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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 18 septembre 2024, n° 22/14500

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Mory (SA), Mory Team (SAS), Superga Invest (SAS), SelasMJS Partners (ès qual.), Selafa MJA (ès qual.)

Défendeur :

SNCF (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Brun-Lallemand

Conseillers :

Mme Depelley, M. Richaud

Avocats :

Me Vatier, Me Loubière, Me Boccon Gibod, Me Pellerin, Me de Foucher

T. com. Bobigny, 1re ch., du 28 juin 202…

28 juin 2022

I- FAITS ET PROCEDURE

A- Présentation du litige

1. Le litige oppose les sociétés Mory SA, sa filiale opérationnelle Mory TEAM représentées par la société MJA en la personne de Me [O] [P] et la société MJS Partners en la personne de Me [Z] [I], liquidateurs judiciaires désignés par jugement du 10 juillet 2012, et la société Superga Invest actionnaire principal de Mory SA d'une part, à la Société nationale des Chemin de Fer (ci-après « la SNCF ») d'autre part.

2. La société Mory Team était, jusqu'à sa mise en liquidation judiciaire, la principale société d'exploitation du groupe Mory qui exerçait depuis 1998 une activité sur le marché du groupage de colis incluant essentiellement des services de messagerie traditionnelle et de messagerie express (livraison de colis en moins de 24heures).

3. Sur ce même marché, opérait également le Service National de Messagerie service (ci-après « le Sernam ») d'abord interne à la SNCF, puis devenu une société filiale de la SNCF.

4. En 2000, le Sernam détenait 7 % du marché du groupage et d'envois de colis (aux paramètres spécifiques), Géodis en détenait 12 % et La Poste 25%. En termes de parts de marché au sein du marché français du groupage, La Poste détenait 28,1%, Géodis 15,3%, Deutsche Post 8,7%, TNT 7,9% , Mory 6,4%, Sernam 5,2% suivi par 13 autres entreprises significatives, détenant entre 4 et 0,8% du marché ( décision 2006/367/CE du 20 octobre 2004 point 19).

5. Selon les sociétés appelantes Mory, le Sernam n'a pu se maintenir sur ce marché très concurrentiel que grâce aux aides versées par la SNCF pour un montant de près de 642 millions d'euros pendant près de 10 ans à compter de 2000 alors même que ces aides d'Etat ont été définitivement jugées incompatibles avec le droit de l'Union par les instances européennes.

6. S'estimant victime d'une distorsion de concurrence par le maintien artificiel et illicite sur le marché d'un concurrent direct, le groupe Mory a introduit une action en réparation des dommages subis, notamment ses gains manqués et sa liquidation judiciaire consécutive, à l'égard de la SNCF sur le fondement de l'article 1382, devenu 1240 du code civil.

B- Rappel des faits

7. Le Sernam a été créé en 1970 comme un service interne de la SNCF et a depuis lors conduit des activités de transport de colis sur le marché du groupage (qui inclut essentiellement les services de messagerie traditionnelle et de messagerie express), ainsi que sur le marché de l'affrètement.

8. Pour ses activités, le Sernam avait recours à l'acheminement par voie routière et par voie ferroviaire (système d'acheminement dit « Train Bloc Express »).

9. En 1993, une réorganisation a conduit à la création de (i) Sernam Domaine, qui est demeuré un service interne à la SNCF, et de (ii) Sernam Transport, filiale à 100% de la SNCF.

10. Dans la perspective de son adossement à un partenaire industriel, Sernam Domaine a ensuite été filialisé en 2000, et les activités opérées par le Sernam ont été regroupées sous une entité dénommée SCS Sernam (transformée en société anonyme par la suite) constituée le 23 décembre 1999. La SNCF a accompagné la constitution de cette société et lui a procuré une aide financière de 503 millions d'euros en vue de sa restructuration. Cet apport financier constituant une aide d'Etat, l'Etat français a notifiée à la Commission européenne le 1er mars 2000 le projet de restructuration du Sernam.

11. Dans le même temps, un protocole d'accord a été conclu le 21 avril 2000 entre la SNCF et la société Geodis, déjà filiale de la SNCF. Ce protocole prévoyait une prise de participation à hauteur de 60% de Geodis dans la société Sernam, une promesse d'achat du restant des titres, la prise en charge des coûts de restructuration de la société Sernam par la SNCF à hauteur de 503 millions d'euros et la prise en charge par Geodis des frais supplémentaires de restructuration à hauteur de 67 millions d'euros.

12. Par décision dite « Sernam 1 » du 23 mai 2001, sur la base du projet précité de reprise de la société Sernam par la société Geodis, la Commission européenne a considéré que l'aide de la SNCF d'un montant de 503 millions d'euros destinée à la restructuration de la SCS Sernam ainsi que l'assistance commerciale constituaient des aides d'Etat compatibles avec le traité CE.

13. Cependant, le projet de cession à la société Geodis suivant le protocole du 21 avril 2000 n'a pas abouti. Après des négociations, la SNCF et la société Geodis ont conclu un nouvel accord de cession le 21 décembre 2001.

14. Par courrier du 17 juin 2002, les autorités françaises ont soumis un premier rapport annuel sur la restructuration de la société Sernam ainsi qu'un nouveau protocole d'accord entre la SNCF et la société Geodis, indiquant que les aides approuvées le 23 mai 2001 avaient été exécutées dans des conditions différentes de celles sur la base desquelles la Commission avait pris sa décision du 23 mai 2001. Dans le même temps, par courrier du 8 juillet 2002, la Commission a été saisie d'une plainte (notamment de la société Mory Team) concernant le dossier Sernam.

15. Par décision dite « Sernam 2 » du 20 octobre 2004, la Commission européenne après avoir constaté que la France avait versé le montant d'aide de 503 millions d'euros dans des conditions différentes de celles approuvées dans Sernam 1 et avait illégalement versé un montant d'aide supplémentaire de 41 millions d'euros, a décidé :

- De l'incompatibilité de l'aide supplémentaire de 41 millions d'euros

- De la compatibilité de l'aide de 503 millions d'euros à de nouvelles conditions, présenté sous la forme d'une option offerte à la SNCF

* soit le Sernam ne développait plus que ses seules activités de messagerie par voie ferroviaire (activité « Train Bloc Express ») et remplaçait intégralement ses services de transport routier par ceux d'entreprises économiquement et juridiquement indépendantes de la SNCF ;

* Soit le « Sernam vend[ait] ses actifs en bloc d'ici au 30 juin 2005, au prix du marché, à une société n'ayant pas de lien juridique avec la SNCF, moyennant « une procédure transparente et ouverte »

16. La SNCF a choisi de lancer un appel d'offre le 24 novembre 2004 pour la reprise des actifs de la société Sernam, mais aucun repreneur n'a été retenu en raison de la valorisation négative de l'entreprise retenue par toutes les offres.

17. Cependant, une offre de reprise a été faite par l'équipe de direction de la société Sernam et qui a été acceptée par la SNCF. Les opérations ont été réalisées en octobre 2005 et à cette occasion, la SNCF a recapitalisé la société Sernam à hauteur de 57 millions d'euros, la société Sernam Xpress, filiale de la société Sernam, a procédé à une augmentation de capital à hauteur de 2 millions d'euros souscrite par la SNCF, puis la société Sernam et la SNCF ont cédé la totalité de leurs parts dans Sernam Xpress, soit la totalité du capital, à la société Financière Sernam, créée par les repreneurs. La SNCF a également consenti un abandon de créances au profit de la société Sernam pour un montant de 38,5 millions d'euros ainsi que des garanties à la société Financière Sernam au moment de la cession.

18. Le 10 avril 2006, une nouvelle plainte a été déposée auprès de la Commission européenne notamment par la société Mory. Une enquête a été, en conséquence, ouverte par la Commission le 16 décembre 2008.

19. Par décision dite « Sernam 3 » du 9 mars 2012, la Commission européenne a décidé que :

- Les aides d'Etat d'un montant de 503 millions d'euros octroyées par la France à Sernam SCS (devenue SA) et approuvées par la Commission par la décision 2006/367/CE du 20 octobre 2004 ont été mises en 'uvre de manière abusive. Elles sont incompatibles avec le marché intérieur. Ces aides ont également bénéficié à Sernam Xpress ainsi qu'à la Financière Sernam et à ses filiales, Sernam Services et Aster,

- L'aide d'Etat d'un montant de 41 millions d'euros octroyée par la France à Sernam SCS et déclarée incompatible par la décision Sernam 2 a également bénéficié à Sernam Xpress, ainsi qu'à la Financière Sernam et à ses filiales, notamment Services et Aster,

- La recapitalisation de 57 millions d'euros de Sernam SA par la SNCF sur un montant de 38,5 millions d'euros et les garanties octroyées par la SNCF lors de la transmission des activités de Sernam SA à la Financière Sernam, à l'exception de la garantie accordée aux cheminots, constituent des aides d'Etat incompatibles avec le marché intérieur,

- La France est tenue de récupérer ces aides auprès des sociétés Financières Sernam et de ses filiales Sernam Services et Aster,

20. La décision a été confirmée par le tribunal de l'Union, par arrêt du 17 décembre 2015 et le pourvoi introduit contre cet arrêt a été rejeté par la Cour de justice, par arrêt du 7 mars 2018.

21. Le 31 janvier 2012, les sociétés la Financière Sernam et Sernam ont été placées en redressement judiciaire, par le tribunal de commerce de Nanterre, qui a, ensuite, prononcé leur liquidation judiciaire, le 13 avril 2012. Le fonds de commerce de la société Sernam a été cédé à la société Calberson, filiale de Geodis, pour un prix de 500 000 euros.

22. Par décision dite « Sernam 4 » du 4 avril 2012, la Commission européenne a décidé que la reprise ne générait pas de continuité économique qui imposerait au repreneur de reprendre l'obligation de restitution des aides illicites.

23. La société Mory a déposé un recours pour excès de pouvoir devant le tribunal administratif de Paris à l'encontre de la décision de refus du Ministre de l'Économie d'émettre des arrêts de débet à l'encontre des détenteurs successifs des aides, à savoir Sernam SA, Financière Sernam et Sernam Xpress. Le 29 septembre 2016, le tribunal administratif de Paris a annulé la décision de refus du Ministre, il a, en revanche, rejeté la demande de prononcer à l'encontre de l'État une injonction de récupération des aides déclarées incompatibles par la décision Sernam 3 auprès de Calberson. Ce jugement a été confirmé par un arrêt du 10 juillet 2018 de la cour administrative d'appel de Paris.

C- Procédure

24. Par actes des 7 et 13 mai 2013, les sociétés Mory SA et Mory Team représentées par leur liquidateur judiciaire et la société Superga Invest ont assigné la société SNCF, les sociétés Calberson et Geodis ainsi que les sociétés Financière Sernam et Sernam Services représentées par leur mandataire judiciaire devant le tribunal de commerce de Paris pour obtenir leur condamnation solidaire à leur verser diverses sommes en raison de la faute de la SNCF, de la société Calberson, de la société Financière Sernam et de la société Sernam consistant en la réception d'aides d'Etat incompatibles et de la faute de la SNCF consistant en le versement à ces sociétés d'aides d'Etat incompatibles avec le Traité sur le fonctionnement de l'Union européennes (TFUE).

25. Par ordonnance du 22 janvier 2014, le président du tribunal de commerce de Paris a sollicité du premier président de la cour d'appel de Paris qu'il désigne une autre juridiction aux fins de connaître le litige, aux motifs qu'il existait « des liens d'affaires étroits avec la société Geodis qui pourraient entacher l'apparence d'impartialité d'une décision de ce tribunal ».

26. Par ordonnance du 25 février 2014, le premier président de la cour d'appel de Paris a désigné le tribunal de commerce de Bobigny pour connaître de l'affaire.

