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Décisions

CA Paris, Pôle 5 - ch. 16, 17 septembre 2024, n° 23/07643

PARIS

Arrêt

Autre

CA Paris n° 23/07643

17 septembre 2024

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Chambre commerciale internationale

POLE 5 CHAMBRE 16

ARRET DU 17 SEPTEMBRE 2024

(n° 76 /2024 , 18 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 23/07643 - N° Portalis 35L7-V-B7H-CHQRH

Décision déférée à la Cour : jugement n° 22/58212 rendu le 12 avril 2023 par le président du tribunal judiciaire de Paris concernant l'exequatur du protocole transactionnel du 3 juin 2020 et de l'ordonnance d'homologation du protocole du président du tribunal de grande instance de N'Djamena du 25 février 2021

APPELANTE

Société N-SOFT LTD

ayant son siège social : [Adresse 1] (CHINE)

prise en la personne de son Président, M. [B] [M],

Ayant pour avocat postulant : Me Frédérique ETEVENARD, avocat au barreau de PARIS, toque : K0065

Ayant pour avocat plaidant : Me Alexandre REYNAUD de la SELARL TALMA AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, toque : D1765

INTIME

REPUBLIQUE DU TCHAD

représentée par le Ministre Secrétaire Général du Gouvernement, chargé de la promotion du bilinguisme dans l'administration et des relations avec le Conseil National de Transition et le Ministre des Finances et du Budget de la République du Tchad,

siégeant à [Localité 2] (TCHAD)

Ayant pour avocat postulant : Me Benjamin MOISAN de la SELARL BAECHLIN MOISAN Associés, avocat au barreau de PARIS, toque : L34

Ayant pour avocats plaidants : Me Jean-Yves GARAUD et Me Aude du cabinet CLEARY, GOTTLIEB, STEEN & HAMILTON LLP, avocats au barreau de PARIS, toque : J021

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 27 Mai 2024, en audience publique, devant la Cour composée de :

M. Daniel BARLOW, Président de chambre

Mme Fabienne SCHALLER, Présidente de chambre

Mme Laure ALDEBERT, Conseillère

qui en ont délibéré.

Un rapport a été présenté à l'audience par Daniel BARLOW dans les conditions prévues par l'article 804 du code de procédure civile.

Greffier, lors des débats : Mme Najma EL FARISSI

ARRET :

- contradictoire

- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Daniel BARLOW, président de chambre et par Najma EL FARISSI, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

* *

* I/ FAITS ET PROCEDURE

1. La cour est saisie de l'appel interjeté par la société de droit hong-kongais N-Soft Ltd. contre un jugement prononcé le 12 avril 2023 par le délégué du président du tribunal judiciaire de Paris qui a rejeté la demande d'exequatur du protocole transactionnel conclu entre cette société et la République du Tchad, et de l'ordonnance président du tribunal de grande instance de N'Djamena du 25 février 2021 homologuant ce protocole.

2. La société N-Soft Ltd. est spécialisée dans la fourniture de solutions logicielles et d'équipements de télécommunications. Elle a conclu avec la République du Tchad, le 11 mai 2017, un contrat pour la mise en place et l'exploitation d'une plateforme de contrôle du trafic des opérateurs télécom (ci-après « le contrat »). En contrepartie de la fourniture du matériel et de prestations d'installation, d'exploitation, d'entretien et de maintenance, pour un coût de 12 500 000 euros, le Tchad convenait de partager avec N-Soft les revenus générés par l'exploitation de la plateforme, à hauteur de 20 %.

3. Les parties ont signé, le 3 juin 2020, un protocole d'accord entérinant la résiliation anticipée du contrat moyennant le versement par la République du Tchad d'une somme forfaitaire de 25 millions d'euros (ci-après « le protocole »).

4. À la requête de la société N-Soft, ce protocole a été homologué par ordonnance du président du tribunal de grande instance de N'Djamena du 25 février 2021. Cette ordonnance, qui n'a fait l'objet d'aucun recours, a été signifiée à l'État tchadien par acte d'huissier du 2 juin 2021.

5. Après plusieurs tentatives d'exécution infructueuses, N-Soft a engagé une procédure d'arbitrage sur le fondement de la clause compromissoire stipulée par le protocole.

6. Par sentence du 23 mai 2022, le tribunal arbitral a statué en ces termes :

« (a) Donne acte à la République du Tchad de ce qu'elle reconnait devoir à N-Soft Ltd., la somme de 25.000.000 euros (vingt-cinq millions d'euros) au titre du protocole d'accord ;

(b) Condamne la République du Tchad à payer à la société N-SOFT Ltd., les sommes de 48.000.000 FCFA (quarante-huit millions de francs CFA) et 36.952,80 euros (trente-six mille neuf cent cinquante-deux euros et quatre-vingt centimes) avec intérêts au taux légal tchadien à compter du 30ème jour suivant la notification de la présente sentence finale à la République du Tchad par le Secrétariat de la Cour ;

(c) Ordonne l'exécution provisoire de la présente sentence finale ;

(d) Rejette toutes les autres demandes des parties. »

7. Par ordonnance du 4 juillet 2022, le délégué du président du tribunal judiciaire de Paris a revêtu cette sentence de l'exequatur.

8. Le Tchad a interjeté appel contre cette ordonnance par déclaration du 29 novembre 2022, la procédure faisant l'objet d'un autre dossier inscrit au rôle de la cour sous le numéro de RG 22/20012.

9. Saisi par N-Soft d'une demande d'exequatur du protocole et de son ordonnance d'homologation, le délégué du président du tribunal judiciaire de Paris a, par jugement rendu selon la procédure accélérée au fond le 12 avril 2023 :

Rejeté l'exception de nullité soulevée par la société N-Soft ;

Rejeté les demandes d'exequatur du protocole transactionnel conclu entre la société N-Soft et la République du Tchad le 3 juin 2020 et de l'ordonnance du président du tribunal de grande instance de N'Djamena du 25 février 2021 ;

Condamné la société N-Soft aux entiers dépens ;

Rejet la demande formée par la société N-Soft sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamné la société N-Soft à payer à la République du Tchad la somme de 25 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

10. N-Soft a interjeté appel de ce jugement le 21 avril 2023.

11. La clôture a été prononcée le 2 avril 2024 et l'affaire appelée à l'audience de plaidoiries du 27 mai 2024 au cours de laquelle les conseils des parties ont été entendus.

