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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 3, 5 septembre 2024, n° 21/17311

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Défendeur :

GLF Loick Fouchet (SASU)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Recoules

Conseillers :

Mme Leroy, Mme Girousse

Avocats :

Me Grognard, Me Duffour

TJ Paris, 18e ch. 1re sect., du 6 juill.…

6 juillet 2021

FAITS ET PROCÉDURE

Par acte sous seing privé du 7 octobre 2004, Mme [P] a, par l'intermédiaire de son mandataire, la société Getrim 5, donné à bail commercial en renouvellement à M. [M] [N] des locaux composés d'une boutique, une arrière-boutique et une cave, dépendant d'un immeuble sis [Adresse 3] pour une durée de 9 ans à compter du 1er juillet 2003 moyennant un loyer principal annuel de 13.500 euros, à destination d' « alimentation générale ». Par acte notarié du 31 mars 2011, M. [M] [N] a cédé le fonds de commerce à son fils, M. [S] [N] (M. [N]).

Par acte d'huissier du 28 juillet 2014, Mme [P] a fait délivrer à M. [N] un commandement visant la clause résolutoire insérée au bail, d'avoir à cesser immédiatement et dans le délai d'un mois, l'exploitation d'une activité de transfert d'argent sous l'enseigne RIA ou sous quelqu'autre enseigne.

Par acte d'huissier du 5 février 2015, M. [N] a demandé le renouvellement de son bail à compter du 1er avril 2015.

Mme [P] a, par acte extra judiciaire du 30 avril 2015, refusé le renouvellement pour motif grave et légitime avec refus de renouvellement sans indemnité d'éviction en application de l'article L. 145-17 du code de commerce en raison de la persistance de l'infraction par la poursuite d'une activité sans rapport avec la destination « alimentation générale ».

Par acte d'huissier du 9 mars 2017, M. [N] a assigné Mme [P] devant le tribunal de grande instance de Paris aux fins notamment de juger que le refus de renouvellement par la bailleresse n'est pas fondé sur un motif grave et légitime et de fixation des indemnités d'éviction et d'occupation.

Par jugement du 11 décembre 2018, le tribunal de grande instance de Paris a dit que le refus de renouvellement sans indemnité d'éviction délivré le 30 avril 2015 par Mme [P] a mis fin au bail à compter du 1er avril 2015 portant sur les locaux situés [Adresse 3] ; dit qu' en l'absence de motifs graves et légitimes établis, Mme [P] est redevable d'une indemnité d'éviction et M. [N] d'une indemnité d'occupation ; dit que M. [N] a droit au maintien dans les lieux aux conditions et clauses du bail expiré jusqu'au paiement de l'indemnité d'éviction et avant dire droit au fond sur le montant de l'indemnité d'éviction et l'indemnité d'occupation, tous droits et moyens des parties demeurant réservés à cet égard, a désigné Mme [R] [T] en qualité d'expert.

Par acte extra judiciaire du 16 octobre 2019, Mme [P] a notifié son droit de repentir à M. [N].

L'expert judiciaire a déposé son rapport en l'état le 13 mars 2020.

Par jugement du 6 juillet 2021, le tribunal judiciaire de Paris a :

- dit que M. [N] est redevable d'une indemnité d'occupation à compter du 1er avril 2015, date d'effet du refus de renouvellement délivré par la bailleresse, au 16 octobre 2019, date de notification par celle-ci de son droit de repentir ;

- fixé le montant de cette indemnité d'occupation à la somme annuelle de 24 050 euros, hors taxes et hors charges, déduction faite d'un abattement de précarité de 10 % ;

- condamné M. [N] à payer à Mme [P] la somme de 32 825,61 euros HT/HC, au titre des indemnités d'occupation échues entre le 1er avril 2015 et le 16 octobre 2019, déduction faite des sommes payées par M. [N] sur cette même période ;

- accordé à M. [N] un délai de 24 mois pour s'acquitter de la dette au titre des indemnités d'occupation, par mensualités successives égales, le premier paiement devant s'effectuer le 5 du mois suivant la signification de la présente décision et le dernier devant solder la dette ;

- dit qu'à défaut de paiement à la bonne date d'une des mensualités ci-dessus, la dette entière deviendra immédiatement exigible sans qu'il soit besoin d'une mise en demeure préalable de la bailleresse ;

- condamné Mme [P] à payer à M. [N] la somme de 2.500 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné Mme [P] à payer les dépens de l'instance, en ce compris le coût de l'expertise judiciaire ;

- ordonné l'exécution provisoire ;

- débouté les parties du surplus de leurs demandes plus amples ou contraires.