27. Par jugement du 28 juin 2022, le tribunal de commerce de Bobigny a :

- dit recevable l'action engagée par Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés Mory SA et MORY TEAM SAS et par la société SUPERGA INVEST en leur demandes de condamnation des sociétés SNCF SA, anciennement SNCF Mobilités, CALBERSON SAS et GEODIS SAS ;

- dit irrecevable l'action engagée par Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés Mory SA et MORY TEAM SAS et par la société SUPERGA INVEST en leurs demandes de condamnation de la SELARL C BASSE es qualité de liquidateur judiciaire des sociétés FINANCIERE SERNAM ET SERNAM SERVICES ;

- dit irrecevable l'action engagée par Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés Mory SA et MORY TEAM SAS et par la société SUPERGA INVEST en leurs demandes de condamnation de la société SNCF SA, anciennement SNCF Mobilités, s'agissant des dommages prétendument subis antérieurement au 7 mai 2003 ;

- dit irrecevable l'action engagée par les Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés Mory SA et MORY TEAM SAS et par la société SUPERGA INVEST en leurs demandes de condamnation des sociétés CALBERSON SAS et GEODIS SA s'agissant des dommages prétendument subis antérieurement au 13 mai 2003 ;

- débouté Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés Mory SA et MORY TEAM SAS et la société SUPERGA INVEST de leurs demandes de voir condamner les sociétés SNCF SA anciennement SNCF Mobilités, CALBERSON SAS et GEODIS SAS à payer à la société MORY TEAM SAS la somme de 104.000.000 euros au titre du manque à gagner, et subsidiairement de la perte de chance, du fait de la dispensation des aides incompatibles ;

- débouté Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés Mory SA et MORY TEAM SAS et la société SUPERGA INVEST de leurs demandes de voir condamner les sociétés SNCF SA anciennement SNCF Mobilités, CALBERSON SAS et GEODIS SA à payer à la société MORY SA la somme de 21.475.000 euros au titre de l'abandon de créances consenti à la société MORY TEAM SAS ;

- débouté Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés Mory SA et MORY TEAM SAS et la société SUPERGA INVEST de leurs demandes de voir condamner les sociétés SNCF SA anciennement SNCF Mobilités, CALBERSON SAS et GEODIS SA à leur payer le montant de l'insuffisance d'actif de la liquidation judiciaire des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS ;

- débouté Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés Mory SA et MORY TEAM SAS et la société SUPERGA INVEST de leurs demandes de voir condamner les sociétés SNCF SA anciennement SNCF Mobilités, CALBERSON SAS et GEODIS SA à payer à la société SUPERGA INVEST SAS la somme de 3.500.000 euros ;

- rejeté la demande de Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés Mory SA et MORY TEAM SAS et la société SUPERGA INVEST aux fins de requérir l'assistance de la Commission européenne, en qualité d'amicus curiae ;

- rejeté la demande de Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés Mory SA et MORY TEAM SAS et la société SUPERGA INVEST aux fins d'ordonner une mesure d'expertise ;

- condamné in solidum Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés Mory SA et MORY TEAM SAS et la société SUPERGA INVEST à payer à la société SNCF SA anciennement SNCF Mobilités la somme de 20.000 euros, à la société CALBERSON SAS la somme de 3.000 euros, à la société GEODIS SA la somme de 1000 euros, à la SELARL C.BASSE en qualité de liquidateur judiciaire des sociétés FINANCIERE SERNAM et SERNAM SERVICES la somme de 3.000 euros, en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné in solidum Maîtres [O] [P] et [Z] [I] es-qualités et la société SUPERGA INVEST SAS aux entiers dépens ;

- ordonné l'exécution provisoire du présent jugement

liquidé les dépens à recouvrer par le greffe à la somme de 235,32 euros TTC dont 39,22 euros de TVA.

28. Les sociétés Mory SA, Mory Team représentées par leurs liquidateurs judiciaires et la société Superga Invest ont interjeté appel de ce jugement par déclaration reçue au greffe de la Cour le 29 juillet 2022, et intimant seulement la SNCF.

29. Aux termes de leurs dernières conclusions, déposées et notifiées le 24 avril 2023, les sociétés Mory SA, Mory Team représentées par leurs liquidateurs judiciaires et la société Superga Invest demandent à la Cour de :

SUR L'APPEL INCIDENT

Vu l'article 901 du code de procédure civile et les conclusions d'appel n°1 du 24 octobre 2022,

- Constater que l'appel porte bien sur la demande d'infirmation du jugement en ce qu'il a débouté les sociétés Mory SA, Mory Team et Superga Invest de l'ensemble de leurs demandes à l'égard de la SNCF ;

Vu l'article 31 du code de procédure civile,

- Débouter la SNCF de sa demande en infirmation du jugement qui a déclaré recevable l'action engagée par Mory SA, Mory Team SAS et Superga Invest ;

Vu l'article 1270-1 du code civil,

- Débouter la SNCF de sa demande de voir infirmer le jugement en ce qu'il a exclu les dommages prétendument subis postérieurement au 7 mai 2003 ;

SUR L'APPEL PRINCIPAL

Vu les articles 1240 et 1241 (anciens articles 1382 et 1383) du code civil,

- Recevoir les sociétés Mory SA, Mory Team et Superga Invest dans leur appel et les y déclarer bien fondées ;

- Y faisant droit, infirmer le jugement rendu le 28 juin 2022 par le tribunal de commerce de Bobigny en en ce qu'il a :

* débouté Maîtres [O] [P] et [Z] [I], en qualités de liquidateurs des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS, et la société SUPERGA INVEST SAS de l'ensemble de leurs demandes formées à l'égard de la société SNCF SA ;

* condamné in solidum Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS et la société SUPERGA INVEST SAS, à payer à la société SNCF SA la somme de 20.000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Et statuant à nouveau, dire et juger que le fait pour la SNCF d'avoir dispensé les aides jugées incompatibles par la décision « SERNAM 3 » pour un montant total de 642 millions d'euros (outre diverses garanties offertes par la SNCF) caractérise une faute qui engage sa responsabilité ;

- Dire et juger que le fait que la SNCF n'ait pas respecté les conditions définies par la décision « SERNAM 1 » pour déclarer les aides compatibles pour un montant de 503 millions d'euros caractérise une faute qui engage sa responsabilité ;

- Dire et juger que le fait que la SNCF n'ait pas respecté les conditions définies par la décision « SERNAM 2 » pour déclarer à nouveau les aides compatibles pour un montant de 503 millions d'euros, nonobstant le non-respect de la décision « SERNAM 1 », de sorte que ces aides ont été jugées incompatibles par la décision « SERNAM 3 », caractérise également une faute qui engage sa responsabilité ;

- Dire et juger que le fait pour la SNCF d'avoir dispensé une aide complémentaire incompatible pour un montant de 41 millions d'euros et de ne l'avoir pas récupéré, en violation de la décision « SERNAM 2 », constitue une faute qui engage sa responsabilité ;

- Dire et juger que le fait pour la SNCF d'avoir dispensé des aides complémentaires à la restructuration au SERNAM avant sa cession au secteur privé pour un montant de 96 millions d'euros constitue une faute qui engage sa responsabilité ;

- Dire et juger que chacune de ces fautes est suffisante en soi pour engager sa responsabilité ;

- Dire et juger que ces fautes ont généré une distorsion de concurrence ayant porté préjudice aux appelantes et que cette distorsion de concurrence est à l'origine de la liquidation des sociétés Mory Team et Mory SA ;

En conséquence,

- Condamner la SNCF à verser à la société Mory Team la somme de 104 millions d'euros (sauf à parfaire et à actualiser à la date de l'arrêt à intervenir) au titre du manque à gagner, et subsidiairement de la perte de chance, du fait de la dispensation des aides incompatibles ;

- Condamner la SNCF à verser à la société Mory SA la somme de 21.475.000 euros au titre de l'abandon de créances consenti à la société Mory Team ;

- Condamner en outre la SNCF à verser aux sociétés Mory SA et Mory Team le montant de l'insuffisance d'actif de la liquidation judiciaire desdites sociétés ;

- Condamner la SNCF à verser à la société Superga Invest la somme de 3,5 millions d'euros ;

A titre subsidiaire, vu la communication de la Commission européenne du 9 avril 2009,

- Solliciter l'assistance de la Commission européenne, en qualité d'amicus curiae, sur la présente affaire, notamment sur la teneur des preuves pouvant être retenues pour l'appréciation et la quantification des préjudices subis ;

- Encore plus subsidiairement, vu les articles 143, 144 et 263 et suivants du code de procédure civile,

- Ordonner une mesure d'expertise aux fins de rapporter tous éléments de fait permettant à la Cour présentement saisie d'estimer le préjudice subi par les sociétés Mory SA, Mory Team et Superga Invest du fait des faits fautifs susvisés résultant notamment du manque à gagner subi, et subsidiairement de la perte de chance de récupérer les parts de marché du SERNAM, d'une part, et de la possibilité d'éviter de déposer le bilan, donc une insuffisance d'actif, d'autre part ;

En tout état de cause,

Condamner la SNCF à verser respectivement aux sociétés Mory SA, Mory Team et Superga Invest la somme de 300.000 euros, au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamner la SNCF aux entiers dépens.

30. Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 16 avril 2024, la SNCF demande à la Cour de :

Vu les articles 31 et 122 du code de procédure civile pris ensemble, 910-4 et 954 du même code, L110-4 du code de commerce, et 1240 du code civil,

A titre liminaire :

- Constater qu'aux termes du dispositif de leurs écritures au fond notifiées le 24 octobre 2022, les Appelantes ne demandent pas à la Cour d'infirmer le jugement en ce qu'il a « Dit irrecevable l'action engagée par Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS et par la société SUPERGA INVEST SAS en leurs demandes de condamnation de la société SNCF SA anciennement SNCF Mobilités, s'agissant des dommages prétendument subis antérieurement au 7 mai 2003 » ;

En conséquence,

- Confirmer de ce seul fait le jugement en ce qu'il a dit irrecevable l'action engagée par Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS et par la société SUPERGA INVEST SAS en leurs demandes de condamnation de la société SNCF SA anciennement SNCF Mobilités, s'agissant des dommages prétendument subis antérieurement au 7 mai 2003 ;

A titre principal :

- Infirmer le jugement rendu en première instance par le tribunal de commerce de Bobigny le 28 juin 2022 en ce qu'il a dit recevable l'action engagée par Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS et par la société SUPERGA INVEST SAS en leur demandes de condamnation de la société SNCF SA anciennement SNCF Mobilités ;

- Infirmer le jugement rendu en première instance par le tribunal de commerce de Bobigny le 28 juin 2022 en ce qu'il a « Dit irrecevable l'action engagée par Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS et par la société SUPERGA INVEST SAS en leurs demandes de condamnation de la société SNCF SA anciennement SNCF Mobilités, s'agissant des dommages prétendument subis antérieurement au 7 mai 2003 » mais seulement en ce que, statuant ainsi, il a exclu les dommages prétendument subis postérieurement au 7 mai 2003 ;

Et, par voie de conséquence, dès lors que la réformation de ces chefs du jugement atteint le jugement en ce qu'il a statué au fond, il est également demandé à la Cour de bien vouloir :

- Infirmer le jugement rendu en première instance par le Tribunal de commerce de Bobigny le 28 juin 2022 en ce qu'il a débouté Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS, et la société SUPERGA INVEST SAS de leurs demandes de voir condamner la société SNCF SA anciennement SNCF Mobilités, à payer à la société MORY TEAM SAS la somme de 104.000.000 euros au titre du manque à gagner, et subsidiairement de la perte de chance, du fait de la dispensation des aides incompatibles ;

- Infirmer le jugement rendu en première instance par le Tribunal de commerce de Bobigny le 28 juin 2022 en ce qu'il débouté Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés MORY SA, MORY TEAM SAS et la société SUPERGA INVEST SAS, de leurs demandes de voir condamner la société SNCF SA anciennement SNCF Mobilités, à payer à la société MORY SA la somme de 21.475.000 euros au titre de l'abandon de créances consenti à la société MORY TEAM SAS ;

- Infirmer le jugement rendu en première instance par le Tribunal de commerce de Bobigny le 28 juin 2022 en ce qu'il a débouté Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS, et la société SUPERGA INVEST SAS de leurs demandes de voir condamner la société SNCF SA anciennement SNCF Mobilités, à leur payer le montant de l'insuffisance d'actif de la liquidation judiciaire des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS ;

- Infirmer le jugement rendu en première instance par le Tribunal de commerce de Bobigny le 28 juin 2022 en ce qu'il a débouté Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de mandataires judiciaires des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS et la société SUPERGA INVEST SAS de leurs demandes de voir condamner la société SNCF SA anciennement SNCF Mobilités, à payer à la société SUPERGA INVEST SAS la somme de 3.500.000 euros ;

Et, statuant à nouveau,

- Déclarer Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires de la société MORY SA et la société SUPERGA INVEST SAS irrecevables en leurs demandes formées à l'encontre de la société SNCF SA pour défaut d'intérêt à agir ;

- Déclarer Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS et la société SUPERGA INVEST SAS irrecevables en leurs demandes formées à l'encontre de la société SNCF SA pour cause de prescription ;

En conséquence,

- Dire et juger n'y avoir lieu de statuer sur les demandes indemnitaires formées par Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés MORY SA, MORY TEAM SAS et par la société SUPERGA INVEST SAS ;

A titre subsidiaire :

- Confirmer le jugement rendu en première instance par le tribunal de commerce de Bobigny le 28 juin 2022 en ce qu'il a débouté Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS, et la société SUPERGA INVEST SAS de leurs demandes de voir condamner la société SNCF SA anciennement SNCF Mobilités, à payer à la société MORY TEAM SAS la somme de 104.000.000 euros au titre du manque à gagner, et subsidiairement de la perte de chance, du fait de la dispensation des aides incompatibles ;

- Confirmer le jugement rendu en première instance par le Tribunal de commerce de Bobigny le 28 juin 2022 en ce qu'il a débouté Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés MORY SA, MORY TEAM SAS et la société SUPERGA INVEST SAS, de leurs demandes de voir condamner la société SNCF SA anciennement SNCF Mobilités, à payer à la société MORY SA la somme de 21.475.000 euros au titre de l'abandon de créances consenti à la société MORY TEAM SAS ;

- Confirmer le jugement rendu en première instance par le Tribunal de commerce de Bobigny le 28 juin 2022 en ce qu'il a débouté Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS, et la société SUPERGA INVEST SAS de leurs demandes de voir condamner la société SNCF SA anciennement SNCF Mobilités, à leur payer le montant de l'insuffisance d'actif de la liquidation judiciaire des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS ;

- Confirmer le jugement rendu en première instance par le Tribunal de commerce de Bobigny le 28 juin 2022 en ce qu'il a débouté Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de mandataires judiciaires des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS et la société SUPERGA INVEST SAS de leurs demandes de voir condamner la société SNCF SA anciennement SNCF Mobilités, à payer à la société SUPERGA INVEST SAS la somme de 3.500.000 euros ;

- Confirmer le jugement rendu en première instance par le Tribunal de commerce de Bobigny le 28 juin 2022 en ce qu'il « Rejette la demande de Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des société MORY SA et MORY TEAM SAS et de la société SUPERGA INVEST SAS de requérir l'assistance de la Commission européenne, en qualité d'amicus curiae » ;

- Confirmer le jugement rendu en première instance par le Tribunal de commerce de Bobigny le 28 juin 2022 en ce qu'il « Rejette la demande de Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS et de la société SUPERGA INVEST SAS d'ordonner une mesure d'expertise ».

