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Décisions

CJUE, 8e ch., 19 septembre 2024, n° C-501/23

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

DL

Défendeur :

Land Berlin

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Présidents de chambre :

M. Piçarra, Mme Jürimäe (rapporteure)

Juge :

M. Jääskinen

Avocat général :

Mme Medina

Avocat :

Me Winter

CJUE n° C-501/23

18 septembre 2024

LA COUR (huitième chambre),

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 3, paragraphe 1, du règlement (UE) 2015/848 du Parlement européen et du Conseil, du 20 mai 2015, relatif aux procédures d’insolvabilité (JO 2015, L 141, p. 19), lu en combinaison avec l’article 2, point 10, de ce règlement.

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant DL au Land Berlin (Land de Berlin, Allemagne) au sujet d’une procédure d’insolvabilité introduite par ce dernier à l’égard de DL.

 Le cadre juridique

3 Aux termes des considérants 23, 24, 28, 37 et 38 du règlement 2015/848 :

« (23) Le présent règlement permet d’ouvrir la procédure d’insolvabilité principale dans l’État membre où se situe le centre des intérêts principaux du débiteur. Cette procédure a une portée universelle et vise à inclure tous les actifs du débiteur. En vue de protéger les différents intérêts, le présent règlement permet d’ouvrir des procédures d’insolvabilité secondaires parallèlement à la procédure d’insolvabilité principale. Des procédures d’insolvabilité secondaires peuvent être ouvertes dans l’État membre dans lequel le débiteur a un établissement. Les effets des procédures d’insolvabilité secondaires se limitent aux actifs situés dans cet État. Des règles impératives de coordination avec les procédures d’insolvabilité principales satisfont l’unité nécessaire au sein de l’Union [européenne].

(24) Lorsqu’une procédure d’insolvabilité principale a été ouverte à l’encontre d’une personne morale ou d’une société dans un État membre autre que celui dans lequel se situe son siège statutaire, il devrait être possible d’ouvrir une procédure d’insolvabilité secondaire dans l’État membre où se situe son siège statutaire, pour autant que le débiteur exerce une activité économique dans cet État, avec des moyens humains et des actifs, conformément à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne.

[...]

(28) Lorsque l’on cherche à déterminer si le centre des intérêts principaux du débiteur est vérifiable par des tiers, il convient d’accorder une attention particulière aux créanciers et à la perception qu’ils ont du lieu où le débiteur gère ses intérêts. Il peut être nécessaire, dans le cas d’un déplacement du centre des intérêts principaux, d’informer les créanciers en temps utile du nouveau lieu à partir duquel le débiteur exerce ses activités, par exemple en attirant l’attention sur le changement d’adresse dans sa correspondance commerciale, ou en rendant publique la nouvelle localisation par d’autres moyens appropriés.

[...]

(37) Avant l’ouverture de la procédure d’insolvabilité principale, l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité dans l’État membre où le débiteur a un établissement ne devrait pouvoir être demandée que par les créanciers locaux et par les autorités publiques, ou lorsque le droit de l’État membre où se situe le centre des intérêts principaux du débiteur ne permet pas d’ouvrir une procédure d’insolvabilité principale. Cette limitation est justifiée par le fait que l’on vise à limiter au strict minimum les cas dans lesquels des procédures d’insolvabilité territoriales indépendantes sont demandées avant la procédure d’insolvabilité principale.

(38) Après l’ouverture de la procédure d’insolvabilité principale, le présent règlement ne fait pas obstacle à la demande d’ouverture d’une procédure d’insolvabilité dans l’État membre où le débiteur a un établissement. Le praticien de l’insolvabilité de la procédure d’insolvabilité principale ou toute autre personne habilitée à cet effet par le droit national de cet État membre peut demander l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité secondaire. »

4 L’article 2, point 10, de ce règlement, définit l’« établissement » comme étant « tout lieu d’opérations où un débiteur exerce ou a exercé au cours de la période de trois mois précédant la demande d’ouverture de la procédure d’insolvabilité principale, de façon non transitoire, une activité économique avec des moyens humains et des actifs ».

