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Décisions

CA Reims, ch. civ. sect. 1, 15 mars 2022, n° 21/00573

REIMS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Cuverie Technique Inox (SAS)

Défendeur :

FCN Fiduciaire Comptable des Bords De Marne (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Mehl-Jungbluth

Conseillers :

M. Lecler, Mme Pilon

T. com. Reims, du 9 févr. 2021

9 février 2021

M Didier T. exploitait en son nom personnel un fonds artisanal d'installation, réfection, travaux de réservoirs métalliques et structures chaudronnées.

Au mois de décembre 2011, son expert-comptable, la société Fiduciaire Comptable des Bords de Marne, devenue la SA FCN Fiduciaire Comptable des Bords de Marne (ci-après la FCN FCBM) lui a proposé de constituer une société par actions simplifiées, qu'il détiendrait à 100% et dans laquelle il percevrait une rémunération pour l'exercice de ses fonctions de président, afin de diminuer la pression fiscale et sociale sur son activité.

C'est ainsi que la SAS Cuverie Technique Inox (ci-après, la société CTI) a été constituée.

En outre, cette société devait obtenir le bénéfice d'un contrat de location-gérance du fonds artisanal de M T., en contrepartie d'une redevance annuelle de 12 000 euros.

M T. a contesté le bien-fondé des factures d'honoraires établies par la société FCN FCBM et les parties ont signé un protocole transactionnel le 24 juillet 2014 avant de cesser leurs relations.

Reprochant au cabinet d'expertise-comptable des négligences dans les formalités nécessaires à la création de la société CTI et des erreurs dans l'établissement des comptes sociaux, M T. et la société CTI ont fait assigner les sociétés FCN et FCN FCBM le 18 juillet 2019, devant le tribunal de commerce de Reims afin de voir leur responsabilité engagée et d'obtenir leur condamnation à les indemniser de leurs préjudices.

Par jugement du 9 février 2021, le tribunal de commerce de Reims a : donné acte à M T. et à la société Cuverie Technique Inox de leur désistement d'instance à l'égard de la société FCN uniquement, reçu M T. et la SAS Cuverie Technique Inox en leurs demandes, mais les a déclarés mal fondés, débouté M T. et la SAS Cuverie Technique Inox de toutes leurs demandes, fins et prétentions, dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, rejeté toutes autres demandes, fins et conclusions des parties, condamné solidairement M T. et la SAS Cuverie Technique Inox aux entiers dépens de l'instance dont frais de greffe liquidés à la somme de 115,46 euros TTC dont TVA pour 19,24 euros.

Le tribunal a estimé que M T. et la société CTI, signataires du protocole du 24 juillet 2014, devaient se soumettre à l'article 2044 du code civil et a rappelé que l'article 2052 prévoit que les transactions ont, entre les parties, l'autorité de la chose jugée en dernier ressort. Il a en outre constaté que M T. et la société CTI n'avaient pas subi de redressement fiscal sur les comptes établis et qu'il y avait prescription fiscale.

Le tribunal a par ailleurs considéré que M T. et la SAS Cuverie Technique Inox ne démontraient pas le préjudice subi.

M T. et la SAS Cuverie Technique Inox ont interjeté appel de ce jugement le 15 mars 2021.

Par conclusions notifiées le 22 octobre 2021, ils demandent à la cour de réformer le jugement en ce qu'il les a déclarés mal fondés en leurs demandes, les a déboutés, a dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile et les a condamnés solidairement aux dépens et, statuant à nouveau, de :

condamner la société FCN Fiduciaire comptable des bords de Marne à payer à M T. la somme totale de 376 296 euros au titre des préjudices subis en raison des fautes et manquements commis par la société d'expertise comptable,

condamner la société FCN Fiduciaire comptable des bords de Marne à payer à la société CTI la somme de 28 000 euros en réparation des préjudices subis en raison des fautes et manquements commis par la société d'expertise comptable,

rejeter la fin de non-recevoir développée par la société FCN,

rejeter la demande reconventionnelle de la société FCN Fiduciaire comptable des bords de Marne formulée sur le fondement du caractère prétendument abusif de la présente procédure,

condamner la société FCN Fiduciaire comptable des bords de Marne à leur verser la somme de 5 000 euros outre les entiers dépens de première instance et d'appel.