Par conséquent,

- Débouter Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS, et la société SUPERGA INVEST SAS de l'intégralité de leurs demandes indemnitaires ;

- Rejeter la demande de sollicitation de la Commission européenne en qualité d'amicus curiae formée par Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS, et la société SUPERGA INVEST SAS ;

- Rejeter la demande d'ordonner une expertise aux fins de détermination du préjudice subi par les sociétés MORY SA, MORY TEAM SAS et SUPERGA INVEST SAS.

Et,

En tout état de cause,

- Débouter Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS, et la société SUPERGA INVEST SAS de toutes leurs demandes, fins et conclusions dirigées contre la SNCF ;

- Condamner Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS, et la société SUPERGA INVEST SAS à verser à SNCF SA une somme de 50.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, cette somme venant s'ajouter à la somme de 20 000 euros octroyée en première instance par le Tribunal de commerce de Bobigny à la SNCF dans son jugement du 28 juin 2022 ;

Les condamner aux entiers dépens.

31. L'ordonnance de clôture a été rendue le 21 mai 2024.

32. La Cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

II - MOTIVATION

A- Sur la portée de l'appel principal

Exposé des moyens

33. La SNCF soutient que les appelantes ne sollicitent pas l'infirmation du jugement en ce qu'il a dit irrecevable l'action en condamnation de la SNCF pour les dommages prétendument subis antérieurement au 7 mai 2003. Bien que ce chef de demande figure dans la déclaration d'appel, elle relève que celui-ci n'est pas repris dans le dispositif des conclusions n°1 déposées et notifiées le 24 octobre 2022 par les appelantes. Selon elle, la portée de l'appel principal est donc irrévocablement limitée, en application des articles 954 al.3 et 910-4 al.1 du code de procédure civile.

34. Les appelantes indiquent que la Cour est bien saisie de la demande d'indemnisation des dommages subis antérieurement au 7 mai 2003, dès lors que la déclaration d'appel vise expressément la demande d'infirmation du jugement en ce qu'il a déclaré irrecevable la demande d'indemnisation des dommages subis antérieurement au 7 mai 2003 et que cette demande est également formulée dans le dispositif des conclusions n°1, puisqu'il est demandé à la Cour d'infirmer le jugement en ce qu'il a débouté les appelantes de l'ensemble de leurs demandes.

Réponse de la Cour,

35. Selon l'article 562 alinéa premier du code de procédure civile, l'appel défère à la cour la connaissance des chefs de jugement qu'il critique expressément et de ceux qui en dépendent.

36. L'article 910-4 du code de procédure civile prévoit qu'à peine d'irrecevabilité, relevée d'office, les parties doivent présenter, dès les conclusions mentionnées aux articles 905-2 et 908 à 910, l'ensemble de leurs prétentions sur le fond. L'irrecevabilité peut également être invoquée par la partie contre laquelle sont formées des prétentions ultérieures.

37. L'article 954 alinéas 2 et 3 précise que les conclusions comprennent distinctement un exposé des faits et de la procédure, l'énoncé des chefs de jugement critiqués, une discussion des prétentions et des moyens ainsi qu'un dispositif récapitulant les prétentions et que la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif et n'examine les moyens au soutien de ces prétentions que s'ils sont invoqués dans la discussion.

38. Dans leur déclaration d'appel reçue au greffe le 29 juillet 2022, les sociétés appelantes ont expressément visé l'infirmation du chef de dispositif du jugement entrepris en ce qu'il a :

« Dit irrecevable l'action engagée par Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés MORY SA et MORY TEAM SAS et par la société SUPERGA INVEST SAS en leurs demandes de condamnation de la société SNCF SA anciennement SNCF Mobilités, s'agissant des dommages prétendument subis antérieurement au 7 mai 2003 » ;

39. Par cet appel principal, est bien dévolu à la Cour ce chef de dispositif du jugement entrepris.

40. Dans leurs premières conclusions déposées dans le délai prévu à l'article 908 du code de procédure civile, les sociétés appelantes ont porté l'objet du litige sur l'infirmation du jugement en ce qu'il les a déboutées de l'ensemble de leur demande et sollicité la condamnation de la SNCF à leur verser diverses indemnités en réparation de leurs préjudices allégués pour toute la période litigieuse. Ce faisant, les sociétés appelantes ont présenté l'ensemble de leurs prétentions sur le fond dans le dispositif de leurs premières conclusions conformément à l'article 910-4 précité, et supposant pour la Cour de statuer au préalable sur la fin de non-recevoir tirée de la prescription soulevée par la SNCF sans limiter l'objet du litige aux seuls dommages prétendument subis postérieurement au 7 mai 2003.

B- Sur la fin de non-recevoir tirée du défaut d'intérêt à agir des sociétés Mory et Superga

Exposé du litige,

41. La SNCF fait valoir que les sociétés Mory SA et Superga Invest n'ont pas d'intérêt à agir et que leurs demandes, sont irrecevables à ce titre. Elle expose qu'il est jugé de façon constante qu'une demande d'un actionnaire en réparation de la perte de valeur des titres de participation ne caractérise pas, pour l'actionnaire, un préjudice personnel et distinct de celui subi par la société et qu'une telle demande est irrecevable (en ce sens Com.26 avril 2017, n°15-20.054 ; com 5 juin 2019, n°16-10.391). Elle précise que matérialiser cette perte de valeur par la constitution d'une provision ou la renonciation à une créance en compte courant d'actionnaire n'est pas de nature à modifier la nature juridique et économique de ce préjudice, uniquement lié à la qualité d'actionnaire.

42. Les appelantes soutiennent que la société Mory SA a bien intérêt à agir, dans la mesure où, comme le reconnaît la SNCF dans ses écritures, elle a consenti un abandon de créances à Mory Team à hauteur de 21,5 millions d'euros, ce qui constitue un préjudice direct et personnel. Quant à la société Superga, il n'est pas question de recevabilité mais d'existence d'un préjudice personnel réparable, qui doit donner lieu à un examen au fond et non à une fin de non-recevoir. En l'occurrence, le préjudice de la société Superga tient au fait qu'elle a dû honorer, à titre personnel, les engagements de Mory et Mory Team auprès d'un de leurs créanciers, le Crédit agricole.

Réponse de la Cour,

43. Conformément aux articles 30 à 32 du code de procédure civile, l'action, qui est le droit pour l'auteur d'une prétention d'être entendu sur le fond de celle-ci afin que le juge la dise bien ou mal fondée et pour son adversaire celui de discuter son bien-fondé, est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d'agir aux seules personnes qu'elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé, toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d'agir étant irrecevable.

44. La SNCF ne soulève pas expressément une fin de non-recevoir tiré du défaut de qualité à agir des sociétés Mory SA et Superga Invest sur le fondement des articles L.622-20 et L.641-2 du code de commerce, en ce que le mandataire judiciaire désigné par le tribunal a seul qualité pour agir au nom et dans l'intérêt collectif des créanciers dans le cadre d'une procédure collective.

45. Mais pour prétendre à l'irrecevabilité des demandes en réparation des sociétés Mory SA et Superga Invest, la SNCF invoque l'absence de préjudice distinct et personnel de celles-ci en leur qualité d'actionnaire, ce qui relève de l'appréciation du bien-fondé de l'action en responsabilité délictuelle, étant précisé que l'existence d'un préjudice indemnisable n'est pas une condition de recevabilité de l'action en responsabilité mais du succès de celle-ci.

46. La fin de non-recevoir tirée du défaut d'intérêt à agir sera rejetée et le jugement confirmé sur ce point.

C- Sur la fin de non-recevoir tirée de la prescription des actions des sociétés Mory, Mory Team et Superga

Exposé des moyens,

47. Selon la SNCF, l'article L110-4 du code de commerce, pris en son premier alinéa tel qu'applicable avant la réforme de la prescription par la loi n°2008-561 du 17 juin 2008 et donc aux faits de l'espèce, disposait que « les obligations nées à l'occasion de leur commerce entre commerçants ou entre commerçants et non-commerçants se prescrivent par dix ans si elles ne sont pas soumises à des prescriptions spéciales plus courtes ». Ce délai « court à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime si celle-ci établit qu'elle n'en avait pas eu précédemment connaissance » conformément à l'article 2270-1 (ancien) du code civil et à la jurisprudence rendue au visa de ce texte. Il en résulte que le point de départ de la prescription décennale alors applicable doit être fixé au jour où les appelantes étaient en mesure de connaître les faits à l'origine du dommage allégué, leur permettant ainsi d'avoir toutes les données utiles pour formuler leurs demandes. A cet effet, la SNCF relève que les demandes trouvent toutes leur source dans le dommage prétendument subi par les appelantes du fait de l'absence de « disparition du Sernam en 2000 » qui aurait été causé par le premier versement des aides à l'origine de la « survie artificielle » du Sernam. Elle ajoute qu'il ne fait aucun doute que les appelantes avaient connaissance des éléments qui ont conduit la Commission européenne, dans la décision Sernam 2, à considérer que le montant de ces aides avait été versé dans des conditions différentes de celles approuvées dans Sernam 1, dès lors que les appelantes ont saisi la Commission d'une plainte le 8 juillet 2002. La SNCF en déduit que le 8 juillet 2002 au plus tard, les appelantes avaient les éléments pour faire valoir leur droit et qu'en introduisant leur action en mai 2013, leurs demandes en indemnisation sont prescrites et ce quand bien même le dommage allégué serait postérieur au 7 mai 2003.

48. Les sociétés Mory SA, Mory Team représentées par leur liquidateur judiciaire et la société Superga Invest ne contestent pas l'application des articles 2270-1 ancien et 2222, nouveau, du code civil quant à la durée de prescription. S'agissant du point de départ, elles font d'abord valoir une aggravation de leur dommage par la liquidation judiciaire intervenue en 2012. Ensuite, elles soutiennent que le point de départ de la prescription se situe à la date de la décision Sernam 3 du 9 mars 2012 qui constate le caractère incompatible des aides d'Etat versées par la SNCF. Elles précisent qu'antérieurement, les aides d'Etat apparaissaient comme compatibles sous réserve du respect par la SNCF des conditions imposées par la Commission européenne qui seule pouvait constater la défaillance de la SNCF dans le respect des conditions imposées. Selon elles, c'est cette défaillance qui a rendu les aides d'Etat incompatibles avec les règles du marché intérieur en constituant une pratique anticoncurrentielle fautive et fait naître le préjudice.

Réponse de la Cour,

49. L'action des sociétés appelantes est une action en responsabilité civile extracontractuelle visant à obtenir des dommages-intérêts en réparation de préjudices subis du fait de la distorsion de concurrence résultant d'aides d'Etat incompatibles avec le marché intérieur dispensées par la SNCF à la société Sernam pour un montant de 642 millions d'euros, dont 503 millions d'euros versés en 2000.

50. La Cour rappelle qu'aux termes de l'article L. 481-1 du code de commerce, les dispositions de l'article L. 482-1 ne sont applicables, ratione materiae, qu'aux pratiques anticoncurrentielles définies aux articles L. 420-1, L. 420-2, L. 420-2-1, L. 420-2-2 et L. 420-5 ainsi qu'aux articles 101 et 102 du TFUE, lesquels ne comprennent pas les manquements aux obligations européennes en matière d'aides d'État.