II/ PRETENTIONS DES PARTIES

12. Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 8 mars 2024, la société N-Soft demande à la cour, au visa de l'Accord en matière judiciaire France-Tchad du 6 mars 1976, des articles 31, 117, 481-1, 699, 700, 832 et 839 du code de procédure civile, et de la jurisprudence, de bien vouloir :

À titre liminaire :

- INFIRMER le jugement rendu le 12 avril 2023 par Madame la première vice-présidente adjointe au tribunal judiciaire de Paris en ce qu'elle a rejeté la demande d'exequatur du protocole transactionnel conclu entre la société N-SOFT et la République du Tchad le 3 juin 2020 et de l'ordonnance du président du tribunal de grande instance de N'Djamena du 25 février 2021 et plus précisément en ce qu'il :

' a rejeté l'exception de nullité soulevée par la société N-Soft,

' a rejeté les demandes d'exequatur du protocole transactionnel conclu entre la société N-Soft et la République du Tchad le 3 juin 2020 et de l'ordonnance du président du tribunal de grande instance de N'Djamena du 25 février 2021,

' a condamné la société N-Soft aux entiers dépens,

' a rejeté la demande formée par la société N-Soft sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

' a condamné la société N-Soft à payer à la République du Tchad la somme de 25 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Statuant à nouveau,

- DÉCLARER la demande d'exequatur du protocole transactionnel conclu entre la société N-SOFT et la République du Tchad le 3 juin 2020 et de l'ordonnance du président du tribunal de grande instance de N'Djamena du 25 février 2021 recevable et bien fondée ;

En conséquence :

- CONSTATER la régularité du protocole transactionnel conclu entre la société N-SOFT et la République du Tchad le 3 juin 2020 ; et le DÉCLARER régulier ;

- ORDONNER l'exequatur du protocole transactionnel conclu entre la société N-SOFT et la République du Tchad le 3 juin 2020 ;

- CONSTATER la régularité de l'ordonnance du président du tribunal de grande instance de N'Djamena du 25 février 2021 ; et la DÉCLARER régulière ;

- ORDONNER l'exequatur de l'ordonnance du président du tribunal de grande instance de N'Djamena du 25 février 2021 ;

- AUTORISER l'exécution en France du protocole transactionnel conclu entre la société N-SOFT et la République du Tchad le 3 juin 2020 ;

- AUTORISER l'exécution en France de l'ordonnance du président du tribunal de grande instance de N'Djamena du 25 février 2021 ;

- ACCEUILLIR les demandes d'exequatur du concluant et y faire droit ;

- REJETER l'appel incident de la République du Tchad ;

- DÉBOUTER la République du Tchad de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions ;

- CONDAMNER la République du Tchad au paiement de la somme de 15.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- CONDAMNER la République du Tchad aux dépens assortie du droit pour Maître Frédérique Etevenard de les recouvrer directement.

13. Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 12 mars 2024, la République du Tchad demande à la cour, au visa de l'Accord en matière judiciaire France-Tchad du 6 mars 1976, des articles 31 et 122 du code de procédure civile, et de la jurisprudence citée, de bien vouloir :

À titre liminaire,

- JUGER que la demande d'exequatur du protocole transactionnel conclu entre la société N-Soft et la République du Tchad le 3 juin 2020 est irrecevable,

- JUGER que la demande d'exequatur de l'ordonnance d'homologation rendue par le Président du Tribunal de Grande Instance de N'Djamena le 25 février 2021 est irrecevable,

Sur le fond,

- CONFIRMER le jugement rendu par Madame la Première vice-présidente adjointe au Tribunal judiciaire de Paris le 12 avril 2023 dans toutes ses dispositions,

- DÉBOUTER la société N-Soft de toutes ses autres demandes, fins et prétentions,

En tout état de cause,

- CONDAMNER la société N-Soft au paiement de la somme de 100.000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- CONDAMNER la société N-Soft au paiement des entiers dépens.

III/ MOTIFS DE LA DECISION

14. La République du Tchad invoque une fin de non-recevoir tirée du défaut d'intérêt à agir de N-Soft (A) qui conclut à la réformation du jugement querellé et au prononcé de l'exequatur du protocole transactionnel et de l'ordonnance d'homologation (B), les parties s'opposant sur les frais de la procédure (C).

A. Sur la recevabilité de la demande et l'intérêt à agir de N-Soft

15. La République du Tchad soutient que N-Soft est irrecevable à demander l'exequatur du protocole et de l'ordonnance d'homologation car :

- cette société a cédé la créance litigieuse ;

- la Cour de cassation retient de façon constante que la cession de créance opère transfert au cessionnaire des droits et actions appartenant au cédant et attachés à la créance cédée, la cession de créance lui faisant perdre tout intérêt légitime à ce qu'un titre exécutoire soit reconnu ;

- par courrier du 23 octobre 2023, la société LawBanx Limited a informé la République du Tchad avoir acquis la créance de N-Soft dans son intégralité ;

- l'intimée ne justifie pas l'intervention de LawBanx ni ses allégations selon lesquelles elle serait l'unique propriétaire de cette créance.

16. N-Soft réplique que :

- malgré la conclusion du protocole et son ordonnance d'homologation, qui n'ont pas été remis en cause devant les autorités tchadiennes, N-Soft n'a reçu aucun paiement à ce jour ;

- contrairement à ce qu'indique la République du Tchad, N-Soft n'a pas cédé sa créance ;

- l'acte de cession invoqué n'a jamais été transmis à l'intimé car il n'existe pas ;

- N-Soft est toujours titulaire de l'intégralité des droits découlant du protocole, de la sentence et de l'ordonnance, et a dès lors intérêt à agir.

SUR CE :

17. Conformément à l'article 31 du code de procédure civile, l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d'agir aux seules personnes qu'elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé.

18. L'intérêt à agir existe dès lors que le demandeur est la partie au procès au profit de laquelle la décision étrangère a été rendue ou bénéficiaire de la décision ou de l'acte dont l'exequatur est sollicité.

19. En application de l'article 1692 du code civil, la cession de créance transfère au cessionnaire les droits et actions appartenant au cédant et attachés à la créance cédée.

20. Pour conclure à l'irrecevabilité de la demande d'exequatur formée par N-Soft pour défaut d'intérêt à agir, la République du Tchad invoque la cession par cette société, au profit de LawBanx Limited, de la créance qu'elle revendique en exécution du protocole litigieux et de la sentence arbitrale exequaturée.

