CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 11 septembre 2024, n° 21/14301
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
SBMTP (SAS), Selafa MJA (ès qual.), Selarl Fides (ès qual.)
Défendeur :
Bell France (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Brun-Lallemand
Conseillers :
Mme Depelley, M. Richaud
Avocats :
Me Lugosi, Me Dervilliers, Me Rubaudo, Me Catherineau Roux
FAITS ET PROCEDURE
La SAS SBMTP exerçait au sein du groupe dominé par la société PGA TP, jusqu'à sa liquidation judiciaire prononcée par jugement du tribunal de commerce de Paris le 28 décembre 2018, une activité de vente de matériel de chantier, notamment de marques Terex et Bell.
La SAS Bell France commercialise en France, par l'intermédiaire de concessionnaires sectorisés, les tombereaux articulés fabriqués par la société de droit sud-africain Bell Equipment Ltd dont elle est la filiale. Ainsi, la distribution de ses produits était confiée dans la région Aquitaine Sud-Ouest aux sociétés Barraud TP (départements 17 et 16) et MPMTP (départements 24 (partiel), 33, 40, 47, 32 (partiel), 64 et 65).
Après que la société PGA TP, propriétaire de 45 % de ses parts sociales depuis avril 2006, a acquis l'intégralité des parts restantes de la société Barraud en juillet 2009, cette dernière a absorbé la SAS SBMTP et adopté sa dénomination sociale en mai 2010. La même année, celle-ci a acheté la société MPMTP.
Expliquant avoir découvert fin 2014 ces modifications successives de capital et l'acquisition par la société concurrente de droit belge BIA (engins Komatsu) de la moitié des parts de la société PGA TP et déplorant le non-respect de l'engagement alors pris par la SAS SBMTP, venant aux droits de cette dernière, de conserver au sein de ses effectifs les salariés historiquement chargés de la distribution des produits de marque Bell pour éviter la divulgation d'informations confidentielles aux concurrents dont elle commercialisait parallèlement les engins, la SAS Bell France a, par courrier du 2 mars 2015, notifié à la SAS SBMTP sa volonté de rompre les relations commerciales en proposant la reprise du stock de pièces détachées.
Par courrier du 9 avril 2015, la SAS SBMTP contestait les griefs qui lui étaient opposés et dénonçait une rupture brutale des relations. Après un échange infructueux des 16 avril et 6 mai 2015, la SAS Bell France a, par lettre du 30 juin 2015, notifié la rupture définitive des relations commerciales à l'issue d'un préavis de 6 mois.
C'est dans ces circonstances que la SAS SBMTP, prise en la personne de ses liquidateurs judiciaires (Selafa MJA et Selarl Fides), a, par acte d'huissier signifié le 20 juin 2016, assigné la SAS Bell France devant le tribunal de commerce de Guéret sur le fondement de l'article L 442-6 I 5° du code de commerce.
Par jugement du 20 juin 2018, cette juridiction s'est déclarée incompétente au profit du tribunal de commerce de Bordeaux qui, par jugement du 2 juillet 2021, a débouté la SAS SBMTP de toutes ses demandes en fixant à son passif la somme de 3 000 euros au titre des frais irrépétibles et en ordonnant l'emploi des dépens en frais privilégiés de liquidation judiciaire.
Par déclaration reçue au greffe le 22 juillet 2021, la SAS SBMTP, prise en la personne de ses liquidateurs judiciaires, a interjeté appel de ce jugement.
Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 11 décembre 2023, la SAS SBMTP, prise en la personne de ses liquidateurs, demande à la cour, au visa de l'article L 442-6 I 5° du code de commerce en sa rédaction en vigueur à l'époque des faits :
- d'infirmer le jugement du tribunal de commerce de Bordeaux du 2 juillet 2021 en ce qu'il a débouté la SAS SBMTP de l'ensemble de ses demandes et l'a condamnée à verser la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens ;
- de juger que la rupture des relations commerciales établies entre les sociétés Bell et SBMTP s'est faite de manière brutale et abusive, au détriment de la SAS SBMTP, et engage la responsabilité de la SAS Bell France ;
- de condamner la SAS Bell France à verser à la SAS SBMTP une somme de 439 090,33 euros sur le fondement des dispositions précitées du code de commerce ;
- de débouter la SAS Bell France de l'ensemble de ses demandes ;
- d'ordonner l'exécution provisoire de la décision à intervenir ;
- de condamner la SAS Bell France à verser à la SAS SBMTP une somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
- de condamner la SAS Bell France aux entiers dépens ;
- de débouter la SAS Bell France de l'ensemble de ses demandes.
En réponse, dans ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 30 novembre 2023, la SAS Bell France demande à la cour, au visa des articles 56 et 648 du code de procédure civile, L 442-6 I 5° du code de commerce en sa rédaction en vigueur à l'époque des faits et 1134 et suivants du code civil :
- de confirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Bordeaux le 2 juillet 2021 en toutes ses dispositions, et notamment en ce qu'il a débouté la SAS SBMTP, prise en la personne de ses liquidateurs, de l'intégralité de ses demandes ;
- y ajoutant, de condamner la SAS SBMTP, prise en la personne de ses liquidateurs, à régler l'intimée une somme de 10 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- de dire et juger que cette somme sera fixée au passif de la SAS SBMTP au profit de la SAS Bell France ;
- de condamner la SAS SBMTP, prise en la personne de ses liquidateurs, aux entiers dépens d'instance distraits au profit de Maître Rémy Rubaudo sur son affirmation de droit et dire que les dépens seront fixés en frais privilégiés de la procédure de liquidation judiciaire ;
- subsidiairement, de constater que la SAS SBMTP a reconnu dans ses conclusions qu'un préavis de 6 mois était suffisant et qu'il ressort de l'assignation délivrée à la requête de la SAS SBMTP que les relations commerciales ont été de 6 années pour avoir débuté en 2009 et de dire et juger que :
* la SAS SBMTP n'a pas été en rupture de produits à distribuer, étant concessionnaire de produits concurrents commercialisés de longue date ;
* la SAS Bell France n'a pas interrompu la fourniture de la SAS SBMTP en pièces détachées, lui permettant ainsi d'assurer le service-après-vente des engins Bell France ;
* que la SAS Bell France a fourni en pièces la SAS SBMTP jusqu'au 22 mai 2017 et que le tarif concessionnaire lui a été appliqué jusqu'en janvier 2016 ;
* que la SAS Bell France n'a pas confié la commercialisation de ses produits sur les secteurs confiés à la SAS SBMTP durant la durée du préavis ;
* que les relations commerciales n'ont pas été rompues brutalement et que la SAS SBMTP a bénéficié d'un préavis suffisant ;
- plus subsidiairement, de :
* dire et juger que l'imputabilité de la rupture revient à la société la SAS SBMTP, que la rupture était prévisible et qu'elle n'a pas été brutale, que la SAS SBMTP ne rapporte pas la preuve d'avoir subi un préjudice, que le préjudice réclamé par la SAS SBMTP n'est pas établi et que seule la marge brute réalisée peut servir de base au calcul d'une indemnité ;
* débouter la SAS SBMTP de l'ensemble de ses demandes dirigées contre la SAS Bell France ;
* dire et juger que le préjudice ne peut être constitué que par la marge moyenne réalisée et non pas par le chiffre d'affaires, que la marge brute moyenne annuelle réalisée par la SAS SBMTP au cours des trois dernières années est inférieure à 12 935,94 euros et que le préavis ne saurait être supérieur à 6 mois, de telle sorte que la SAS SBMTP ne pourrait prétendre si la rupture devait être abusive à une indemnité supérieure à 6 467,97 euros ;
* dire et juger que seule cette somme peut servir de base à l'indemnisation réclamée par la SAS SBMTP ;
- encore plus subsidiairement, d'ordonner une mesure expertise aux frais avancés de l'appelante afin de déterminer le préjudice dont elle réclame réparation ;
- en tout état de cause, de :
* condamner la SAS SBMTP, prise en la personne de ses liquidateurs, au paiement d'une somme de 10 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
* condamner la SAS SBMTP, prise en la personne de ses liquidateurs, aux entiers dépens d'instance distraits au profit de Maître Rémy Rubaudo sur son affirmation de droit et dire que les dépens seront fixés en frais privilégiés de la procédure de liquidation judiciaire.
Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 11 décembre 2023. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, l'arrêt sera contradictoire en application de l'article 467 du code de procédure civile.
MOTIVATION
1°) Sur la rupture brutale de la relation commerciale
Moyens des parties
Au soutien de son appel, la SAS SBMTP, prise en la personne de ses liquidateurs, expose que les relations ont été rompues brutalement et sans préavis le 2 mars 2015, date de la cessation effective de la distribution des produits de marque Bell, l'octroi d'un préavis à compter du 1er juillet 2015 étant trop tardif pour être pertinent puisque les négociations envisagées lors de la notification de la rupture portaient non sur ses modalités, celle-ci étant définitivement consommée, mais sur la reprise du stock. Elle ajoute que, ayant perdu sa qualité de concessionnaire dès le 2 mars 2015, ses relations avec la SAS Bell France ne se sont pas poursuivies aux conditions antérieures et ne concernaient que l'intervention de ses services techniques et la fourniture de pièces détachées. Elle conteste les motifs de rupture en précisant que les salariés dont la SAS Bell France dénonce le départ ont soit démissionné (monsieur [B]) soit quitté l'entreprise postérieurement au 2 mars 2015 (monsieur [V]) et qu'elle n'a jamais commercialisé de produits concurrents, qu'elle distribue de longue date, sur des territoires concédés par la SAS Bell France, ces raisons, à les supposer réelles, étant quoi qu'il en soit sans incidence sur son droit à un préavis suffisant. Niant l'aveu judiciaire qui lui est opposé et estimant le préavis éludé à 22 mois pour 11 ans de relation, elle calcule son préjudice par référence à sa perte de chiffre d'affaires sur cette période, amputée des coûts variables, pour ses activités de revente (13 368,90 euros par mois), de service (3 064,60 euros par mois) et de revente d'occasions (2 525,10 euros par mois).
En réponse, la SAS Bell France, qui ne conteste pas l'existence d'une relation commerciale établie qu'elle réduit toutefois à 6 ans en opposant l'aveu judiciaire de la SAS SBMTP dans son assignation qui fixe le début du partenariat en 2009, expose qu'elle a dès l'origine imposé un cloisonnement étanche entre les entités distribuant ses produits et celles commercialisant des biens concurrents. Prétendant que les modifications capitalistiques de la SAS SBMTP menaçaient la préservation de ses informations confidentielles et justifiaient ainsi la rupture des relations, elle soutient que son courrier du 2 mars 2015 ne la notifie pas mais ouvre une phase de négociation destinée à en déterminer les modalités, les relations s'étant ainsi poursuivies jusqu'en 2017. Elle ajoute que, face à l'opposition de la SAS SBMTP, elle a été contrainte de mettre un terme au partenariat le 30 juin 2015 en notifiant un préavis de 6 mois qu'elle estime suffisant puisque la rupture était prévisible, la SAS SBMTP, qui avait réalisé un chiffre d'affaires modeste sur les trois dernières années, ayant réorganisé son activité pour distribuer des produits concurrents. Elle explique que la SAS SBMTP, qui ne démontre ni l'importance de la relation dans son activité globale ni l'existence d'entraves à son redéploiement et à qui elle oppose un second aveu judiciaire portant sur la suffisance du préavis de 6 mois accordé, était libre de commercialiser des engins Bell pendant le temps du préavis dont la durée effective a été portée à plus de 10 mois.
