'est pas remplie ; le jugement sera encore confirmé, en ce qu'il a rejeté cette demande subsidiaire, déjà présentée en première instance.

La SAS Lamazura demande à titre plus subsidiaire la résolution du contrat pour force majeure ; elle fait valoir que la crise liée au Covid-19 a pris une ampleur mondiale, et affecté l'activité économique à un point qui n'avait pas été connu depuis la crise de 1929 ; cependant et comme déjà énoncé, la pandémie apparue en 2020 et ses conséquences notamment économiques n'étaient nullement imprévisibles au jour de la signature du contrat le 24 février 2021, alors que l'article 1218 du code civil, auquel renvoie l'article 15 de l'acte contractuel, définit la force majeure comme un événement qui, entre autres conditions, ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat. Cette demande n'est pas davantage fondée, le tribunal l'a rejetée à bon droit. Et il convient de confirmer le jugement, en ce qu'il a prononcé la résiliation du contrat aux torts de la SAS Lamazura, qui a manqué à ses obligations, et qui n'établit pas l'imprévision ou la force majeure.

Sur les autres demandes :

La SARL Muzard, formant appel incident, demande à la cour de porter à 342 117,12 euros le montant de l'indemnité due par la SAS Lamazuna, en réparation du préjudice que celle-ci lui a causé, en manquant à ses obligations contractuelles ; la SAS Lamazuna conteste cette demande, aux motifs qu'il s'agit d'une demande nouvelle, irrecevable pour avoir été formée pour la première fois devant la cour, et que cette demande est au surplus mal fondée, la société fabricante ne subissant aucun dommage, si l'on tient compte notamment du chiffre d'affaires qu'elle a de fait réalisé, et des subventions qu'elle a reçues.

La SAS Lamazuna invoque, sur la recevabilité, l'article 564 du code de procédure civile, qui interdit aux parties de soumettre de nouvelles prétentions à la cour d'appel ; l'article 566 du même code dispose cependant, a contrario, que les parties peuvent ajouter aux prétentions soumises au premier juge les demandes qui en sont l'accessoire, la conséquence ou le complément nécessaire ; la SARL Muzard avait demandé, devant le tribunal, la condamnation de la SAS Lamazuna au paiement, pour le préjudice résulté du défaut d'exécution des clauses de l'acte du 21 février 2021, d'une somme principale de 146 050 euros, augmentée de dommages et intérêts complémentaires « au prorata des obligations inexécutées à compter du mois de janvier 2022, à parfaire » ; elle demande devant la cour à voir fixer une créance indemnitaire pour la somme susdite de 342 117,12 euros, constituée de son manque à gagner pour chacune des années 2021, 2022 et 2023 : 146 050 euros pour chacune des deux premières, 50 017,12 euros pour la fraction de l'année 2023 écoulée jusqu'au prononcé du jugement du tribunal.

Par cette demande formée devant la cour, la SARL Muzard n'a fait d'une part qu'actualiser sa demande initiale présentée devant le tribunal, en arrêtant à une date déterminée le cours de son manque à gagner, qu'elle avait évalué en première instance au même montant de 146 050 euros pour l'année 2021, à parfaire pour la période postérieure ; cette société a d'autre part nécessairement pris égard à la procédure de redressement judiciaire de la SAS Lamazuna, en demandant à la cour non une condamnation de la société adverse, mais une constatation de créance : il n'apparaît pas que le tribunal de commerce de Clermont-Ferrand ait eu connaissance, au moment où il a statué, du redressement judiciaire ouvert le 30 mars 2023 : l'audience des débats s'était tenue le 23 février 2023. Les prétentions que la SARL Muzard présente en appel de ce chef ne sont ainsi que l'accessoire et le complément nécessaire de celles qu'elle avait formées en première instance ; elles sont recevables, conformément à l'article 566 du code de procédure civile.