21. Elle produit au soutien de ce moyen d'irrecevabilité une lettre de LawBanx Limited, datée du 23 octobre 2023, aux termes de laquelle celle-ci indique :

« Nous venons par la présente vous informer que par la biais de négociations avec N-Soft et son avocat, LawBanx Limited acquerrait la créance de N-Soft contre le Tchad dans son intégralité. LawBanx deviendrait donc le seul et unique propriétaire enregistré de la réclamation contre le Tchad. L'objectif de ce rachat de créance est de lui permettre de suppléer N-Soft dans ses droits de créancier et de se rapprocher du Gouvernement Tchadien aux fins de négocier le paiement transactionnel de la créance de 25 000 000 d'Euro. »

22. Cette lettre comporte en annexes un accord de confidentialité passé entre N-Soft et LawBanx le 25 septembre 2023 pour la négociation d'une cession de créance, ainsi qu'une copie du protocole et de son ordonnance d'homologation.

23. Pour courrier du 2 novembre 2023, les conseils de la République du Tchad ont sollicité la communication de l'accord par lequel LawBanx aurait fait l'acquisition de la créance litigieuse.

24. Cette demande est restée sans réponse.

25. Ainsi, alors même que la lettre précitée de la société LawBanx emploie le conditionnel pour évoquer un projet de cession dont la finalisation est contestée par la société N-Soft, la preuve de l'existence de ce prétendu transfert de droits n'est nullement rapportée.

26. Il s'ensuit que la société N-Soft, qui est partie au protocole transactionnel objet de l'ordonnance d'homologation rendu par le président du tribunal de grande d'instance de N'Djamena, justifie d'un intérêt à agir pour obtenir l'exequatur de cette décision et du protocole sur laquelle elle porte.

27. La fin de non-recevoir élevée par la République du Tchad sera en conséquence rejetée.

B. Sur la demande d'exequatur

28. N-Soft conclut à la réformation du jugement et au prononcé de l'exequatur du protocole et de l'ordonnance en contestant toute contrariété à l'ordre public international à raison d'un risque d'inconciliabilité de décisions ou du fait d'actes de corruption, et estime que les critères de délivrance de l'exequatur énoncé par l'Accord France-Tchad se trouvent réunis.

29. Elle fait valoir sur le premier point que :

- deux décisions sont inconciliables lorsqu'elles entraînent des conséquences juridiques qui s'excluent mutuellement rendant impossible une exécution simultanée dans l'ordre juridique interne ;

- un simple risque d'inconciliabilité des décisions ne caractérise pas une violation de l'ordre public international, le juge devant contrôler si les décisions heurtent de manière manifeste, effective et concrète l'ordre public international ;

- la République du Tchad tente, en vain, de créer la confusion en prétendant que l'exequatur du protocole et de l'ordonnance remettrait en cause le contenu et les effets juridiques produits par la sentence, alors que cette dernière découle des termes du protocole de sorte que leurs conséquences juridiques ne sont pas mutuellement exclusives ;

- les capacités financières de la République du Tchad, discutés par le tribunal arbitral dans le cadre de la sentence ne relèvent pas de la compétence du juge de l'exequatur mais éventuellement de celle du juge de l'exécution si N-Soft décidait d'entreprendre des mesures d'exécution sur le fondement du protocole exequaturé ;

- il n'existe aucun élément objectif démontrant que la demande d'exequatur de l'ordonnance et du protocole heurte de manière manifeste, effective et concrète l'ordre public international, en ce qu'il serait inconciliable avec la décision accordant l'exequatur a' la sentence arbitrale.

30. Elle expose, sur le second point, que les moyens développé par la République du Tchad à raison d'une contrariété à l'ordre public international du fait d'une prétendue corruption sont infondés en ce que :

- une allégation de corruption formulée de façon purement opportuniste et qui ne serait étayée que d'éléments généraux ne sauraient ainsi être admise, la cour devant se livrer à une analyse in concreto au regard des faits de l'espèce ;

- le refus de l'exequatur de la sentence pour contrariété à l'ordre public international produirait des effets identiques à une sanction pénale pour N-Soft dont la réputation se trouverait entachée, ce qui la conduirait à être exclue des procédures d'appel d'offre de par le monde et provoquerait la mort de la société ;

- sur les indices tirés de la corruption :

' N-Soft ne conteste pas que la République du Tchad fait face à de réelles problématiques de corruption, mais la multiplicité des intervenants, de ministères et de services différents, permet de diluer ce risque ;

' l'instruction pénale conduite au Tchad ne révèle pas que M. [Z] serait à l'origine d'une falsification de documents, aucune procédure à son encontre n'a été engagée, pas plus que contre M. [D] ;

' le Tchad a été représenté par six personnes différentes et occupant les fonctions les plus élevées au sein de l'administration dans le cadre de la conclusion du contrat, ce qui rend peu vraisemblable les actes de corruption allégués ;

' la résiliation du contrat et la négociation du protocole puis les demandes de paiement ont vu intervenir neuf personnes occupant de hautes fonctions ;

' ces personnes n'ont fait l'objet d'aucune procédure pénale au Tchad, certaines ayant au contraire connu des promotions importantes ;

- les indices de corruption entourant la conclusion du contrat ne revêtent aucun caractère inexplicable :

' M. [D] est un représentant officiel de N-Soft au Tchad et a participé à plusieurs réunions au sein de la Direction Générale des Impôts et du ministère des Finances dans le cadre de l'installation de la plateforme, attestant de son rôle effectif ainsi que de celui de M. [Z] qui est son collaborateur ;

' la somme de 115.250 euros est insuffisante pour avoir servi à la corruption de l'ensemble des personnalités intervenues pour le Tchad ;

' l'absence d'engagement de procédure pénale par le Tchad à l'encontre des deux agents de N-Soft suffit à démontrer l'absence d'élément incriminant ;

' le contrat a été conclu après de longues négociations par les personnes les plus compétentes en la matière ;

- les indices tirés de la conclusion du protocole ne démontrent pas qu'il aurait été obtenu par des actes de corruption :

' ce protocole est le fruit de négociations et de concessions réciproques ;

' de nombreux échanges de courriers et réunions ont eu lieu entre les parties en vue de la conclusion du protocole sur une durée de plus d'un an, le Tchad ayant évoqué en premier lieu la conclusion d'une transaction le 5 aout 2019 ;

' le montant de 25 millions d'euros est justifié au vu du manque à gagner de la société résultat de la résiliation à l'initiative du Tchad ;

' N-Soft n'ayant pas été à l'origine des pourparlers, elle n'a pas choisi le signataire du protocole qui tire sa légitimité de son service, directement rattaché au Président de la République, et de la théorie du mandat apparent ;

' si le Tchad avait nourri des doutes sur la validité du contrat ou du protocole, ce motif aurait été invoqué par un service de l'administration afin de refuser le principe de ce paiement alors que le protocole a été homologué par une ordonnance qui n'a fait l'objet d'aucun recours ;

- les indices postérieurs à la conclusion du protocole ne sont pas sérieux en ce que :

' la tardiveté de l'argument tiré de la supposé corruption, datant seulement des conclusions du 18 janvier 2023, démontre son opportunité ;

' au cours de la procédure arbitrale, le tribunal arbitral a expressément soulevé la question d'un fait de corruption à laquelle le Tchad a renoncé dans son mémoire du 17 février 2022 après avoir effectué les vérifications nécessaires ;

- le Tchad n'a formé aucun recours en annulation contre la sentence arbitrale.

