CA Grenoble, service des référés, 18 septembre 2024, n° 24/00075
GRENOBLE
Ordonnance
Autre
PARTIES
Demandeur :
Betacatering (SAS), Gea (SCI)
Défendeur :
Cibiamo (SAS), Les Mandataires (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Figuet
Avocats :
Me Chollet, Me Boissin
La société civile immobilière GEA dont le capital est détenu par M. [T] à hauteur de 40 %, par son épouse, à hauteur de 50% et par la société Betacatering pour le surplus, propriété des époux [T], est propriétaire d'un immeuble sis à [Adresse 7], élevé sur sous-sol d'un rez-de-chaussée et trois étages, exploité à usage d'hôtel d'une part, et de bar-restaurant d'autre part, dont le fonds de commerce appartient à la société Betacatering depuis le 14 décembre 2017, pour l'avoir acquis au prix de 122 000 euros, dans le cadre d'un plan de cession.
Le 22 septembre 2018, la société Cibiamo a acquis le fonds de commerce de la société Betacatering moyennant 50 000 euros payables par mensualités de 1000 euros et a conclu un bail commercial avec la société GEA, moyennant un loyer annuel de 30 000 euros HT pour exploiter un restaurant à l'enseigne 'Capricciosa'.
Début 2023, elle a réglé à la société Betacatering 409 100 euros en règlement d'une facture du 31 octobre 2019 d'aménagement et d'équipement du restaurant.
Suite à un commandement visant la clause résolutoire stipulée au bail du 28 février 2023 délivré par le bailleur et une assignation en résiliation du bail du 17/04/2023, la société preneuse a effectué le 4 avril 2023 une déclaration de cessation des paiements.
Par jugement du 19 avril 2023, le tribunal de commerce de Gap a ouvert à son encontre une procédure de redressement judiciaire, la société Les Mandataires, représentée par Me [F], étant désignée en qualité de représentant des créanciers.
Par jugement du 14 juin 2023, il a désigné en qualité d'administrateur judiciaire la société Anasta, représentée par Me [W].
Par jugements du 30 novembre 2023, il a :
- rejeté une offre de reprise du fonds au prix de 10 000 euros présentée par M. [T] ;
- prononcé la liquidation judiciaire de la société Cibiamo.
Saisi par la société Les Mandataires par assignations des sociétés Betacatering et Gea du 30 janvier 2024, le tribunal de commerce de Gap a principalement, par jugement du 7 juin 2024, ordonné l'extension de la liquidation judiciaire de la société Cibiamo aux sociétés Betacatering et GEA, la société Les Mandataires voyant sa mission de liquidateur maintenue.
Par déclaration du 14 juin 2024, les sociétés Betacatering et GEA ont relevé appel de cette décision.
Par acte du 25 juin 2024, elles ont assigné en référé devant le premier président de la cour d'appel de Grenoble la société Les Mandataires, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Cibiamo ainsi que le procureur général de la cour d'appel de Grenoble, aux fins de voir arrêter l'exécution provisoire attachée au jugement déféré, faisant valoir en substance dans ses conclusions n°1 soutenues oralement à l'audience que :
- les sociétés Cibiamo et GEA n'ont aucun lien capitalistique et le liquidateur n'a pas d'intérêt à agir ;
- la société GEA a engagé des actions en recouvrement contre la société Cibiamo ;
- les flux financiers entre les sociétés Cibiamo et Betacatering ont une cause, le paiement d'une facture de travaux de 420 000 euros, qui est justifiée ;
- elles justifient ainsi de moyens sérieux de réformation de la décision ;
- l'exécution du jugement entraîne des conséquences manifestement excessives, car conduisant à la liquidation judiciaire de deux sociétés in bonis.
Dans ses conclusions soutenues oralement à l'audience, la société Les Mandataires, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Cibiamo, pour conclure au rejet de la demande, réplique que :
- les relations financières entre les sociétés Cibiamo et Betacatering sont anormales, les flux financiers étant sans justification économique ou juridique, la facture de 420 000 euros n'étant pas fondée ;
- si M. [T] a cédé l'activité de restauration de la société Betacatering, c'est parce qu'il avait été assigné par le cessionnaire d'un fonds de commerce de [Localité 2] lui reprochant le non-respect d'une clause de non-concurrence ;
- il s'est immiscé dans la gestion de la société Cibiamo ;
- celle-ci n'a jamais réglé de loyers à la société GEA tout en réglant 420 000 euros à la société Betacatering ;
- l'article R.661-1 du code de commerce ne requiert pas la démonstration d'un risque de conséquences manifestement excessives.
Le procureur général, dans ses conclusions du 9 juillet 2024, conclut à l'arrêt de l'exécution provisoire du jugement entrepris.