5 L’article 3 dudit règlement, intitulé « Compétence internationale », dispose :

« 1. Les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel est situé le centre des intérêts principaux du débiteur sont compétentes pour ouvrir la procédure d’insolvabilité (ci-après dénommée “procédure d’insolvabilité principale”). Le centre des intérêts principaux correspond au lieu où le débiteur gère habituellement ses intérêts et qui est vérifiable par des tiers.

Pour les sociétés et les personnes morales, le centre des intérêts principaux est présumé, jusqu’à preuve du contraire, être le lieu du siège statutaire. Cette présomption ne s’applique que si le siège statutaire n’a pas été transféré dans un autre État membre au cours des trois mois précédant la demande d’ouverture d’une procédure d’insolvabilité.

Pour une personne physique exerçant une profession libérale ou toute autre activité d’indépendant, le centre des intérêts principaux est présumé, jusqu’à preuve du contraire, être le lieu d’activité principal de l’intéressé. Cette présomption ne s’applique que si le lieu d’activité principal de la personne physique n’a pas été transféré dans un autre État membre au cours des trois mois précédant la demande d’ouverture d’une procédure d’insolvabilité.

Pour toute autre personne physique, le centre des intérêts principaux est présumé, jusqu’à preuve du contraire, être la résidence habituelle de l’intéressé. Cette présomption ne s’applique que si la résidence habituelle n’a pas été transférée dans un autre État membre au cours des six mois précédant la demande d’ouverture d’une procédure d’insolvabilité.

2. Lorsque le centre des intérêts principaux du débiteur est situé sur le territoire d’un État membre, les juridictions d’un autre État membre ne sont compétentes pour ouvrir une procédure d’insolvabilité à l’égard de ce débiteur que si celui-ci possède un établissement sur le territoire de cet autre État membre. Les effets de cette procédure sont limités aux biens du débiteur se trouvant sur ce dernier territoire.

3. Lorsqu’une procédure d’insolvabilité a été ouverte en application du paragraphe 1, toute procédure ouverte ultérieurement en application du paragraphe 2 est une procédure d’insolvabilité secondaire.

[...] »

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

6 Le 18 août 2020, le Land de Berlin a saisi l’Amtsgericht Charlottenburg (tribunal de district de Charlottenbourg, Allemagne) d’une demande d’ouverture d’une procédure d’insolvabilité à l’égard de DL (ci-après le « débiteur »). À la date de la demande, le débiteur était domicilié à Berlin (Allemagne), à Monaco, à Los Angeles (États-Unis) et sur l’île de Saint-Barthélemy (Antilles françaises). Il était le président du conseil de surveillance de Landbell AG, une société anonyme de droit allemand, dont le siège social se situait à Mayence (Allemagne). Ses actifs étaient constitués d’avoirs en banque à Monaco ainsi que de participations dans des sociétés de droit monégasque qui détenaient des avoirs, un dépôt de titres et des participations dans des sociétés en Allemagne.

7 Par une ordonnance du 27 juillet 2021, l’Amtsgericht Charlottenburg (tribunal de district de Charlottenbourg) a rejeté cette demande comme étant irrecevable, pour défaut de compétence territoriale.

8 Le 29 juin 2022, le Landgericht Berlin (tribunal régional de Berlin, Allemagne), saisi d’un « recours immédiat » (sofortige Beschwerde) du Finanzamt Wilmersdorf (bureau des impôts de Wilmersdorf, Allemagne), en sa qualité de créancier, a annulé cette ordonnance et a renvoyé l’affaire devant l’Amtsgericht Charlottenburg (tribunal de district de Charlottenbourg) initialement saisi. En effet, le Landgericht Berlin (tribunal régional de Berlin) a estimé que le centre des intérêts principaux du débiteur se trouvait au lieu où ce dernier exerçait son activité d’indépendant en tant que président du conseil de surveillance.