Par déclaration du 1er octobre 2021, M. [N] a interjeté appel du jugement.

L'ordonnance de clôture a été prononcée le 8 novembre 2023.

MOYENS ET PRÉTENTIONS

Par conclusions déposées le 20 décembre 2021 M. [N], appelant, demande à la cour de :

- infirmer le jugement du 6 juillet 2021 de l'ensemble des chefs de jugement critiqués ;

Et statuant à nouveau :

- fixer l'indemnité d'occupation à la somme annuelle maximum de 18.000 euros, pendant la période du 1er avril 2015 au 16 octobre 2019, après déduction d'un abattement de précarité de 40 % ;

- dire et juger que M. [N] reste devoir à Mme [P] la somme de 5.289,84 euros au titre du solde de l'indemnité d'occupation de cette période ;

- accorder à M. [N] des délais de 24 mois pour apurer cet arriéré ;

En tout état de cause :

- condamner Mme [P] à payer à Maitre Grognard, avocat désigné au titre de l'aide juridictionnelle, la somme de 2.500 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner Mme [P] aux dépens d'appel.

Par conclusions déposées le 17 mars 2022 Mme [P], intimée, demande à la cour de :

- confirmer la décision entreprise en ce qu'elle a jugé que M. [N] est redevable d'une indemnité d'occupation à compter du 1er avril 2015, date d'effet du refus de renouvellement délivré par la bailleresse, au 16 octobre 2019, date de notification par celle-ci de son droit de repentir ;

Partant,

- rejeter l'intégralité des demandes formées par M. [N] en cause d'appel ;

Par ailleurs,

- déclarer Mme [P] recevable et bien fondée en son appel incident ;

- infirmer, le jugement dont appel en ce qu'il a :

- fixé le montant de cette indemnité d'occupation à la somme annuelle de 24 050 euros hors taxes et hors charges, déduction faite d'un abattement de précarité de 10 % ;

- condamné M. [N] à payer à Mme [P] la somme de 32 825,61 euros HT/HC, au titre des indemnités d'occupation échues entre le 1er avril 2015 et le 16 octobre 2019, déduction faite des sommes payées par M. [N] sur cette même période ;

- accordé à M. [N] un délai de 24 mois pour s'acquitter de la dette au titre des indemnité d'occupation, par mensualités successives égales, le premier paiement devant s'effectuer le 5 du mois suivant la signification de la présente décision et le dernier devant solder la dette ;

En statuant de nouveau,

- fixer l'indemnité d'occupation annuelle à la somme de 26 275 € HT/HC, au visa des conclusions de l'Expert, Madame [R] [T], sans abattement ;

- condamner M. [N] à payer à Mme [P] la somme de 44 964,86 € HT/HC, au titre des indemnités d'occupation échues entre le 1er avril 2015 et le 16 octobre 2019, déduction faite des sommes payées par M. [N] sur cette même période ;

Subsidiairement,

- fixer l'indemnité d'occupation annuelle à la somme de 24 052,50 € HT/HC, au visa des conclusions de l'Expert, Madame [R] [T], avec un abattement limité à 10 % ;

- condamner M. [N] à payer à Mme [P] la somme de 32 836,88 € HT/HC, au titre des indemnités d'occupation échues entre le 1er avril 2015 et le 16 octobre 2019, déduction faite des sommes payées par M. [N] sur cette même période ;

En tout état de cause,

- rejeter toute demande de délai ;

- condamner M. [N] au paiement de la somme de 3 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner M. [N] en tous les dépens.

En application de l'article 455 du code de procédure civile, il convient de se référer aux conclusions ci-dessus visées pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties.