Par conclusions transmises le 26 juillet 2021, la société FCN Fiduciaire comptable des bords de Marne demande à la cour d'infirmer le jugement en ce qu'il a jugé

M T. et la société CTI recevables en leurs demandes et, statuant à nouveau, de :

débouter M T. et la société CTI de l'intégralité de leurs demandes en ce qu'elles sont irrecevables en vertu du protocole transactionnel conclu le 24 juillet 2014,

confirmer le jugement en ce qu'il a jugé M T. et la société CTI mal fondés en leurs demandes,

A titre subsidiaire,

confirmer le jugement en ce qu'il a débouté M T. et la société CTI de l'intégralité de leurs demandes, ceux-ci ne justifiant ni du principe, ni du montant de leurs demandes,

A titre reconventionnel,

infirmer le jugement en ce qu'il l'a déboutée de sa demande reconventionnelle et, statuant à nouveau, condamner solidairement M T. et la société CTI à lui payer une somme de 15 000 euros à titre de dommages intérêts pour procédure abusive et vexatoire,

En tout état de cause,

condamner solidairement M T. et la société CTI à lui payer une somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, les condamner solidairement aux dépens de l'instance.

PROJET

* Sur la recevabilité des demandes de M T. et la société CTI

L'article 2048 du code civil dispose que les transactions se renferment dans leur objet et que la renonciation qui y est faite à tous droits, actions et prétentions, ne s'entend que de ce qui est relatif au différend qui y a donné lieu.

L'article 2049 prévoit que les transactions ne règlent que les différends qui s'y trouvent compris, soit que les parties aient manifesté leur intention par des expressions spéciales ou générales, soit que l'on reconnaisse cette intention par une suite nécessaire de ce qui est exprimé.

Il résulte de l'article 2052 dans sa rédaction en vigueur à la date de la transaction que les transactions ont, entre les parties, l'autorité de la chose jugée en dernier ressort.

Le protocole transactionnel signé par les parties le 24 juillet 2014 expose à titre liminaire que la société FCBM n'a requis l'immatriculation de la société CTI au RCS de Reims que le 5 novembre 2012, que le chiffre d'affaires réalisé par M T. à compter du 1er janvier 2012 a été porté au crédit du compte bancaire de son entreprise individuelle, tandis que la société CTI, qui était dépourvue de la personnalité morale jusqu'à la date de son immatriculation, ne pouvait avoir poursuivi aucune activité dans le cadre du contrat de location-gérance. Il est indiqué que la société FCBM a néanmoins établi des comptes sociaux pour la société CTI au titre de l'exercice 2012, laissant apparaître un chiffre d'affaires de 270 831 euros dont la plus grande part avait été réalisée juridiquement et sur un plan comptable par M Didier T., entrepreneur individuel.

Il est expliqué que pour pallier à cette difficulté, la société FCBM a créé un compte intitulé « centralisateur crédit » au passif de l'entreprise individuelle de M T. pour la somme de 257 796 euros et par réciprocité un compte intitulé « centralisateur débit » à l'actif de la société CTI.

Le compte d'exploitation de l'activité de M T. faisait quant à lui apparaître un chiffre d'affaires de 12 000 euros censé correspondre aux redevances de locationgérance qui auraient dû être réglées mensuellement depuis le 1er janvier 2012 alors que la société CTI, locataire-gérant, n'avait aucune existence juridique avant le 5 novembre 2012.

Après cet exposé, la transaction prévoit l'engagement de la société FCN FCBM à assister M T. si l'administration fiscale décidait de procéder à une vérification de comptabilité à l'égard de la société CTI et/ ou de M T. pris en sa qualité d'entrepreneur individuel-loueur de fonds artisanal au titre de l'exercice 2012 et de l'exercice clos le 31 décembre 2013 (article 4).

Elle stipule en outre : 'en cas de remise en cause par l'administration fiscale des comptes sociaux de la société Cuverie Technique Inox et de M Didier T., pris en sa qualité d'entrepreneur individuel-loueur de fonds artisanal, au titre de l'exercice du 1er janvier 2012 au 31 décembre 2012, en raison de l'immatriculation tardive de la société Cuverie Technique Inox, la société Fiduciaire comptable des bords de Marne reconnaît que ce manquement lui est exclusivement imputable.