51. En application du principe d'autonomie procédurale, dans les hypothèses où les règles spéciales prévues par le droit de l'Union ne sont pas applicables, les actions privées restent soumises au droit interne. Aussi comme l'a retenu la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) dès lors qu'il n'existe pas de réglementation communautaire en la matière, il appartient à l'ordre juridique interne de chaque État membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit communautaire pour autant, d'une part, que ces modalités ne sont pas moins favorables que celles concernant des droits qui trouveraient leur origine dans l'ordre juridique interne (principe de l'équivalence) et, d'autre part, qu'elles ne rendent pas impossible ou excessivement difficile, en pratique, l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique communautaire (principe d'effectivité) (arrêt du 5 octobre 2006, Transalpine Ölleitung in Österreich, C-368/04, point 45). Il en va ainsi s'agissant des actions en responsabilité du fait de la violation des règles de l'Union en matière d'aides d'Etat (CJUE, 23 janvier 2019, Fallimento Traghetti del Mediterraneo, C-387/17, points 72 à 76).

52. Dès lors, il y a lieu de faire application en droit interne de l'article 2270-1 alinéa 1 du code civil dans sa version antérieure à la loi n°2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile et qui dispose :

« Les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation. »

53. Et de l'article L. 110-4, I du code de commerce, dans sa version antérieure à la loi du 17 juin 2008, qui prévoit :

« Les obligations nées à l'occasion de leur commerce entre commerçants ou entre commerçants et non-commerçants se prescrivent par dix ans si elles ne sont pas soumises à des prescriptions spéciales plus courtes. »

54. Sur le fondement des dispositions précitées, il est de jurisprudence constante que le délai de l'action en responsabilité, qu'elle soit de nature contractuelle ou délictuelle, court à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime si celle-ci établit qu'elle n'en a pas eu précédemment connaissance (1re Civ., 11 mars 2010, pourvoi n° 09-12.710, Bull. 2010, I, n° 62 ; 2e Civ., 18 mai 2017, pourvoi n° 16-17.754, Bull. 2017, II, n° 102 ; 3e Civ., 26 octobre 2022, pourvoi n° 21-19.898). Il est également de jurisprudence constante que l'aggravation du dommage initial ouvre un nouveau délai de prescription (2e Civ., 11 décembre 2003, pourvoi n °05-12.018, Bull. 2006, III, n 174).

55. Aux termes de l'article 2224 du code civil issu de la loi précitée du 17 juin 2008 :

« Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ».

56. La Cour rappelle que le point de départ du délai de prescription d'une action en responsabilité extracontractuelle demeure déterminé en application des dispositions de l'article 2270-1 du code civil, dans sa rédaction antérieure à la loi du 17 juin 2008, lorsque le délai a commencé à courir avant l'entrée en vigueur de ce texte [soit le 19 juin 2008] et que la durée de la prescription résultant du nouvel article 2224 s'applique aux prescriptions en cours à compter du 19 juin 2008, sans que la durée totale puisse excéder la durée de dix ans prévue par l'article 2270-1 du code civil (3e Civ., 16 septembre 2021, pourvoi n°20-17.625).

57. En l'espèce, il ressort des explications des sociétés Mory SA et Mory Team prises en la personne de leur liquidateur judiciaire que le fait générateur de leur dommage allégué a consisté dans le versement, entre 2001 et 2005, d'une somme de 642 millions d'euros d'aide pour la restructuration du Sernam, permettant ainsi son maintien artificiel sur le marché du groupage de colis au détriment de ses concurrents directs, dont le groupe Mory.

58. Cependant le caractère illicite de ce maintien artificiel allégué, procédant de la qualification d'aides d'Etat incompatibles avec le marché intérieur du montant principal des aides (503 millions d'euros) n'a été décidé par la Commission européenne que dans sa décision dite « Sernam 3 » du 9 mars 2012, étant précisé que la Commission a la compétence exclusive pour apprécier la compatibilité de mesures d'aide avec le marché intérieur. Le caractère réparable du dommage allégué par les sociétés Mory SA et Mory Team, en ce qu'il procède selon elles de la mise en 'uvre d'aides d'Etat incompatibles avec le marché intérieur en violation des articles 107 et 108 TFUE, ne s'est donc manifesté qu'à cette date.

59. En effet, dans sa décision dite « Sernam 1 » du 23 mai 2001, la Commission européenne a d'abord retenu que la coopération logistique entre la SNCF et la SCS Sernam depuis le 1er février 2000 ne constituait pas une aide d'Etat. Ensuite, s'agissant des autres mesures, à savoir l'assistance commerciale et les mesures de redressement (montant maximal de 2 938 millions FRF), la Commission européenne les a qualifiées d'aide d'Etat et les a considérées comme compatibles avec le traité CE sur la base du protocole d'accord signé entre la SNCF et le groupe Géodis le 21 avril 2000.

60. Suite au premier rapport annuel de la SNCF et suite à la plainte notamment du groupe Mory déposée le 8 juillet 2002, la Commission européenne a dans sa décision dite « Sernam 2 » du 20 octobre 2004 constaté que la France avait versé le montant d'aide de 503 millions d'euros dans des conditions différentes de celles approuvées dans Sernam 1 et a illégalement versé un montant d'aide supplémentaire de 41 millions d'euros. Contrairement aux conclusions des plaignants (points 50 et suivants), la Commission a décidé que l'aide d'Etat en faveur de la société Sernam approuvée en mai 2001, à hauteur de 503 millions d'euros, était compatible avec le marché commun à diverses conditions prévues aux articles 3 et 4 de sa décision, seule l'aide supplémentaire de 41 millions d'euros était à ce stade déclarée incompatible avec le marché commun et la récupération ordonnée.

61. Ce n'est que dans sa décision dite « Sernam 3 » du 9 mars 2012 que la Commission européenne a décidé que :

- Les aides d'Etat d'un montant de 503 millions d'euros octroyées par la France à Sernam SCS (devenue SA) et approuvées par la Commission par la décision 2006/367/CE du 20 octobre 2004 ont été mises en 'uvre de manière abusive. Elles sont incompatibles avec le marché intérieur. Ces aides ont également bénéficié à Sernam Xpress ainsi qu'à la Financière Sernam et à ses filiales, Sernam Services et Aster,

- L'aide d'Etat d'un montant de 41 millions d'euros octroyée par la France à Sernam SCS et déclarée incompatible par la décision Sernam 2 a également bénéficié à Sernam Xpress, ainsi qu'à la Financière Sernam et à ses filiales, notamment Services et Aster,

- La recapitalisation de 57 millions d'euros de Sernam SA par la SNCF sur un montant de 38,5 millions d'euros et les garanties octroyées par la SNCF lors de la transmission des activités de Sernam SA à la Financière Sernam, à l'exception de la garantie accordée aux cheminots, constituent des aides d'Etat incompatibles avec le marché intérieur.

- La France est tenue de récupérer ces aides auprès des sociétés Financières Sernam et de ses filiales Sernam Services et Aster.

62. Il en résulte, que quand bien même les sociétés Mory SA et Mory Team étaient à l'origine de la plainte devant la Commission européenne dès le 8 juillet 2002 en arguant du non-respect de la décision Sernam 1, l'ensemble des éléments de fait et de droit concourant à la manifestation d'un dommage réparable n'était connu de celles-ci qu'à compter de la décision « Sernam 3 » du 9 mars 2012 qualifiant l'aide de 503 millions d'euros d'incompatible avec le marché intérieur, en sorte que leur action en réparation des dommages subis à la suite de mise en 'uvre d'aides d'Etat incompatibles introduite les 7 et 13 mai 2013 devant le tribunal de commerce de Paris n'est pas prescrite.

63. Le jugement sera infirmé en ce qu'il a dit irrecevable l'action engagée par Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés Mory SA et MORY TEAM SAS et par la société SUPERGA INVEST en leurs demandes de condamnation de la société SNCF SA, anciennement SNCF Mobilités, s'agissant des dommages prétendument subis antérieurement au 7 mai 2003.

D- Sur les demandes indemnitaires

64. Les sociétés appelantes soutiennent en substance que le fait pour la SNCF d'avoir dispensé des aides jugées incompatibles avec le marché intérieur suivant la décision Sernam 3 de la Commission européenne pour un montant total de 642 millions d'euros caractérise une faute civile générant une distorsion de concurrence leur ayant porté préjudice et à l'origine de la liquidation judiciaire des sociétés Mory Team et Mory SA. En conséquence les sociétés appelantes demandent la condamnation de la SNCF à leur verser en réparation les sommes suivantes :

- à la société Mory Team la somme de 104 millions d'euros au titre du manque à gagner (sauf à parfaire et à actualiser à la date de l'arrêt à intervenir), et subsidiairement de la perte de chance du fait de la dispensation des aides incompatibles ;

- à la société Mory SA la somme de 21.475.000 euros au titre de l'abandon de créances consenti en conséquence à la société Mory Team ;

- aux sociétés Mory SA et Mory Team le montant de l'insuffisance d'actif de la liquidation judiciaire desdites sociétés ;

- à la société Superga la somme de 3,5 millions d'euros,

1- Sur la faute

Exposé des moyens

65. A l'appui de leur appel, les sociétés Mory SA et Mory Team prises en la personne de leur liquidateur judiciaire et la société Superga Invest exposent que les manquements à la réglementation européenne régissant les aides d'Etat (articles 107 et 108 TFUE) définitivement constatés par la Commission européenne dans sa décision Sernam 3, confirmée par décision du 17 décembre 2015 du tribunal de l'Union européenne puis par arrêt du 7 mars 2018 de la CJUE constituent des fautes civiles s'imposant au juge national et de nature à engager la responsabilité des dispensateurs des aides incompatibles ( en ce sens notamment CJCE, 5 octobre 2006, Transalpine Ölleitung in Österrreich GmbH, C-368/04 ; CE, 22 juillet 2020, SIDE, N°434446 ; CE, 29 septembre 2021, Corisca Ferrries, n°450892 ; Com. 15 juin 1999, n°97-15.684). Plus précisément, elles soutiennent que les manquements consistant en l'octroi par la SNCF, au bénéfice du Sernam, d'aides incompatibles avec le TFUE, pour un montant global de 642 millions d'euros sur une période de dix ans, ont eu pour objet et pour effet de maintenir artificiellement sur un marché très concurrentiel un acteur en difficulté, au détriment des autres concurrents qui, eux, n'ont bénéficié d'aucun soutien de la part de l'Etat, en sorte que la SNCF est responsable des distorsions de concurrence provoquées par ces aides incompatibles. Selon les sociétés appelantes, cette distorsion de concurrence dont le groupe Mory a été victime ne résulte pas du simple versement des aides par la SNCF mais, plus spécialement, du refus d'appliquer les règles de concurrence en s'opposant de manière réitérée aux conditions imposées par la Commission européenne à la SNCF dans les décisions Sernam 1 et Sernam 2, démontrant ainsi dans la décision Sernam 3 que la SNCF a commis volontairement, de manière continue et dolosive, des fautes délictuelles dont chacune est suffisante en soi pour engager sa responsabilité à leur égard.

66. En réponse, la SNCF fait valoir que la simple circonstance qu'une aide incompatible avec le droit de l'Union ait été versée n'emporte pas, ipso facto, l'engagement de la responsabilité du dispensateur ou du bénéficiaire de l'aide. Elle souligne que le recours des tiers affectés par une aide illégale est régi par le droit national, en sorte qu'il appartient aux appelantes de démontrer conformément au droit français, en l'occurrence l'article 1382 devenu 1240 du code civil, l'existence d'une faute imputable à la SNCF et que sa responsabilité ne peut être engagée de sa seule qualité de dispensateur d'aide.

67. Selon la SNCF, aucune faute ne peut lui être reprochée. Elle relève que la décision Sernam 3 est la première à retenir l'incompatibilité des aides à la restructuration de 503 millions d'euros, qui avaient jusqu'alors été jugées compatibles sous conditions, en considérant pour la première fois que certaines de ces conditions n'auraient pas été respectées et qu'avaient été versées de nouvelles aides d'un montant de 95,5 millions d'euros, que la Commission n'avait pas encore examinées préalablement à cette décision. Aussi, pour la SNCF, il ne peut lui être reproché de n'avoir pas respecté des conditions d'application de la décision Sernam 1 que la Commission n'avait elle-même pas expressément formulées et dont le prétendu non-respect n'a nullement empêché le constat ultérieur de la compatibilité des aides accordées. Elle en déduit que si cette violation a été in fine caractérisée par la Commission en 2012, et confirmée ensuite par les juridictions européennes, elle ne saurait en aucun cas être considérée comme continue depuis 2001, ni a fortiori présenter un lien avec un préjudice dont les appelantes prétendent qu'il a trouvé sa source en 2000. En réalité, selon la SNCF, le caractère incompatible (et non illicite) de ces aides n'a été constaté qu'en 2012, soit quelques semaines avant la liquidation judiciaire des sociétés du groupe Mory. La SNCF ajoute qu'elle n'a jamais contesté le caractère exécutoire des décisions de la Commission européenne, et qu'elle a au contraire précisément 'uvré pour que ces décisions soient mises à exécution, malgré un contexte particulièrement défavorable. Elle en conclut que les sociétés appelantes ne démontrent en rien un comportement fautif de sa part caractérisé dès 2001 et déterminant un évènement causal intervenu en 2000 (absence de disparition du Sernam) et prétendument à l'origine de la déconfiture du groupe Mory.