MOTIFS DE L'ARRET

L'article L. 145-58 du code de commerce instituant un droit de repentir permettant au bailleur de se soustraire au paiement de l'indemnité d'éviction, à charge pour lui de supporter les frais de l'instance et de consentir le renouvellement du bail dont les conditions sont fixées en cas de désaccord conformément aux dispositions réglementaires prises à cet effet, a pour conséquence que le bail se trouve irrévocablement renouvelé au jour de l'exercice de ce droit de repentir. Ainsi, pendant la période intermédiaire entre la fin de l'ancien bail et la prise d'effet du nouveau, au jour du repentir, le locataire qui est resté dans les lieux doit une indemnité dont le montant est fixé conformément aux dispositions de l'article L. 145-28 lequel renvoie notamment à l'article L. 145-33 du même code.

Cette indemnité d'occupation est donc fixée à la valeur locative déterminée selon les règles énoncées par ce dernier texte et le décret auquel il renvoie pour la fixation du montant des loyers des baux renouvelés ou révisés, corrigée de tous éléments d'appréciation en ce compris les effets de la précarité susceptible d'avoir affecté les conditions d'exploitation du fonds de commerce pendant la période de maintien dans les lieux.

Par des motifs pertinents et détaillés, que la cour adopte et auxquels il est renvoyé, que le tribunal a rappelé les constats opérés par l'expert concernant les caractéristiques du bail et des locaux, décrivant un bon emplacement des locaux pour l'activité exercée d'« alimentation générale », dans un quartier résidentiel et commerçant prisé, correctement desservi par les transports en commun mais sans facilité de stationnement, dans le moins bon tronçon d'une des principales artères commerçantes du quartier où se trouvent de nombreux commerces alimentaires et des locaux assez fonctionnels, simplement équipés et aménagés pour l'activité exercée, en état d'usage à rénover.

Reprenant les conclusions de l'expert, le tribunal a retenu une valeur en renouvellement au 1er avril 2015 de 26.725 € HT HC à laquelle il a appliqué un abattement de 3 % au titre de l'impôt foncier mis à la charge du preneur, soit une valeur locative de 26.725 € HT HC qui est admise par les parties et qui sera retenue comme étant justifiée au regard des éléments énoncés ci-dessus. Le tribunal a retenu l'abattement de précarité de 10 % proposé par l'expert pour fixer l'indemnité d'occupation à 24.050 € HT HC.

L'appelant conteste le montant de cet abattement. Il demande d'appliquer un abattement de 35 à 40 % minimum et de fixer l'indemnité d'occupation à 18.000 € en faisant notamment valoir l'importante différence entre le loyer plafonné (17.060 €), voisin de l'indemnité d'occupation provisionnelle réglée par le locataire durant la procédure (16.824 €) et la valeur locative retenue. L'intimée demande de retenir la valeur locative statutaire sans appliquer d'abattement.

Les arguments de M. [N] relatifs à l'écart important entre le montant de l'indemnité d'occupation payée provisionnellement et le montant de l'indemnité d'occupation proposé par l'expert ainsi qu'à sa situation financière difficile sont inopérants, puisque l'indemnité d'occupation se détermine en fonction de la valeur locative du bien.

Compte-tenu du temps écoulé entre le 1er avril 2015, date d'effet du refus de renouvellement par la bailleresse, et le 16 octobre 2019, date de notification de son droit de repentir par cette dernière, soit plus de quatre années, M. [N] a nécessairement subi les effets de la précarité de sa situation dans sa gestion, et ce, dans un contexte d'exploitation difficile ainsi qu'il l'expliquait par courriers des 10 septembre et 16 octobre 2014 adressés à sa bailleresse et son mandataire en soulignant les difficultés résultant de la concurrence de commerces de grande distribution à proximité. La perspective de devoir restituer les locaux ne lui a pas permis de faire les mêmes projets et investissements pour accroître son activité que s'il avait su que le bail se poursuivrait et a constitué un obstacle à la faculté de céder le fonds de commerce dans de bonnes conditions.

Contrairement à ce qu'il est soutenu par l'intimée, il ressort des comptes produits qu'à compter du refus de renouvellement le chiffre d'affaires des ventes (à l'exclusion de tout autre activité) et les résultats ont baissé. Le chiffre d'affaires des ventes était voisin de 90.000 € de 2011 à 2014 (respectivement de 92.563 €, 103.250 €, 94.450 € et 83.312 €) et le résultat était positif excepté en 2014 (respectivement de 4.598 €, 5.837 €, 3.651 € et -5.300 €). Or, ce chiffre d'affaires des ventes a fortement baissé après le refus de renouvellement de 2015 jusqu'en 2019 (respectivement de 66.351 €, 64.905 €, 57.616 €, 65.415 € et 71.410 €) le résultat étant toujours négatif sauf en 2018 (1.462 €).

