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Décisions

CA Chambéry, 1re ch., 17 septembre 2024, n° 22/00138

CHAMBÉRY

Autre

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Indoor Karting (SAS)

Défendeur :

Les Écureuils (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Pirat

Conseillers :

Mme Reaidy, M. Sauvage

Avocats :

Me Forquin, Me Gonnet, Me Fillard, SELARL Favre-Dubouloz-Coffy

CA Chambéry n° 22/00138

16 septembre 2024

Faits et procédure

Par acte sous seing privé du 19 janvier 1996, la société les Ecureuils a donné à bail commercial à la société Indoor Karting des biens situés [Adresse 4] à [Localité 6]. Un avenant au contrat de bail est intervenu le 22 mai 2008.

Par acte du 10 mars 2017, la société les Ecureuils a délivré un congé avec offre de renouvellement du bail commercial moyennant un loyer de 414 000 euros HT à la société Indoor Karting. Le bail commercial a expiré le 30 septembre 2017.

Par acte d'huissier du 17 septembre 2018, la société les Ecureuils a assigné la société Indoor Karting devant le juge des loyers commerciaux du tribunal de grande instance de Thonon-les-Bains aux fins de voir dire que les locaux ont un caractère monovalent et faire fixer un nouveau loyer à compter du 1er octobre 2017, date du renouvellement.

Par jugement du 12 novembre 2019, le tribunal de grande instance de Thonon-les-Bains a constaté l'accord des parties sur un renouvellement du bail au 1er octobre 2017 pour une durée de neuf années, ordonné une mesure d'expertise afin de permettre de déterminer le prix du bail renouvelé et désigné pour y procéder Mme [V] et fixé le montant du loyer provisionnel à la somme de 186 000 euros HT par an.

L'expert a déposé son rapport le 3 novembre 2020.

Par jugement du 16 novembre 2021, le tribunal de grande instance de Thonon-les-Bains, devenu le tribunal judiciaire, avec le bénéfice de l'exécution provisoire, a :

- Fixé à la somme de 250 000 euros le montant du loyer annuel, hors charges et hors taxes dû par la société Indoor Karting, dans le cadre du contrat de bail renouvelé le 1er octobre 2017 conclu avec la société les Ecureuils et portant sur des locaux commerciaux situés [Adresse 4] à [Localité 6] ;

- Débouté la société Indoor Karting de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamné la société les Ecureuils aux dépens de l'instance.

Au visa principalement des motifs suivants :

Il existe entre les activités exercées dans les locaux, à savoir de bar-restauration et de karting, un lien d'interdépendance qui justifie que la totalité des locaux loués soit considérée comme d'usage monovalent ;

La société Indoor Karting ne peut donc se prévaloir du plafonnement du loyer du bail renouvelé.

Le prix de 60 euros le m² retenu par l'expert dans le cadre de la méthode par comparaison n'apparait pas devoir être remis en cause ;

S'agissant de la méthode par le taux d'effort, le chiffre d'affaires de l'activité karting et celui de l'activité restauration n'a pas à être dissocié dès lors que les deux activités sont interdépendantes et complémentaires.

Par déclaration au greffe du 25 janvier 2022, la société Indoor Karting a interjeté appel de la décision en toutes ses dispositions hormis en ce qu'elle a condamné la société les Ecureuils aux dépens de l'instance et ordonné l'exécution provisoire du présent jugement.

Prétentions et moyens des parties

Par dernières écritures du 12 avril 2022, régulièrement notifiées par voie de communication électronique, la société Indoor Karting sollicite l'infirmation de la décision et demande à la cour de :

- Recevoir la société Indoor Karting en ses observations et la déclarer recevable et bien fondée,

A titre principal,

- Fixer le montant du loyer du bail renouvelé à la date du 1er octobre 2017, à la somme de 110 071,40 euros annuels Hors Taxes, comme correspondant au loyer plafonné des locaux commerciaux polyvalents, loués à la société les Ecureuils, situés [Adresse 4] à [Localité 6], et ce compte tenu de l'absence de modification notable des éléments mentionnés, aux 1° à 4° de l'article L 145-33 du code de commerce ;

