CA Paris, Pôle 5 ch. 1, 18 septembre 2024, n° 23/04582
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Défendeur :
Institut National de la Propriété Industrielle
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Douillet
Conseillers :
Mme Barutel, Mme Chokron
Avocats :
Me De Maria, Me Gaultier, Me Aïtelli
Vu la décision rendue le 1er février 2023 par le directeur général de l'Institut national de la propriété industrielle (INPI) qui déclare M. [M] [W] déchu de ses droits, à compter du 10 novembre 2021, sur la marque BASTILLE n°14/4101016, pour l'ensemble des produits désignés à l'enregistrement, motif pris du défaut d'usage sérieux de la marque.
Vu le recours à l'encontre de cette décision formé le 1er mars 2023 par M. [W].
Vu les dernières conclusions (portant le n°4) remises au greffe et notifiées par voie électronique le 21 mai 2024 par M. [W], demandeur au recours, qui sollicite de la cour de réformer la décision objet du recours, dire que l'action en déchéance doit être suspendue conformément à l'article R.716-9 du code de la propriété industrielle, subsidiairement, rejeter l'action en déchéance de la marque, en tout état de cause, débouter Mme [Z] de toutes ses demandes et la condamner à lui verser la somme de 4.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
Vu les observations écrites du directeur général de l'INPI en date du 18 avril 2024 concluant au bien fondé de sa décision.
Vu les dernières conclusions (dites récapitulatives) remises au greffe et notifiées par voie électronique le 21 mai 2024 par Mme [Z], défenderesse au recours, qui demande à la cour de confirmer la décision attaquée sauf sur la date de prise d'effet de la déchéance, de dire en conséquence M. [W] déchu de ses droits sur la marque BASTILLE n°4101016, à compter du 17 octobre 2019, pour l'ensemble des produits désignés à l'enregistrement et le condamner à lui verser la somme de 4.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Le ministère public ayant été avisé de la date de l'audience tenue devant la cour le 28 mai 2024.
SUR CE, LA COUR :
Il résulte des dispositions des articles L. 411-4 alinéa 2 et L. 716-5 du code de la propriété intellectuelle que le directeur général de l'INPI connaît des demandes en déchéance de marques et en particulier des demandes en déchéance de marques pour défaut d'usage sérieux formées au fondement de l'article L. 714-5 de ce même code.
En la cause, le directeur général de l'INPI a été saisi, le 10 novembre 2021 d'une demande tendant à voir déclarer M. [W] déchu de ses droits sur la marque BASTILLE n°4101016 déposée le 26 juin 2014 et enregistrée le 17 octobre 2014 pour désigner en classe 16 les 'Produits de l'imprimerie; photographies; albums; journaux; objets d'art gravés ou lithographiés; dessins'. La demande était présentée au motif que 'la marque n'a pas fait l'objet d'un usage sérieux' et portait sur la totalité des produits désignés à l'enregistrement de la marque.
L'article L. 714-5 du code de la propriété intellectuelle prévoit que le titulaire de la marque qui, sans justes motifs, n'en a pas fait un usage sérieux, pour les produits ou services pour lesquels la marque est enregistrée, pendant une période ininterrompue de cinq ans, encourt la déchéance de ses droits.
L'article L. 716-3 du même code vient préciser, en son dernier alinéa, que la déchéance prend effet à la date de la demande ou, sur requête d'une partie, à la date à laquelle est survenu le motif de déchéance.
Il ressort enfin de l'article L. 716-3-1 qu'il incombe au titulaire de la marque dont la déchéance est demandée de rapporter la preuve d'un usage sérieux de la marque à moins qu'il ne justifie d'un juste motif de non usage de la marque.
Aux termes de la décision objet du recours le directeur général de l'INPI a retenu que le titulaire de la marque dont la déchéance est demandée n'a pas démontré son usage sérieux pour les produits désignés à l'enregistrement au cours de la période pertinente de cinq ans précédant la demande en déchéance, soit du 10 novembre 2016 au 10 novembre 2021, pas plus qu'il n'a justifié de justes motifs de non usage de la marque, de sorte qu'il doit être déchu de ses droits sur la marque pour l'ensemble des produits désignés à l'enregistrement et ce, à compter du 10 novembre 2021, date de la demande.