Subsidiairement, elle expose que la rupture est justifiée par la faute de la SAS SBMTP qui a tu ses modifications capitalistiques et la distribution de produits directement concurrents des siens en contradiction avec le nécessaire cloisonnement de son réseau et la protection de ses informations confidentielles qui ne pouvaient être garantis que par le maintien dans ses effectifs des salariés historiquement en charge de la relation (messieurs [B], [I] et [W]). Elle ajoute que leur départ n'a pas été compensé par l'affectation d'un personnel dédié, ce qui explique la qualité médiocre des services de la SAS SBMTP. Elle explique que cette dernière ne justifie pas de son préjudice puisqu'elle disposait dès la notification de la rupture de fournisseurs concurrents et que celui-ci ne réside pas dans une perte de chiffre d'affaires mais dans la privation de sa marge sur coûts variables pendant la durée du préavis. Elle conteste enfin les chiffres servant d'assiette au calcul du préjudice allégué.
Réponse de la cour
En application de l'article L 442-6 I 5° du code de commerce, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'économie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure.
Sur les caractéristiques de la relation commerciale
Au sens de ce texte, la relation, notion propre du droit des pratiques restrictives de concurrence qui n'implique aucun contrat (en ce sens, Com., 9 mars 2010, n° 09-10.216) et n'est soumise à aucun formalisme quoiqu'une convention ou une succession d'accords poursuivant un objectif commun puisse la caractériser, peut se satisfaire d'un simple courant d'affaires, sa nature commerciale étant entendue plus largement que la commercialité des articles L 110-1 et suivants du code de commerce comme la fourniture d'un produit ou d'une prestation de service (en ce sens, Com., 23 avril 2003, n° 01-11.664). Elle est établie dès lors qu'elle présente un caractère suivi, stable et habituel laissant entendre à la victime de la rupture qu'elle pouvait raisonnablement anticiper, pour l'avenir, une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial (en ce sens, Com., 15 septembre 2009, n° 08-19.200 qui évoque « la régularité, le caractère significatif et la stabilité de la relation commerciale »). La poursuite de la relation par une personne distincte de celle qui l'a nouée initialement ne fait pas obstacle à sa stabilité en présence d'une transmission universelle de patrimoine et, à défaut, si des éléments démontrent que la commune intention des parties était de continuer la même relation (en ce sens, Com., 10 février 2021, n° 19-15.369).
Au cas présent, l'examen des caractéristiques de la relation commerciale est singulièrement complexifié par :
- l'inexistence de tout document comptable communiqué par la SAS SBMTP ;
- l'absence de description claire du partenariat et de ses modalités concrètes d'exécution et du flux d'affaires et de ses variations ainsi que de toute analyse par la SAS SBMTP des factures qu'elle produit, l'unique pièce qu'elle cite d'ailleurs explicitement dans ses écritures, en violation de l'article 954 du code de procédure civile, étant, hors décisions de justice et la pièce adverse 2, sa pièce 9 « Tableau Excel-Reconstitution CA » qu'elle évoque lapidairement en introduisant des distinctions qu'elle ne comporte pas ;
- la production d'une pièce étrangère au litige (pièce 36 qui est tableau concernant une société tierce Potain) et de documents sous un intitulé erroné et déloyalement trompeur (pièces 12, à l'exception d'une facture, à 18 qui sont présentées comme des « factures de produits Bell » alors qu'elles sont des bons de clôture d'intervention, et pièces 29 à 34 qui, sous même la désignation, comprennent des factures mais également des ordres de réparation qui, par hypothèse, ne mentionnent qu'un prix estimatif qui n'est pas nécessairement celui effectivement payé) ;
- la communication sous un numéro unique de nombreuses factures non numérotées individuellement, présentation ne permettant pas de connaître le nombre exact de documents versés au débat et de s'assurer du respect du principe de la contradiction au sens de l'article 16 du code de procédure civile, ce moyen n'étant toutefois pas opposé par la SAS Bell France et n'étant de ce fait pas retenu en tant que tel par la Cour.