9 En particulier, dans son ordonnance du 29 juin 2022, le Landgericht Berlin (tribunal régional de Berlin) a considéré que le débiteur, du fait de sa fonction de président du conseil de surveillance d’une société anonyme de droit allemand, exerçait une « activité d’indépendant », au sens de l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, première phrase, du règlement 2015/848. Il n’a cependant pas appliqué la présomption établie par cette disposition, selon laquelle le centre des intérêts principaux du débiteur se situe sur le « lieu d’activité principal » de celui-ci, sauf preuve contraire. Tout d’abord, il s’est référé à la notion d’« établissement », définie à l’article 2, point 10, du même règlement et il a relevé que, dans le cadre de son activité d’indépendant, le débiteur ne recourait à des moyens humains ou à des actifs ni en Allemagne ni dans un autre lieu. Ensuite, en appliquant la définition, énoncée à l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, deuxième phrase, du règlement 2015/848, selon laquelle le centre des intérêts principaux du débiteur correspond au « lieu où le débiteur gère habituellement ses intérêts et qui est vérifiable par des tiers », il a conclu à la compétence internationale des juridictions allemandes pour ouvrir la procédure d’insolvabilité.

10 Le débiteur, qui doute de la compétence internationale des juridictions allemandes, a formé un recours (Rechtsbeschwerde) devant le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne), qui est la juridiction de renvoi. Ce débiteur demande l’annulation de la décision rendue par le Landgericht Berlin (tribunal régional de Berlin) et le rejet du recours immédiat du créancier.

11 La juridiction de renvoi estime que la compétence internationale des juridictions allemandes doit être appréciée au regard de l’article 3, paragraphe 1, du règlement 2015/848.

12 À cet égard, elle relève, premièrement, que, en vertu de l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, de ce règlement, les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel est situé le centre des intérêts principaux du débiteur sont compétentes pour ouvrir la procédure d’insolvabilité. Aux termes de cette disposition, le « centre des intérêts principaux correspond au lieu où le débiteur gère habituellement ses intérêts et qui est vérifiable par des tiers ». Dans le cas particulier où le débiteur est une personne physique exerçant une profession libérale ou toute autre activité d’indépendant, l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, dudit règlement prévoirait une présomption réfragable selon laquelle le centre des intérêts principaux de cette personne est son « lieu d’activité principal ». Pour toute autre personne physique, conformément à l’article 3, paragraphe 1, quatrième alinéa, première phrase, du même règlement, le centre des intérêts principaux serait présumé, jusqu’à preuve du contraire, être la résidence habituelle de l’intéressé.

13 La juridiction de renvoi, à l’instar du Landgericht Berlin (tribunal régional de Berlin), considère que le débiteur, lors de la demande d’ouverture de la procédure d’insolvabilité, exerçait une « profession libérale ou toute autre activité d’indépendant », au sens de l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, première phrase, du règlement 2015/848.

14 Selon la juridiction de renvoi, ces notions doivent être interprétées de manière autonome en droit de l’Union. Une activité d’indépendant se caractériserait par le fait, d’une part, que la personne concernée accomplit ses activités en son nom, pour son propre compte et sous sa propre responsabilité et, d’autre part, qu’elle supporte le risque économique inhérent à l’exercice de cette activité. Cette personne agirait pour son propre compte et sous sa propre responsabilité, organiserait librement les modalités d’exécution de son travail et percevrait les émoluments constituant ses revenus.

15 Dans l’affaire au principal, ces conditions seraient remplies pour le débiteur, étant donné que ce dernier était le président du conseil de surveillance d’une société anonyme de droit allemand et que, en vertu de ce droit, le conseil de surveillance ne recevait pas d’instructions de la direction de la société anonyme. En outre, selon les constatations du Landgericht Berlin (tribunal régional de Berlin), le débiteur pourrait avoir supporté un risque lié à la rémunération.