Au soutien de son recours en réformation de cette décision, M. [W] fait valoir que l'instruction de la demande en déchéance devait être suspendue conformément aux dispositions de l'article R-716-9 5° du code de la propriété intellectuelle, que la demande en déchéance doit être rejetée comme constitutive d'un abus de droit, que la dissimulation de l'identité de son véritable initiateur caractérise une atteinte au droit au procès équitable et une violation de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'Homme, enfin, que la preuve est rapportée de justes motifs de non exploitation de la marque.
Il expose avoir déposé la marque litigieuse en vue de la commercialisation d'une publication intitulée BASTILLE à la création de laquelle il a collaboré avec M. [Y] entre avril 2014 et juillet 2015. Cette collaboration a abouti en mars 2015 à l'élaboration d'un numéro pilote qui a été présenté à des investisseurs potentiels mais sans succès. Faute de financement, il n'a pas été donné suite au projet. Il devait cependant découvrir que M. [Y], à son insu, faisait commercialiser, le 1er décembre 2021, par l'entremise de la société Bastille média dont il est le dirigeant et l'unique actionnaire, la revue 'BASTILLE', après avoir déposé une demande d'enregistrement de la marque BASTILLE MAGAZINE pour notamment les 'produits de l'imprimerie' et 'journaux' de la classe 16. Une procédure est pendante devant le tribunal judiciaire de Paris pour contrefaçon de droits d'auteur et parasitisme, introduite par assignation du 4 mars 2022 et fixée pour plaidoiries au 16 mai 2024. C'est dans ce contexte que M. [Y] a fait présenter le 10 novembre 2021, par un prête-nom afin de prévenir tout risque de poursuite par le titulaire de la marque sur le fondement de la contrefaçon de marque, la demande en déchéance des droits sur la marque.
Ceci posé, il importe de rappeler, concernant le grief tiré du refus de suspension de la procédure, que selon les dispositions de l'article R.716-9,5° du code de la propriété intellectuelle, la procédure en déchéance de marque devant le directeur général de l'INPI peut être suspendue 'notamment dans l'attente d'informations et d'éléments susceptibles d'avoir une incidence sur l'issue du litige ou la situation des parties'.
Pour demander au directeur général de l'INPI, au fondement des dispositions précitées, de suspendre la procédure en déchéance, M. [W] faisait état de l'action judiciaire en contrefaçon de droits d'auteur qu'il avait initiée, suivant assigantion du 4 mars 2022, à l'encontre de M. [Y], pour avoir fait paraître, sans son accord, le 1er décembre 2021 le magazine 'BASTILLE', oeuvre de collaboration. Il affirmait que l'issue de l'action en contrefaçon de droits d'auteur démontrerait la mauvaise foi de M. [Y], dont il prétendait qu'il serait à l'origine de la demande en déchéance, et qu'elle justifierait, en outre, de l'impossibilité dans laquelle il se serait trouvé d'exploiter la marque contestée.
Cependant, le directeur général de l'INPI a pertinemment relevé, pour rejeter une telle demande, que la décision à intervenir dans la procédure judiciaire fondée sur la contrefaçon de droits d'auteur sur une revue 'BASTILLE' revendiquée par M. [W] à titre d'oeuvre de collaboration est dénuée de toute incidence sur la procédure en déchéance de la marque BASTILLE et n'est pas de nature à influer sur l'appréciation de l'usage sérieux de cette marque durant les cinq années précédant la demande en déchéance. En effet, les droits privatifs en cause dans les procédures respectives, droit d'auteur d'une part et droit de marque d'autre part, sont différents et poursuivent des finalités différentes. Au surplus, seraient-ils établis, les actes de contrefaçon de droit d'auteur allégués, n'empêchaient aucunement M. [W] d'exploiter sa marque pour une autre revue et /ou pour les autres produits visés dans l'enregistrement et ne sauraient constituer un juste motif du non usage de la marque.