A titre subsidiaire, et si la Cour devait retenir le caractère monovalent des locaux,

- Fixer la valeur locative des locaux commerciaux loués à la société les Ecureuils, situés à situés [Adresse 4] à [Localité 6] à la somme annuelle de 186 000 euros hors taxes ;

En toutes hypothèses,

- Ordonner le remboursement des sommes qu'elle a versées au titre de l'exécution provisoire, et toutes sommes y afférents, notamment au titre de la révision du loyer ;

- Rejeter l'intégralité des demandes de la société les Ecureuils comme mal fondées ;

- Condamner la société les Ecureuils d'avoir à lui payer la somme de 9 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens de l'instance, comprenant les frais d'expertise judiciaire ;

- Condamner en toutes hypothèses la société les Ecureuils à conserver à sa charge l'intégralité des frais d'expertise judiciaire.

Au soutien de ses prétentions, la société Indoor Karting fait valoir notamment que :

Les locaux sont polyvalents en ce qu'ils peuvent servir à l'entreposage et l'activité de restauration n'est pas interdépendante et complémentaires avec l'activité de karting ;

Le prix du loyer du bail renouvelé devait être fixé en application des dispositions des articles L145-33 et L145-34 du code de commerce, or, il n'est pas établi qu'une modification notable des caractéristiques du local considéré, de la destination des lieux, des obligations respectives des parties, et des facteurs locaux de commercialité soit intervenue ;

Subsidiairement, la fixation du loyer des locaux monovalents n'est pas soumise à la règle du plafonnement mais en fonction des usages observés dans la branche d'activité ;

L'activité restauration ne doit pas être prise en considération dans l'assiette de la méthode par le taux de l'effort.

Par dernières écritures du 6 juillet 2022, régulièrement notifiées par voie de communication électronique, la société les Ecureuils demande à la cour de :

- Confirmer le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Thonon-les-Bains le 16 novembre 2021 en ce qu'il a :

- retenu le caractère monovalent des locaux loués à la société Indoor Karting à [Localité 3],

- fixé à la somme de 250 000 euros le loyer annuel hors charges et taxes du bail renouvelé le 1er octobre 2017 ;

- Débouter la société Indoor Karting de son appel ;

- Dire en outre que ces moyens concernant la monovalence se heurtent à son aveu judiciaire et au principe de contradiction ;

- La condamner à la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- La condamner aux dépens d'appel.

Au soutien de ses prétentions, la société les Ecureuils fait valoir notamment que :

La société Indoor Karting a fait l'aveu de la monovalence des locaux qu'elle loue rendant ainsi irrecevable son moyen ;

Les locaux ont un usage monovalent en ce qu'ils répondent aux deux critères, à savoir les critères matériel et économique.

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties, la cour se réfère à leurs conclusions visées par le greffe et développées lors de l'audience ainsi qu'à la décision entreprise.

Une ordonnance en date du 26 février 2024 a clôturé l'instruction de la procédure. L'affaire a été plaidée à l'audience du 30 avril 2024.

MOTIFS ET DECISION

I- Sur l'aveu judiciaire de monovalence des locaux

L'article 1383 du code civil dispose 'l'aveu est la déclaration par laquelle une personne reconnaît pour vrai un fait de nature à produire contre elle des conséquences juridiques.

Il peut être judiciaire ou extrajudiciaire.'

L'article 1383-2 précise que l'aveu judiciaire est la déclaration que fait en justice la partie ou son représentant spécialement mandaté.

L'aveu judiciaire est donc susceptible d'être contenu dans les conclusions d'une partie, à condition qu'il traduise la volonté non équivoque de son auteur de reconnaître pour vrai un fait de nature à produire contre lui des conséquences juridiques (3e Civ. 4 mai 1976, bull. Civ. III). Ainsi, ne peuvent constituer un aveu judiciaire des conclusions dans lesquelles une partie, après avoir invoqué la prescription, conteste à titre subsidiaire l'existence d'une créance (Ass. Pl. 29 mai 2009, pourvoi n°07-20.913).

