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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 13 septembre 2024, n° 22/04675

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Eliops (EURL)

Défendeur :

Protexsur (Sasu)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Ardisson

Conseillers :

Mme L'Eleu de la Simone, Mme Guillemain

Avocats :

Me Leboucq Bernard, Me Boccon Gibod, Me Dereux

CA Paris n° 22/04675

12 septembre 2024

FAITS ET PROCEDURE

La SASU Protexsur est spécialisée dans le traitement et le revêtement des métaux.

L'EURL Eliops, qui exerce une activité de services et de conseil informatique aux entreprises, réalisait des prestations pour son compte, depuis le jour de sa création, en 2003. Son dirigeant, M. [C] [T], avait été préalablement salarié de la société Protexsur, durant les années 1993 à 2001.

Aucun contrat écrit n'avait jamais été conclu entre les parties.

Au cours du mois de juin 2019, la société Protexsur a fait savoir à la société Eliops qu'elle n'entendait plus lui passer commande de prestations de développement informatique.

Par courrier du 12 décembre 2019, la société Eliops a, par l'intermédiaire de son conseil, adressé un courrier la société Protexsur aux termes duquel elle lui reprochait d'avoir rompu brutalement leur relation commerciale et sollicitait l'indemnisation de son préjudice, à hauteur de 300.000 €.

Cette dernière lui a répondu, par courrier officiel de son avocat, le 26 décembre 2019, qu'aucune rupture n'était intervenue et qu'elle entendait poursuivre la relation commerciale durant l'année 2020.

Les parties ont, par la suite, tenté de formaliser par écrit leur relation au sein d'un contrat, sans parvenir à trouver un accord.

Suivant exploit du 24 juillet 2020, la société Eliops a fait assigner la société Protexsur devant le tribunal de commerce de Paris, afin d'obtenir sa condamnation à l'indemniser du préjudice qu'elle estimait avoir subi, en raison de la rupture brutale d'une relation commerciale établie.

Puis, dans un courrier en date du 1er février 2021, la société Eliops a indiqué à la société Protexsur qu'elle entendait résilier le contrat de maintenance, à l'issue d'un préavis de trois mois.

Par jugement en date du 31 janvier 2022, le tribunal de commerce de Paris a :

- Dit que la rupture de la relation commerciale n'était pas brutale,

- Débouté la société Eliops de l'ensemble de ses demandes,

- Condamné la société Eliops à verser à la société Protexsur la somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- Débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires,

- Condamné la société Eliops aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 74,50 € dont 12,20 € de TVA.

La société Eliops a formé appel du jugement, par déclaration du 25 février 2022.

Dans ses dernières conclusions, communiquées par voie électronique, le 29 novembre 2023, la société à responsabilité limitée à associé unique Eliops demande à la Cour, au visa de l'article L. 442-1 du code de commerce et des articles 1103, 1104, 1193 et 1231-1 du code civil, de :

« - INFIRMER le jugement rendu par le Tribunal de Commerce de Paris le 31 janvier 2022, en ce qu'il a :

o Dit que la rupture de la relation commerciale entre les sociétés ELIOPS et PROTEXSUR n'est pas brutale ;

o Débouté la société ELIOPS de l'ensemble de ses demandes ;

o L'a condamnée à payer une somme de 5.000 euros à la société PROTEXSUR sur le fondement de l'article 700 du CPC.

Et statuant à nouveau,

- DIRE et JUGER que la société ELIOPS et PROTEXSUR étaient liées par des relations commerciales établies anciennes de 17 ans, à la date de la rupture,

- DIRE et JUGER qu'aucune notification écrite, ni préavis écrit n'ont été notifié à la société ELIOPS,

En conséquence,

- DIRE et JUGER brutale la rupture de cette relation commerciale initiée par la société PROTEXSUR,

- DIRE et JUGER qu'un préavis de 18 mois aurait dû être laissé à la société ELIOPS par la société PROTEXSUR,

- CONDAMNER la société PROTEXSUR à payer à la société ELIOPS la somme de 162.331,50 euros, outre les intérêts capitalisés à compter de l'assignation, en considération de la marge brute escomptée durant la période de préavis de 18 mois non réalisée,