Réponse de la Cour,

68. Selon l'article 107 § 1 du TFUE, sauf dérogations prévues par les traités, sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre États membres, les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d'État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions.

69. Selon l'article 108 § 3 TFUE, la Commission est informée, en temps utile pour présenter ses observations, des projets tendant à instituer ou à modifier des aides. Si elle estime qu'un projet n'est pas compatible avec le marché intérieur, aux termes de l'article 107, elle ouvre sans délai la procédure prévue au paragraphe précédent. L'État membre intéressé ne peut mettre à exécution les mesures projetées, avant que cette procédure ait abouti à une décision finale.

70. Si la Commission est tenue d'examiner la compatibilité d'une mesure d'aide avec le marché intérieur, même dans le cas où elle a établi que la mise à exécution de cette mesure violait l'article 108, paragraphe 3, du TFUE, le rôle principal des juridictions nationales est de sauvegarder les droits des justiciables face à cette violation (CJUE, 12 février 2008, CELF et ministre de la Culture et de la Communication, C-199/06, point 38 ; 21 novembre 1991, Fédération nationale du commerce extérieur des produits alimentaires e.a./France, C-354/9, points 11 et 12.).

71. Dans le cadre de la mission qui leur incombe en vertu de l'article 108, paragraphe 3, du TFUE, les juridictions nationales peuvent également être amenées à statuer sur des demandes d'indemnisation de dommages causés aux tiers en raison du caractère illégal de la mesure d'aide. Si ces demandes aboutissent, les requérants obtiennent une indemnisation financière directe pour le préjudice subi. La Cour de justice a à plusieurs reprises affirmé que les tiers concernés pouvaient saisir les juridictions nationales pour une demande d'indemnisation du dommage causé, conformément au droit national, dans le respect des principes d'équivalence et d'effectivité (CJUE, 5 octobre 2006, Transalpine Ölleitung in Österreich, C-368/04, point 56 ; arrêt du 11 juillet 1996, SFEI e.a., C-39/94, , point 75 ; arrêt du 23 janvier 2019, Fallimento Traghetti del Mediterraneo, C-387/17, point 56).

72. De même, il y a lieu de rappeler selon une jurisprudence constante de la Cour de Justice, en ce qui concerne le niveau d'indépendance des juridictions nationales, que, sous peine de porter atteinte à l'effet direct de l'article 93 paragraphe 3, du traité CEE [(devenu, après modification, article 88, paragraphe 3, CE, lui-même devenu article 108, paragraphe 3, TFUE)] et de méconnaître les intérêts des justiciables que ces juridictions ont pour mission de préserver, une décision de la Commission déclarant, une aide non notifiée compatible avec le marché intérieur n'a pas pour conséquence de régulariser, a posteriori, les actes d'exécution qui sont invalides du fait qu'ils ont été pris en méconnaissance de l'interdiction visée par cette disposition. Toute autre interprétation conduirait à favoriser l'inobservation, par l'État membre concerné, de ladite disposition et la priverait de son effet utile (arrêt du 5 octobre 2006, Transalpine Ölleitung in Österreich, C-368/04, point 41). Partant, lorsqu'un requérant parvient à démontrer devant la juridiction nationale qu'il a subi un dommage causé par la mise en vigueur prématurée d'une aide d'État et, plus spécifiquement, par l'avantage temporel illégal qu'en a retiré le bénéficiaire, l'action en dommages et intérêts peut, en principe, être accueillie quand bien même la Commission, au moment où la juridiction nationale statue sur la demande, aurait déjà approuvé l'aide concernée (arrêt du 23 janvier 2019, Fallimento Traghetti del Mediterraneo, C-387/17, point 60.)

73. Sur le fondement de la jurisprudence tirée des affaires « Francovich » ( Arrêt du 19 novembre 1991, Francovich et Bonifaci/Italie, C-6/90 et C-9/90, points 30 à 46.) et « Brasserie du pêcheur » (Arrêt du 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur/Bundesrepublik Deutschland et The Queen/Secretary of State for Transport, ex parte Factortame e.a., C-46/93 et C-48/93, point 51), les États membres sont tenus de réparer les dommages causés aux particuliers par les violations du droit de l'Union qui leur sont imputables. La responsabilité de l'État est engagée lorsque les conditions suivantes sont réunies : a) la règle de droit violée a pour objet de conférer des droits aux particuliers ; b) la violation est suffisamment caractérisée ; c) il existe un lien de causalité direct entre la violation de l'obligation qui incombe à l'État membre et le dommage subi par les personnes lésées.

74. Il en résulte que l'obligation de réparer les dommages causés aux particuliers ne saurait être subordonnée à une condition tirée de la notion de faute allant au-delà de la violation suffisamment caractérisée du droit communautaire. En effet, selon la Cour de justice l'imposition d'une telle condition supplémentaire reviendrait à remettre en cause le droit à réparation qui trouve son fondement dans l'ordre juridique communautaire. En conséquence, la juridiction nationale ne peut, dans le cadre de la législation nationale qu'elle applique, subordonner la réparation du préjudice à l'existence d'une faute intentionnelle ou de négligence dans le chef de l'organe étatique auquel le manquement est imputable, allant au-delà de la violation suffisamment caractérisée du droit communautaire (CJCE brasserie du Pêcheur et Factortame, C-46/93 et C-48/93, points 79 et suivants).

75. En droit interne, l'article 1382 devenue 1240 du code civil dispose que tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

76. En l'espèce, la SNCF est poursuivie en sa qualité qu'elle ne conteste pas, de dispensateur d'aides entre 2001 et 2005 au bénéfice du Sernam, d'abord service interne à la SNCF, puis filiale de la SNCF jusqu'en 2005.

77. Dès sa décision du 23 mai 2001 Sernam 1 (point 80), la Commission a constaté que les autorités françaises avaient notifié les mesures de restructuration (pour un montant de 503 millions d'euros) après les avoir mises en 'uvre, en violation de l'article 88, §3 du traité CE, et partant n'avaient pas respecté leurs obligations de procédure en matière d'aides d'Etat. Par cette décision Sernam 1, la Commission européenne a néanmoins déclaré l'aide de restructuration compatible avec le traité CE sur la base d'un engagement de la France que l'entreprise Sernam soit vendue. En effet, SCS Sernam devait être reprise à hauteur de 60% de son capital par la société Geodis SA, une société de transport et de logistiques de droit commun cotée au second marché de la Bourse de Paris. Geodis SA devait devenir entièrement responsable des dettes de la SCS Sernam de manière illimitée et couvrir les frais supplémentaires de la restructuration à hauteur de 67 millions d'euros.

78. Dans sa décision Sernam 2 du 20 octobre 2004, la Commission européenne a constaté que l'aide de 503 millions d'euros autorisée au titre de la décision Sernam 1 avait été payée à des conditions différentes de celles prévues par la décision Sernam 1, notamment en raison de la reprise par Geodis de 15% (au lieu de 60% prévus) des parts de la SCS Sernam et le renoncement de Geodis à contribuer en propre aux coûts de la restructuration de l'entreprise à hauteur de 67 millions d'euros. Au regard de ces éléments, la Commission a imposé des conditions à l'autorisation des 503 millions d'euros d'aides à la restructuration versées à la Sernam, et que cette aide était compatible avec le marché commun à diverses conditions prévues aux articles 3 et 4 de sa décision Sernam 2. La Commission a également constaté qu'une aide supplémentaire de 41 millions d'euros avait été illégalement versée.

79. Dans sa décision Sernam 3 du 4 avril 2012, la Commission européenne a constaté que l'article 3 de la décision Sernam 2 n'avait pas été respecté, et qu'en conséquence, l'aide à la restructuration de 503 millions d'euros autorisée conditionnellement par la décision Sernam 2 avait été appliquée de manière abusive. La Commission en a déduit que l'aide de 503 millions d'euros utilisée par le bénéficiaire en violation de la décision Sernam 2, n'était pas compatible avec le marché intérieur sur base de cette décision (point 128 et 129) et en a ordonné la récupération. Aux termes de cette même décision, la Commission a déclaré la recapitalisation de 57 millions d'euros de Sernam SA par la SNCF, l'abandon de créances envers Sernam SA par la SNC sur un montant de 38,5 millions d'euros et les garanties octroyées par la SNCF lors de la transmission des activités de Sernam SA à la Financière Sernam, à l'exception de la garantie accordée aux cheminots, constitutives d'aides d'Etat incompatibles avec le marché intérieur et en a ordonné la récupération.

80. Il en résulte qu'en versant à la Sernam, dès l'année 2000 une aide de 503 millions d'euros, puis des aides complémentaires jusqu'en 2005, pour un montant total de près de 642 millions d'euros qui ont été déclarées incompatibles avec le marché intérieur, et par suite illégales, la SNCF a commis une violation suffisamment caractérisée du droit de l'Union constitutive d'une faute civile de nature à engager sa responsabilité civile, sans qu'il y ait de lieu de rechercher l'existence d'une faute intentionnelle de la part de la SNCF dans l'exécution des décisions successives de la Commission européenne.

81. Il incombe en revanche de vérifier si les sociétés appelantes justifient de l'existence de dommages en lien direct avec le versement de ces aides incompatibles avec le marché intérieur, constitutif d'une faute civile.

2- Sur l'existence d'un dommage réparable en lien direct avec le versement d'aides incompatibles avec le marché intérieur

Exposé des moyens,

82. A l'appui de leur appel, les sociétés Mory SA et Mory Team prises en la personne de leur liquidateur judiciaire et la société Superga Invest soutiennent d'abord que le principe du préjudice subi est caractérisé par la distorsion de concurrence sur le marché concerné, telle que constatée par la Commission européenne dans ses différentes décisions ainsi que le tribunal de l'Union européenne et la CJUE. Selon elles, il ressort clairement de ces décisions que le dommage causé par ces aides illégales résulte du maintien sur le marché d'un opérateur qui occupe indument des parts de marché au préjudice de ses concurrents. Soulignant l'impact de grande ampleur sur la structure concurrentielle et l'identité des opérateurs sur le marché, les sociétés appelantes exposent avoir été victimes du maintien illicite sur le marché de Sernam, en les rendant plus vulnérables et incapables de faire face à la crise à partir de 2008.

83. Ensuite, pour la quantification de leur préjudice, les sociétés appelantes versent aux débats une étude économique réalisée par le Cabinet Prorevise et à partir de laquelle, il est fait le raisonnement suivant :

- si les aides illicites n'avaient pas été versées par la SNCF au SERNAM, ce dernier aurait disparu du marché dès le courant de l'année 2000 ;

- le volume libéré par le SERNAM se serait alors réparti entre ses concurrents subsistants au prorata de la part de marché de chacun (hors SERNAM), ce qui revient à dire que chacun de ses concurrents aurait augmenté son chiffre d'affaires d'un pourcentage égal à la part de marché du SERNAM (au sein du marché hors SERNAM) ;

- en d'autres termes, les sociétés Mory ont perdu la chance de récupérer les parts de marché du SERNAM dans une proportion que l'expertise Prorevise s'est attachée à établir, à savoir « au prorata de la part de marché de chacun [des concurrents hors SERNAM], ce qui revient à dire que chacun des concurrents aurait augmenté son chiffre d'affaires d'un pourcentage égal à la part de marché du SERNAM (au sein du marché total hors SERNAM) » ;

- le manque de ressources financières ainsi calculé, directement issu du maintien illégal de SERNAM sur le marché, a été suffisant pour entraîner la liquidation des sociétés Mory qui aurait certainement été évitée si elles avaient disposé des ressources en cause, au moment où leurs difficultés économiques sont apparues ;

84. Les sociétés appelantes soutiennent ainsi avoir subi trois chefs de préjudices distincts :

- d'abord un préjudice correspondant au gain manqué consécutif à l'impossibilité, pour la société Mory Team, d'occuper une partie de la part de marché illicitement détenue par Sernam pendant toutes les années de préjudice ; ce dommage et le préjudice consécutif sont certains dans leur principe ; le gain manqué se calcule comme le chiffre d'affaires non réalisé, diminué des coûts évités (soit les seules charges variables), ce qui correspond à la marge brute perdue ; à titre subsidiaire, il pourrait s'agir d'une perte de chance de réaliser un certain chiffre d'affaires correspondant à celui illégalement accaparé par le Sernam, la perte de chance étant certaine du fait même de la présence du Sernam sur le marché ;

- ensuite, un préjudice consécutif à la liquidation des sociétés du groupe Mory, dès lors qu'il est démontré un lien de causalité entre la survie artificielle du Sernam et les difficultés du groupe Mory, étant observé que Mory Team et Mory SA n'auraient pas été contraintes au dépôt de bilan si Mory Team avait disposé ne serait-ce que d'une partie des sommes correspondant au manque à gagner ; ce préjudice spécifique doit être la réparation par la prise en charge de l'insuffisance d'actif qui sera constatée le cas échéant à l'issue de la procédure de liquidation des sociétés Mory Team et Mory SA ;

- enfin, un préjudice lié aux effets de l'écoulement du temps, par l'actualisation financière des chefs de préjudice, en prenant en compte, d'une part, le coût moyen du capital dans la branche pour la période correspondant à la perte de marge brute subie par les sociétés Mory et, d'autre part, le taux d'intérêt du capital sans risque pour la période correspondant à la procédure collective concernant le groupe Mory.