Le requérant prétend par ailleurs, que la demande en déchéance aurait été présentée sous un prête-nom et que son auteur serait M. [Y]. Il en conclut, et c'est son deuxième grief, que la demande en déchéance est abusive en ce qu'elle procède d'une volonté de lui nuire.
Force est toutefois de constater avec le directeur général de l'INPI que le requérant se borme à avancer des allégations dont il ne rapporte pas la preuve.
La demande en déchéance a été présentée par Mme [R] [Z] sous la qualité de demandeur ainsi que par Me [R] [Z]- [I] sous la qualité d'avocat mandataire. Le requérant soutient que l'avocat agirait en l'espèce pour le compte de M. [Y] dont il représenterait les intérêts.
La demanderesse à la déchéance oppose que le secret des affaires lui impose de ne pas dévoiler l'identité de la personne pour le compte de laquelle elle a présenté la demande en déchéance ajoutant qu'il ne s'agissait pas de M. [Y] ni d'une société dont ce dernier serait le représentant.
En toute hypothèse, il est rappelé que selon les dispositions de l'article L. 716-3 du code de la propriété intellectuelle les demandes en déchéance de marque fondées sur l'article L. 714-5 de ce même code sont introduites devant le directeur général de l'INPI 'par toute personne physique ou morale' , tandis que devant les tribunaux judiciaires compétents elles sont introduites ' par toute personne intéressée'.
Il s'en infère que la loi octroie très largement le droit d'agir en déchéance de marque pour défaut d'exploitation devant le directeur général de l'INPI à toute personne physique ou morale qui se voit ouvrir, quelle que soit sa qualité et sans avoir à justifier d'un intérêt personnel, la faculté d'exercer ce droit.
L'intérêt général commande en effet de rendre disponible à la libre concurrence un signe protégé par un droit privatif de marque et qui ne serait pas utilisé dans la vie des affaires conformément à la fonction de la marque qui est de permetttre aux produits ou services marqués d'accéder au marché desdits produits ou services ou de s'y maintenir.
La déchéance de la marque pour défaut d'usage répond à cet objectif d'intérêt général ce qui autorise, selon les dispositions précitées de l'article L. 716-3, le demandeur en déchéance à agir devant le directeur général de l'INPI sans avoir à rendre compte des motifs pour lesquels il agit.
En conséquence, la demande en déchéance formée par Mme [Z] en son nom personnel suffit à saisir valablement le directeur général de l'INPI. La demande en déchéance n'est pas davantage critiquable en ce qu'elle est au surplus formée par Me [Z]-[I] en qualité d'avocat mandataire et le titulaire de la marque attaquée ne saurait utilement démontrer qu'elle procéderait d'une intention de lui nuire du seul fait que l'identité du client de l'avocat mandataire n'est pas révélée.
Au demeurant, le requérant affirme que ce client n'est autre que M. [Y]. Il est ainsi mal fondé à soutenir, non sans contradiction, que faute de connaître l'identité du véritable demandeur en déchéance, il se trouverait privé de la possibilité d'assurer utilement sa défense et du droit à un procès équitable. Force est en effet d'observer que le requérant a été mis en mesure d'opposer sa défense à la demande en déchéance et d'articuler, dans le cadre de cette défense, en particulier au soutien du moyen tiré de l'intention de nuire, ses griefs à l'encontre de M. [Y] dans le contexte conflictuel né de l'échec de leur projet commun de commercialisation de la revue BASTILLE.
Enfin, quand bien même M. [Y] serait à l'origine de la demande en déchéance, l'intention de nuire n'est pas caractérisée dès lors que celui-ci, peu important le litige l'opposant au requérant en matière de droit d'auteur, ne saurait se voir reprocher de rechercher la déchéance d'une marque non exploitée dans le but d'utiliser le signe constitutif de cette marque pour ses propres affaires.
Il doit être à cet égard relevé que le requérant impute vainement à M. [Y] la responsabilité de la non exploitation de la marque. Outre qu'il ne montre pas que l'échec de leur projet commun de commercialisation de la revue BASTILLE résulterait d'une faute délibérée ou d'une négligence de M. [Y] dans la collecte des financements, force est de constater que cet échec, avéré dès mars 2015 avec le lancement resté sans suite du numéro pilote, n'était pas de nature à faire obstacle à une exploitation de la marque pour les différents produits désignés dans l'enregistrement au cours de la période écoulée entre le 10 novembre 2016 au 10 novembre 2021, qui lui est postérieure.