Le jugement avant-dire droit du 12 novembre 2019 rendu par le président du tribunal de Thonon-les-Bains a indiqué dans ses motifs 'il résulte des conclusions des parties, et notamment des termes du troisième mémoire déposé par la demanderesse et de la formulation de la mission expertale sollicitée à titre subsidiaire par la défenderesse dans son dernier mémoire, qu'elles s'accordent sur le caractère monovalent des locaux.'

Le mémoire de la société Indoor karting sur lequel s'est fondé le premier juge n'est pas versé aux débats, et il découle de la lettre de la motivation du juge que la défenderesse, devenue appelante, n'avait formulé une proposition de mission expertale fondée sur la monovalence des locaux qu'à titre subsidiaire, ce qui exclut par conséquence l'existence d'un aveu judiciaire portant sur la monovalence des locaux.

II- Sur l'irrecevabilité de la contestation de la monovalence pour estoppel

Le principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d'autrui suppose, pour constituer une fin de non recevoir, que soient réunis dans un même litige les éléments constitutifs suivants :

- une contradiction dans l'attitude procédurale qui se manifeste par un changement de position d'une partie,

- la volonté de tromper les attentes de son adversaire en ruinant ses attentes légitimes nées de la position initiale,

- une modification contrainte des moyens de défense de l'adversaire par l'effet de ce changement d'attitude.

Il résulte en l'espèce du jugement du 12 novembre 2019 que la société Indoor karting avait formulé des demandes subsidiaires, et formulé une proposition de mission d'expertise, pour le cas où les locaux loués seraient considérés comme monovalents. Ainsi qu'il a été retenu ci-dessus, aucun aveu judiciaire portant sur la monovalence des locaux commerciaux n'a été formulé sans équivoque, et il convient de rejeter le moyen fondé sur le principe de l'estoppel, qui ne pouvait prospérer, en tout état de cause, que si l'aveu judiciaire était retenu.

III- Sur la monovalence des locaux

L'article R145-10 du code de commerce dispose 'Le prix du bail des locaux construits en vue d'une seule utilisation, peut, par dérogation aux articles L145-33 et R145-3 et suivants, être déterminé selon les usages observés dans la branche d'activité.'

Les locaux monovalents sont qualifiés ainsi, s'ils répondent à deux critères cumulatifs :

- un premier critère matériel ou structurel, consistant à retenir que les locaux ont soit été construits en vue d'une exploitation unique destinée à une clientèle déterminée, soit transformés ou aménagés en vue de cet usage unique (3e Civ. 3 mai 1978, pourvoi n°77-10.380), et que la date de renouvellement du bail est celle dont il faut tenir compte pour apprécier la monovalence ou la polyvalence des locaux commerciaux,

- un second critère dit économique, permettant d'affirmer que le changement de destination des lieux n'est pas possible sans travaux importants et onéreux (3e Civ. 19 janvier 1982, pourvoi n°80-15.744).

En l'espèce, si les locaux ont été construits avec une destination 'tout usage et commerce', il n'est pas contesté qu'ils ont été aménagés à usage de l'activité de karting, de sorte qu'une partie de mur a été enlevée afin de permettre la construction d'une piste mixte, à la fois indoor et outdoor, que le système de chauffage et climatisation a été supprimé, et qu'une cuve enterrée avec une pompe à essence a été installée. A la date du renouvellement, soit au 1er octobre 2017, les lieux étaient aménagés à usage de karting, avec une partie des locaux affectés à une activité de bar-restaurant, permettant une vue sur le circuit de karting par l'intermédiaire d'un mur entièrement vitré et d'une terrasse surplombant la piste extérieure.