16 Deuxièmement, en vertu de l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, première phrase, du règlement 2015/848, il serait présumé qu’une personne physique exerçant une profession libérale ou toute autre activité d’indépendant a le centre de ses intérêts principaux au lieu de son activité principale. L’« établissement », au sens de l’article 2, point 10, de ce règlement, renverrait à tout lieu d’opérations où un débiteur exerce, de façon non transitoire, une activité économique avec des moyens humains et des actifs.

17 Eu égard au constat du Landgericht Berlin (tribunal régional de Berlin), selon lequel il n’y avait pas lieu d’appliquer la présomption figurant à l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, première phrase, du règlement 2015/848 en raison du fait que le débiteur, dans le cadre de son activité d’indépendant, n’avait pas recours à des moyens humains ou à des actifs, la juridiction de renvoi s’interroge sur la pertinence d’une telle exigence pour la détermination du lieu d’activité principal d’une personne physique exerçant une activité d’indépendant.

18 Selon la juridiction de renvoi, si cette exigence était requise, il faudrait considérer que le débiteur n’a pas d’« établissement », au sens de l’article 2, point 10, du règlement 2015/848. Se poserait alors la question de savoir si le lieu où l’activité d’indépendant est exercée peut, conformément à l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, première phrase, de ce règlement, être présumé être le lieu du centre des intérêts principaux du débiteur, jusqu’à preuve du contraire.

19 S’il fallait répondre à cette deuxième question par l’affirmative, le fait que le centre des intérêts principaux du débiteur soit également situé sur le territoire allemand, conformément à l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, première phrase, du règlement 2015/848, constituerait une présomption réfragable.

20 En revanche, en cas de réponse négative aux deux précédentes questions, se poserait alors la question de savoir si la présomption figurant à l’article 3, paragraphe 1, quatrième alinéa, première phrase, de ce règlement s’applique et si une personne physique qui n’a pas d’« établissement », au sens de l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, première phrase, du même règlement, pour sa profession libérale ou son activité d’indépendant, relève de la notion de « toute autre personne physique », visée à la première disposition.

21 La juridiction de renvoi précise, à cet égard, que le Landgericht Berlin (tribunal régional de Berlin) a ignoré la présomption prévue à l’article 3, paragraphe 1, quatrième alinéa, première phrase, du règlement 2015/848 et a appliqué l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, deuxième phrase, de ce règlement. Si la présomption prévue à l’article 3, paragraphe 1, quatrième alinéa, première phrase, dudit règlement était pertinente, il faudrait d’abord déterminer le lieu de résidence habituelle du débiteur lors de la demande d’ouverture de la procédure d’insolvabilité. Il faudrait ensuite examiner si des circonstances de fait qui doivent encore être constatées permettent de renverser cette présomption. Une telle interprétation exigerait d’annuler l’ordonnance du Landgericht Berlin (tribunal régional de Berlin).

22 Dans ces conditions, le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) Convient-il d’interpréter l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, première phrase, du règlement [2015/848], lu en combinaison avec l’article 2, point 10, [de ce règlement,] en ce sens que le lieu d’opération d’une personne physique exerçant une profession libérale ou toute autre activité d’indépendant constitue également un établissement lorsque l’activité exercée ne suppose pas le recours à des moyens humains et à des actifs ?

2) En cas de réponse négative à la première question, convient-il d’interpréter l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, première phrase, du règlement [2015/848] en ce sens que, lorsqu’une personne physique exerçant une profession libérale ou toute autre activité d’indépendant n’a pas d’établissement au sens de l’article 2, point 10, [de ce] règlement, il est présumé, jusqu’à preuve du contraire, que le centre de ses intérêts principaux est le lieu où la profession libérale ou l’activité d’indépendant est exercée ?