31. La République du Tchad réplique, sur la contrariété à l'ordre public international du fait du caractère inconciliable du protocole et de l'ordonnance d'homologation avec la sentence, que :

- l'incompatibilité entre deux décisions s'apprécie au regard des conséquences juridiques qu'elles induisent et peut ainsi être caractérisée non seulement au regard du dispositif de la décision, mais également au regard des motifs retenus ou de tout autre élément de nature à rendre incompatibles les deux décisions en cause ;

- une atteinte effective et concrète peut résulter de la reconnaissance ou l'exécution d'une sentence inconciliable avec une décision de justice interne ou étrangère précédemment revêtue en France de l'exequatur ;

- au cas présent, l'exequatur en France du protocole et de l'ordonnance d'homologation est inconciliable avec la sentence, laquelle est revêtue de l'exequatur en France, ainsi que l'a retenu le juge de première instance, le protocole et son ordonnance d'homologation ayant des conséquences juridiques qui excluent mutuellement celle de la sentence quant à l'exigibilité, impliquée par l'ordonnance, ou la non exigibilité, induite par la sentence, de la créance litigieuse ;

- en sollicitant l'exequatur du protocole et de l'ordonnance, N-Soft essaye de remettre en cause le contenu et les effets juridiques produits par la sentence ;

- la Cour de cassation a jugé que, lorsque deux décisions successivement rendues sont inconciliables, c'est la dernière décision en date qui a force de chose jugée et qui fait loi des parties, celles-ci étant présumées par suite de leur silence et de leur inaction, avoir renoncé à la première ;

- en ne formant aucun recours en annulation contre la sentence et en sollicitant son exequatur le 30 juin 2022 auprès du tribunal judiciaire de Paris, N-Soft a considéré que c'était bien la sentence et non le protocole et l'ordonnance d'homologation qui devait prévaloir, ce qu'a également retenu le premier juge.

32. Elle conclut par ailleurs à la contrariété de l'exequatur sollicité à l'ordre public international du fait des actes de corruption entourant la conclusion du protocole, en faisant valoir que :

- la conception française de l'ordre public international commande de refuser la reconnaissance ou l'exequatur d'une décision étrangère qui permet à une partie de bénéficier du produit issu d'actes de corruption, la jurisprudence fondant son appréciation sur l'existence d'un faisceau d'indices graves, précis et concordants, qui se trouve en l'espèce caractérisé ;

- la situation politique du Tchad constitue un premier indice, le pays étant classé par les organisations internationales compétentes comme l'un des plus touché par la corruption ;

- s'y ajoutent des évènements antérieurs à la signature du protocole, qui établissent des faits de corruption lors de la signature du contrat :

' N-Soft a payé 100 000 euros à deux agents, MM. [Z] et [D], cette somme, très élevée au regard du revenu moyen par habitant, ayant transité par le compte bancaire de tiers ;

' l'une de ces deux personnes était fonctionnaire de l'Inspection générale de l'État ;

' elle a participé à la rédaction d'un rapport accusant deux fonctionnaires de corruption sur la base d'éléments falsifiés, alors que les originaux pouvaient conduire à sa propre implication dans l'affaire ;

' l'existence d'une procédure pénale montre la volonté du Tchad d'enquêter sur les irrégularités manifestes ayant entouré la conclusion du contrat ;

' la réalité de la prestation fournie par ces agents et d'autres engagés par N-Soft et ayant reçu des commissions n'est pas établie ;

- les évènements ayant entourés la conclusion du protocole constituent des indices supplémentaires d'actes de corruption :

' l'absence de trace de négociations dans la période ayant précédé la signature du protocole, la République du Tchad ne disposant que de très peu d'éléments pour comprendre le processus ayant conduit à celle-ci ;

' la signature du protocole par un membre du gouvernement tchadien non-habilité, le signataire étant totalement étranger à la négociation et à la conclusion du contrat, alors qu'aucun des signataires de ce contrat pour le Tchad n'a signé le protocole ;

' l'absence de rationalité et le caractère déséquilibré du protocole, le Tchad n'ayant aucun intérêt évident à résilier le contrat en payant une somme à N-Soft, dont le système n'a jamais fonctionné de sorte qu'aucune rémunération n'était due ;

' le montant de l'indemnité consentie est tout aussi anormal et contraire aux intérêts du Tchad, rien n'expliquant qu'il ait pu accepter une indemnité correspondant au double de la somme initialement prévue par les parties au contrat, le protocole ne contenant aucune concession de la part de N-Soft ;

' une telle somme apparaît comme une anomalie dans le contexte économique compliqué pour le pays qui a dû solliciter l'aide financière du FMI et du Club de [Localité 3] ;

- s'y ajoutent des évènements postérieurs à la conclusion du protocole, qui constituent des indices d'actes de corruption :

' la position du Tchad au cours de la procédure d'arbitrage a connu un revirement, le Tchad ayant d'abord demandé le rejet des demandes de N-Soft avant d'abandonner cette défense pour indiquer son intention de s'acquitter de sa dette ;

' ce revirement montre que la défense du Tchad n'était pas nécessairement poursuivie dans cette procédure ;

' le fait que le Tchad n'ait pas été à même de contester plus tôt la légitimité du protocole illustre le combat interne devant être mené contre les actes de corruption ;

' la solution adoptée par l'arbitre, qui a refusé de prononcer la condamnation sollicitée par N-Soft, témoigne de ce qu'elle n'a pas été dupe du contexte ayant présidé à la signature du protocole.