Cette carence, qui ne peut être comblée par l'organisation d'une mesure d'instruction qui ne peut être destinée à pallier la carence des parties au sens de l'article 146 du code de procédure civile et laisse à la Cour le soin de déceler au hasard de l'examen des pièces massivement produites, hors toute possibilité de contradiction utile, les éléments nécessaires au succès des prétentions de la SAS SBMTP, emporte les conséquences suivantes :
- à défaut d'explication sur les modalités d'élaboration de la pièce 9 de la SAS SBMTP et de définition de l'abréviation « DG » qu'elle comporte ainsi que de toute possibilité de corréler ses données aux pièces produites, seuls les éléments chiffrés reconnus par la SAS Bell France, qui a pour sa part livré une analyse détaillée des éléments qu'elle verse aux débats (ses pièces 9 et 31 à 40), seront pris en compte, la SAS SBMTP ne les critiquant d'ailleurs pas ;
- au regard des contradictions entre cette pièce 9, qui fixe un début de relation en 2008-2009, et les pièces communiquées par la SAS SBMTP ainsi que ses écritures qui évoquent un partenariat de 11 ans sans plus de précision, le début des relations commerciales sera fixé en 2009, non à raison de son aveu judiciaire au sens des articles 1383 et 1383-2 du code civil faute de production de l'assignation censée le contenir, mais de la reconnaissance de cette ancienneté par la SAS Bell France dans le corps et le dispositif de ses écritures.
En conséquence, la relation commerciale, dont le caractère établi est constant, a duré 5 ans et 3 mois au jour de sa rupture alléguée.
Sur l'imputabilité de la rupture des relations et le préavis suffisant
L'article L 442-6 I 5° du code de commerce sanctionne non la rupture, qui doit néanmoins être imputable à l'agent économique à qui elle est reprochée, mais sa brutalité qui résulte de l'absence de préavis écrit ou de préavis suffisant. Celui-ci, qui s'apprécie au moment de la notification ou de la matérialisation de la rupture, s'entend du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, soit pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement en bénéficiant, sauf circonstances particulières, d'un maintien des conditions antérieures (en ce sens, Com., 10 février 2015, n° 13-26.414), les éléments postérieurs ne pouvant être pris en compte pour déterminer sa durée (en ce sens, Com, 1er juin 2022, n° 20-18960). Les critères pertinents sont notamment l'ancienneté des relations et les usages commerciaux, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, l'éventuelle exclusivité des relations et la spécificité du marché et des produits et services en cause ainsi que tout obstacle économique ou juridique à la reconversion. En revanche, le comportement des partenaires consécutivement à la rupture est sans pertinence pour apprécier la suffisance du préavis accordé. La rupture peut être totale ou partielle, la relation commerciale devant dans ce dernier cas être modifiée substantiellement (en ce sens, Com. 31 mars 2016, n° 14-11.329 ; Com 20 novembre 2019, n° 18-11.966).
Mais, la rupture, quoique brutale, peut être justifiée si elle est causée par une faute suffisamment grave pour fonder la cessation immédiate des relations commerciales (en ce sens, sur le critère de gravité, Com. 27 mars 2019, n° 17-16.548). La faute doit être incompatible avec la poursuite, même temporaire, du partenariat : son appréciation doit être objective, au regard de l'ampleur de l'inexécution et de la nature l'obligation sur laquelle elle porte, mais également subjective, en considération de son impact effectif sur la relation commerciale concrètement appréciée et sur la possibilité de sa poursuite malgré sa commission ainsi que du comportement de chaque partie.
Au regard de la fonction du préavis, la date d'appréciation de la suffisance de sa durée est celle de sa matérialisation concrète dans le tarissement du flux d'affaires ou de la notification de la rupture, qui correspond à l'annonce faite par un cocontractant à l'autre de sa volonté univoque de cesser la relation à une date déterminée, seule information qui peut permettre au second de se projeter et d'organiser son redéploiement ou sa reconversion en disposant de la visibilité indispensable à toute anticipation.