EN TOUT ETAT DE CAUSE :

- CONDAMNER la société PROTEXSUR à payer à la société ELIOPS la somme de 10.000 euros au titre de l'article 700 du CPC, ce afin de compenser les frais irrépétibles que la demanderesse a été contrainte d'engager pour le rétablissement de ses droits et la

réparation de son préjudice ;

' CONDAMNER la société PROTEXSUR en tous les dépens, dont distraction au profit de Maître Marine LAROQUE sur le fondement de l'article 699 du Code de procédure civile. »

Dans ses dernières conclusions, transmises par voie électronique, le 17 août 2022, la SAS Protexsur demande à la Cour, sur le fondement de l'article L. 442-1°-II du code de commerce et de l'article 700 du code de procédure civile, de :

« A titre principal :

- JUGER que la société PROTEXSUR n'a pas rompu sa relation avec la société ELIOPS

En conséquence :

- CONFIRMER le Jugement attaqué dans l'ensemble de ses dispositions

- DEBOUTER la société ELIOPS de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions.

En tout état de cause :

- CONDAMNER la société ELIOPS à payer à la société PROTEXSUR la somme de 7.000 € sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile. »

Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est fait expressément référence aux écritures des parties susvisées quant à l'exposé détaillé de leurs prétentions et moyens respectifs.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 22 février 2024.

MOTIFS DE LA DECISION

A titre liminaire, il est rappelé qu'il n'y a pas lieu de statuer sur les demandes tendant à voir « constater » ou « dire et juger » qui ne constituent pas des prétentions au sens de l'article 4 du code de procédure civile.

Sur la rupture brutale d'une relation commerciale établie

Enoncé des moyens

La société Eliops, invoquant les dispositions de l'article L. 442-1, II, du code de commerce, prétend que la société Protexsur s'est rendue responsable d'une rupture brutale de la relation entre les parties, qui était établie depuis 2003, soit plus de dix-sept ans. Elle fait valoir qu'elle produit ainsi nombre de factures justifiant du caractère régulier de la relation, dont l'importance s'était amplifiée, au point qu'elle avait été contrainte d'avoir recours à l'intervention d'une personne supplémentaire. Selon elle, le dirigeant de la société Protexsur lui a annoncé qu'il souhaitait mettre un terme à leur collaboration, le 19 juin 2019, sans aucun préavis. Elle soutient que, depuis le mois de juillet 2019 jusqu'à la résiliation du contrat, son cocontractant a cessé de lui confier les développements informatiques, qui représentaient 95 % de son activité, et qu'aucune prestation ni vente de matériel ne lui a été commandée ; elle prétend qu'elle a ainsi continué à assurer uniquement la maintenance, qui correspondaient à moins de 5 % de son chiffre d'affaires, alors même que la société Protexsur avait fait appel à un autre prestataire informatique. Elle estime que la rupture brutale de la relation est ainsi caractérisé et rappelle, au besoin, qu'une rupture même partielle ouvre droit à indemnisation. Elle réplique que le contrat de maintenance n'a fait l'objet d'aucune renégociation, et qu'elle a, en réalité, cessé de faire bénéficier la société Protexsur de tarifs jusque-là préférentiels, en raison de la rupture brutale de la relation. Elle évalue son préjudice à hauteur de 162.331,50 € en considération de la marge brute escomptée durant une période de préavis de dix-huit mois.

La société Protexsur reconnaît que l'existence d'une relation établie entre les parties, mais conteste être l'auteur d'une rupture brutale. Elle explique, pour sa part, qu'elle a pris la décision de suspendre le développement de l'une de ses applications, en raison de contraintes sectorielles et économiques, ce qui a conduit les parties à renégocier les conditions de leur collaboration, et à augmenter en contrepartie le montant du forfait annuel de maintenance, ainsi que son tarif journalier. Elle rappelle, à cet égard, qu'elle s'était engagée auprès de la société Eliops à poursuivre leur relation, par courrier du 12 décembre 2019, mais que la société Eliops a résilié unilatéralement le contrat, en refusant de poursuivre les négociations, en vue de formaliser un contrat écrit. Elle prétend inversement que l'activité la plus importante de la société Eliops était constituée par la maintenance et les services de formation, de sorte qu'il ne saurait lui être reproché d'avoir brutalement rompu la relation, en suspendant temporairement les commandes de certains développements informatiques. Elle estime ainsi que la société Eliops a pris elle-même l'initiative de la rupture, le 1er février 2021. Subsidiairement, elle fait valoir que l'appelante ne justifie pas du préjudice allégué.