SUR CE :

33. Aux termes de l'article 33 de l'Accord en matière judiciaire entre le Gouvernement de la République Française et le Gouvernement de la République du Tchad signé à N'Djamena le 6 mars 1976, les décisions contentieuses et gracieuses rendues par les juridictions siégeant sur le territoire de chacune des parties contractantes ont, de plein droit, l'autorité de la chose jugée sur le territoire de l'autre État si elles réunissent les conditions suivantes :

a) La décision émane d'une juridiction compétente selon les règles du droit international privé admises dans l'État où la décision doit être exécutée ;

b) La décision fait application de la loi applicable au litige en vertu des règles de solutions des conflits de lois admises dans l'État où la décision doit être exécutée ;

c) La décision est, d'après la loi de l'État où elle a été rendue, passée en force de chose jugée et est susceptible d'exécution ;

c) Les parties ont été régulièrement citées, représentées ou déclarées défaillantes ;

d) La décision ne contient rien de contraire à l'ordre public de l'État où elle est invoquée et n'est pas contraire à une décision judiciaire prononcée dans cet État et possédant à son égard l'autorité de la chose jugée.

34. Selon l'article 35 de cet Accord, l'exequatur est accordé, quelle que soit la valeur du litige, par le président du tribunal de grande instance ou de la juridiction correspondante du lieu où l'exécution doit être poursuivie. La procédure de la demande en exequatur est régie par la loi de l'État dans lequel l'exécution est demandée.

35. En application de l'article 36, le président se borne à vérifier si la décision dont l'exequatur est demandé remplit les conditions prévues à l'article 33 pour avoir de plein droit l'autorité de la chose jugée. Il procède d'office à cet examen et doit en constater le résultat dans sa décision. L'exequatur peut être accordé partiellement pour l'un ou l'autre seulement des chefs de la décision invoquée.

36. La partie à l'instance qui invoque l'autorité d'une décision judiciaire ou qui en demande l'exécution doit produire, conformément à l'article 38 :

a) Une expédition de la décision réunissant les conditions nécessaires à son authenticité ;

b) L'original de l'exploit de signification de la décision ou de tout autre acte qui tient lieu de signification ;

c) Un certificat du greffier constatant qu'il n'existe contre la décision ni opposition ni appel ;

d) Le cas échéant, une copie de la citation de la partie qui a fait défaut à l'instance, copie certifiée conforme par le greffier de la juridiction qui a rendu la décision.

37. Aux termes de l'article 40, les actes authentiques, notamment les actes notariés, exécutoires dans l'un des deux États, sont déclarés exécutoires dans l'autre par le président de la juridiction visée au premier alinéa de l'article 35 conformément à la loi de l'État où l'exécution doit être poursuivie. Cette autorité vérifie seulement si les actes réunissent les conditions nécessaires à leur authenticité dans l'État où ils ont été reçus et si les dispositions dont l'exécution est poursuivie n'ont rien de contraire à l'ordre public de l'État où l'exequatur est requis ou aux principes de droit public applicables dans cet État.

38. En l'espèce, le respect des exigences formelles de la demande d'exequatur soumise au juge de première instance n'est pas contesté, seul étant en débat la contrariété de cet exequatur à la conception française de l'ordre public international, les parties s'opposant sur le caractère inconciliable du protocole et de son ordonnance d'homologation avec la sentence préalablement exequaturée en France (i) ainsi que sur l'existence d'actes de corruption (ii).

(i) Sur l'inconciliabilité de décisions

39. Il est acquis qu'un jugement étranger ne peut être reçu en France s'il est incompatible avec un autre jugement français ou avec une décision rendue à l'étranger déjà efficace en France.

40. Sont regardées comme inconciliables les décisions qui entraînent des conséquences juridiques qui s'excluent mutuellement de sorte que leur exécution simultanée dans l'ordre juridique interne est impossible.

41. En l'espèce, la sentence rendue à Abidjan le 23 mai 2022 dans la procédure arbitrale opposant les parties a été déclarée exécutoire sur le territoire français par ordonnance d'exequatur du président du tribunal judiciaire de Paris du 4 juillet 2022, non remise en cause à ce jour.

42. Cette sentence donne acte à la République du Tchad qu'elle reconnaît devoir à N-Soft la somme de 25 millions d'euros au titre du protocole du 3 juin 2020 homologué par ordonnance du président du tribunal de N'Djamena du 25 février 2021, dont N-Soft sollicite l'exequatur.

43. La République du Tchad relève à juste titre que l'arbitre unique a refusé de faire droit aux demandes de cette société visant à sa condamnation au paiement de l'indemnité de 25 millions d'euros et à ses accessoires, en considérant notamment que cette somme n'était pas exigible compte tenu des termes du protocole qui lient son paiement à la capacité financière de la trésorerie du Tchad.

44. Il ne saurait toutefois être déduit du rejet de ces demandes une quelconque incompatibilité entre la sentence arbitrale et le protocole homologué dont l'exequatur est sollicité. Outre qu'elle ne remet pas en cause les termes et stipulations dudit protocole, dont elle fait application, la sentence arbitrale se borne à constater l'absence de démonstration d'une capacité financière de cet État au moment où elle statue, sans préjuger de la possibilité d'une preuve ultérieure de cette capacité, le tribunal arbitral relevant que la demanderesse ne rapportait pas « la preuve qui lui incombe des capacités financières de l'État justifiant qu'il ordonne un paiement immédiat ».

45. Il ne saurait, dans ces conditions, être considéré que la sentence et le protocole homologué auraient des conséquences juridiques qui s'excluent mutuellement, l'exequatur dudit protocole et de son ordonnance d'homologation n'impliquant pas une exécution immédiate du paiement de l'indemnité, celle-ci restant, selon les termes même de cet accord, subordonnée à la démonstration des capacités financière de l'État tchadien, sur lesquelles il n'appartient pas au juge de l'exequatur de se prononcer.

46. Le moyen tiré de l'inconciliabilité des décisions n'est dès lors pas fondé et doit, comme tel, être écarté.

(ii) Sur les allégations de corruption

47. La prohibition de la corruption figure au rang des principes et valeurs dont l'ordre juridique français ne saurait souffrir la méconnaissance, même dans un contexte international. Elle entre, comme telle, dans la conception française de l'ordre public international.

48. La cour n'étant pas juge du contrat ou de l'opération, l'exequatur ne peut être refusé que s'il est démontré par des indices graves, précis et concordants que l'insertion de la décision ou de l'acte étranger dans l'ordre juridique interne aurait pour effet de donner force à un contrat obtenu par corruption ou de permettre à une partie de bénéficier du produit d'activités de cette nature.

49. Une telle recherche, menée pour la défense de l'ordre public international, n'est pas limitée aux éléments de preuve produits devant les arbitres ni liée par leurs constatations, appréciations et qualifications, la cour devant cependant s'assurer que la production des éléments de preuve devant elle respecte le principe de la contradiction et celui d'égalité des armes.