C'est à l'issue d'une analyse pertinente, exhaustive et exempte d'insuffisance que le premier juge a retenu :

- que l'activité de restauration, qui représentait 28% du chiffre d'affaires global, n'était qu'un accessoire de l'activité principale de loisir de karting,

- que la configuration des lieux permet d'indiquer que la restauration était destinée aux clients ou accompagnants des clients du karting, de sorte qu'il s'agissait bien d'un même fonds de commerce avec une clientèle unique,

- que le changement d'affectation ne peut se faire qu'à des conditions particulièrement onéreuses, puisque deux estimations des coûts de la dépollution des locaux affectés au karting, à l'atelier mécanique et à l'enlèvement de la cuve à essence est estimé le 10 juin 2022 par la société HTC Alpes à 1 628 085 euros HT ou 4 290 535 euros HT, en fonction de l'ampleur de la pollution qui peut être superficielle ou en profondeur, et qui n'a pas été étudiée.

Le caractère monovalent des locaux commerciaux doit donc bien être retenu et le locataire ne peut se prévaloir du plafonnement du loyer du bail renouvelé.

IV- Sur la valeur locative

En l'absence d'élément nouveau soumis à son appréciation, la cour estime que le premier juge, par des motifs pertinents qu'elle approuve, a fait une exacte appréciation des faits de la cause et du droit des parties en considérant que :

- en l'absence d'usage observé dans la branche d'activité de la société Indoor Karting, il y avait lieu de tenir compte des valeurs retenues par l'experte judiciaire désignée, Mme [V], qui a retenu une moyenne de loyer de 250 000 euros HT annuelle, résultant des méthodes de comparaison, de rendement et de taux d'effort,

- si l'activité de karting exercée par On Kart à [Localité 7], dispose d'un loyer compris entre 36 et 45 euros/m², l'emplacement est considéré comme médiocre au niveau commercial, ce qui n'est pas le cas des locaux appartenant à la société les Ecureuils, qui dispose d'une très bonne situation 'le long de la [Adresse 5], constituant un axe de circulation majeur, longeant l'ensemble de la zone' dans 'la [Adresse 8], attractive et dynamique', sur un emplacement qualifié de 'n°1 bis (non situé à côté d'une locomotive et non directement accessible par les voies internes les plus commerçantes de la zone)',

- la comparaison avec le loyer supporté par On Kart à [Localité 7] détermine un taux d'effort de 15,5%, ce qui amène à retenir un loyer de 233 000 euros HT avec cette méthode, le chiffre d'affaire de la restauration devant être intégré s'agissant de deux activités interdépendantes et complémentaires,

- qu'enfin l'attestation de M. [Z] [X], de la société Cap expansion, qui 'atteste que le taux d'effort acceptable sans mettre en péril l'exploitation de l'entreprise, à savoir le rapport chiffre d'affaire/loyer chargé, ne peut excéder 10%' n'est pas développée et ne mentionne que 'l'activité du fonds de commerce de karting et restauration', se prévalant manifestement de sa seule expérience de gestionnaire de 400 baux essentiellement dans des centres commerciaux ou dans des périphéries de grandes villes, alors qu'il n'est fait référence à aucune des autres charges et qu'il est établi que l'activité de karting est particulièrement rare et n'a aucun concurrent en Haute-Savoie et sur le bassin genevois.

La décision de première instance sera confirmée en ce qu'elle a retenu comme montant du loyer renouvelé la somme de 250 000 euros HT, qui correspond au prix retenu par l'expert judiciaire Mme [V], ainsi qu'au prix retenu par Mme [G] en octobre 2012.

V- Sur les demandes accessoires

La société Indoor Karting qui succombe en son appel supportera les dépens de l'instance, ainsi qu'une indemnité procédurale au bénéfice de la société les Ecureuils, qu'il convient de fixer à 2 000 euros.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement, par décision contradictoire et après en avoir délibéré conformément à la loi,

Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions,

Y ajoutant,

Condamne la société Indoor karting aux dépens de l'instance d'appel,

Condamne la société Indoor karting à payer la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile à la société les Ecureuils.

Arrêt Contradictoire rendu publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,

et signé par Hélène PIRAT, Présidente et Sylvie LAVAL, Greffier.

Le Greffier, La Présidente,

Copie délivrée le 17 septembre 2024

à

Me Christian FORQUIN

Me Michel FILLARD

Copie exécutoire délivrée le 17 septembre 2024

à

Me Michel FILLARD