Livv
Décisions

CA Rouen, 1re ch. civ., 18 septembre 2024, n° 24/00112

ROUEN

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Enedis (SA)

Défendeur :

Gan Assurances (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Wittrant

Conseillers :

Mme Deguette, Mme Bergere

Avocats :

Me Gautier, Me Buffetaud, Me Hummel-Desanglois, Me des Acres de l'Aigle

TJ Rouen, du 14 déc. 2023, n° 22/02986

14 décembre 2023

EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE

Le 16 février 2019, un incendie s'est déclaré dans l'appartement des consorts [W]-[F], copropriétaires dans l'immeuble situé [Adresse 2] à [Localité 6].

Le sinistre a été déclaré par le syndicat des copropriétaires auprès de son assureur multirisques, la société Gan assurances.

Des expertises amiables ont situé l'origine du sinistre au niveau de la zone d'alimentation en électricité de l'appartement, comprenant une partie sous concession de la Sa Enedis et un coffret dérivatif privatif.

Par exploit d'huissier en date du 20 juillet 2022, la société Gan assurances a assigné la société Enedis devant le tribunal judiciaire de Rouen afin d'obtenir, à titre principal, sa condamnation en paiement des sommes réglées à son assuré au titre du préjudice résultant de l'incendie.

Par ordonnance du 14 décembre 2023, le juge de la mise en état a notamment :

- dit que l'action de la société Gan assurances à l'encontre de la société Enedis est recevable,

- débouté la société Enedis de ses fins de non-recevoir tirées du défaut de qualité à agir et de la prescription,

- réservé les dépens,

- condamné la société Enedis à payer à la société Gan assurances la somme de

1 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

- rejeté toutes demandes plus amples et contraires des parties.

Par déclaration reçue au greffe le 8 janvier 2024, la société Enedis a interjeté appel de cette décision.

Un calendrier de procédure a été notifié aux parties le 5 février 2024 conformément aux dispositions des articles 905 et suivants du code de procédure civile.

EXPOSÉ DES PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

Par dernières conclusions notifiées le 5 février 2024, la société Enedis demande à la cour, au visa des articles 32, 122, 789 du code de procédure civile, L. 121-2 du code des assurances, 1245-16 du code civil, de :

- réformer en tous ses chefs l'ordonnance entreprise,

statuant à nouveau,

- déclarer la Sa Gan assurances irrecevable au titre de son action fondée sur la subrogation légale de l'article L. 121-12 du code des assurances et de l'article 1346 du code civil, et l'en débouter,

- subsidiairement, déclarer la Sa Gan assurances irrecevable du fait de la prescription de ses demandes,

- débouter, en conséquence, la Sa Gan assurances, de toutes ses prétentions,

- condamner la Sa Gan Assurances à lui payer la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens de l'instance.

Sur la preuve de la qualité à agir de la société Gan Assurances, l'appelante fait valoir que pour bénéficier de la subrogation légale à hauteur de l'indemnité versée à son assuré, l'assureur doit établir d'une part qu'il a payé préalablement l'indemnité et d'autre part que l'indemnité a été payée en vertu du contrat d'assurance. Or, elle estime que cette preuve n'est pas rapportée, puisque la société Gan assurances ne justifie pas valablement de la qualité de syndic du Cabinet Sauvage qui a régularisé le contrat d'assurance litigieux et qui a signé la quittance subrogative. En outre, elle reproche à l'intimée de ne pas rapporter la preuve du paiement effectif de l'indemnité d'assurance, puisque la lettre d'accord produite a été établie avant le versement des fonds et que, de plus, elle ne fait pas la distinction entre la provision et l'indemnité différée versée sur production de justificatifs. Enfin, elle lui reproche l'absence de preuve de décaissement des fonds.

Sur la prescription de l'action, l'appelante soutient que sauf à établir une faute distincte du défaut du produit qu'elle met en cause, l'action de la société Gan Assurances ne peut être fondée que sur le régime spécial de la responsabilité du fait des produits défectueux, soumis à une prescription triennale de l'action. À ce titre, elle critique la motivation du premier juge qui a estimé qu'il n'avait pas à examiner cette question du cumul possible des actions et du point de départ des régimes de prescription. Elle soutient que le point de départ du délai doit être fixé au 12 juin 2019, date du dépôt du rapport du cabinet d'expertise Focalyse, qui caractérise la date à laquelle la société Gan assurances connaissait ou aurait dû connaître les dommages, le défaut et l'identité du producteur. Elle conteste les arguments mis en avant par l'intimée pour reporter la date du point de départ du délai de prescription, puisque dès le 12 juin 2019, elle avait connaissance de la cause de l'incendie, peu important notamment que le chiffrage du sinistre soit intervenu postérieurement.

Par dernières conclusions notifiées le 7 février 2024, la société Gan assurances demande à la cour de :

- confirmer l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions,

- débouter la société Enedis de sa demande en paiement pour frais irrépétibles,

- condamner la société Enedis au paiement d'une indemnité de 5 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais exposés en cause d'appel, outre les entiers dépens.