Réponse de la Cour

Selon l'article L. 442-1, II, du code de commerce, dans sa version issue de l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019, applicable aux faits de la cause, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l'absence d'un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels.

Le texte précise qu'en cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l'auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d'une durée insuffisante dès lors qu'il a respecté un préavis de dix-huit mois.

Ces dispositions ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure.

- Sur l'existence d'une relation commerciale établie

Une relation commerciale établie présente un caractère suivi, stable et habituel et permet raisonnablement d'anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires entre les partenaires commerciaux, ce qui implique, notamment qu'elle ne soit pas entachée par des incidents susceptibles de remettre en cause sa stabilité, voire sa régularité

Dans le cas présent, la société Eliops produit des factures au nom de la société Protexsur couvrant la période de février 2003 à février 2020, éditées tous les mois, attestant d'une relation commerciale suivie. Contrairement à ce qu'indique la société Eliops, l'intimée ne remet pas en cause l'existence de cette relation ni n'allègue son caractère précaire. La Cour dira, en conséquence, que celle-ci durait depuis seize ans et quatre mois, au moment de la rupture alléguée, au mois juin 2019.

- Sur la rupture de la relation commerciale

Il est constant que la modification désavantageuse des conditions de la relation pour l'une des parties, imposées unilatéralement par l'autre, peut être qualifiée de rupture brutale, sous réserve que cette modification soit substantielle.

Pour justifier de la rupture de la relation commerciale, la société Eliops verse aux débats la copie d'un texto envoyé par le président de la société Protexsur, M. [G] [N], daté du 17 juin 2019, rédigé dans les termes suivants :

« Bonjour

Bon il va être temps de se voir rapidement maintenant

Je dois faire un point sur l avenir et sur les travaux planifiés

Merci de me proposer un soir car audit toute la semaine

A te lire »

Dans ce texto, M. [N] indique souhaiter rencontrer son partenaire, dans la perspective de dresser un bilan, ce qui laisse seulement présager de son souhait de voir évoluer la relation commerciale. Il s'ensuit que la société appelante ne peut valablement soutenir que message annonçait sa décision d'y mettre fin, cependant que la société Protexsur prétend, pour sa part, qu'elle n'avait jamais eu cette intention.

La société intimée reconnaît, néanmoins, qu'elle a fait le choix, à compter de cette date, de suspendre de manière temporaire les commandes de développement informatiques, tout en faisant valoir que cette décision n'a pas remis en cause la continuité des autres activités confiées à la société Eliops, s'agissant aussi bien de la vente de matériels que des prestations de maintenance.

Elle justifie qu'elle a manifesté sa volonté de poursuivre la relation commerciale, en proposant à son partenaire de formaliser un contrat écrit, ce qui résulte d'un courrier de son conseil daté du 26 décembre 2019, suivi de nombreux échanges entre les parties.

Les factures émises par la société Eliops révèlent que la relation commerciale s'est effectivement poursuivie, jusqu'à ce que celle-ci notifie, par courrier du 1er février 2021, sa décision d'y mettre un terme, les négociations portant sur l'élaboration d'un « contrat de maintenance » ayant finalement échouées.

L'arrêt préalable des commandes de développement informatique, à compter du mois de juillet 2019, n'a fait l'objet lui-même d'aucune notification écrite ni concession d'un quelconque préavis, ce que la société Protexsur ne remet pas en cause.