En conséquence, elle procédera sans délai à la déclaration de ce sinistre auprès de sa compagnie d'assurance. Enfin elle s'oblige à indemniser la partie lésée de l'ensemble des conséquences dommageables, qui en résulteraient, tant en réhaussement d'imposition, qu'en majorations et intérêts de retard, mais dans la limite de la différence entre l'imposition complémentaire, qui serait due à titre personnel par M Didier T. au titre de l'imposition sur les sociétés (article 5).'

Ainsi libellée, la transaction n'inclut pas l'ensemble des préjudices que l'immatriculation tardive de la société CTI pourrait causer à cette dernière et à M T., mais uniquement les conséquences d'une remise en cause par l'administration fiscale de la comptabilité établie par la société FCN FCBM pour l'exercice 2012.

Dans la présente instance, M T. demande réparation à la société FCN FCBM du préjudice que lui cause l'inscription au passif de son entreprise individuelle du chiffre d'affaires 2012, que la SAS CTI ne pouvait avoir réalisée faute d'immatriculation au RCS avant le 5 novembre 2012.

Il demande en outre réparation du préjudice résultant pour lui de la différence entre le montant de l'impôt sur le revenu et des cotisations sociales payées pour 2012 et les sommes qu'il aurait dû payer au titre de l'impôt sur les sociétés et des cotisations sociales si le montage avait été correctement réalisé.

Ces deux préjudices n'entrent pas dans le champ de la transaction dès lors que ne sont pas en cause un réhaussement d'imposition ou des majorations fiscales et intérêts de retard. Les demandes tendant à leur réparation sont donc recevables.

M T. invoque en outre l'incidence fiscale des écritures dont il souligne le fait qu'elles se retrouvent encore dans les bilans et donc qu'elles peuvent faire l'objet d'un contrôle de l'administration sur les comptes actuels.

Ce préjudice est à l'évidence inclus dans l'objet de la transaction dès lors qu'il s'agit de sanctions que l'administration fiscale pourrait infliger à M T. ou à la société CTI en raison des écritures passées dans leurs comptabilité par la société FCN FCBM. La demande en réparation de ce chef de préjudice est donc irrecevable.

La société CTI soutient pour sa part avoir payé à tort la somme de 28 000 euros au motif que des charges n'ont pas été déduites des impôts payés en 2012 et 2013 en raison du montage et des anomalies dans les bilans.

Un tel préjudice ne peut être inclus dans l'objet de la transaction puisqu'il ne consiste pas dans des sanctions que l'administration fiscale pourrait prononcer à l'encontre de la société. La demande tendant à sa réparation est donc recevable.

Le jugement sera donc infirmé en ce qu'il déclare la demande de M T. en paiement d'une somme de 50 000 euros au titre de l'incidence fiscale des écritures passées par la société FCN FBM et sera confirmé en ce qu'il déclare recevables les autres demandes de M T. et de la SAS CTI.

* Sur les demandes en réparation

L'article 1147 du code civil dans sa version en vigueur avant le 1er octobre 2016 prévoit que le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part.

Il est constant que la mission de l'expert-comptable s'analyse comme un contrat d'entreprise et que ce professionnel est, en principe, tenu d'une obligation de moyens, à moins que ne soit en cause une tâche dénuée de tout aléa, auquel cas l'expert-comptable est tenu d'une obligation de résultat.

Les parties n'ont pas formalisé de contrat, mais le rappel préalable des faits contenu dans le protocole transactionnel qu'elles ont signé en 2014 permet d'établir que :

M T. avait pour objectif de diminuer la pression fiscale et sociale sur son activité, la société FCBM lui a proposé pour ce faire de créer une SAS à laquelle M T. devait consentir un contrat de location gérance sur son fonds artisanal, le contrat de location-gérance du fonds artisanal au profit de la SAS CTI a été signé le 26 décembre 2011, les statuts de la SAS CTI ont été soumis à M T. pour signature au mois de juin 2012, avec effet rétroactif au 1er janvier 2012, l'immatriculation de la SAS CTI n'est intervenue que le 5 novembre 2012.

Il n'est pas contesté par ailleurs que la société FCN FCBM exerçait des missions d'ordre comptable à titre permanent ou habituel pour M T. et qu'il a, à ce titre, établi ses comptes, comme ceux de la SAS CTI pour l'année 2012.