3) En cas de réponse négative à la deuxième question, convient-il d’interpréter l’article 3, paragraphe 1, du règlement [2015/848] en ce sens que, pour une personne physique exerçant une profession libérale ou toute autre activité d’indépendant sans avoir d’établissement au sens de l’article 2, point 10, de ce règlement, il est présumé conformément à l’article 3, paragraphe 1, quatrième alinéa, première phrase, dudit règlement et jusqu’à preuve du contraire, que le centre de ses intérêts principaux est le lieu de sa résidence habituelle ? »

 Sur les questions préjudicielles

 Observations liminaires

23 Dans ses observations écrites, le débiteur remet en cause l’appréciation de la juridiction de renvoi selon laquelle, lors de la demande d’ouverture de la procédure d’insolvabilité, il exerçait une « profession libérale ou toute autre activité d’indépendant », au sens de l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, première phrase, du règlement 2015/848. Selon le débiteur, l’activité qu’il mène, en tant que président du conseil de surveillance, laquelle ne serait au demeurant que secondaire, ne relève pas de cette notion, compte tenu des conditions d’exercice de cette activité.

24 Selon une jurisprudence constante, les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa responsabilité, et dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence. Le refus de la Cour de statuer sur une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêt du 22 septembre 2016, Breitsamer und Ulrich, C 113/15, EU:C:2016:718, point 33 ainsi que jurisprudence citée).

25 Ladite présomption de pertinence ne saurait être renversée par la simple circonstance que l’une des parties au principal conteste certains faits dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude et dont dépend la définition de l’objet dudit litige (arrêt du 22 septembre 2016, Breitsamer und Ulrich, C 113/15, EU:C:2016:718, point 34 ainsi que jurisprudence citée).

26 En l’occurrence, ainsi qu’il a été exposé au point 13 du présent arrêt, la juridiction de renvoi a expressément indiqué qu’elle ne remettait pas en cause le fait constaté par le Landgericht Berlin (tribunal régional de Berlin) selon lequel le débiteur exerçait, lors de la demande d’ouverture de la procédure d’insolvabilité, une « profession libérale ou toute autre activité d’indépendant », au sens de l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, du règlement 2015/848. Il ressort des motifs de la décision de renvoi que, par ses questions préjudicielles, la juridiction de renvoi cherche à déterminer, en substance, si la présomption figurant à cette disposition peut être appliquée à ce débiteur, alors que son activité, ainsi qualifiée de « profession libérale ou toute autre activité d’indépendant », ne nécessite aucun moyen humain ou aucun actif, que ce soit à l’intérieur du territoire allemand ou en un autre lieu.

27 Dans ces conditions, il y a lieu de répondre aux questions posées en partant de la prémisse sur laquelle se fonde cette juridiction, à savoir que le débiteur exerçait, lors de la demande d’ouverture de la procédure d’insolvabilité, une « profession libérale ou toute autre activité d’indépendant », au sens de l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, du règlement 2015/848. Cette prémisse relève du cadre factuel de l’affaire au principal, qu’il n’appartient pas à la Cour de vérifier.

 Sur la première question

28 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, du règlement 2015/848 doit être interprété en ce sens que la notion de « lieu d’activité principal » d’une personne physique exerçant une profession libérale ou une autre activité d’indépendant, au sens de cette disposition, correspond à la notion d’« établissement » définie à l’article 2, point 10, de ce règlement.

29 Aux termes de l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement 2015/848, les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel est situé le centre des intérêts principaux du débiteur sont compétentes pour ouvrir la procédure d’insolvabilité, laquelle est dénommée dans ce règlement « procédure d’insolvabilité principale ». Le centre des intérêts principaux correspond au lieu où le débiteur gère habituellement ses intérêts et qui est vérifiable par des tiers.

30 L’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, de ce règlement prévoit que, pour une personne physique exerçant une profession libérale ou toute autre activité d’indépendant, le centre des intérêts principaux est présumé, jusqu’à preuve du contraire, être le lieu d’activité principal de l’intéressé.

31 En l’occurrence, la juridiction de renvoi interprète la notion de « lieu d’activité principal », au sens de l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, du règlement 2015/848, à la lumière de la notion d’« établissement », définie à l’article 2, point 10, de ce règlement. Elle se demande si, compte tenu de cette définition, ce lieu constitue également un « établissement », en l’absence de moyens humains et d’actifs.