85. A titre subsidiaire, les sociétés appelantes indiquent que si la Cour estime ne pas disposer de tous les éléments nécessaires à l'exacte évaluation du préjudice, une mesure d'expertise pourra le cas échéant être ordonnée pour évaluer le préjudice économique subi en l'espèce, ou le cas échéant de saisir la Commission européenne à des fins d'assistance.

86. En réponse, la SNCF fait valoir l'absence de préjudice réparable susceptible d'être invoqué par les appelantes en s'appuyant sur une consultation réalisée par le cabinet Sorgem.

87. Elle relève d'abord que la société Mory SA, pure société holding dépourvue d'activité opérationnelle, et créée en 2005, ne peut se prévaloir d'un préjudice direct et personnel du fait de la dispense d'aides d'Etat illégales par suite de l'abandon de créance au profit de la société opérationnelle Mory Team, et constituant une décision de gestion seule imputable à Mory SA.

88. Ensuite, s'agissant du préjudice allégué de manque à gagner de la société Mory Team, la SNCF soutient que la société Mory Team, à défaut d'être en concurrence directe avec le Sernam pour une partie très substantielle de leurs activités respectives et au regard de sa situation économique et financière, n'avait ni les moyens ni la possibilité de « capter » les parts éventuellement « libérées » par le Sernam. Selon la SNCF, au lieu de démontrer l'existence d'un lien entre les parts de marchés de Mory Team et le déclin du Sernam, les appelantes se contentent de formuler des hypothèses abstraites dans lesquelles Mory Team aurait pu absorber ces parts de marché sans pour autant qu'une augmentation de ses propres parts puisse être observée. Selon ses analyses, la SNCF entend démontrer l'absence totale de corrélation entre l'existence du Sernam et la situation économique de Mory Team, et ainsi l'absence de démonstration de l'existence même d'un préjudice de manque à gagner.

89. S'agissant du préjudice allégué de la liquidation judiciaires des sociétés Mory, la SNCF entend démontrer l'absence de causalité directe avec le versement des aides litigieuses, dès lors que selon elle le postulat d'une « libération » des parts de marché du Sernam est irréaliste, le postulat d'une « captation » des parts de marché par Mory Team est illusoire et que les véritables raisons du déclin du groupe Mory sont sans rapport avec le Sernam.

90. Enfin, la SNCF observe que la demande d'assistance de la Commission est infondée et inopportune et que la demande d'expertise judiciaire ne peut suppléer la carence des appelantes dans l'administration défaillante de la preuve de leurs prétendus préjudices.

Réponse de la Cour,

91. Avant son analyse (c), la Cour entend exposer les premières constatations et analyses de la Commission européenne (a), puis les positions respectives de chacune des parties (b).

a- Constatations et analyses de la Commission européenne

92. Le marché retenu par la Commission européenne pour l'analyse des aides dispensées par la SNCF à la Sernam est celui du groupage de colis incluant essentiellement les services de messagerie traditionnelle (livraison normalement comprise entre 24 et 48 heures) et de messagerie express (livraison traditionnellement effectuée en moins de 24 heures). Dans sa décision Sernam 1 (point 26), la Commission note qu'il s'agit d'un marché à véritable envergure européenne, voire mondiale, encore très fragmenté mais caractérisé par de forts mouvements d'alliance et de concentration des acteurs. La Commission a diligenté une étude auprès d'un expert ayant pour objectif de déterminer la capacité des segments de marché dans lesquels opérait Sernam et sa position dans ces marchés. Il en ressort (décision Sernam 2 - points 18 et suivants), les éléments suivants au 20 octobre 2004 :

Selon l'expert, Sernam est décrit comme le plus important distributeur de messagerie express en France, bien que, selon l'expert, cette estimation dépende de la définition du marché.

Sernam opère surtout sur le marché national français. En 2000, Sernam détenait 7 % du marché de groupage et d'envois de colis [aux paramètres spécifiques (parcels)], Geodis en détenait 12 % et La Poste 25 %. En termes de parts de marché au sein du marché français du groupage, La Poste détient 28,1 %, Geodis 15,3 %, Deutsche Post 8,7 %, TNT 7,9 %, Mory 6,4 %, Sernam 5,2 % suivi par treize autres entreprises significatives, qui détiennent entre 4 et 0,8 % du marché.

Selon l'expert, Sernam opère principalement dans :

- le segment du groupage/de la messagerie express en France [consistant en tri (groupage) et transport par route et par rail de colis voire de lots de plusieurs tonnes normalement en dessous de vingt-quatre heures],

- le segment du groupage/de la messagerie traditionnelle en France [consistant en tri (groupage) et en transport par route et par rail de colis voire de lots de plusieurs tonnes normalement entre vingt-quatre et quarante-huit heures],

- dans une moindre mesure dans les segments de l'affrètement, de la logistique et de la préparation de commandes et d'assemblage ainsi que de la messagerie internationale.

Pour le groupage/la messagerie « express » : selon l'expert, le marché des livraisons express de colis, normalement en moins de vingt-quatre heures, a connu une forte croissance en Europe et, en particulier, en France durant les vingt dernières années mais l'entrée rapide des entreprises de transport dans ce segment a fait chuter les prix. En France, il s'agit néanmoins de distinguer entre l'express international, qui a connu un essor formidable durant les quinze dernières années et l'express national, dont la croissance fut beaucoup plus mitigée. Une certaine croissance est néanmoins attendue dans le futur pour l'express national, ce qui est notamment lié à la reprise économique générale attendue en France. L'expert indique que la croissance du marché national de l'express dépendra essentiellement de la croissance du commerce électronique. L'expert indique d'autre part, que 74 % des entreprises françaises les plus importantes font déjà régulièrement appel à l'industrie de la messagerie express.

Pour le marché du groupage/ de la messagerie traditionnelle, l'expert retient essentiellement une stagnation, bien qu'une certaine croissance de marché soit attendue, et que le transport de colis (aux paramètres spécifiques) est en déclin, en raison de l'augmentation de la messagerie électronique.

93. La Commission européenne a ensuite clairement constaté en ce qui concerne l'avantage financier octroyé à la SCS Sernam que, sans l'apport financier de la SNCF, la SCS Sernam ne pouvait pas faire face à ses pertes, voire même à ses besoins de fonctionnement actuels (Sernam 1 point 65) et que la Sernam SA, société constamment en déficit, bénéficiait d'aides opérationnelles de l'Etat, qui lui étaient dispensées par la société mère SNCF et qui étaient nécessaires à la survie de l'entreprise (Sernam 3 point

91). La Commission a considéré qu'il était nécessaire de mettre fin à la survie artificielle d'une société qui occupait indûment des parts de marché, alors qu'elle n'était pas concurrentielle. Il en résultait que, d'une part, le processus de renflouement régulier par l'Etat de la société Sernam prenait fin, et d'autre part, que les distorsions de concurrence créées par ces renflouements devaient soit prendre fin soit donner lieu à des mesures compensatoires (Sernam 3, point 92).

94. Aussi, dans sa décision Sernam 2, la Commission européenne a retenu les éléments suivants (points 202 à 2010) :

« La Commission constate que les principaux marchés sur lesquels opère Sernam sont les marchés nationaux français du groupage/de la messagerie traditionnelle et de l'express. Ces marchés comportent néanmoins un élément essentiel de transport routier et ferroviaire.

Le transport ferroviaire (concept «TBE») : à l'égard du développement du groupage et de la messagerie transportée en express par voie ferroviaire (concept du «TBE»), les autorités françaises ont confirmé à la Commission que Sernam n'a pas de monopole sur le TBE, dans la mesure où tout opérateur peut faire la demande à Fret SNCF d'un service équivalent. À ce jour, toutefois, aucun concurrent de Sernam n'a formulé de demande explicite à Fret SNCF. Fret SNCF confirme par ailleurs qu'il est prêt à fournir aux mêmes conditions un service équivalent à tout opérateur qui en ferait la demande. De son côté, Sernam a répondu favorablement à des demandes de collaboration technique sur le TBE d'un opérateur qui souhaitait en mesurer la pertinence et l'efficacité.

Le groupage ferroviaire, tel que pratiqué par Sernam au moyen du TBE et de la nouvelle gamme express est un marché nouveau à développer et ne présente pas de surcapacités structurelles. Compte tenu également du fait que les autorités françaises ont apporté les assurances nécessaires pour que Sernam ne puisse bénéficier d'un monopole sur ce marché, la Commission considère que Sernam ne doit pas apporter de contreparties à l'aide sur ce segment et peut continuer son développement au sein de celui-ci.

En revanche, le transport routier est en surcapacité structurelle dans l'ensemble de l'Europe, donc également en France. De plus le marché français du groupage traditionnel est considéré comme stagnant et celui de la messagerie de colis standardisés («parcels») est en déclin.

Les parties intéressées indiquent que le marché est exacerbé par des fermetures d'entreprises dans le marché pertinent en France, qui sont plus nombreuses que celles de l'année dernière et qu'il est également marqué par une forte concurrence de prix, notamment pratiquée par Sernam.

Sernam est un acteur important sur le marché du groupage/de la messagerie traditionnelle et surtout express en France et détient une part de marché significative devant un grand nombre d'autres acteurs sur ces marchés.

De plus, compte tenu de l'application abusive d'une aide constatée ci-dessus et de l'augmentation de la durée du plan de restructuration, la Commission estime que Sernam doit fournir une contrepartie particulière en se retirant durablement des segments de marché essentiellement surcapacitaires, afin que l'approbation d'une partie de l'aide en objet puisse se justifier.

En effet, l'octroi d'aides d'État dans des marchés en situation de surcapacité structurelle voire en déclin, aurait comme conséquence immédiate de permettre à une entreprise, qui aurait dû cesser ses activités suite à ses difficultés déclarées, d'occuper artificiellement des parts de marchés extrêmement sollicitées au détriment d'entreprises concurrentes et financièrement saines. Aussi faut-il éviter que l'aide ait l'effet indésirable de chasser du marché sollicité les entreprises financièrement saines au profit de celles qui s'avèrent être incapables de survivre par leurs propres moyens.

Dans ce sens, la Commission estime que Sernam doit se désengager durablement de ses activités dans les segments de marché en surcapacité, en l'espèce du segment de marché du groupage/de la messagerie traditionnelle acheminée par voie routière ('). »

95. La Commission a dès lors décidé, le 20 octobre 2004 :

- De l'incompatibilité de l'aide supplémentaire de 41 millions d'euros

- De la compatibilité de l'aide de 503 millions d'euros à de nouvelles conditions, présenté sous la forme d'une option offerte à la SNCF :

soit le Sernam ne développait plus que ses seules activités de messagerie par voie ferroviaire (activité « Train Bloc Express ») et remplaçait intégralement ses services de transport routier par ceux d'entreprises économiquement et juridiquement indépendantes de la SNCF ;

le « Sernam vend[ait] ses actifs en bloc d'ici au 30 juin 2005, au prix du marché, à une société n'ayant pas de lien juridique avec la SNCF, moyennant une procédure transparente et ouverte ».

b - Position des parties

96. Les sociétés appelantes, en se basant sur l'avis du cabinet Prorevise, partent du constat que dès l'année 2000 la SCS Sernam n'était pas viable sans le soutien de sa maison mère et que sans les aides apportées par la SNCF en 2000 puis au cours de la restructuration de 2005, la SA Sernam n'avait pas davantage de viabilité autonome.

97. Selon les experts du groupe Mory, sans les aides reçues de la SNCF déclarées incompatibles, le groupe Sernam et tout particulièrement ses filiales actives sur le marché de la messagerie et du fret express, auraient en conséquence disparu dès le courant de l'année 2000. Ils exposent que « la théorie économique » permet de prévoir ce qui se passe sur un marché lorsqu'un concurrent disparait et que les concurrents devaient constater deux effets au moment de la disparition du Sernam :

- un effet volume, c'est-à-dire une augmentation de ses volumes d'affaires en rapport avec la part de marché libérée par le Sernam,

- un effet prix, lié à la tension apparue sur le marché du fait de la disparition de l'offre du Sernam.