Or, ainsi qu'il a été justement observé par le directeur général de l'INPI, M. [W] ne produit aucune pièce justifiant de ce qu'il aurait entrepris, ou tenté d'entreprendre, au cours des cinq années précédant la demande en déchéance, d'exploiter la marque, dont il était seul titulaire, pour une revue distincte ou pour tout autre produit de la catégorie des 'Produits de l'imprimerie; photographies; albums; journaux; objets d'art gravés ou lithographiés; dessins' couverts par la marque.
Selon la Cour de justice de l'Union européenne, constituent de justes motifs de non usage d'une marque les 'obstacles qui présentent une relation suffisamment directe avec une marque rendant impossible ou déraisonnable l'usage de celle-ci et qui sont indépendants de la volonté du titulaire de cette marque' (CJUE, 14 juin 2007, Armin Häupl, C-246 /05, point 54).
En l'espèce, au regard de ce qui précède, M. [W] n'établit aucunement avoir rencontré un obstacle indépendant de sa volonté ayant rendu impossible ou déraisonnable l'usage de sa marque.
Il s'ensuit que le non usage de la marque BASTILLE n°4101016 entre le 10 novembre 2016 et le 10 novembre 2021, qui n'est pas contesté, ne résulte pas d'un juste motif, qui n'est pas démontré.
La décision du directeur général de l'INPI est dès lors bien fondée en ce qu'elle a déclaré le titulaire de la marque déchu de ses droits sur la marque pour défaut d'usage et ce pour l'ensemble des produits visés dans l'enregistrement.
Mme [Z], défenderesse au recours, demande que la déchéance de la marque prenne effet à compter du 17 octobre 2019 soit cinq ans après son enregistrement. Elle se borne à affirmer qu'une telle demande serait justifiée car il 'est désormais établi que M. [W] n'a jamais procédé à l'exploitation de la marque'.
Selon les dispositions de l'article L. 716-3 du code de la propriété intellectuelle, 'La déchéance prend effet à la date de la demande ou, sur requête d'une partie, à la date à laquelle est survenu le motif de déchéance.'
S'il est justifié en l'espèce que la marque n'a pas été exploitée au cours des cinq ans précédant la demande en déchéance, seule période à avoir été examinée tant par le directeur général de l'INPI que par la cour car retenue à titre de période pertinente, il n'est pas montré, et il n'est pas permis d'affirmer, qu'elle n'aurait fait l'objet, antérieurement à la période pertinente, d'aucune exploitation pour aucun des produits de l'enregistrement. Il n'est pas établi en conséquence que le motif de déchéance serait survenu dès le 17 octobre 2019.
Le directeur général de l'INPI n'est pas critiquable en ce qu'il fixe la date d'effet de la déchéance des droits sur la marque à la date de la demande soit le 10 novembre 2021.
Il sera, enfin, approuvé en ce que, faisant droit à la demande de la partie gagnante, il met à la charge de M. [W], partie perdante, au fondement de l'article L. 716-1-1 du code de la propriété intellectuelle, la somme de 350 euros au titre des frais exposés.
La décision attaquée est dès lors confirmée en toutes ses dispositions.
L'équité ne commande pas de faire droit aux demandes respectivement formées au titre des frais irrépétibles.
La demande concernant les dépens ne saurait davantage prospérer, les recours à l'encontre des décisions du directeur général de l'INPI ne donnant pas lieu à condamnation à dépens.
PAR CES MOTIFS,
Confirme en toutes ses dispositions la décision du directeur général de l'Institut national de la propriété industrielle,
Rejette les demandes formées au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
Dit n'y avoir lieu à condamnation aux dépens,
Dit que le présent arrêt sera notifié par lettre recommandée avec avis de réception par les soins du greffier aux parties et au directeur général de l'Institut national de la propriété industrielle.