32 À cet égard, il convient de constater qu’il existe, dans la version en langue allemande du règlement 2015/848, une proximité linguistique entre les termes « établissement » (Niederlassung) et « lieu d’activité principal » (Hauptniederlassung).

33 Toutefois, comme le fait valoir la Commission européenne dans ses observations, cette proximité n’existe pas dans d’autres versions linguistiques de ce règlement qui utilisent des termes sémantiquement différents, telles que, notamment, les versions en langues anglaise (establishment et principal place of business), espagnole (establecimiento et centro principal de actividad), française (« établissement » et « lieu d’activité principal »), italienne (dipendenza et sede principale di attività), polonaise (oddział et główne miejsce wykonywania tej działalności) ou encore suédoise (driftställe et huvudsakligt verksamhetsställe).

34 En conséquence, selon une jurisprudence constante, la nécessité d’une interprétation uniforme d’une disposition du droit de l’Union exige, en cas de divergence entre les différentes versions linguistiques de celle-ci, que la disposition en cause soit interprétée en fonction du contexte et de la finalité de la réglementation dont elle constitue un élément (arrêt du 9 septembre 2020, TMD Friction et TMD Friction EsCo, C 674/18 et C 675/18, EU:C:2020:682, point 89 ainsi que jurisprudence citée).

35 S’agissant, en premier lieu, du contexte de la réglementation, il y a lieu de constater que la notion d’« établissement », au sens de l’article 2, point 10, du règlement 2015/848, figure à l’article 3, paragraphe 2, de ce règlement, qui détermine le critère de compétence internationale pour l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité dans un État membre autre que celui où se situe le centre des intérêts principaux du débiteur, au sens de l’article 3, paragraphe 1, dudit règlement.

36 Conformément à l’article 3, paragraphe 2, du même règlement, lorsque le centre des intérêts principaux du débiteur est situé sur le territoire d’un État membre, les juridictions d’un autre État membre ne sont compétentes pour ouvrir une procédure d’insolvabilité à l’égard de ce débiteur que si celui-ci possède un établissement sur le territoire de cet autre État membre.

37 Il ressort, en outre, de l’article 3, paragraphe 3, du règlement 2015/848 que, lorsqu’une procédure d’insolvabilité a été ouverte en application du paragraphe 1 de cet article, toute procédure ouverte ultérieurement en application du paragraphe 2 du même article est une procédure d’insolvabilité secondaire.

38 Le législateur de l’Union a donc choisi d’opérer une distinction claire entre, d’une part, la procédure d’insolvabilité principale, visée à l’article 3, paragraphe 1, du règlement 2015/848, et, d’autre part, la procédure d’insolvabilité secondaire, visée à l’article 3, paragraphe 2, de ce règlement. Or, ainsi qu’il ressort des considérants 23, 24, 37 et 38 dudit règlement, la présence dans un État membre d’un « établissement », tel que défini à l’article 2, point 10, du même règlement, constitue le critère déterminant uniquement pour l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité secondaire dans cet État membre. Cette notion ne saurait, par conséquent, être pertinente dans le cadre de l’article 3, paragraphe 1, de ce règlement.

39 Une telle interprétation est, en second lieu, conforme à l’objectif du règlement 2015/848, qui vise à assurer la sécurité juridique et la prévisibilité de la détermination du for compétent en recourant à des critères objectifs (voir, en ce sens, arrêt du 16 juillet 2020, Novo Banco, C 253/19, EU:C:2020:585, point 20).

40 Or, cet objectif serait compromis en cas de correspondance entre la notion de « lieu d’activité principal », au sens de l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, du règlement 2015/848, et celle d’« établissement », visée à l’article 2, point 10, de ce règlement, laquelle créerait une confusion entre les critères pertinents pour l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité principale, d’une part, et secondaire, d’autre part.