98. Les experts du groupe Mory ont choisi pour la quantification du préjudice de présenter un calcul faisant l'hypothèse que seul l'effet volume se réalise, revenant à estimer le plus petit des deux effets présentés, soit selon eux une estimation minimale et conservatrice. Sur cette base, ils estiment que la disparition du Sernam dès 2001 aurait eu sur les sociétés Mory Team le double effet d'augmenter leur chiffre d'affaires par récupération d'une quote-part du volume antérieurement traité par le Sernam et d'augmenter en conséquence leur marge brute (marge sur coûts variables, le traitement d'un surplus d'activité entraînant la consommation de charges variables).

99. Pour ce qui est de l'augmentation du chiffre d'affaires, il paraît possible selon les experts de partie de faire l'hypothèse que le volume libéré par le Sernam se serait réparti entre ses concurrents subsistants au prorata de la part de marché de chacun (hors Sernam), ce qui revient à dire que chacun de ces concurrents aurait augmenté son chiffre d'affaires d'un pourcentage égal à la part de marché du Sernam (au sein du marché total hors Sernam).

100. Pour ce qui est de l'augmentation de la marge brute, ces experts de partie observent que la part de marché du Sernam étant assez modeste (entre 5% et 2% selon les années) et chaque acteur (donc Mory Team) étant appelé à voir son chiffre d'affaires augmenter dans un pourcentage voisin, cette augmentation n'entraîne vraisemblablement aucun effet de seuil générant une augmentation de charges fixes de l'entreprise et/ou une remise en cause de sa structure de coûts, en sorte que seuls sont déduits du chiffre d'affaires supplémentaire les coûts variables supportés pour le réaliser.

101. Après actualisation des impacts annuels et déduction de l'effet impôt, les experts évaluent le préjudice à 97 millions d'euros au 12 septembre 2013 et à 104 millions d'euros au 11 mars 2021.

102. Ensuite les experts du groupe Mory se sont interrogés sur le point de savoir si en bénéficiant d'une quote-part de l'activité captée par le Sernam, la société Mory Team aurait pu éviter le dépôt de bilan en 2011 et sa liquidation judiciaire consécutive. Pour apprécier si Mory Team aurait pu surmonter les difficultés de trésorerie de l'époque, ils ont procédé à l'analyse des comptes 2009 et 2010 en hypothèse de continuité. Sur cette base, ils ont estimé possible que la société ait eu au 31/10/2010 des besoins de l'ordre de 40 à 50 millions d'euros et ce à partir des deux approches suivantes :

- capitaux propres négatifs 31/12/2010 ' 28,9M €, à laquelle il faut ajouter une restauration des capitaux propres à hauteur, selon l'expert, du capital social soit 22,5 M € : 51,4 M €

- financement de restructuration 2009 à rembourser : 31 M €, plus perte d'exploitation de 2010 : 8,5 M € ou nouvelle facilité 2010 :9,6 M € : total 39,5 M € ou 40.6 M €.

103. Ces experts de partie en déduisent qu'une disparition du Sernam en 2000, disparition qui aurait dû intervenir en l'absence de versement des aides litigieuses, aurait donc eu sur les résultats et les capitaux propres de Mory Team un impact de 97 M € et que ce chiffre aurait été suffisant pour éviter le dépôt de bilan de Mory Team en 2011.

104. S'agissant de la société Mory SA, après analyse des comptes 2009 et 2010, les experts estiment que si Mory Team avait bénéficié d'un résultat supplémentaire, après IS (et participation), de 97 M €, la valeur de cette société dans Mory SA par mise en équivalence aurait été augmentée à due concurrence. Ils ajoutent que Mory Team aurait pu, par ailleurs, par une convention de gestion de trésorerie à l'intérieur du groupe, faire bénéficier sa société mère de tout ou partie de la trésorerie générée par ce résultat supplémentaire. Ils en déduisent que Mory SA aurait alors pu se désendetter en totalité et d'éviter la cessation de paiement.

105. De cette analyse les sociétés appelantes réclament l'indemnisation de préjudices distincts :

- 104 millions d'euros au titre du manque à gagner de la société Mory Team,

- Le montant de l'insuffisance d'actif de la liquidation judiciaire des sociétés Mory Team et Mory SA.

***

106. En se basant sur un rapport d'expertise du cabinet Sorgem et une analyse concrète du marché affecté, la SNCF conteste en tous points le raisonnement tenu par le cabinet Prorevise et en déduit que les sociétés appelantes ne démontrent pas même l'existence d'un dommage en lien de causalité directe avec le versement des aides d'Etat litigieuses et a fortiori aucun préjudice réparable.

107. A cet effet, la SNCF fait notamment valoir, en premier lieu que le postulat sur lequel est basé le calcul du manque à gagner des sociétés Mory, à savoir une disparition pure et simple du Sernam du marché dès 2000 en raison de son absence de rentabilité et de la « libération » ipso facto des parts de marché du Sernam, n'est ni étayé ni sérieux. Selon la SNCF, il ressort de l'étude de marché faite par le cabinet Sorgem, que le marché en cause a une importante activité de restructuration, de rachat et de synergies entre les divers concurrents, étant observé que certains fonds d'investissement ou sociétés du secteur ont à plusieurs reprises racheté des activités non rentables. Il est relevé, qu'à l'inverse, un très faible nombre de « disparition » sur le secteur est observé et particulièrement au début des années 2000. S'agissant du Sernam, le postulat que sa fermeture se serait nécessairement soldée par une « disparition » de son fonds de commerce est d'autant plus irréaliste que, selon la SNCF, l'hypothèse d'une liquidation du Sernam au début des années 2000 n'était pas envisageable, comme l'a constaté la Commission européenne, car elle se serait révélée plus coûteuse que celle d'une restructuration et que l'Etat français n'aurait jamais privilégié une voie aussi destructrice de valeur et d'emplois. La SNCF explique que les faits ont confirmé cette analyse puisque la voie d'une cession a été très tôt envisagée, et que lorsque le Sernam a été placé en redressement judiciaire en 2012, c'est un plan de cession des actifs qui a été privilégié, permettant au repreneur (GEODIS) d'occuper les parts du marché de Sernam.

108. En deuxième lieu, la SNCF soutient que le postulat selon lequel l'ensemble des concurrents du Sernam aurait, en cas de « disparition » de ce dernier, capté une proportion de ses parts de marché « au prorata de la part de marché de chacun », est totalement illusoire. Elle explique qu'il existe deux manières de récupérer les parts de marché détenues par un ancien concurrent : la première consistant à démarcher efficacement sa clientèle une fois ce concurrent disparu, la seconde consistant à acquérir tout ou partie de son activité par la voie d'une cession. Les appelants s'appuyant sur la première hypothèse en fondant leurs prétentions sur la captation « au prorata de la part de marché de chacun », la SNCF relève que le rapport d'expertise des sociétés Mory se contente d'alléguer de façon péremptoire sans aucune démonstration que « le pourcentage du chiffre d'affaires d'un acteur subsistant, tel que Mory Team, correspond à la part de marché du Sernam au sein du marché total hors Sernam » et de façon similaire pour chaque concurrent. Selon le rapport d'expertise de la SNCF, certaines entreprises sont susceptibles de tirer davantage partie que d'autres de l'opportunité que constitue la disparition d'un concurrent, notamment par une situation économique saine et propre aux investissements ou encore par une position déjà confortable en termes de parts de marché et de notoriété. La SNCF prétend que Mory Team ne disposait d'aucun de ces atouts au début des années 2000, si bien qu'une « récupération » automatique par elle d'une partie du chiffre d'affaires du Sernam est irréaliste. Au contraire, la SNCF entend démontrer qu'il n'existait pas de concurrence directe entre Mory Team et le Sernam pour une partie substantielle de leurs activités, à savoir :

- Le Sernam réalisait une part très importante de son chiffre d'affaires sur le segment du fret express : ce segment ne représentait pour Mory Tema que 3,5 à 5,4 % de son chiffre d'affaires (exercices 2000 et 2001) contre 5 à 7 fois plus pour le Sernam

- Le Sernam bénéficiait d'un système innovant, le système Train Bloc Express, qui constituait un mode d'acheminement lié au ferroviaire dont ne disposait pas Mory Team

- La société Mory Team avait une activité plus internationale que le Sernam, ( 17% contre 3 %)

109. Elle poursuit en démontrant que les faits ont confirmé cette incapacité puisque la société Mory Team n'a pas su capter les parts de marché du Sernam quand celles-ci se sont littéralement effondrées, entre 2000 et 2004, via notamment la fermeture de plus de 35 sites imposée par la décision Sernam 2.

110. Par ailleurs, selon la SNCF, il ressort de l'analyse économique et financière de la situation de Mory Team que celle-ci n'avait ni l'intérêt ni les moyens, au début des années 2000, de reprendre une société comme le Sernam, d'une taille très importante mais surtout connaissant des difficultés financières supposant une restructuration importante et coûteuse suite à son acquisition. Elle relève que lorsque la SNCF a ouvert à la concurrence via un appel d'offres un certain nombre de contrats du Sernam, à la suite de la décision Sernam1, nombre de concurrents ont exprimé leurs intérêts pour divers lots, mais pas Mory Team. Elle indique encore que le consortium constitué aux fins du projet de reprise ne laissait qu'une place réduite au groupe Mory, à savoir 10% de la holding, et surtout que ce projet de reprise n'a pas été au-delà d'une offre préliminaire non engageante.

111. En troisième lieu, la SNCF entend démontrer que les véritables raisons du déclin du groupe Mory sont sans rapport avec le Sernam. Le rapport Sorgem met en évidence diverses raisons, indépendantes de l'existence ou de la disparition du Sernam, pouvant être à l'origine du déclin du groupe Mory et notamment : l'absence de rachat d'un concurrent afin d'obtenir une taille critique, l'absence de réduction des coûts fixes par la réduction de la taille du réseau, une insuffisante diversification des activités les plus rentables comme la logistique. Selon le rapport Sorgem, cette incapacité pour le groupe Mory à s'adapter et innover lors de la période de croissance qu'elle a connu ne lui a pas permis de résister à la crise de 2008 et à la flambée du prix du gazole, laquelle a entraîné une baisse considérable du chiffre d'affaires dans l'ensemble du secteur en 2009, et que nombre entreprises du secteur ont connu des défaillances en 2008/2009. La SNCF relève enfin, que les rapports de gestion de Mory SA pour la présentation des comptes de cette société en 2009 confirment cette analyse.

c- L'analyse de la Cour

112. Certes les aides litigieuses ont été qualifiées d'incompatibles par la décision Sernam 2 de 2004 pour l'aide de 41 millions et seulement par la décision Sernam 3 en 2012 pour les 503 millions d'aides à la restructuration du Sernam intervenue en 2000 et les aides complémentaires intervenues en 2005, si bien que la qualification de faute civile n'a pu intervenir pour le montant principal de ces aides par la décision Sernam 3 le 9 mars 2012 et que l'ensemble des éléments de fait et de droits était connu des sociétés Mory seulement à cette date. Il n'en demeure pas moins que le fait générateur du dommage allégué consiste dans le versement de ces aides dès l'année 2000, quand bien -même ce fait n'a été qualifié de versement d'aides d'Etat incompatibles en 2012 du fait de l'abus de mise en 'uvre du montant principal de ces aides. Aussi, la faute civile reprochée à la SNCF, a bien pour origine le versement de ces aides dès l'année 2000, en sorte que la SNCF ne peut prétendre (conclusions page 52) que le préjudice allégué afférent à la période 2001-2005, précède la faute.

113. La Cour observe qu'il n'est pas sérieusement contesté par la SNCF que le montant des aides versées entre 2000 et 2005 et qualifiées par la suite d'incompatibles, ont permis la survie artificielle de la SCS Sernam, devenue la SA Sernam, comme l'a constaté la Commission européenne dès sa décision Sernam 1. Ce constat est d'ailleurs corroboré par l'analyse des comptes sociaux des sociétés du groupe Sernam et du rapport des commissaires à la scission, faite par le Cabinet Prorevise (pages 22 à 26), non utilement contredite par la SNCF, suivant laquelle sans les aides apportées par la SNCF en 2000 puis au cours de la restructuration de 2005, la SA Sernam n'avait pas de viabilité autonome.

114. En revanche la SNCF, en s'appuyant sur la consultation du cabinet Sorgem et de son analyse concrète du marché en cause, met de manière adéquate en doute les conséquences de cette survie artificielle du Sernam grâce aux aides d'Etat incompatibles sur l'activité et la situation économique du groupe Mory et notamment de la société opérationnelle Mory Team pendant la période litigieuse de 2000 à 2005.

115. Alors que les sociétés Mory prétendent que le principe du dommage subi est caractérisé par la distorsion de concurrence sur le marché concerné provoquée par la survie artificielle du Sernam, telle que constatée par la Commission européenne et confirmé par le tribunal de l'Union européenne et la CJUE, la SNCF soutient de manière pertinente qu'il appartient aux société du groupe Mory de démontrer que cette distorsion de concurrence liée aux aides d'Etat litigieuses a bien provoqué dans la situation particulière du concurrent Mory un effet dommageable avant de quantifier les préjudices en résultant.