50. Il résulte en l'espèce des débats et des pièces versées au dossier que :

- conclu le 11 mai 2017 pour une durée de cinq ans, le contrat litigieux a été signé, pour le Tchad, par le directeur général de l'Agence nationale de sécurité, par le ministre des finances et du budget et par le ministre des postes et des nouvelles technologies de l'information ;

- il stipule l'engagement pris par N-Soft de fournir les outils nécessaires au contrôle de la totalité du trafic des opérateurs télécoms du pays et du parc des terminaux GMS en activité, de fournir les outils nécessaires à la production des factures des opérateurs pour la collecte de la taxe sur ce trafic, d'implanter des mécanismes de collecte des CDR et d'assurer l'exploitation, l'entretien et la maintenance des équipements, le Tchad s'engageant de son côté à faire observer par les opérateurs les règles de fonctionnement de la plateforme, à s'assurer de leur coopération et à payer la somme de 12 500 000 euros au titre du coût d'acquisition du matériel nécessaire à l'installation, ce prix d'acquisition devant être payé par l'affectation au profit de N-Soft de 20 % des droits d'accise collectés grâce au système mis en place ;

- le 30 mai 2017, le président de N-Soft a attesté le virement de la somme de 100 000 euros sur le compte de M. [N] [J] [T], à la demande de M. [I] [D], afin d'être répartie à hauteur de 25 000 euros pour M. [D] et 75 000 euros pour M. [S] [Z], « pour solde de tout compte », l'attestation précisant opérer ce transfert « suite à nos accords, en tant que gratification de votre précieuse aide et facilitation quant à la signature du contrat » ;

- les équipements prévus par le contrat ont été installés par N-Soft, la solution entrant en production le 1er juillet 2017 ;

- par convention du 7 novembre 2017, N-Soft a confié à MM. [D] et [Z] le soin de « veiller au respect du contrat jusqu'à son aboutissement, et en particulier à ses règlements réguliers », en contrepartie d'une commission de 2 % parmi les 20 % de la rémunération perçue par la société dans le cadre du contrat ;

- les 4 et 7 décembre 2017, N-Soft a opéré deux versements au profit de M. [Z], pour des montants de 7 750 euros et 7 500 euros ;

- dans une note du 28 décembre 2017 adressée aux autorités tchadiennes, le président de N-Soft faisait état des « difficultés d'implémentation du contrat », invoquant notamment l'absence d'ouverture du compte de séquestre pour la perception des droits d'accise, l'absence de coopération des opérateurs et des services de l'État, ainsi que le non-paiement par le Tchad des droits d'accise pour les cinq premiers mois d'exécution du contrat, pour un montant total de 8 777 755 548 FCFA ;

- le 15 janvier 2018, le président de N-Soft sollicitait audience auprès du ministre des finances et du budget « afin d'éclaircir les contours du contrat » ;

- en décembre 2018, une procédure pénale a été engagée sur plainte de l'Inspection générale de l'État du Tchad, mettant en cause MM. [Y] et [O], respectivement directeur général des domaines et inspecteur général des finances, pour des faits de corruption concernant la conclusion du contrat, cette procédure, dans laquelle était cités les noms de MM. [D] et [Z], se soldant par la signature d'une ordonnance de non-lieu le 15 février 2019 ;

- par courrier du 5 août 2019, le ministre d'État, ministre secrétaire général de la présidence de la République du Tchad, invitait le président directeur général de N-Soft à lui soumettre, « Nonobstant l'échéance contractuelle prévue le 11 mai 2022 ['] une offre transactionnelle consécutive à la résiliation du Contrat » ;

- différents courriers étaient échangés, courant août et septembre 2019, entre le secrétaire général de la présidence et le cabinet d'avocat de la société N-Soft concernant le montant de l'indemnisation revendiquée par cette dernière, lequel, initialement fixé à 93 175 000 euros, était révisé à 42 000 000 d'euros dans le dernier état de ses demandes ;

- par lettre du 10 janvier 2020 se référant à ces échanges, le ministre secrétaire général adjoint de la présidence conviait le président de N-Soft à une « réunion de concertation en vue d'arrêter les modalités pratiques d'une résiliation conjointe anticipée devant aboutir à un règlement à l'amiable » ;

- le protocole transactionnel litigieux a été signé le 3 juin 2020 par le président directeur général de N-Soft et le ministre secrétaire général de la présidence de la République du Tchad ;

- il prévoit la résiliation définitive et irrévocable du contrat, le versement par la République du Tchad de la somme forfaitaire de 25 millions d'euros à titre de règlement amiable, ce paiement devant intervenir « dans le respect de la capacité financière de la Trésorerie de l'État Tchadien », ainsi qu'une prise d'effet à la date de sa signature, sans condition suspensive, avec force exécutoire entre les parties ;

- la demande d'arbitrage déposée par N-Soft auprès de la CCJA le 10 juin 2021 sollicitait le paiement de la somme de 25 millions d'euros au titre du protocole, outre des intérêts compensatoires sur cette somme, avec capitalisation depuis le 3 juin 2020, 466 000 euros au titre des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi, ainsi que le paiement de frais au titre de l'arbitrage ;

- dans son mémoire en réponse du 30 juillet 2021, la République du Tchad concluait au rejet de ces demandes en indiquant s'interroger sur les conditions ayant entouré la signature du protocole ;

- puis, par mémoire du 17 février 2022, elle demandait au tribunal arbitral de lui donner acte de son intention de s'acquitter de sa dette due au titre du protocole, de mettre à sa charge la moitié des frais d'arbitrage et de rejeter les autres demandes de N-Soft ;

- par sa sentence du 23 mai 2022, le tribunal arbitral a donné acte à la République du Tchad qu'elle reconnaît devoir à N-Soft la somme de 25 millions d'euros, a mis à sa charge 75 % des frais d'arbitrage et 50 % des frais de défense de N-Soft, et a débouté N-Soft de ses autres demandes.

51. Dans ce contexte factuel, la République du Tchad conclut à l'existence d'indices graves, précis et concordants démontrant que le protocole sur lequel se prononce la sentence arbitrale a été obtenue par corruption.

52. Elle relève, à juste titre, de l'existence d'un climat de corruption prégnant au Tchad durant la période de négociation du contrat et du protocole, ce climat, étayé par les rapports d'organisations non-gouvernementales, n'étant pas contesté par N-Soft. Cet indice ne peut toutefois être considéré comme pertinent que s'il est corroboré par d'autres éléments matériels tirés des circonstances ayant entouré la conclusion des conventions présentées comme le fruits d'actes de corruption.