41 Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question que l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, du règlement 2015/848 doit être interprété en ce sens que la notion de « lieu d’activité principal » d’une personne physique exerçant une profession libérale ou une autre activité d’indépendant, au sens de cette disposition, ne correspond pas à la notion d’« établissement » définie à l’article 2, point 10, de ce règlement.

 Sur la deuxième question

42 Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, du règlement 2015/848 doit être interprété en ce sens que, s’agissant d’une personne physique exerçant une profession libérale ou toute autre activité d’indépendant, il peut être présumé, jusqu’à preuve du contraire, que le centre des intérêts principaux de cette personne se situe au lieu d’activité principal de ladite personne, alors même que cette activité ne nécessite aucun moyen humain ou aucun actif.

43 Ainsi qu’il ressort de l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement 2015/848, le critère général de rattachement pour déterminer la compétence internationale aux fins de l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité est le centre des intérêts principaux du débiteur. Dans le cas particulier où le débiteur est une personne physique exerçant une profession libérale ou toute autre activité d’indépendant, l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, de ce règlement prévoit une présomption réfragable selon laquelle le centre des intérêts principaux est le lieu d’activité principal de cette personne.

44 En premier lieu, la Cour a jugé que le « centre des intérêts principaux », au sens de l’article 3, paragraphe 1, du règlement 2015/848, doit être déterminé au terme d’une appréciation globale de l’ensemble des critères objectifs et vérifiables par les tiers, particulièrement par les créanciers, susceptibles de déterminer le lieu effectif où le débiteur gère habituellement ses intérêts (voir, en ce sens, arrêt du 16 juillet 2020, Novo Banco, C 253/19, EU:C:2020:585, point 22).

45 Il découle des termes mêmes de l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement 2015/848, d’une part, que les considérations qui précèdent valent indistinctement pour tout débiteur, qu’il s’agisse de sociétés, de personnes morales ou de personnes physiques, et, d’autre part, que, en employant, à cette disposition, le terme « intérêts », l’intention du législateur de l’Union était de couvrir toutes les activités économiques en général.

46 Ainsi, premièrement, ce critère général de rattachement pour déterminer la compétence internationale aux fins de l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité ainsi que l’approche fondée sur des critères objectifs et vérifiables par les tiers qu’il convient d’adopter pour l’appliquer valent donc également pour les personnes physiques exerçant une profession libérale ou toute autre activité d’indépendant (voir, en ce sens, arrêt du 16 juillet 2020, Novo Banco, C 253/19, EU:C:2020:585, point 23). Deuxièmement, eu égard à la notion d’« intérêts » retenue à l’article 3, paragraphe 1, du règlement 2015/848, les critères permettant de déterminer le centre des intérêts principaux d’une personne physique sont similaires, que cette personne exerce ou non une profession libérale ou toute autre activité d’indépendant, en ce que ces critères se rapportent à l’activité économique de cette dernière catégorie de personnes.

47 Or, s’agissant d’une personne physique n’exerçant pas une profession libérale ou toute autre activité d’indépendant, la Cour a précisé que les critères pertinents pour déterminer le centre des intérêts principaux d’une telle personne sont ceux qui se rapportent, notamment, à sa situation économique, ce qui correspond au lieu où cette personne gère ses intérêts économiques et où la majorité de ses revenus sont perçus et dépensés, ou bien au lieu où se situe la majeure partie de ses actifs (voir, par analogie, arrêt du 16 juillet 2020, Novo Banco, C 253/19, EU:C:2020:585, point 24).

48 En second lieu, s’agissant de la présomption réfragrable énoncée à l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, du règlement 2015/848, il découle des termes mêmes de cette disposition, lue à la lumière de l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, de ce règlement, qu’une personne physique exerçant une profession libérale ou toute autre activité d’indépendant est présumée, jusqu’à preuve du contraire, gérer habituellement ses intérêts dans son lieu d’activité principal, puisqu’il existe une forte probabilité que ce lieu corresponde au centre de ses intérêts principaux. Partant, aussi longtemps que cette présomption n’est pas renversée, les juridictions de l’État membre où est situé ce lieu d’activité sont internationalement compétentes pour ouvrir une procédure d’insolvabilité contre ladite personne physique.