MOTIFS DE LA DECISION
Selon l'article R.661-1 du code de commerce, les jugements rendus en matière de liquidation judiciaire peuvent voir arrêter l'exécution provisoire dont ils sont assortis lorsque les moyens à l'appui de l'appel paraissent sérieux.
Aux termes de l'article L.621-2 § 2 du code de commerce, 'à la demande de l'administrateur, du mandataire judiciaire, du débiteur ou du ministère public, la procédure ouverte peut être étendue à une ou plusieurs autres personnes en cas de confusion de leur patrimoine avec celui du débiteur ou de fictivité de la personne morale'.
La confusion de patrimoine peut être démontrée par l'existence de relations financières anormales entre plusieurs entités, quand bien même aucun lien capitalistique n'existerait entre elles, ce qui rend l'action diligentée par le liquidateur recevable.
Ces relations anormales doivent être caractérisées par trois éléments :
- un mélange patrimonial par transfert d'actifs ou de passif d'un patrimoine à l'autre ;
- un déséquilibre significatif, tenant à une absence de contrepartie ;
- une absence de rattachement à une obligation juridique.
Concernant les relations entre la société Cibiamo et la société Betacatering, le premier juge a retenu les éléments suivants pour établir l'existence de relations anormales :
- la facture de travaux de 420 000 euros est tardive, car postérieure à la cession du bail de 13 mois ;
- son montant est irréaliste, les factures produites étant insuffisantes s'agissant de travaux sur la terrasse extérieure, du mobilier du restaurant, avec caisses enregistreuses, matériel de cuisine, porte automatique, comptoir et travaux d'aménagement (carrelage, peinture, électricité, plomberie, chauffage, menuiserie) ;
- du reste, le commissaire priseur qui a évalué les éléments d'actif aboutit à des valeurs bien inférieures, (67 730 euros en mai 2023) ; certes, il s'agit d'une valeur liquidative, mais l'écart est tel que la réalité des aménagements n'est pas démontrée ;
- l'expert-comptable de la société Cibiamo fait état d'une ingérence dans la gestion de M. [T], qui a prélevé un solde de caisse de 95 000 euros.
En outre, l'examen des photos prises par le commissaire priseur montrent que le mobilier et le matériel de cuisine sont usuels, de même que les aménagements, alors que pour le prix refacturé de 350 000 euros HT, des prestations haut de gamme pouvaient être attendues, la terrasse ayant une surface de 95 m² et la salle avec cuisine et toilettes, 245 m². La facture principale relative à l'équipement professionnel ne s'élève d'ailleurs qu'à 73 000 euros, tandis que les travaux d'aménagement ne sont pas documentés.
Concernant les relations entre les sociétés Cibiamo et GEA, le premier juge a considéré que :
- la société bailleresse n'a pas réclamé de loyers avant le 28 février 2023, soit pendant plus de quatre ans, ce qui traduit une volontée réitérée et systématique d'avantager le preneur ;
- elle en a tiré un bénéfice, puisque elle a soudain assigné en résiliation du bail, lui permettant ainsi de conserver à son profit les aménagements réalisés par le locataire ;
- les associés de la société GEA étant aussi ceux de la société Betacatering, en ne réclamant pas de loyers, la société GEA a permis à la société Cibiamo de régler la facture de 420 000 euros, permettant ainsi un enrichissement des époux [T] au travers de leur société Betacatering.
S'agissant des moyens sérieux de réformation, le juge des référés n'a pas à rentrer dans le détail d'une argumentation pour apprécier le caractère sérieux des moyens invoqués, mais doit seulement vérifier si ceux-ci sont suffisamment évidents pour pouvoir entraîner une infirmation de la décision entreprise.
En l'occurrence, le premier juge a procédé à l'appréciation en fait de la situation des parties en se fondant sur des éléments précis du dossier, cette analyse lui ayant permis d'établir la réunion des conditions rappelées ci-avant pour apprécier la réalité des relations financières entre les sociétés.
Dès lors, seul le juge du fond est en mesure d'apprécier le bien-fondé des prétentions des parties.S'agissant d'une instance en référé, qui n'est pas une pré-décision de l'appel au fond, en l'absence d'une argumentation permettant d'envisager une réformation certaine du jugement, il sera considéré que la requérante ne justifie pas de moyens suffisamment sérieux.
En conséquence, la demande sera rejetée, étant observé qu'un risque de conséquences manifestement excessives n'est pas en la matière un obstacle à l'exécution du jugement déféré.
PAR CES MOTIFS :
Nous, Marie-Pierre Figuet, présidente de chambre déléguée par le premier président, statuant en référé, publiquement, par ordonnance contradictoire, mise à disposition au greffe :
Rejetons la demande d'arrêt de l'exécution provisoire attachée au jugement du tribunal de commerce de Gap du 07 juin 2024 ;
Condamnons in solidum les sociétés GEA et Betacatering aux dépens.