Aux termes de son courrier du 2 mars 2015, la SAS Bell France, dénonçant le départ de monsieur [B], chargé de la distribution exclusive de ses produits, et de monsieur [V], directeur de site, ainsi que les changements structurels opérés au sein de la SAS SBMTP qui étaient susceptibles de multiplier les risques de conflits d'intérêts, notifiait sa décision de rompre les relations en ces termes (pièce 1 de la SAS SBMTP) :
Nous vous informons donc officiellement que nous considérons que des changement de structures et de responsabilités de gestion intervenus au sein de votre groupe constituent une cause de rupture immédiate et sans préavis de nos relations commerciales établies.
Nous sommes d'ailleurs certains que cette décision ne vous heurtera nullement, et qu'au contraire, elle va dans le sens souhaité par votre nouvel actionnaire, dont l'implication totale dans une autre marque concurrente à la nôtre aurait tôt ou tard conduit à cette rupture que vous saviez inéluctable.
Nous souhaitons, néanmoins, mettre un terme à nos relations dans un climat de compréhension mutuelle et demeurons à votre entière disposition pour ne discuter les modalités d'application si vous le désirez (repris de stock de pièces, etc').
Le sens de ce propos est univoque : la rupture, qualifiée d'immédiate, est explicitement notifiée sans préavis et les négociations envisagées ne portent pas sur son principe ou les conditions de poursuite temporaire de la relation mais exclusivement sur ses modalités de mise en 'uvre concrète, telles celles relatives à la reprise des stocks, périmètre réduit confirmé dans la lettre de la SAS Bell France du 7 avril 2015 (sa pièce 2). Celle-ci l'admettait d'ailleurs dans son courrier du 16 avril 2015 adressé en réponse à la lettre officielle de contestation de la SAS SBMTP (pièce 3 de cette dernière) lorsqu'elle précisait, après être revenue sur ses motivations qu'elle complétait à l'occasion :
Le présent courrier n'a été établi que pour expliquer les raisons fondamentales de notre décision de rupture immédiate et sans préavis des relations commerciales ayant existées (sic). Celles-ci auraient pu perdurer encore durant la durée de préavis fixée par la jurisprudence, qui serait établie dans le cas présent à six mois, dans la mesure ou MPMTP et BARRAUD TP auraient conservé leur indépendance de gestion, mais qui auraient dû être interrompues en tout état de cause, en raison de la participation importante de l'importateur KOMATSU en France dans le capital de PGA TP.
Si ces relations ont dû être rompues sans préavis, ceci relève donc de la responsabilité de la vôtre client, et non pas celle de Bell France.
Aussi, peu important la poursuite de la relation, qui n'était que partielle puisqu'elle ne concernait plus que les services techniques et les pièces détachées, le courrier du 2 mars 2015 confirmé par celui du 16 avril 2015 mettait un terme immédiat à la relation, ce qui n'avait pas échappé à la SAS Bell France qui, le 19 mai 2015 (sa pièce 3), rappelait l'impossibilité de toute poursuite du partenariat « en raison de l'incompatibilité d'intérêts entre les différentes marques [représentées par la SAS SBMTP] » et invitait à un règlement amiable du litige qui se cristallisait.
Dès lors, par son courrier du 30 juin 2015, envoyé près de quatre mois après la consommation définitive de la rupture et la perte irrémédiable de la qualité de distributeur Bell qui interdisait à la SAS SBMTP toute nouvelle cession d'engins sous cette marque, la SAS Bell France n'a pu notifier efficacement un préavis, la relation ayant déjà pris fin, hors activités accessoires, et la SAS SBMTP, contrainte par cette situation, ayant déjà nécessairement envisagé sa réorganisation dans l'urgence sans pouvoir utilement mettre à profit tant le préavis de six mois tardivement accordé que la continuation informelle, partielle et sporadique de la relation jusqu'en novembre 2017 à des conditions nettement distinctes de celles antérieurement appliquées. C'est ainsi à la date de notification de la rupture du 3 mars 2015 que la suffisance du préavis doit être appréciée.