Sur la recevabilité de l'action quant à la subrogation, la société Gan assurances fait observer qu'elle verse aux débats les conditions particulières du contrat d'assurance signé au bénéfice du syndicat des copropriétaires, le contrat de syndic régularisé par le Cabinet Sauvage, le procès-verbal d'assemblée générale validant le règlement de l'indemnité d'assurance et sa feuille de règlement. Elle estime que ces documents rapportent la preuve suffisante de sa qualité de subrogée.

Sur la prescription, l'intimée fait valoir que l'incendie est survenu le 16 février 2019 et que son assignation a été délivrée le 20 juillet 2022, de sorte que le délai de prescription quinquennal de droit commun n'était pas expiré. Quant au délai triennal de l'action spécial en responsabilité du fait des produits défectueux, elle estime qu'en tout état de cause, le point de départ du délai ne peut être fixé avant le 25 septembre 2019, de sorte que l'assignation a régulièrement été délivrée dans le délai.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 17 juin 2024.

MOTIFS

Sur la recevabilité de l'action

Aux termes de l'article 122 du code de procédure civile, constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande sans examen au fond pour défaut de droit d'agir, tel la qualité à agir et la prescription.

- Sur la qualité à agir de la Sa Gan assurances en tant que subrogée dans les droits de son assuré

L'article L.121-12 du code des assurances prévoit que l'assureur qui a payé l'indemnité d'assurance est subrogé, jusqu'à concurrence de cette indemnité, dans les droits et actions de l'assuré contre les tiers qui, par leur fait, ont causé le dommage ayant donné lieu à la responsabilité de l'assureur.

En l'espèce, la société Gan assurances verse aux débats les pièces suivantes :

- une lettre d'accord signée par le Cabinet Sauvage en sa qualité de syndic représentant le syndicat des copropriétaires de l'immeuble situé [Adresse 2] à [Localité 6] fixant l'indemnisation totale due au titre du sinistre survenu le 16 février 2019 à la somme de 46 693,42 euros Ttc, avec un paiement immédiat de 36 916,50 euros et un paiement différé de 4 776,92 euros sur production de justificatifs, outre la prise en compte de la provision de 5 000 euros déjà versée,

- les conditions particulières du contrat d'assurance signées par le Cabinet Sauvage en sa qualité de syndic représentant le syndicat des copropriétaires de l'immeuble situé [Adresse 2] à [Localité 6] le 3 février 2017,

- le contrat de renouvellement du mandat de syndic conclu entre le syndicat des copropriétaires de l'immeuble situé [Adresse 2] à [Localité 6] représenté par M. [H] et le Cabinet Sauvage le 29 décembre 2017,

- une quittance subrogative établie par le Cabinet Sauvage ès qualités pour un montant total de 49 035,32 euros,

- une capture d'écran informatique listant les règlements intervenus de la part de la société Gan assurance pour ce litige avec leur date, leur nature (chèque ou virement) et leur montant, pour un total de 58 698,33 euros, comprenant en sus de l'indemnisation versée au syndicat des copropriétaires la prise en charge du coût des expertises amiables.

Contrairement à ce que critique l'appelante, ces éléments sont parfaitement probants et suffisants pour établir valablement sa qualité de subrogée dans les droits du syndicat des copropriétaires de l'immeuble situé [Adresse 2] à [Localité 6].

- Sur la prescription

En premier lieu, en application de l'article 789 du code de procédure, en son alinéa 9, dans sa version applicable à compter du 1er janvier 2020, lorsque la fin de non-recevoir nécessite que soit tranchée au préalable une question de fond, le juge de la mise en état statue sur cette question de fond et sur cette fin de non-recevoir. Toutefois, dans les affaires qui ne relèvent pas du juge unique ou qui ne lui sont pas attribuées, une partie peut s'y opposer. Dans ce cas, et par exception aux dispositions du premier alinéa, le juge de la mise en état renvoie l'affaire devant la formation de jugement, le cas échéant sans clore l'instruction, pour qu'elle statue sur cette question de fond et sur cette fin de non-recevoir. Il peut également ordonner ce renvoi s'il l'estime nécessaire. La décision de renvoi est une mesure d'administration judiciaire.

En second lieu, en vertu des règles générales qui gouvernent la subrogation, prévues par les articles 1346 et suivants du code civil, le débiteur, poursuivi par un créancier subrogé dans les droits de son créancier originaire, peut opposer au créancier subrogé les mêmes exceptions et moyens de défense que ceux dont il aurait pu disposer initialement contre son créancier originaire. Il en résulte que celui qui est subrogé dans les droits de la victime d'un dommage ne dispose que des actions bénéficiant à celle-ci, de sorte que son action contre le responsable est soumise à la prescription applicable à l'action de la victime et que le point de départ de la prescription de l'action du subrogé est identique à celui de l'action du subrogeant.

En l'espèce, les parties s'opposent sur le délai de prescription applicable au regard du fondement de l'action retenu soit le délai de prescription quinquennal de droit commun soit le délai spécial triennal, la société Gan assurances soutenant qu'en toute hypothèse, son action est recevable.