53. Le Tchad invoque, à cet égard, le paiement d'intermédiaires par N-Soft, dont un fonctionnaire de l'Inspection générale de l'État tchadien, ayant eu pour mission de faciliter la négociation du contrat et du protocole, tout en soulignant l'importance des versements opérés, via le compte d'un tiers, ainsi que l'absence de démonstration d'une véritable prestation de leur part.

54. L'appartenance de M. [Z], ainsi mis en cause, à l'Inspection générale de l'État tchadien (IGE) n'est toutefois pas démontrée par l'appelante. S'il résulte bien de l'ordonnance de non-lieu ayant mis fin à la procédure pénale précitée que le nom de l'intéressé « apparaît curieusement dans le rapport préliminaire de la mission de l'IGE comme étant membre de l'équipe ayant diligenté le contrôle », cette même ordonnance relève que son nom ne figure pas dans l'ordre de mission se rapportant au contrôle supposé avoir eu lieu à la Direction générale des impôts, le juge d'instruction concluant sur ce point à « une manipulation de documents ». La République du Tchad, qui dispose nécessairement des actes de nomination des membres de son corps d'inspection, ne produit par ailleurs aucun document attestant l'appartenance de l'intéressé à ce corps ou, plus largement, à la fonction publique tchadienne.

55. Au terme de cette même ordonnance de non-lieu, les deux fonctionnaires dénoncés par l'IGE pour leur implication dans des actes de corruption se rapportant à la négociation du contrat ont été définitivement mis hors de cause, sans qu'aucune charge ne soit retenue contre eux.

56. La mention en procédure de MM. [Z] et [D] comme les bénéficiaires effectifs de la somme de 100 000 euros versées par N-Soft ne permet pas, à elle seule, de considérer qu'ils seraient à l'origine de la manipulation visant à incriminer ces fonctionnaires, comme le soutient l'appelante, pas plus qu'elle n'établit la commission d'actes corruptifs à l'égard d'agents publics, étant relevé que :

- l'ordonnance de non-lieu ne conclut pas en ce sens ;

- aucune poursuite n'a été engagée contre ces deux personnes, pas plus que contre d'autres fonctionnaires de l'État tchadien, pour des faits de corruption se rapportant au contrat ou au protocole ;

- N-Soft ne conteste pas le paiement de cette somme aux intéressés, qu'elle entend justifier par leur travail pour la négociation du contrat et le suivi de son exécution.

57. Il ressort, sur ce DERNIER point, des pièces versées aux débats que :

- par acte du 19 septembre 2016 signé de son président, N-Soft a effectivement donné mission à M. [D] de « conclure les négociations en cours avec le gouvernement tchadien » ;

- M. [D] figure dans la plaquette de présentation de N-Soft comme « Managing Director of N-Soft Chad » ;

- il est mentionné comme « représentant de la Société N-SOFT au Tchad » dans un « compte-rendu de rencontre » du 17 novembre 2016, rédigé sous timbre de la présidence de la République et du ministère des postes et des nouvelles technologies de l'information du Tchad, cette réunion ayant pour objet de « mieux cerner les contours de l'offre de services de la société N-Soft » ;

- par acte du 1er février 2017, le président de N-Soft lui a donné pouvoir pour le « représenter [et] pour signer tout document lié au contrat de supervision des télécoms du Tchad jusqu'au 31 décembre 2017 » ;

- un courriel du 7 juillet 2017 lui transmet un pouvoir spécial pour signer la création du compte de séquestre prévu par le contrat ;

- différents échanges de courriels produits par N-Soft attestent son implication effective dans la négociation du contrat et le suivi de son exécution, laquelle donnera lieu à la convention précitée du 7 novembre 2017 qui lui confie, avec M. [Z], le soin de « veiller au respect du contrat jusqu'à son aboutissement, et en particulier à ses règlements régulier ».

58. Il se déduit de l'ensemble de ces éléments la réalisation d'une prestation effective de M. [D], en 2016 et 2017, pour la négociation et le suivi de l'exécution du contrat.

59. La cour relève que le travail de M. [Z] n'est en revanche pas documenté, en dehors de la convention du 7 novembre 2017, la société N-Soft se bornant à le présenter comme le collaborateur direct de M. [D] au Tchad, ce dernier partageant son temps entre le Tchad et la République centrafricaine où il exerçait concurremment des fonctions de conseiller spécial du président de la République, attestée par son profil Linkedin.

60. Si les sommes versées peuvent être regardées comme élevées en comparaison du niveau moyen de rémunération de la population tchadienne, cette considération doit toutefois être relativisée compte tenu de la durée de la mission et des montants en jeu dans la négociation d'un contrat qui portait sur plusieurs millions d'euros et pouvaient dès lors justifier l'octroi d'une rémunération importante.

61. Rien n'explique en revanche son paiement sur le compte d'un tiers, sauf à relever qu'il ressort de l'attestation établie par le président de N-Soft que ce canal a été retenu à la demande de M. [D], la signature d'une telle attestation contredisant en elle-même le caractère prétendument occulte de la transaction.

62. Ces circonstances ne peuvent ainsi être considérées comme des indices suffisants pour retenir l'existence d'actes corruptifs dans la négociation et la conclusion du contrat litigieux.

63. Quant à la conclusion du protocole transactionnel, il résulte des débats que, si N-Soft a déployé et mis en production la plateforme en juillet 2017, aucun revenu n'a été généré par ce système, les courriers de cette société, que rien ne vient contredire sur ce point, faisant état de l'absence de coopération des autorités tchadiennes dans le fonctionnement de la solution proposée, de l'absence de mesure de contrainte imposées aux opérateurs, du non-paiement des droits d'accise qui auraient dû assurer le financement de l'installation et la rémunération du prestataire, et de l'absence d'ouverture du compte de séquestre permettant de recueillir ces sommes.

64. Les pièces de la procédure établissent par ailleurs l'existence de négociations effectives entre N-Soft et la République du Tchad sur le principe d'une résiliation anticipée du contrat, évoquée par la partie tchadienne, et sur le montant de l'indemnité revendiquée par la société dans ces circonstances, ces échanges, qui ont débuté en août 2019, soit plus de deux ans après la mise en production de la solution, s'achevant par la signature du protocole en juin 2020.

65. Si l'appelante soutient que la solution retenue par cet accord va à l'encontre de ses intérêts, en soulignant que la mise en 'uvre du contrat n'aurait dû générer aucune dépense pour elle-même dès lors que l'investissement opéré par N-Soft devait être remboursé sur les revenus produits par le système, il apparaît que le contrat ne limite pas la perception par N-Soft d'un pourcentage prélevé sur les droits d'accise au seul remboursement de son investissement, mais envisage le partage des revenus collectés par l'exploitation de la plateforme et le versement au profit du prestataire de 20 % à titre de rémunération sur toute sa durée.