Pour justifier l'absence de préavis, la SAS Bell France impute à la SAS SBMTP une faute double résidant, d'une part, dans une modification de ses liens capitalistiques et dans l'intégration de la distribution de marques concurrentes de la sienne et, d'autre part, dans l'éviction de la force dédiée qui seule était apte à garantir le cloisonnement des activités et la confidentialité des informations qu'elle lui communiquait, insuffisance de spécialisation dont elle déduit la piètre représentation de sa marque qu'elle n'étaye pas sinon.
La SAS SBMTP n'ignorait pas les exigences de la SAS Bell France relatives à la protection de ses données tarifaires et techniques et à la nécessaire étanchéité des activités de distribution puisqu'elle les avait clairement énoncées dans son courrier du 19 avril 2006 à l'occasion de la cession de son capital par la société Barraud TP qui avait été portée à sa connaissance (ses pièces 10 et 11). Si elle s'accommodait de la distribution de la marque Terex puis de la marque Komatsu par des filiales du groupe PGA TP, elle rappelait l'importance de la centralisation de ses informations confidentielles dans un courriel du 19 décembre 2013 (sa pièce 17).
Le départ des salariés de l'entreprise en charge des relations avec la SAS Bell France ne peut en soi caractériser un manquement imputable à la SAS SBMTP, son personnel devant pouvoir exercer sa liberté contractuelle et de travailler sans entrave et celle-ci devant pouvoir s'en séparer sans s'exposer à la surveillance puis à la critique d'un partenaire commercial. Cependant, la SAS SBMTP a commis deux fautes distinctes en :
- n'informant pas spontanément la SAS Bell France des dernières restructurations de 2010 et de la prise de participation de la société BIA en 2014 qui impliquaient des relations avec un tiers concurrent alors qu'elle l'avait fait en 2006 et qu'elle connaissait les inquiétudes de son partenaire ;
- ne justifiant pas du remplacement des salariés en charge du dossier Bell par une force de travail dédiée satisfaisant les exigences légitimes de la SAS Bell France relatives à la protection du secret des affaires.
Cependant, en l'absence de toute atteinte effective prouvée au secret des affaires et de ventes réalisées sur les territoires concédées et ainsi d'altération du flux d'affaires et de la représentation de la marque, les craintes de la SAS Bell France, toute légitime qu'elles soient, ne s'étant ainsi pas concrétisées, ces deux fautes ne sont pas incompatibles avec une poursuite temporaire des relations commerciales et ne justifiaient pas leur rupture immédiate, et ce d'autant moins que la SAS Bell France connaissait dès le 19 décembre 2013 tant la distribution parallèle des marques Terex et Komatsu que l'insuffisance de la centralisation des informations pour cloisonner les marchés (sa pièce 17), situation qu'elle a néanmoins tolérée jusqu'en mars 2015. Et, les restructurations de la SAS SBMTP et la prise de participation de la société BIA, au regard de cette tolérance récente et de la position adoptée en 2006 par la SAS SBMTP, n'étaient pas de nature à rendre la rupture inéluctable et prévisible contrairement à ce qu'a retenu le tribunal.
Aussi, la SAS Bell France ne prouve aucun fait justifiant la rupture immédiate qui lui est exclusivement imputable et qui, faute de préavis suffisant, est brutale.
Les parties ne livrent aucun élément sur la structure du marché et sur l'état de la concurrence que s'y livrent les acteurs ainsi que sur les possibilités de redéploiement de son activité par la SAS SBMTP qui ne se trouvait pas dans une situation de dépendance économique prouvée à l'égard de son partenaire. De ce fait, en l'absence de toute analyse du flux d'affaires entre les parties ainsi que de sa progression, les seuls critères exploitables par la Cour pour apprécier la suffisance du préavis éludé sont la durée de la relation (5 ans et 3 mois), son caractère exclusif et les possibilités aisées de réorientation de son activité par la SAS SBMTP qui, quoiqu'elle les conteste, démontre par ses restructurations successives qu'elle avait diversifié son activité sur d'autres territoires et qui n'explique pas en quoi elle était dans l'incapacité de le faire pour ceux concédés par la SAS Bell France.