Sur le fond : la SARL Muzard a subi, du fait du manquement de la SAS Lamazuna à ses obligations, un préjudice économique certain, puisqu'elle devait bénéficier, selon les termes du contrat, de commandes d'un volume minimum par an, pour une période de cinq ans. Cependant et comme l'a justement énoncé le tribunal, la demande indemnitaire de la SARL Muzard, calculée sur une perte de chiffre d'affaires (manque à gagner), ne permet pas de fixer son préjudice réel, puisqu'elle ne tient pas compte des coûts de production que la société fabricante a évités : ce préjudice réel ne pourrait s'établir que sur la base de la perte de marge brute, provoquée par la défaillance de la société donneur d'ordre. La SARL Muzard, pas plus devant la cour que devant le tribunal, ne produit de pièces justificatives de sa perte de marge ; la seule attestation de son expert-comptable M. [P] [L], relative à ce chef de litige, ne fait état que d'une perte de chiffre d'affaires annuel, sur la base de l'engagement annuel de commander 750 000 unités, et d'un prix unitaire de 0,23 centime, prévue dans le contrat pour la seule première année (pièce n°16 de cette société). Compte tenu d'ailleurs du coût de fabrication de la machine spécialement commandée pour la fabrication des bâtonnets cure-oreille (139 509,28 euros hors taxe selon les documents produits), de la subvention d'investissements de 41 148 euros accordée par la région Auvergne-Rhône-Alpes, des possibilités éventuelles de revente ou d'utilisation de cette machine dans l'avenir (que n'exclut pas une attestation informelle de M. [K] [G], ingénieur d'études en mécanique), il apparaît que le tribunal a fixé à bon droit, au vu des seuls éléments présentés, le préjudice en cause à la somme de 150 000 euros. Il convient, au regard de la procédure de redressement judiciaire, de constater cette créance de la SARL Muzard à l'encontre de la SAS Lamazuna, créance qui a fait l'objet d'une déclaration auprès de la SELARL [D] le 25 mai 2023.

La SARL Muzard demande à la cour de condamner la SELARL [D], en sa qualité de mandataire judiciaire de la SAS Lamazuna, et la SELARL AJ Partenaires en sa qualité d'administrateur judiciaire, à racheter la machine qu'elle a commandée, pour fabriquer les nettoyeurs d'oreille ; toutefois cette demande, que la SARL Muzard n'avait pas formulée devant le tribunal, n'apparaît nullement comme l'accessoire, la conséquence ou le complément nécessaire de ses prétentions initiales, comme elle le prétend : il s'agit d'une demande de nature nouvelle, qui ne se rattache pas nécessairement à sa demande de dommages et intérêts, et que la SARL Muzard avait toute latitude de présenter devant les premiers juges. Cette demande apparaît donc irrecevable, en application des articles 564 et suivants du code de procédure civile. Elle est au surplus mal fondée : la SARL Muzard n'en indique pas le fondement juridique, et il n'apparaît pas que l'une des clauses du contrat, ou l'une des règles de droit commun applicables à la cause, permette la condamnation d'une partie à conclure un contrat de rachat, portant sur un bien dont elle n'a pas été propriétaire ' la machine ayant été commandée par la SARL Muzard à une tierce entreprise. Ce chef de demande sera rejeté.

Le tribunal a par ailleurs relevé à bon droit, sur la demande de la SARL Muzard en réparation de la brusque rupture des relations commerciales entre elle et la SAS Lamazuna, pour la fabrication de rasoirs de sécurité, que cette demande ne relevait pas de ses attributions, en vertu des articles L. 442-1, L. 442-4 in fine, et de l'Annexe 4-2-2 de la partie réglementaire du code de commerce ; cette fin de non-recevoir, qui n'est pas contestée par la SARL Muzard, sera confirmée.

Les dépens d'appel seront mis à la charge de la SAS Lamazuna, qui n'obtient pas gain de cause dans son appel principal ; il n'est cependant pas contraire à l'équité de laisser à la charge de chacune des parties les frais d'instance irrépétibles qu'elle a exposés en appel.

PAR CES MOTIFS :

La cour, après en avoir délibéré, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort, mis à la disposition des parties au greffe de la juridiction ;

Vu l'évolution du litige, et la procédure de redressement judiciaire ouverte à l'égard de la SAS Lamazuna ;

Réforme le jugement déféré, en ce qu'il a condamné la SAS Lamazuna à payer à la SARL Muzard une une somme de 150 000 euros à titre de dommages et intérêts, et une somme de 5 000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile ;

Statuant à nouveau de ces chefs,

Fixe la créance de la SARL Muzard à la procédure collective de la SAS Lamazuna, à titre chirographaire, à la somme de 150 000 euros, à titre de dommages et intérêts et à la somme de 5 000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile ;

Confirme le jugement déféré, en toutes ses autres dispositions ;

Rejette le surplus des demandes.

Condamne la SAS Lamazuna aux dépens d'appel.

Le greffier, La présidente,