Celle-ci souligne, à juste titre, que les prestations informatiques confiées à la société Eliops étaient, en réalité, relativement diversifiées. L'examen des factures révèle, en effet, que celle-ci réalisait non seulement des prestations de développement informatique et de maintenance, mais qu'elle assurait également la vente de matériel, la gestion de licences et des formations, ainsi que des prestations de service à la journée (sans précision d'objet).

Dans ses écritures, de même que dans le courriel de son conseil daté du 1er janvier 2021, la société Eliops reproche, avant tout, à son cocontractant d'avoir cessé de lui passer des commandes de développement informatique, entendues stricto sensu. Elle ajoute, pour finir, qu'elle n'a reçu aucune commande de prestation informatique ni d'achat de matériel, depuis le mois de juillet 2019, et qu'elle a ainsi réalisé uniquement des tâches de maintenance.

Il lui appartient, dès lors, d'établir que l'arrêt de ces commandes impliquait une modification substantielle des conditions de la relation commerciale imposée par la société Protexsur, ce qui implique que cette activité ait représenté, avant la rupture alléguée, une part non négligeable de son chiffre d'affaires.

Or, la société Eliops ne produit aucune pièce comptable permettant de quantifier son activité en lien avec les développements informatiques ni plus généralement avec d'autres prestations, par rapport à l'importance des tâches de maintenance qui lui étaient habituellement confiées.

Les tableaux intégrés dans le corps de ses conclusions, supposés retracer l'évolution de son chiffre d'affaires, ne reposent sur aucun élément probant, de simples factures étant insuffisantes à suppléer l'absence d'élément de comptabilité.

Elle prétend ainsi, sans en rapporter la preuve, que les développements informatiques représentaient 95 % de son activité, étant souligné que la liste des projets en cours qu'elle invoque ne permet pas de quantifier la charge de travail restant soi-disant à réaliser ni surtout la part du chiffre d'affaires escomptée.

En outre, selon ses dires, l'activité de maintenance correspondait à un prorata de 5 %, ce qui ne paraît pas cohérent compte tenu de la part restante des autres prestations, notamment l'activité de vente du matériel, qu'elle ne quantifie pas.

L'attestation d'expert-comptable qu'elle verse aux débats porte uniquement sur le montant des marges brutes, réalisées annuellement, au cours des années 2016 à 2019, sur « la vente du matériel et les licences ». L'expert-comptable distingue, plus précisément, le montant du chiffre d'affaires réalisé, d'une part, au titre des activités de « Prestations de service » et, d'autre part, des « Ventes Matériel et Licences », sans autre distinction, de sorte qu'il est impossible de déterminer, au vu de cette attestation, la part représentative des prestations non incluses dans les tâches de maintenance.

En tout état de cause, la société appelante ne produit aucune pièce comptable afférente au chiffre d'affaires réalisé durant la période postérieure au mois de juillet 2019 justifiant de l'arrêt total des commandes des prestations informatiques et de matériels, alors que cette allégation est contestée. Et elle n'établit pas non plus que la société Protexsur aurait fait appel à un autre prestataire, ce que cette dernière a également réfuté, dans ses courriels des 6 décembre 2019 et 16 mars 2021.

La société Eliops n'apparaît donc pas fondée à reprocher à la société Protexsur de lui avoir imposé une modification substantielle des conditions de la relation commerciale.

Force est de constater qu'en fin de compte, la société Eliops a pris elle-même l'initiative de résilier le contrat.

La Cour estime, en conséquence, qu'aucune rupture brutale de la relation commerciale, même partielle, n'est caractérisée.

Le jugement sera corrélativement confirmé en ce qu'il a débouté la société Eliops de l'ensemble de ses demandes.

Sur les autres demandes

La société Eliops succombant au recours, le jugement sera confirmé en ce qu'il a statué sur les dépens et les frais irrépétibles.

Statuant de ces chefs en cause d'appel, la oCur la condamnera aux dépens, ainsi qu'à payer à la société Protexsur une indemnité de 3.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

CONFIRME le jugement en ses dispositions soumises à la cour,

Y AJOUTANT,

CONDAMNE l'EURL Eliops aux dépens de l'appel,

CONDAMNE l'EURL Eliops à payer à la SASU Protexsur la somme de 3.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.