66. Ce même contrat stipule par ailleurs l'engagement pris par le Tchad de « faire observer par les opérateurs les règles de fonctionnement de la plateforme » et d'« assurer la pleine coopération fonctionnelle entre les opérateurs et le prestataire ». Il envisage en cas de rupture pour manquement aux obligations de l'une des parties le versement par celle-ci d'une indemnité correspondant « aux sommes estimées dues dans le cadre total [du contrat] », soit la « rémunération mensuelle moyenne du prestataire sur les six (06) mois précédent la rupture abusive, multiplié par le nombre de mois restant pour couvrir la période sur laquelle porte le contrat ».

67. Dans le cadre ainsi défini, N-Soft, qui faisait grief aux autorités tchadiennes de n'avoir pas respecté leurs engagements devant permettre la perception des droits d'accise, formait des demandes portant non seulement sur le remboursement de son investissement, mais encore sur le manque à gagner, le préjudice commercial et les intérêts de retard, ces demandes représentant, dans leur dernier état, une fois et demie la somme retenue par l'accord transactionnel.

68. Si la République du Tchad soutient que le système n'a jamais fonctionné de sorte que cette demande d'indemnisation n'avait aucun fondement, cette assertion n'est étayée par aucune pièce qui ferait état, avant la contestation du protocole litigieux, d'une absence de fonctionnement de la plateforme imputable à N-Soft, les demandes et arguments développés dans la note précitée du 28 décembre 2017 sur les difficultés d'implémentation du contrat, dont le Tchad qui produit cette pièce ne conteste pas la réception, n'ayant alors soulevé aucune protestation de la part des autorités tchadienne qui soit produite aux débats.

69. Il apparaît en outre que le protocole préserve les droits du Tchad en subordonnant le paiement de l'indemnité « au respect de la capacité financière de la Trésorerie de l'État Tchadien », l'arbitre unique ayant relevé sur ce point que « le Protocole ne contient aucun échéancier ni aucune date butoir permettant de déterminer à quel moment la dette deviendrait exigible », rejetant ainsi les demandes de paiement formées par N-Soft.

70. Il ne peut, dans ces conditions, être considéré comme acquis que la recherche d'une solution négociée par les autorités tchadiennes serait dénuée de toute justification juridique ou économique, ou qu'elle irait à l'encontre de ses intérêts.

71. La négociation et la signature du protocole par des autorités non signataires du contrat peut quant à elle interroger, alors même qu'aucune pièce ne démontre que les ministères en charge du suivi de l'exécution du contrat auraient été consultés au cours de la négociation. La cour relève toutefois que cette dernière a été conduite au plus haut sommet de l'État sans que puisse être retenu un contournement de règles relatives à la passation d'un marché public, auxquelles le contrat n'était pas soumis, les autorités tchadiennes n'ayant par la suite pas remis en cause la validité de l'accord, dont elles n'ont pas contesté l'homologation, pas plus qu'elles n'ont engagé une action pour des faits de corruption le concernant.

72. Il est enfin constant, comme l'a relevé l'arbitre unique dans sa sentence, que « la position de la Défenderesse a substantiellement évolué au cours de la procédure ». Le Tchad s'est en effet, dans un premier temps, opposé aux demandes de N-Soft, en contestant que l'outil eut été fonctionnel et en indiquant que « les ministères et services concernés [ignoraient] comment tout cela s'est passé et ce qui a été fait en réalité », tout en pointant le caractère manifestement déséquilibré du protocole. Il a par la suite reconnu, dans son mémoire en défense, son engagement à la dette, tout en sollicitant le débouté de la demande de paiement de l'indemnité.

73. Si un tel revirement peut là encore interroger, la cour relève que différents hauts responsables de l'État tchadien, représentant différents services, se sont prononcés en faveur de l'exécution du protocole. Plusieurs courriers ont ainsi été adressés en ce sens au ministre des finances et du budget, par différents représentants de la présidence de la République relayant des demandes du chef de l'État, puis du président du Conseil militaire de transition, ces demandes n'émanant donc pas du seul signataire du protocole mais révélant une continuité dans la position de la présidence, nonobstant l'instabilité politique et les difficultés rencontrées par le pays. Cette position a également été soutenue par le ministre secrétaire général du Gouvernement, responsable du département en charge de la gestion du contentieux de l'État, dont le successeur défendra la même ligne.

74. Il résulte de l'examen de ces différents éléments qu'en dépit des interrogations relevées, la preuve de l'existence d'un faisceau d'indices graves, précis et concordants d'actes de corruption entachant la négociation ou la mise en 'uvre du protocole ou du contrat qui en est à l'origine, n'est pas rapportée.

75. Il ne saurait, dans ces conditions, être considéré que l'exequatur de cet acte et de son ordonnance d'homologation serait contraire à l'ordre public français.

76. Il y a lieu, en considération de ce qui précède, d'infirmer le jugement attaqué en toutes ses dispositions soumises à la cour et, statuant à nouveau, de conférer l'exequatur

C. Sur les frais et dépens

77. La République du Tchad, qui succombe en ses prétentions, sera condamnée aux dépens, la demande qu'elle forme sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile étant rejetée.

78. Elle sera en outre condamnée à payer à la société N-Soft la somme de 15 000 euros en application du même article.

IV/ DISPOSITIF

Par ces motifs, la cour :

1) Déclare recevable la demande d'exequatur du protocole transactionnel conclu entre la société N-Soft et la République du Tchad le 3 juin 2020 et de l'ordonnance du président du tribunal de grande instance de N'Djamena du 25 février 2021 ;

2) Infirme le jugement attaqué en toutes ses dispositions soumises à la cour ;

3) Ordonne l'exequatur du protocole transactionnel conclu entre la société N-SOFT et la République du Tchad le 3 juin 2020 et de l'ordonnance du président du tribunal de grande instance de N'Djamena du 25 février 2021 homologuant ce protocole ;

4) Déboute la République du Tchad de l'ensemble de ses demandes ;

5) La condamne à payer à la société N-Soft la somme de quinze mille euros (15 000 €) en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

6) Condamne la République du Tchad aux dépens qui pourront être recouvrés directement par Talma Avocats SELARL pour ceux dont elle aurait fait l'avance sans en avoir reçu provision, conformément à l'article 699 du code de procédure civile.

LA GREFFIERE, LE PRESIDENT,