116. En effet, comme rappelé aux points 70 et suivants, la CJUE a à plusieurs reprises affirmé que les tiers concernés pouvaient saisir les juridictions nationales pour une demande d'indemnisation du dommage causé, conformément au droit national et aux principes d'équivalence et d'effectivité. Pour autant, à la différence des dommages résultant des pratiques anticoncurrentielles (par exemple pour les ententes article 17§2 de la directive 2014/104/UE ou l'article L.481-7 du code de commerce), ni le droit de l'Union ni le droit interne français, ne prévoient une présomption de préjudice ou de production de preuve pour les concurrents du bénéficiaire de l'aide d'Etat illégale et incompatible à l'occasion de leur action en dommages-intérêts devant les juridictions nationales. Aux termes de la communication de la Commission relative à la mise en 'uvre des règles en matière d'aides d'État par les juridictions nationales (2021/C 305/01), il est ainsi rappelé que :

- Sur le fondement de la jurisprudence tirée des affaires « Francovich » et « Brasserie du pêcheur» de la Cour de justice, les États membres sont tenus de réparer les dommages causés aux particuliers par les violations du droit de l'Union qui leur sont imputables. La responsabilité de l'État est engagée lorsque les conditions suivantes sont réunies : a) la règle de droit violée a pour objet de conférer des droits aux particuliers ; b) la violation est suffisamment caractérisée ; c) il existe un lien de causalité direct entre la violation de l'obligation qui incombe à l'État membre et le dommage subi par les personnes lésées (point 89)

- Les deux premières conditions énoncées au point 89 seront généralement remplies au regard des violations de l'article 108, paragraphe 3, du TFUE. La Cour de justice a confirmé que les justiciables tiraient des droits de cette disposition et précisé qu'il appartenait aux juridictions nationales de sauvegarder ces droits.

- La troisième condition énoncée au point 89, selon laquelle la violation du droit de l'Union doit avoir causé au requérant un préjudice financier réel et certain, peut être remplie de diverses manières. L'étude sur la mise en 'uvre a souligné que les juridictions nationales ont rarement accordé des dommages et intérêts, précisant que la quantification des dommages et l'établissement du lien de causalité entre le préjudice subi et l'aide illégale constituent des obstacles majeurs pour les requérants.

117. Il s'en déduit qu'il appartient aux sociétés du groupe Mory, et en particulier à la société Mory Team d'établir l'existence d'un préjudice financier réel et certain, en lien direct avec le versement des aides d'Etat litigieuses ayant permis la survie artificielle de la société Sernam.

118. Aussi, les sociétés appelantes ne peuvent déduire l'existence d'un effet dommageable sur leur propre activité, à partir des seules considérations de la Commission européenne relatives à la distorsion de concurrence sur le marché du groupage pour l'appréciation des conditions d'application de l'article 107§1TFUE aux termes de ses décisions Sernam.

119. Or les sociétés Mory ne formulent aucune observation aux critiques faites par la SNCF sur les différents postulats servant de base à l'évaluation de son préjudice, et a fortiori son existence.

120. D'abord, les sociétés appelantes n'apportent aucun élément permettant de contredire ou mettre en doute les explications de la SNCF, sur la base d'une analyse concrète du marché en cause par le cabinet Sorgem, suivant lesquelles une libération de parts de marché était fort peu probable en l'absence de versement des aides d'Etat litigieuses pour maintenir artificiellement le Sernam sur un marché en restructuration et de l'hypothèse fort prévisible d'une cession de fonds de commerce de l'activité Sernam avec occupation des parts de marché par le repreneur, étant observé que le groupe Mory n'avance pas d'argument précis sur ses stratégies d'investissement au cours de la période litigieuse et notamment d' un éventuel projet de reprise de cette activité ou des contrats passés en appel d'offres en application de la décision Sernam 1.

121. Ensuite, les sociétés appelantes ne formulent pas non plus d'explication permettant d'éclairer la Cour sur ses possibilités de capter la clientèle du Sernam pendant la période litigieuse 2000-2005 et de conforter son hypothèse, basée sur « la théorie économique » (Avis cabinet Prorevise pages 21 et 22, 27 à 33), que le volume de chiffre d'affaires « libéré » par le Sernam se serait réparti entre ses concurrents subsistants au prorata de la part de marché de chacun (hors Sernam), conduisant à ce que chacun de ces concurrents aurait augmenté son chiffre d'affaires d'un pourcentage égal à la part de marché du Sernam (au sein du marché total hors Sernam). La société Mory Team, qui se borne à affirmer qu'elle était le concurrent le plus proche et le plus direct du Sernam en raison de la large identité de leurs offres respectives ( conclusions page 32 §49), n'apporte pas d'élément complémentaire concernant les segments de marché sur lesquels elle était en bonne position par rapport aux autres concurrents pour capter la clientèle Sernam, notamment sur le segment du groupage/express en expansion dans les années 2000, ou sur le segment de la messagerie traditionnelle sur lequel elle réalisait une part de son chiffre d'affaires mais présenté comme surcapacitaire par la Commission européenne et dont l'activité prévisionnelle à cette période était stagnante voire en déclin.

122. Le cabinet Sorgem (pages 22 et suivantes) procède à une analyse comparée du chiffre d'affaires et de la part de marché des deux sociétés Sernam et Mory Team sur la période 2000-2004 pour constater que sur cette période le Sernam a perdu une part importante de son chiffre d'affaires (-34%) en exécution des décisions Sernam, que la société Mory Team a affiché un chiffre d'affaires en hausse constante en ligne avec l'évolution de celui du secteur mais avec une part de marché restée stable, pour en déduire que la société Mory Team n'a pas réussi à profiter de la baisse significative de part de marché du Sernam pour augmenter la sienne. Le tribunal a repris cette analyse à partir des extraits des comptes annuels et rapports de gestion des exercices 2001 à 2010 de la société Mory Team ainsi que les éléments extraits des études Xerfi de décembre 2005 et février 2011, servant de base aux expertises des parties, pour en déduire également que les parts de marché du Sernam sont restées stables au cours de la période 2000-2004, de même que sur la période 2007-2010, alors qu'aucune nouvelle aide n'est intervenue. Le tribunal relève qu'à défaut d'avoir fourni des informations précises et détaillées sur la décomposition du chiffre d'affaires par activité et zone géographique de Mory et du Sernam, ainsi que celui réalisé avec des clients communs, la reconstitution de la part du chiffre d'affaires du Sernam que Mory Team aurait pu s'approprier, déterminée sur la base d'éléments globaux, revêt un caractère théorique et hypothétique.

123. Cette analyse et ces motifs du tribunal ne font pas l'objet d'une critique sérieuse à hauteur d'appel par les sociétés appelantes (notamment conclusions page 25) qui développent les mêmes moyens et arguments qu'en première instance sans les étayer par des éléments de fait ou explications complémentaires susceptibles de les mettre en doute.

124. La Cour relève que devant la Commission européenne (décision Sernam 2 point 53), les plaignants faisaient observer que la Commission devait faire en sorte que Sernam ne dispose plus de liquidités lui permettant de continuer à pratiquer des prix inférieurs au niveau du marché et à « débaucher » du personnel expérimenté chez ses concurrents. Cependant, les sociétés appelantes n'évoquent pas ces éléments pour l'appréciation des effets dommageables subis à la suite du versement des aides d'Etat litigieuses.

125. La Cour observe encore que les sociétés appelantes n'apportent aucun élément contredisant le rapport Sorgem (pages 28 et suivantes) en ce qu'il met en exergue les insuffisances de la stratégie de Mory Team pour améliorer son résultat d'exploitation en pourcentage de chiffres d'affaires au cours de la période de croissance qu'elle a connue sur la période 2000-2006 pour augmenter sa rentabilité et renforcer sa position sur le marché, et de résister ainsi à la crise de 2008 et à la flambée du prix du gazole, qui a entraîné une baisse considérable du chiffre d'affaires dans l'ensemble du secteur en 2009. Elles restent également taisantes sur le contenu des différents rapports de gestion du Président de Mory Team à l'assemblée générale sur les exercices 2000 à 2009 sur lesquels s'est appuyé par ailleurs le tribunal dans la décision attaquée. Il a notamment relevé les rapports de gestion du conseil d'administration ou du président aux assemblées générales de Mory Team appelées à approuver les comptes des exercices 2000 à 2005 ne faisaient pas état de distorsions de concurrence affectant le volume de l'activité messagerie et fret express, alors que la première plainte déposée conjointement par le groupe Mory, avec plusieurs concurrents de Sernam, auprès de la Commission européennes, date du 8 juillet 2002 et la seconde du 10 avril 2006. Il relève encore qu'à la clôture de l'exercice 2006, non concerné par les mesures de soutien octroyées par la SNCF au Sernam, Mory Team malgré un chiffre d'affaires de 568 millions d'euros, en hausse de 1,79% par rapport à l'exercice précédent bénéficiaire, enregistre une perte d'exploitation de 7,1 millions d'euros, expliquée dans le rapport du président à l'assemblée générale du 18 mai 2007, par une hausse de 21,6 millions d'euros de la sous-traitance générale, affectant la marge brute de 11,6 millions d'euros.

126. Or les sociétés appelantes n'apportent aucune explication sérieuse au soutien de leur appel pour écarter ou mettre en doute ces analyses de causes intrinsèques au groupe Mory pouvant justifier sa déconfiture et exclure ou limiter toute relation de cause à effet avec l'octroi des aides litigieuses pour assurer la survie du Sernam sur le marché en cause.

127. Enfin la Cour observe que les sociétés appelantes ne font pas spécifiquement état dans leurs écritures de difficultés particulières ou de l'impossibilité de disposer de certaines pièces ou élément d'informations de nature à rendre en pratique impossible ou excessivement difficile la démonstration d'un effet dommageable en lien direct avec la mise en 'uvre des aides d'Etat incompatibles et de leur éventuel droit à réparation.

128. Les sociétés appelantes demandent à titre subsidiaire, l'assistance de la Commission européenne et/ou l'organisation d'une expertise judiciaire pour évaluer leurs préjudices. Outre le fait que l'existence même du préjudice ne résulte ni de la pratique en cause ni des indices versés aux débats, force est de constater que les sociétés appelantes ne précisent pas ce que de telles mesures pourraient au cas présent spécifiquement apporter en l'état des constatations qui précèdent, sauf à pallier leur carence dans l'administration de la preuve ou de tout indice laissant supposer l'existence des préjudices financiers dont elles entendent obtenir réparation.

129. Au regard de l'ensemble des éléments sus analysés, les sociétés appelantes ne font pas la démonstration d'un effet dommageable sur leur activité et de préjudices en résultant en relation directe de cause à effet avec le versement des aides d'Etat déclarées incompatibles avec le marché intérieur.

130. Il s'ensuit que les sociétés Mory SA, Mory Team prises en la personne de leur liquidateur judiciaire et la société Superga Invest seront déboutées de l'ensemble de leurs demandes indemnitaires.

E- Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile

131. Le jugement sera confirmé en ce qu'il a condamné les sociétés Mory SA, Mory Team prises en la personne de leur liquidateur judiciaire et la société Superga Invest aux entiers dépens de première instance et à payer la somme supplémentaire de 20 000 euros à la SNCF.

132. Les sociétés Mory SA, Mory Team prises en la personne de leur liquidateur judiciaire et la société Superga Invest, parties succombantes, seront condamnées aux dépens d'appel.

133. En application de l'article 700 du code de procédure civile, les sociétés Mory SA, Mory Team prises en la personne de leur liquidateur judiciaire et la société Superga Invest seront condamnées à verser à la SNCF la somme de 20 000 euros.

PAR CES MOTIFS

La Cour,

Confirme le jugement en ses dispositions soumises à la Cour sauf en ce qu'il a dit irrecevable l'action engagée par Maîtres [O] [P] et [Z] [I] en qualités de liquidateurs judiciaires des sociétés Mory SA et MORY TEAM SAS et par la société SUPERGA INVEST en leurs demandes de condamnation de la société SNCF SA, anciennement SNCF Mobilités, s'agissant des dommages prétendument subis antérieurement au 7 mai 2003,

Statuant de nouveau du chef infirmé et y ajoutant

Déboute la SNCF de sa fin de non-recevoir tirée de la prescription,

Déboute les sociétés Mory SA, Mory Team prise en la personne de leur liquidateur judiciaire et la société Superga Invest de l'ensemble de leurs demandes indemnitaires formulées à l'encontre de la société SNCF,

Condamne les sociétés Mory SA, Mory Team prises en la personne de leur liquidateur judiciaire et la société Superga Invest aux dépens d'appel,

Déboute les sociétés Mory SA, Mory Team prises en la personne de leur liquidateur judiciaire et la société Superga Invest de leur demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamne les sociétés Mory SA, Mory Team prises en la personne de leur liquidateur judiciaire et la société Superga Invest à payer à la SNCF la somme de 20 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

Dit qu'une copie de la présente décision sera envoyée à titre d'information à la Commission européenne.