CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 11 septembre 2024, n° 21/21877
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Défendeur :
Rieju Moto (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Brun-Lallemand
Conseillers :
Mme Depelley, M. Richaud
Avocats :
Me Bernabe, Me Boccon Gibod, Me Redon
FAITS ET PROCEDURE
Monsieur [E] [W] exerçait, jusqu'à la cession de son fonds de commerce en fin 2018, une activité de commerce et de réparation de motocycles à [Localité 5].
La SA Rieju Moto est un constructeur de motocyclettes.
Monsieur [E] [W] a commercialisé des véhicules de marque Rieju et disposait pour cette raison d'un accès au site internet exploité par celle-ci.
Dénonçant le retrait de cet accès le 31 janvier 2018 et y voyant la matérialisation d'une rupture brutale de leurs relations commerciales établies, monsieur [E] [W] a, par acte d'huissier signifié le 20 février 2019, assigné la SA Rieju Moto devant le tribunal de commerce d'Agen sur le fondement de l'article L 442-6 I 5° du code de commerce.
Par jugement du 7 octobre 2020, cette juridiction s'est déclarée incompétente au profit du tribunal de commerce de Bordeaux qui, par jugement du 8 octobre 2021, a débouté monsieur [E] [W] de toutes ses demandes en le condamnant à payer à la SA Rieju Moto la somme de 2 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'à supporter les entiers dépens de l'instance.
Par déclaration reçue au greffe le 13 décembre 2021, monsieur [E] [W] a interjeté appel de ce jugement.
Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 26 octobre 2022, monsieur [E] [W] demande à la cour, au visa de l'article L 442-6 I 5° du code de commerce :
- d'infirmer le jugement du tribunal de commerce de Bordeaux du 8 octobre 2021 ;
- statuant à nouveau, de :
* condamner la SA Rieju Moto à payer à monsieur [E] [W] la somme de 13 819 euros au titre du préjudice financier ;
* débouter la SA Rieju Moto de l'ensemble de ses demandes ;
* condamner la SA Rieju Moto aux dépens et à payer à monsieur [E] [W] une indemnité de 6 000 euros en dédommagement des frais exposés, pour assurer la défense de ses intérêts.
En réponse, dans ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 3 mars 2023, la SA Rieju Moto demande à la cour, au visa des articles L 442-6 I 5° du code de commerce et 1353 du code civil, de :
- débouter monsieur [E] [W] de l'intégralité de ses demandes ;
- confirmer en conséquence en toutes ses dispositions le jugement attaqué ;
- condamner monsieur [E] [W] à payer à la SA Rieju Moto la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner monsieur [E] [W] aux entiers dépens
Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 21 mai 2024. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, l'arrêt sera contradictoire en application de l'article 467 du code de procédure civile.
MOTIVATION
1°) Sur la rupture brutale de la relation commerciale
Moyens des parties
Au soutien de son appel, monsieur [E] [W] expose que sa relation avec la SA Rieju Moto a débuté en 2010 et qu'une trentaine de factures ont été émises jusqu'en 2017. Voyant dans ces éléments la marque d'une stabilité et d'une régularité du flux d'affaires, il estime la relation établie, la baisse provisoire d'activité constatée en 2017 trouvant sa cause dans un cas de force majeure résidant dans son hospitalisation pour de graves problèmes de santé. Il explique que la fermeture de son accès au site internet de la SA Rieju Moto, qui l'a privé de toute possibilité d'achat de véhicules Rieju, matérialise une rupture brutale. Il estime le préavis éludé à douze mois.
En réponse, la SA Rieju Moto expose que l'accès de monsieur [E] [W] à son site internet a été temporairement fermé à raison du caractère sporadique de son activité (respectivement 9 et 2 achats en 2016 et 2017) et que son courrier du 26 janvier 2018 ne notifie pas une rupture des relations mais constitue une invitation à négocier les conditions de leur poursuite. Elle ajoute que le silence de son partenaire commercial a fondé le retrait définitif de son accès qui ne lui interdisait néanmoins pas de passer des commandes directement auprès d'elle. Subsidiairement, elle soutient que monsieur [E] [W] ne démontre aucune perte de marge brute et que le préavis éludé ne saurait excéder six mois au regard de la faiblesse de son activité et de la cession de son fonds en octobre 2018.
Réponse de la cour
En application de l'article L 442-6 I 5° du code de commerce, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Lorsque la relation commerciale porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est double de celle qui serait applicable si le produit n'était pas fourni sous marque de distributeur. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'économie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure.
Sur les caractéristiques de la relation commerciale
Au sens de ce texte, la relation, notion propre du droit des pratiques restrictives de concurrence qui n'implique aucun contrat (en ce sens, Com., 9 mars 2010, n° 09-10.216) et n'est soumise à aucun formalisme quoiqu'une convention ou une succession d'accords poursuivant un objectif commun puisse la caractériser, peut se satisfaire d'un simple courant d'affaires, sa nature commerciale étant entendue plus largement que la commercialité des articles L 110-1 et suivants du code de commerce comme la fourniture d'un produit ou d'une prestation de service (en ce sens, Com., 23 avril 2003, n° 01-11.664). Elle est établie dès lors qu'elle présente un caractère suivi, stable et habituel laissant entendre à la victime de la rupture qu'elle pouvait raisonnablement anticiper, pour l'avenir, une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial (en ce sens, Com., 15 septembre 2009, n° 08-19.200 qui évoque « la régularité, le caractère significatif et la stabilité de la relation commerciale »). La poursuite de la relation par une personne distincte de celle qui l'a nouée initialement ne fait pas obstacle à sa stabilité en présence d'une transmission universelle de patrimoine et, à défaut, si des éléments démontrent que la commune intention des parties était de continuer la même relation (en ce sens, Com., 10 février 2021, n° 19-15.369).