Au regard de ces éléments combinés et de l'absence d'usage professionnel contraire, le préavis suffisant sera estimé à six mois, ni l'absence de personnel dédié ni la diversification opérée par la SAS SBMTP sur d'autres territoires n'étant de nature à la priver de son droit à indemnisation, le raisonnement de la SAS Bell France étant sur ce point purement hypothétique.
Le préjudice causé à la SAS SBMTP est constitué de son gain manqué qui correspond à sa marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée et les charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture, appliquée au chiffre d'affaires moyen hors taxe qui aurait été généré pendant la durée du préavis éludé (en ce sens, Com. 28 juin 2023, n° 21-16.940 : « le préjudice principal résultant du caractère brutal de la rupture s'évalue en considération de la marge brute escomptée, c'est-à-dire la différence entre le chiffre d'affaires hors taxe escompté et les coûts variables hors taxe non supportés durant la période d'insuffisance de préavis, différence dont pourra encore être déduite, le cas échéant, la part des coûts fixes non supportés du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture, durant la même période »). A ce titre, le préjudice subi, qui trouve son siège dans une anticipation déjouée, s'évalue à la date de la rupture à partir des éléments comptables antérieurs à celle-ci qui constituent le socle des prévisions de la victime, sans égard pour les circonstances postérieures telles sa reconversion durant la durée du préavis éludé. Celui-ci s'exécutant aux conditions de la relation, le gain manqué n'est que la projection de celui antérieurement réalisé.
Dès lors, le calcul opéré par la SAS SBMTP n'est ni justifié par les pièces produites ni pertinent, le préjudice ne résidant pas comme elle le prétend dans son chiffre d'affaires perdu mais dans la marge dont elle a été privée. A cet égard, il est désormais acquis que la carence argumentative et probatoire de la SAS SBMTP ainsi que l'absence de toute critique à leur endroit commandent de ne prendre en considération que les éléments chiffrés reconnus par la SAS Bell France (ses pièces 9 et 31 à 40) ainsi que, faute du moindre document l'étayant produit par la SAS SBMTP, son estimation de la marge sur coûts variables à hauteur de 30 %.
Au regard de ces derniers et des calculs exacts et non critiqués de la SAS Bell France qui sont récapitulés dans sa pièce 37 et que la Cour adopte, le préjudice subi par la SAS SBMTP, duquel doit être soustraite la totalité de la marge perçue postérieurement à la rupture des relations, atteint la somme de 6 858,37 euros (marge annuelle moyenne de 12 780,81 euros pour les ventes et les interventions techniques et de 935,94 euros pour les pièces détachées, soit un total de 13 716,75 euros, déduction faite des sommes perçues postérieurement à la rupture).
Le jugement entrepris sera en conséquence infirmé en ce qu'il a rejeté la demande de la SAS SBMTP et la SAS Bell France sera condamnée à lui payer la somme de 6 858,37 euros en réparation intégrale de son préjudice causé par la rupture brutale des relations commerciales.
2°) Sur les frais irrépétibles et les dépens
Le jugement entrepris sera infirmé en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens. La Cour constate néanmoins que la SAS SBMTP ne forme aucune demande au titre de ces derniers et que sa demande au titre de l'exécution provisoire de l'arrêt est juridiquement sans objet.
Succombant, la SAS Bell France, dont la demande au titre des frais irrépétibles sera rejetée, sera condamnée à supporter les entiers dépens d'appel ainsi qu'à payer à la SAS SBMTP la somme de 3 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,
Infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions soumises à la Cour ;
Statuant à nouveau des chefs infirmés,
Condamne la SAS Bell France à payer à la SAS SBMTP, prise en la personne de ses liquidateurs judiciaires, la somme de 6 858,37 euros en réparation intégrale du préjudice causé par la rupture brutale de leurs relations commerciales établies ;
Y ajoutant,
Rejette la demande de la SAS Bell France au titre des frais irrépétibles ;
Condamne la SAS Bell France à payer à la SAS SBMTP, prise en la personne de ses liquidateurs judiciaires, la somme de 3 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la SAS Bell France à supporter les entiers dépens d'appel.