Il ne résulte pas de ces éléments que les parties auraient convenu d'une date pour la réalisation du projet de création de la SAS. Toutefois, la signature le 26 décembre 2011 du contrat de location-gérance du fonds artisanal par M T. au profit de la SAS CTI justifiait une prompte immatriculation de cette dernière au RCS et en tout cas dans un délai moindre que celui qui s'est écoulé jusqu'au 5 novembre 2012.

Dès lors, la mission contractuelle confiée à la société FCN SBCM, qui était de permettre à M T. de subir une pression fiscale et sociale moindre sur son activité a été réalisée avec retard.

L'inscription du chiffre d'affaires généré par l'activité de M T. après le 1er janvier 2012 dans la comptabilité de la SAS CTI, alors que celle-ci n'a eu la personnalité morale qu'à compter de son immatriculation le 5 novembre 2012, ainsi que le prévoit l'article L210-6 du code de commerce est également fautive dès lors que les comptes ainsi établis, tant pour la société CTI, que pour M T., ne correspondaient pas à la réalité.

La société d'expertise-comptable doit donc réparer les conséquences préjudiciables de ces manquements.

M T. affirme avoir réglé au total 78 000 euros au titre de l'impôt sur le revenu et des cotisations sociales alors qu'il n'aurait dû payer que 9 500 euros au titre de l'impôt à ce titre, mais n'en justifie nullement. Aucune préjudice n'est donc établi à ce titre.

La dette inscrite dans la comptabilité de M T. après l'enregistrement du chiffre d'affaires généré par son activité à titre individuel dans les comptes de la société CTI apparaît toujours dans la comptabilité de M T. en 2020.

Si M T. détient la totalité des droits dans la SAS CTI, la créance correspondant à cette dette figure dans le patrimoine de cette société et non dans le sien. La dette ne s'est donc pas éteinte, fût-ce par confusion.

En outre, il ne peut être reproché à M T. de ne pas avoir transféré son chiffre d'affaires dans la SAS CTI afin de se conformer aux écritures comptables passées par la société FCN FCBM et lui imputant une dette, alors que cela équivalait pour lui à payer une dette dépourvue de cause.

Pour autant, le seul préjudice susceptible de résulter pour M T. de l'inscription d'une telle dette au passif de son activité individuelle consisterait à devoir payer effectivement cette dette. Or un tel paiement est pour l'heure hypothétique et, de surcroit, soumis aux règles de la prescription.

En conséquence, M T. n'est pas fondé à obtenir un quelconque paiement de ce chef.

La société CTI invoque un préjudice à raison de charges non déduites des impôts payés en 2012 et 2013, sans justifier de ces charges. Sa demande de réparation ne peut donc qu'être rejetée.

Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il déboute M T. et la société CTI de leurs demandes en paiement.

* Sur les demandes accessoires.

La société FCN FCBM ne rapporte pas la preuve de l'existence d'une faute de M T. et de la SAS CTI qui aurait fait dégénérer en abus le droit dont ceux-ci disposent d'agir en justice. Elle sera donc déboutée de sa demande en paiement de dommages intérêts pour procédure abusive et vexatoire.

Le premier juge a exactement statué sur le sort des dépens et les dispositions de l'article 700 du code de procédure civile dont il a fait une équitable application.

M T. et la SAS CTI, qui succombent également à hauteur d'appel, sont tenus aux dépens de cette instance. Leur demande en paiement de frais irrépétibles doit donc être rejetée.

L'équité ne commande pas de faire droit à la demande de la société FCN FCBM fondée sur l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement et par arrêt contradictoire,

Infirme le jugement rendu le 9 février 2021 par le tribunal de commerce de Reims en ce qu'il reçoit M Didier T. et la SAS Cuverie Technique Inox en leurs demandes;

Statuant à nouveau,

Déclare M Didier T. et la SAS Cuverie Technique Inox recevables en leurs demandes, à l'exception de celle tendant au paiement de la somme de 50 000 euros à M Didier T. au titre de l'incidence fiscale des écritures passées par la SA FCN Fiduciaire Comptable des Bords de Marne ;

Confirme le jugement pour le surplus,

Y ajoutant,

Déboute les parties de leurs demandes en paiement de frais irrépétibles pour la procédure d'appel ;

Condamne M Didier T. et la SAS CTI aux dépens d'appel.