L'article 2224 du code civil pose le principe selon lequel les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer.

Aux termes de l'article 1245-16 du code civil, lorsque l'action relève de la responsabilité du fait des produits défectueux, l'action en réparation se prescrit dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le demandeur a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur.

Il convient de préciser qu'il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne que la directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 ne laisse pas aux Etats membres la possibilité de maintenir un régime de responsabilité du fait des produits défectueux différent de celui que prévoit cette directive. Cependant, selon cette jurisprudence, le régime mis en place par la directive n'exclut pas l'application d'autres régimes de responsabilité contractuelle ou extra-contractuelle reposant sur des fondements différents, tels que la garantie des vices cachés ou la faute. Néanmoins, la victime ne peut se prévaloir d'un régime de responsabilité distinct du régime de responsabilité du fait des produits défectueux que si elle établit que le dommage subi résultait d'une faute distincte du défaut de sécurité du produit en cause.

En l'espèce, c'est à tort que le juge de la mise en état a relevé qu'il n'entre pas dans ses pouvoirs et sa compétence d'apprécier le bien fondé d'un éventuel cumul des régimes de responsabilités au regard du double fondement défini par les articles 1242 et 1245-1 du code civil, invoqué par la société Gan assurances au soutien de son action.

En application des articles 1245 et suivants du code civil, le producteur est responsable de plein droit du dommage causé par un défaut de son produit, qu'il soit ou non lié par un contrat avec la victime.

Les parties ne contestent pas les observations de l'expert sollicité par la société Gan assurances qui dès son premier rapport du 12 juin 2019 précise que 'la distribution électrique (colonne montante) fut entièrement refaite par ENEDIS en 2015 dans le cadre de la mise en copropriété et que les compteurs électriques furent remplacés par des modèles LINKY le 7 décembre 2017. Par ailleurs, l'électricité de l'appartement [W]/[F] fut entièrement refaite entre 2015 et 2017 par l'entreprise CB2R (sous réserve de confirmation par l'ancien propriétaire).'

Les faits qu'il s'agit d'analyser correspondent au régime de la responsabilité du fait des produits défectueux puisque les textes s'appliquent également aux produits, biens mobiliers, incorporés dans l'immeuble.

Le délai court à compter de la date à laquelle le demandeur a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur.

La société Enedis soutient que l'information complète sur les causes de l'incendie et l'auteur du dommage a été donnée par le rapport de l'expert le 18 novembre 2019, point de départ du délai de prescription tandis que la société Gan assurances se prévaut d'une connaissance acquise par l'assureur dès le 12 juin 2019.

Dans ses conclusions en page 21 de son premier rapport du 12 juin 2019, l'expert,

M. [C], indique que l'origine de l'incendie qui s'est produit le 16 février 2019 vers 2h00 'prit naissance au niveau du tableau électrique du logement... qui comporte le panneau de comptage ENEDIS et le coffret divisionnaire privatif réalisé par l'entreprise CB2R...Une trace d'arcage électrique est constatée au niveau d'une bretelle de connexion ENEDIS à l'emplacement d'une vis de serrage. Il paraît vraisemblable qu'un défaut de serrage au niveau de cette connexion ait provoqué un échauffement et un phénomène d'arcage électrique à l'origine de l'incendie. Toutefois, la société CB2R n'était pas présente ... aucune investigation destructive n'a été menée. Il est donc prévu une seconde réunion d'expertise contradictoire... il sera procédé au prélèvement de l'ensemble du tableau électrique pour analyse en laboratoire.'

La seconde réunion au cours de laquelle des prélèvements ont été effectués a eu lieu le 25 septembre 2019 de sorte que le délai ne pouvait pas courir avant cette date, l'expert n'ayant pas conclu sur les origines du sinistre et donc le 'producteur' de façon définitive sans l'obtention des résultats.

Dès lors, l'action fondée sur la responsabilité du fait des produits défectueux n'est pas prescrite, puisque l'assignation a été délivrée le 20 juillet 2022, soit avant l'expiration du délai triennal qui a commencé à courir le 25 septembre 2019. En conséquence, l'action est recevable sans qu'il y ait lieu d'examiner le second fondement allégué assorti du délai pour agir de cinq ans.

L'ordonnance entreprise sera confirmée.

Sur les dépens et frais irrépétibles

Les dispositions de première instance relatives aux dépens et frais irrépétibles seront confirmées.

La société Enedis succombant, elle sera condamnée aux dépens de la présente instance d'appel.

L'équité et la nature du litige commandent qu'il soit fait application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile au profit de la société Gan assurances à concurrence de la somme de 2 500 euros pour les frais exposés en cause d'appel.

PAR CES MOTIFS

La cour statuant par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,

Confirme l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions soumises à la cour,

Y ajoutant,

Condamne la Sa Enedis à payer à la Sa Gan assurances la somme de 2 500 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais exposés en cause d'appel,

Condamne la Sa Enedis aux entiers dépens de la présente instance d'appel.