La SA Rieju Moto ne conteste pas le caractère établi des relations commerciales nouées depuis juin 2010 avec monsieur [E] [W] qui est par ailleurs démontré par les factures de 2011, l'attestation de son expert-comptable et les extraits de son livre de compte qu'il produit (ses pièces 5, 7 et 8).
Sur l'imputabilité de la rupture des relations et le préavis suffisant
L'article L 442-6 I 5° du code de commerce sanctionne non la rupture, qui doit néanmoins être imputable à l'agent économique à qui elle est reprochée, mais sa brutalité qui résulte de l'absence de préavis écrit ou de préavis suffisant. Celui-ci, qui s'apprécie au moment de la notification ou de la matérialisation de la rupture, s'entend du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, soit pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement en bénéficiant, sauf circonstances particulières, d'un maintien des conditions antérieures (en ce sens, Com., 10 février 2015, n° 13-26.414), les éléments postérieurs ne pouvant être pris en compte pour déterminer sa durée (en ce sens, Com, 1er juin 2022, n° 20-18960). Les critères pertinents sont notamment l'ancienneté des relations et les usages commerciaux, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, l'éventuelle exclusivité des relations et la spécificité du marché et des produits et services en cause ainsi que tout obstacle économique ou juridique à la reconversion. En revanche, le comportement des partenaires consécutivement à la rupture est sans pertinence pour apprécier la suffisance du préavis accordé. La rupture peut être totale ou partielle, la relation commerciale devant dans ce dernier cas être modifiée substantiellement (en ce sens, Com. 31 mars 2016, n° 14-11.329 ; Com 20 novembre 2019, n° 18-11.966).
Pour prouver la rupture qu'il impute à la SA Rieju Moto, monsieur [E] [W] ne produit aucun document, tel un procès-verbal de constat en ligne dressé par un huissier de justice, révélant la réalité de la fermeture de l'accès au site internet de son partenaire et ne communique pas la lettre de contestation qu'il a adressée à ce dernier. Seule est à la disposition de la Cour le courriel en réponse du 26 janvier 2018 de la SA Rieju Moto (sa pièce 1) qui, déplorant le faible volume de ventes des motocycles de marque Rieju depuis 2014 et soulignant son incompatibilité avec le maintien d'un accès à son site internet, confirme la fermeture alléguée et invite monsieur [E] [W] à contacter le commercial de son secteur pour négocier les conditions de poursuite de la relation selon deux options ainsi présentées :
Alors 2 solutions : (à voir et négocier avec votre commercial)
Soit vous repartez « à zéro » avec une nouvelle commande d'implantation et votre compte pièce est ouvert de suite (attention nous suivrons vos commandes durant toute l'année afin d'éviter à nouveau une fermeture de compte en début d'année prochaine)
Soit nous restons sur nos positions avec une fermeture définitive (votre commercial devrait alors nommer un nouveau concessionnaire agréé de la marque proche de chez vous) (pour représenter la marque et suivre aussi la maintenance de toutes les machines).
Si le ton est peu amène et si la méthode, dont l'illicéité n'est pas démontrée, est quelque peu abrupte, ce courrier ne notifie pas une rupture des relations mais constitue une invitation à négocier pour mettre un terme à la fermeture, simplement temporaire, de l'accès au site motivée par des résultats dont la faiblesse était susceptible de traduire un désintérêt pour la marque distribuée. De fait, monsieur [E] [W] ne conteste pas qu'il n'a acheté respectivement en 2016 et 2017 que neuf et deux véhicules Reiju pour un chiffre d'affaires de 19 018,12 euros et 5 795,59 euros, activité particulièrement réduite dont la diminution significative et la faiblesse expliquent et justifient la réaction de cette dernière, peu important les problèmes de santé qui la causait (pièce 6 de monsieur [E] [W]) puisqu'ils n'étaient pas portés à la connaissance de la SA Rieju Moto.
Et, monsieur [E] [W], qui était pourtant expressément incité à contacter un commercial et n'explique pas en quoi le fait de « repartir à zéro » constituait pour lui une exigence excessive, ne démontre pas avoir répondu à la SA Rieju Moto et avoir tenté d'une quelconque manière de négocier avec elle puis d'acheter en direct des véhicules, aucun refus ne lui ayant été opposé à ce titre. En outre, monsieur [E] [W], qui n'a pas été confronté aux demandes rapportées dans l'attestation qu'il produit (sa pièce 2) relatives au conditionnement de toute réouverture du site à une commande préalable de cinq véhicules, n'explique pas en quoi la pratique de la SA Rieju Moto serait « abusive » ainsi qu'il le prétend sans motivation en droit.
Aussi, la rupture n'est pas imputable à la SA Rieju Moto mais au comportement de monsieur [E] [W] qui, par son silence et son refus d'engager la négociation que la faiblesse de son activité rendait nécessaire, est exclusivement responsable de la cessation de toute relation
Le jugement entrepris sera en conséquence confirmé en ce qu'il a rejeté la demande de monsieur [E] [W].
2°) Sur les frais irrépétibles et les dépens
Le jugement entrepris sera confirmé en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens.
Succombant, monsieur [E] [W], dont la demande au titre des frais irrépétibles sera rejetée, sera condamné à supporter les entiers dépens d'appel ainsi qu'à payer à la SA Rieju Moto la somme de 3 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,
Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions soumises à la Cour ;
Y ajoutant,
Rejette la demande de monsieur [E] [W] au titre des frais irrépétibles ;
Condamne monsieur [E] [W] à payer à la SA Rieju Moto la somme de 3 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne monsieur [E] [W] à supporter les entiers dépens d'appel.