Au regard de ces éléments, l'abattement de précarité proposé de 10 % apparaît insuffisant. Il apparaît justifié de fixer à 15 % l'abattement de précarité, soit une valeur annuelle de 22.716 € (26.725 € x 0,85).

Le jugement déféré sera donc infirmé en ce qu'il a fixé l'indemnité d'occupation à 24.050 € HT HC par an et en ce qu'il a condamné M. [N] au paiement de la somme de 32.825,61 € au titre des indemnités échues du 1er avril 2015 au 16 octobre 2019.

Les parties s'accordent pour dire conformément au jugement déféré que le montant de l'indemnité d'occupation annuelle payée provisionnellement par M. [N] s'élevait à 16.824,48 €, soit un différentiel dû pour chaque année de 5.891,52 €. Il sera donc condamné à payer la somme de 26.770 € HT HC au titre des indemnités d'occupations restant dues pour la période du 1er avril 2015 au 16 octobre 2019 (5.891,52 x 4,5 + 5.891,52 /365 x 16).

Le jugement sera également infirmé en ce qui concerne les délais octroyés puisque les modalités fixées ne sont plus adaptées à la dette telle que fixée par le présent arrêt.

Toutefois, au regard de la situation financière difficile dont justifie M. [N], bénéficiaire de l'aide juridictionnelle, par la production de pièces fiscales et comptables, du fait qu'il possède un fonds de commerce lui procurant un revenu régulier, du montant de son chiffre d'affaires, la bailleresse ne justifiant pas, de son côté, de difficultés financières particulières, il est justifié de lui consentir à nouveau des délais de paiement à compter de la signification du présent arrêt dont les modalités seront précisées au dispositif, avec déchéance du terme en cas d'impayé.

Il convient de confirmer les dispositions du jugement déféré relatives à l'exécution provisoire, aux dépens et frais irrépétibles de première instance.

L'équité commande de laisser la charge de chacune des parties leurs dépens et leurs frais irrépétibles d'appel et donc de les débouter de leurs demandes relatives aux dépens et fondées sur l'article 700 du code de procédure civile au titre de la procédure d'appel.

Les autres demandes seront rejetées.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,

Infirme le jugement rendu le 29 mars 2021 par le tribunal judiciaire de Paris (n° RG 17/4203) seulement en ce qu'il a fixé le montant de l'indemnité d'occupation à la somme annuelle de 24.050 euros, hors taxes et hors charges, déduction faite d'un abattement de précarité de 10 %, a condamné M. [N] à payer à Mme [P] la somme de 32 825,61 euros HT/HC, au titre des indemnités d'occupation échues entre le 1er avril 2015 et le 16 octobre 2019, déduction faite des sommes payées par M. [N] sur cette même période, et lui a accordé un délai de 24 mois à compter de la signification de la décision avec déchéance du terme en cas d'impayé pour s'acquitter de cette dette, le confirme pour le surplus ;

Statuant à nouveau et y ajoutant,

Fixe le montant de l'indemnité d'occupation due par M. [N] pour la période du 1er avril 2015 au 16 octobre 2019 à la somme annuelle de 22.716 euros, hors taxes et hors charges,

Condamne M. [N] à payer à Mme [P] la somme de 26.770 euros HT/HC, au titre des indemnités d'occupation restant dues pour la période du 1er avril 2015 au 16 octobre 2019, déduction faite des sommes payées par M. [N] sur cette même période,

Accorde à M. [N] un délai de 24 mois pour s'acquitter de cette dette au titre des indemnités d'occupation, par 23 mensualités égales et successives de 1.116 €, le premier paiement devant s'effectuer le 5 du mois suivant la signification de la présente décision et le dernier devant solder la dette ;

Dit qu'à défaut de paiement à la bonne date d'une des mensualités ci-dessus, la dette entière deviendra immédiatement exigible ;

Déboute les parties de leurs demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile au titre de la procédure d'appel,

Rejette les autres demandes,

Laisse à la charge de chacune des parties les dépens qu'elle a exposés au titre de la procédure d'appel.