49 À cet égard, le seul fait que la profession libérale ou l’activité d’indépendant de l’intéressé ne nécessite aucun actif ou aucun moyen humain ne saurait, en soi, suffire à renverser cette présomption.

50 En effet, si la localisation des actifs du débiteur ou les éventuels moyens humains employés pour l’exercice de la profession libérale ou de l’activité d’indépendant de l’intéressé constituent des critères objectifs et vérifiables par les tiers à prendre en compte pour déterminer le lieu où le débiteur gère habituellement ses intérêts, la présomption visée au point précédent du présent arrêt ne saurait toutefois être renversée qu’au terme d’une appréciation globale d’un ensemble de critères objectifs et vérifiables par des tiers (voir, par analogie, arrêt du 16 juillet 2020, Novo Banco, C 253/19, EU:C:2020:585, point 28).

51 En outre, cette présomption se verrait privée d’effet utile si elle devait être interprétée comme exigeant nécessairement la présence d’actifs ou de moyens humains au lieu d’activité principal de l’intéressé. En effet, ainsi que la Commission l’a relevé, en substance, dans ses observations, par sa nature même, la profession libérale ou l’activité d’indépendant est susceptible d’être exercée en l’absence de tels actifs ou de moyens humains, de sorte qu’une telle exigence viendrait exclure un nombre important de personnes exerçant une telle profession ou activité du champ d’application de ladite présomption.

52 En l’occurrence, il ressort des indications de la juridiction de renvoi que le Landgericht Berlin (tribunal régional de Berlin) a constaté que, dans le cadre de son activité d’indépendant, en tant que président du conseil de surveillance d’une société anonyme allemande, le débiteur ne recourait à aucun moyen humain ni à aucun actif, que ce soit à l’intérieur du territoire allemand ou en un autre lieu.

53 Si la présence de tels moyens humains ou actifs n’est pas déterminante pour établir le centre des intérêts principaux d’une personne, il revient néanmoins à la juridiction compétente de déterminer, compte tenu des critères rappelés au point 47 du présent arrêt, la localisation du centre des intérêts principaux du débiteur en prenant en considération l’ensemble des éléments objectifs et vérifiables par les tiers qui se rapportent à la situation économique du débiteur, tels que notamment ceux permettant de localiser le lieu où cette personne gère ses intérêts économiques et où la majorité de ses revenus sont perçus et dépensés.

54 Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la deuxième question que l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, du règlement 2015/848 doit être interprété en ce sens que, s’agissant d’une personne physique exerçant une profession libérale ou toute autre activité d’indépendant, il est présumé, jusqu’à preuve du contraire, que le centre des intérêts principaux de cette personne se situe au lieu d’activité principal de ladite personne, quand bien même cette activité ne nécessite aucun moyen humain ou aucun actif.

 Sur la troisième question

55 Compte tenu de la réponse apportée à la deuxième question, il n’y a pas lieu de répondre à la troisième question.

 Sur les dépens

56 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (huitième chambre) dit pour droit :

1) L’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, du règlement (UE) 2015/848du Parlement européen et du Conseil, du 20 mai 2015, relatif aux procédures d’insolvabilité,

doit être interprété en ce sens que :

la notion de « lieu d’activité principal »d’une personne physique exerçant une profession libérale ou une autre activité d’indépendant, au sens de cette disposition, ne correspond pas à la notion d’« établissement » définie à l’article 2, point 10, de ce règlement.

2) L’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, du règlement 2015/848

doit être interprété en ce sens que :

s’agissant d’une personne physique exerçant une profession libérale ou toute autre activité d’indépendant, il est présumé, jusqu’à preuve du contraire, que le centre des intérêts principaux de cette personne se situe au lieu d’activité principal de ladite personne, quand bien même cette activité ne nécessite aucun moyen humain ou aucun actif.